Couverture de NRP_004

Article de revue

La santé « carcéralisée » : gestion de soi et chronicité pénitentiaire

Pages 41 à 57

Notes

  • [*]
    Michel Trouillard Perrot, psychosociologue et médecin.
  • [1]
    La réforme des soins de 1994, élargissant la couverture sociale à tous les détenus a confié la responsabilité des soins curatifs et préventifs au secteur hospitalier. Création des ucsa (unité de consultation et de soins ambulatoires).
  • [2]
    La croissance des peines de 20 à 30 ans a été multipliée par 3.5 en dix ans.
  • [3]
    La fréquence des suicides est dix fois supérieure en prison qu’en extra-muros, ils surviennent particulièrement pendant les deux premières années de détention.
  • [4]
    Moyenne de présence en maison(s) d’arrêt, retrouvée dans le même cd à l’occasion d’une précédente étude personnelle.
  • [5]
    La récente application de la loi interdisant de fumer dans les lieux publics (prison comprise, hors tolérance en cellule et promenades, interdiction totale pour les mineurs), est vécue comme une limitation des moyens individuels employés pour « résister » au temps d’enfermement. Par son pouvoir théorique de sanction locale, cette mesure tend à accentuer le climat de pression ressentie.
  • [6]
    Le souvenir du rapport aux soins dans les grandes structures carcérales (centrales y comprises) apparaît toujours plus positif que celui des établissements de taille plus modeste.
  • [7]
    Le délai de réponse institutionnelle à une demande d’aide nocturne participe à l’insécurité ressentie, il reflète aussi, selon les détenus, le peu de valeur accordée à leur personne.

1L’analyse du vécu de l’enfermement est rarement centrée sur le rapport temporel de la personne incarcérée avec sa propre santé et sur la place qu’occupe la corporéité au sein des phénomènes de résistance aux réalités durables de contrainte punitive.

2La plupart des études soulignent l’action contrastée de la prison sur la santé de ses occupants. Lieu de restauration possible d’une santé altérée par la précarité souvent préexistante à l’enfermement [1], espace attendu de normalisation sociale des conduites sanitaires à risques sous l’influence des pressions judiciaires, les détenus comme les acteurs institutionnels et analystes du monde carcéral attribuent pourtant volontiers un impact mortifère, à la fois identitaire et organique, aux conditions de l’enfermement (Gonin 1991 ; Vasseur 2000 ; Lhuilier 2000).

3« Ne pas trop sortir altéré de la prison », espoir fréquemment exprimé par les personnes privées de liberté, suggère un rôle polymorphe propre à la situation d’enfermement, un impact négatif intégré dans la représentation même de la prison. Concentré dès le début autour de « l’atteinte identitaire massive » (Lhuilier, 2001) créée par la rupture de l’incarcération, ce danger perçu interfère avec l’expérience de soi et, dans une relation réciproque, avec les modalités de défense mises en œuvre pendant toute la durée de l’enfermement. Au cours de celle-ci, chaque détenu déploie des stratégies pour « tenir » et protéger son intégrité psychique et corporelle, sa santé au sens large du terme.

4L’idée de santé personnelle, sous-jacente aux attitudes et comportements de préservation, ne se limite pas ici à la santé organique (objectivement plus déficiente en prison que dans la population générale, Desesquelles, 2005). Dans cette durée incertaine d’immersion au sein d’un contexte artificiel de vie, la notion générale et positive de bien-être paraît intéressante pour aborder les comportements de santé dans le continuum carcéral. Notion statique tout autant que dynamique, elle nous permettra de suivre les variations de l’équilibre, fragile, adaptatif et subjectif entre le corps et l’esprit pendant l’expérience de la contrainte prolongée.

5La peine de privation de liberté est en effet par définition une peine de la durée. Son accroissement est exponentiel durant les dernières décennies (Kensey, 2006) [2]. En ce sens, les trajectoires et mécanismes individuels de gestion de soi, de préservation et de résistance à l’enfermement, doivent être examinés dans l’espace temporel réalisé par l’incarcération effective, passée, présente et potentielle. Mais cette durée incite à s’interroger en contrepartie sur les éventuels effets des comportements adaptatifs à l’enfermement prolongé, notamment sur la représentation de l’unité cohérente de soi.

6Dans le registre de la santé, l’efficacité des processus individuels de préservation résulte des transactions temporalisées entre l’individu incarcéré, son histoire, ses caractéristiques personnelles, et le continuum carcéral, vu comme le tout constitutif d’une situation d’assujetti peu changeante, avec ses contingences quotidiennes, sociales, institutionnelles mais aussi médicales. Chacune d’entre elles, à force d’expériences singulières, s’intègre en effet dans les modes individuels de fonctionnement, et favorise l’apprentissage d’un certain mode carcéral de vie pour tout à la fois s’adapter, « faire au mieux sa prison », tout en tentant de protéger sa santé.

7Cette analyse de l’évolution de la confrontation située et durable de la personne incarcérée avec la santé de la totalité de soi est au cœur de l’étude présente, menée conjointement en maison d’arrêt (ma) et en centre de détention (cd), selon une même méthodologie qualitative, sans filtre sélectif biomédical. La nature anthropologique de cette recherche ne prétend pas s’affranchir totalement d’une certaine subjectivité du chercheur : l’analyse des expériences relatées du temps carcéral ne peut en effet être totalement dissociée de l’expérience propre du chercheur, de sa formation médicale, et de son immersion par obligation dans la même situation durable que ses enquêtés. Sur le plan méthodologique, elle ne peut pas non plus évacuer certaines distorsions produites par la recomposition mnésique d’un passé, influencée par la situation d’interaction mais aussi par la force du discours collectif, particulièrement prégnant en milieu carcéral. Le récit recueilli, retour réflexif sur une histoire singulière, nous paraît cependant un « essai d’intelligibilité de soi, par soi-même […] qui a donc une prétention logique […] et participe de principes guidant le fonctionnement mental » (Jeammet, 1982), que nous avons tenté de saisir au regard de notre problématique.

8En étudiant l’évolution repérable des pratiques de santé dans la chronicité pénitentiaire, l’objectif de cette étude est ainsi d’approcher les profils dynamiques d’autogestion des détenus, les étapes et éventuelles influences du temps carcéralisé sur les représentations de la santé individuelle. Au cours de l’analyse, il nous est apparu que la réalité durable de contrainte agissait sur la centralité pragmatique et émotionnelle du corps, reflétant en ce sens des représentations évolutives de l’équilibre identitaire, psychique et corporel.

Profils de gestion de soi dans le continuum carcéral

9Les conditions physiques, sociales et relationnelles de la prison constituent une toile de fond presque immuable de la vie en détention. Dès le début, c’est l’apprentissage de la dépossession d’un soi menacé par l’exposition à des dangers environnementaux avérés ou fantasmés. Les risques pour l’intégrité sont dominés par l’indifférenciation identitaire au sein de l’hétérogénéité inquiétante d’une population pénale stigmatisée, psychiquement fragile ou carrément psychiatrique, mais ils relèvent aussi des conditions pragmatiques de vie.

10Est ici convoquée la sempiternelle question de l’hygiène défectueuse des locaux pénitentiaires, favorisée par la promiscuité endémique des prisons, la population elle-même, le laxisme supposé de l’institution et la vétusté fréquente des lieux : « Les rats à la Santé sont les plus gros de Paris, c’est connu », nous dira Paul dans un résumé saisissant et sans nuance des situations rencontrées. Mais il s’agit également du contingentement des douches en ma (trois par semaine), des difficultés pratiques à se respecter soi-même en tentant de sauvegarder l’hygiène du corps contraint, volontiers perçu comme une valeur-refuge et résiduelle de l’identité, particulièrement au début. L’intégrité corporelle et psychique apparaît en effet menacée par des risques de nature aussi bien infectieuse que sociale. La vulnérabilité, favorisée par le mélange et la confusion dominant le début de l’enfermement, est intimement liée aux causes et conséquences de la « rupture biographique » induite par l’incarcération. Mais l’immersion dans la détention est aussi synonyme d’insécurité, un risque diffus d’autant plus prégnant qu’il est vécu dans l’impuissance à pouvoir y échapper. Réelle ou fantasmée, la peur de la contamination infectieuse est créée par l’Autre, celui dont on ne connaît rien, ou que l’on pressent inquiétant parce que nécessairement voire impérativement différent de soi : « J’ai rencontré des gens qui avaient le sida… ils prenaient des douches aussi ! » frémira rétrospectivement Antoine. Mais elle est aussi morale, par l’enchevêtrement des mal-être au sein d’une cellule surpeuplée, ou par la confrontation plus ou moins proximale avec tous « ces gars qui n’ont rien à faire ici, qui devraient être ailleurs, dans des milieux où on leur apporte de vrais soins » tempêtera Paul en parlant des psychopathes, des drogués, des « cachetonnés ».

11Vécue en pleine crise identitaire, la découverte des conditions de vie souvent péjoratives de la maison d’arrêt, série de micro-situations de dangers, oblige ainsi à l’apprentissage d’un véritable mode d’emploi pratique et relationnel de la prison qui englobe les rapports avec l’institution. Dès le tout début de l’incarcération, après une phase fréquente de repli sur un corps noyau de l’identité et vecteur expressif du mal-être, les efforts d’habituation à l’environnement particulier de la maison d’arrêt sont une condition indispensable de la survie, si toutefois son désir persiste (Bourgoin, 1994) [3]. Par sa durée (46 mois en moyenne) [4], ce temps de présence en maison(s) d’arrêt constitue à notre sens une période clé pour toute la durée de la détention à venir. C’est elle qui modèlera, jour après jour, les savoir-être et les savoir-faire évalués comme efficaces dans cette situation de perte de contrôle de l’avenir. Ceux-ci auront tendance à se pérenniser au-delà de la maison d’arrêt. Nous le constaterons plus tard, en centre de détention, lorsque les détenus nous parleront de leurs tentatives réitérées de reprise du contrôle d’eux-mêmes, sur le plan de la santé notamment. Le temps de prison effectué, celui restant à faire, sont à cet égard essentiels.

12« Résister » à la prison, c’est tenter de limiter l’action du temps et des contingences de la contrainte sur soi. L’irruption princeps du temps pénal est l’entrée dans une incertitude de l’avenir, une perte du pouvoir décisionnel qui durera tout au long de la détention. Mais, rythmés par les procédures judiciaires, les reliefs de ce temps pénal laissent en réalité de longues plages vides occupées par la permanence du temps carcéral.

13Ainsi, « survivre » au choc de l’incarcération, puis résister à la durée de l’enfermement réalisent-ils une composition permanente entre la souffrance polymorphe induite par l’arrêt du temps biographique créé par la privation de liberté, et la perception des incidences quotidiennes de cette dernière : impuissance à décider, suspicion permanente, uniformisation, indifférenciation, effacement et viol de l’espace privé, se vivent dans une décrédibilisation de la parole, une limitation de l’agir, qui dévalorisent l’individualité par le cumul de facteurs affectivement négatifs pour l’estime de soi. Vivre dans ces conditions, avec l’angoisse latente de mort, réelle ou symbolique, lutter contre la détérioration psychique et corporelle, sollicitent des modes de défense adaptatifs très dépendants des structures, caractéristiques et parcours individuels, mais aussi des ressources spécifiques du milieu car il s’agit toujours de composer avec une prison particulière.

14D’une façon générale chez les détenus rencontrés, les profils gestionnaires de la santé semblent se recouper avec les divers profils de résistance proprement dite à l’enfermement, identifiés par les études psychosociologiques antérieures. Ces modes d’adaptation des détenus aux réalités carcérales oscillent en effet entre deux pôles opposés : suractivité et passivité (Lhuilier, Lemiszewska, 2001), ou hyperactivité et « végétativité » (Marchetti, 2001) ; Gilles Chantraine (2004) quant à lui oppose apathie pathogène et protestation avec atomisation dans le cadre de la maison d’arrêt mais intercale, entre les deux, défection onirique et fidélité à l’institution avec robotisation, dont nous soulignerons l’importance dans certains profils de gestion de la santé.

15Dans les récits que nous avons recueillis, il semble qu’aménager au mieux le temps de prison et par là en minimiser les effets négatifs signifie aussi préserver sa santé. Les objectifs des stratégies comportementales de résistance à l’enfermement et celles de préservation de la santé semblent ainsi se confondre dans la démarche réflexive du sujet. Toutefois, en pratique, les diverses modalités de résistance n’impliquent pas une même attention préservatrice aux éléments constitutifs de l’équilibre psychocorporel. « L’usage » du corps, en tant qu’entité appropriée notamment, y apparaît divers : objet d’une attention particulière dans un désir d’exister, il peut être à l’inverse voué à un désintérêt mortifère par renoncement à tous désirs, avec tous les degrés de fluctuation entre ces deux extrêmes selon les stades de l’enfermement, les structures et parcours individuels.

16Trois profils de gestion de sa santé durant la durée carcérale nous paraissent ainsi pouvoir se différencier. À côté des deux profils extrêmes, positif ou à l’inverse abandonnant, proches de l’hyperactivité et de la passivité évoquées précédemment, il nous paraît instructif d’insister sur un profil intermédiaire, peut-être le moins visible parce qu’a priori le mieux adapté à la prison. Dans ce groupe, la reconstitution des attentions faites à la santé du corps dans la durée (en centre de détention) suggère en effet une interférence entre les modes comportementaux de défense employés pour résister moralement à la prison et la place qu’occupe la gestion authentique du corps et de son devenir. Les conditions cumulatives rencontrées dans tous les secteurs de la vie carcérale ne nous paraissent pas neutres.

Stratégies positives homogènes de maîtrise de la santé

17Version positive des réactions à l’enfermement, le profil gestionnaire de ces personnes est caractérisé par un investissement massif du corps comme mode de défense contre le risque de détérioration. Ce dynamisme à valeur éminemment identitaire s’organise autour d’un principe comportemental de restauration ou de maintien de l’équilibre psychocorporel, démarré souvent tôt, et tenant globalement la durée : sport, musculation, alimentation, maintien du lien social, occupations intellectuelles, études, gestion du temps, s’initient dès la maison d’arrêt, et ce en dépit des limitations manifestes de cet environnement : « Il faut que je m’arrange pour ne pas être trop abîmé pendant que je suis en prison : ça m’aide à faire attention à ma santé. […] Je ne veux pas passer pour une victime. Je veux renouer le fil du temps, fermer la parenthèse de la prison sans qu’il y ait trop de séquelles », affirmera ainsi Max, joggeur dans un mouchoir de poche et végétarien par choix. Souvent le fait de personnes structurellement et socialement armées, nous sommes dans le cadre d’une reprise en main personnelle débordant et intégrant la situation d’enfermement. Réinterprétation positive de la réalité vécue, destinée à limiter la corrosion identitaire, il s’agit parfois aussi d’une révélation à soi-même permettant incidemment de se différencier de l’image dévalorisée du détenu se laissant phagocyter par l’infantilisation du système.

18À côté de ce profil souvent sans soucis majeurs de santé, nous rapprochons, paradoxalement, la lutte existentielle contre la maladie survenant en détention. Réinterprétation, pathétique parfois, du vécu du corps fragilisé, dans un contexte social perçu comme aggravant, la survenue du mal est causalement externalisée à la prison et favorise une refonte des modes de gestion de soi, déclenchant chez les détenus malades rencontrés une véritable ligne de sauvegarde existentielle : « Parce que je suis seul… c’est la tête et toi… parce que j’ai pas de famille devant moi. » Depuis huit ans, Philippe vit ainsi dans la souffrance d’une maladie systémique inflammatoire invalidante qui lui « pourrit la vie », fragilise sa dignité, tout en risquant de l’exposer à l’ostracisme de ses pairs comme un sidéen qu’il n’est pas : « On a toujours l’idée que toute la prison va savoir ce que j’ai », avoue-t-il. La perception des frontières perméables entre les sphères pénitentiaire et médicale favorisa chez lui une telle crainte de l’exclusion qu’elle lui fit retarder de plusieurs mois sa consultation avec, corollairement, une atteinte organique aggravée. Dans ces conditions, l’angoisse de mort, déjà sournoisement omniprésente, est réactivée par la peur de mourir réellement en prison, seul, la nuit, loin des siens ! Elle incite à une volonté pragmatique de « sauver sa peau », au sens réel de l’expression, malgré les difficultés contextuelles de traitement et les handicaps. « Attaqué du dedans et du dehors », dira Philippe avec émotion, c’est pourtant paradoxalement dans la prison qu’il trouve les motivations de sa résistance conjointe à la maladie et à l’enfermement : « La force, c’est la prison qui me l’a donnée, de paraître toujours bien, toujours debout » face aux autres, « on en a besoin ! ». Mais sa dépense d’énergie est énorme, poignante, à tel point, dit-il, « que le jour où je vais sortir définitif… peut-être que je vais tomber ko, parce qu’aujourd’hui, je donne tout à 100 % » : il s’agit bien en effet de « se traiter dedans pour mourir dehors », poursuivra Paul, authentifiant par là l’intensité et la finalité du combat mené.

Temps carcéral et effacement de soi

19Plus palpable et concentré en maison d’arrêt qu’en centre de détention, sans y être absent cependant, nous ne ferons qu’évoquer ce profil extrême de vécu de l’enfermement caractérisé par une passivité hautement mortifère, une « apathie pathogène » (Lhuilier, Lemiszewska, 2001). Le délitement progressif de l’identité et du corps chemine de pair, il est démission, effacement aux autres comme à soi-même, anesthésie de soi par excès de douleur morale. Dans cette version la plus négative du vécu de la prison, le reclus devient ombre furtive, cloîtrée, muette, il ne vit plus, ne désire plus, son identité s’anémie, se dévitalise ! Les conséquences à moyen et long terme sur la santé organique, psychique et sociale, apparaissent d’autant plus inéluctables que ces personnes suscitent le malaise voire l’évitement des co-détenus en authentifiant le laisser-aller tout autant que l’œuvre destructrice de la prison.

L’hyperadaptation au temps carcéral et son impact sur la corporéité

20Dans cette catégorie se retrouve à notre sens une relative majorité des détenus. La gestion du quotidien s’impose chez eux comme prioritaire. Ce n’est pas un choix raisonné, c’est une évidence : s’adapter, c’est se protéger ! Ils vivent ainsi la prison au jour le jour, laissant se diluer les repères d’un temps qu’ils ne contrôlent plus avec, corollairement, une diminution du pouvoir attractif de l’extérieur. Car il s’agit bien d’annihiler l’épreuve spatiotemporelle de l’enfermement par une « routinisation radicale de l’activité » (Chantraine, 2004) pour « tuer le temps », protéger le moral, éviter de penser en somme. À la longue, la « dynamique désirante » (Lhuilier, 2001) s’en trouve altérée. La capacité de représenter son existence dans une continuité précisable, autre que celle de la réalité carcérale vécue, s’étiole. Ici, le souci santé ne se formule pas autour de résolutions comportementales de préservation corporelle mais autour de la quête d’un « bien-être optimal », à créer tant bien que mal au quotidien en fonction des ressources mobilisables. Dominant ici la notion de bien-être, la gestion du moral se justifie comme une protection plus globale de soi : compensations alimentaires, addictions diverses (tabac [5], drogues, psychotropes), compagnonnage voire clanisme, comportements « d’évidement du temps » (Chantraine, 2004) participent à réduire la tension cognitive. Le corps est vécu comme vecteur de satisfactions résiduelles arrachées au milieu pour « garder le moral », mais c’est aussi un instrument de résistance transgressive à l’oppression naturelle du milieu. Insidieusement, le temps institutionnalisé favorisant l’ancrage dans une robotisation comportementale, la prison tend à être naturalisée comme milieu incontournable de vie. L’espace imaginaire est bordé par les murs, il est laminé par l’incertitude d’avenir, « le danger est [alors] de finir par oublier le devoir et la nécessité de se représenter l’ailleurs dont on entend le murmure citadin, de ne plus voir que les lampadaires aperçus depuis la cellule sont les lumières de la ville » (Plichart, Glose, 1997). Cette défection onirique progressive entame la capacité à projeter la totalité de soi vers l’avenir. Tous les efforts sont mobilisés par le présent de la prison, seule réalité incontournable, jusqu’à la période encore lointaine des aménagements de la peine, toujours aléatoires.

21Une distance progressive nous paraît ainsi s’installer entre la gestion du moral et celle d’un corps à soi, érodant par là les motivations mêmes de sa préservation active. Comportements étrangers à soi (souvent exprimés), il s’agit, à notre sens, de l’oubli progressif d’un corps par normativité plus ou moins inconsciente aux exigences implicites du milieu. Ce sont quelques éléments participant à cette distanciation sournoise, cette dissociation progressive mais ambivalente du corps et de l’esprit que nous nous proposons d’analyser.

22Plusieurs phénomènes semblent s’additionner pour induire les éléments d’un « carcéralisme » débutant, décrit préférentiellement pour les longues peines. Ce qui nous intéressera ici est moins le constat que les processus temporalisés y participant. « Désinvestissement du corps, vieillissement précoce, conversions somatiques, troubles de la sexualité, baisse du niveau psychomoteur et tout ce qui va avec, baisse du rendement intellectuel, indifférence affective ou trop vive excitabilité » (Buffard, 1973), nous paraissent débuter en effet tôt et s’accentuer sous l’action des transactions durables de l’individu, de ses potentialités d’ajustement aux variations même minimes du milieu, avec tous les éléments constitutifs de la prison, architecturaux, sociaux, institutionnels mais aussi médicaux.

Les étapes d’un processus de désinvestissement du corps

23Les processus d’ajustement aux réalités rencontrées par les détenus se tissent le long des trois étapes principales de l’incarcération : accoutumances aux maisons d’arrêt, phases de transition puis de réinstallation dans le temps désormais figé du centre de détention, en attendant les éventuels aménagements de peine.

24La vie en maison d’arrêt est l’expérimentation de la limitation et de l’impuissance, elle se déroule fréquemment dans les conditions environnementales et psychiques les plus défavorables du parcours carcéral. Dans ce contexte très réglementé, spatialement étroit, humainement surchargé, l’impossibilité à contrôler un avenir soumis à la décision judiciaire renvoie à la seule maîtrise possible, celle du présent.

25À côté des troubles somatiques ou psychosomatiques générés par le début de l’enfermement et obligeant à recourir au système de soins, les attentions corporelles actives subissent toutes les limitations de l’organisation et du lieu. Mouvements des détenus contingentés, promiscuité, sédentarité, sport difficile et rigidement rythmé, promenades tristes exposant aux frictions sociales, alimentation fade, froide, répétitive (favorisant la boulimie sucrée, source de douceur et de prise pondérale insidieuse), tout concourt à la gestion de l’attente au sein de laquelle doit s’organiser un bien-être résiduel au présent, entre deux parloirs… où l’on tente de faire bonne figure lorsque les contacts avec les proches résistent au temps. L’expérience durable de la limitation imposée devient parésie décisionnelle, impuissance contextualisée à projeter raisonnablement la totalité de soi dans l’avenir. L’hibernation du corps tend à s’installer par défaut de mise à l’épreuve de l’organisme. Elle est rationalisée a posteriori par l’environnement et par l’espoir en des jours meilleurs. Les différents transferts intermédiaires accentueront souvent la longueur de cette impossibilité à initier une stratégie active de préservation du corps. Les espoirs de reprise en mains de sa propre santé resteront dès lors projetés vers le centre de détention, souvent idéalisé comme espace de réouverture de certaines libertés, comme lieu de la préparation à la réinsertion, le début du contrôle de son avenir.

26Toutefois, dans le profil intermédiaire centré sur le moral, nous serons étonnés par l’ampleur des désillusions relatées par les détenus après leur arrivée au cd. La confrontation au réel du cd s’avère en effet souvent sévère : ceux qui faisaient de l’exercice dans des conditions difficiles en ma s’arrêtent, ceux qui n’en faisaient pas sont découragés par les performances d’un corps délaissé en maison d’arrêt, ceux qui rêvaient de contrôler leur alimentation se laissent envahir par la culpabilité ambivalente d’un art culinaire retrouvé et plus convivial, il est moins souvent question de reprendre des études : la liberté, en réalité, est plus lointaine et aléatoire que prévue ! L’intégration au cd paraît ainsi se vivre comme la découverte réitérée d’une permanence des règles et relations pénitentiaires déjà connues (propos redondants : « le cd, c’est une ma ! »), renouvelant l’impuissance perçue face à un temps désormais immobile, fibrosé, trop transitoirement compensé par l’élargissement relatif des libertés. Les projections fantasmatiques de réappropriation et de contrôle de soi s’en trouvent contrariées, relançant par une sorte d’engagement en actes (Joule, Beauvois, 2002) les routinisations comportementales antérieures, à peine modifiées car jugées efficaces dans ce contexte presque pérenne. L’expérience subjectivée du corps s’altère dans l’attente du seul lendemain institutionnalisé. Même les comportements de préservation de santé mis en place en ma s’érodent : le désir de réappropriation du corps est relégué à la liberté, fut-elle lointaine.

27Dans cette hibernation d’un corps privé du flux de la vie, justifiée en ma puis confirmée en cd, l’idée même de sa faillibilité – sur-peine intolérable en prison – nous paraît devenir petit à petit l’objet d’un évitement cognitif valorisant en contrepartie une sorte d’illusion d’invulnérabilité. Plus que d’une toute-puissance, il s’agit en réalité d’une « auto-duperie positive » (Taylor, 2000, cité par Morin, 2004) qui aide à sauvegarder la santé mentale et donc à survivre dans ces conditions. « J’ai confiance dans ma résistance naturelle », affirme Alain, mais il ajoute : « Je n’ai aucune motivation. D’ailleurs, je ne me projette pas dans l’avenir, et même en essayant, j’ai beaucoup de mal. J’ai appris à ne plus faire de projets. »

28Dans le profil intermédiaire décrit, hormis l’hygiène corporelle alléguée, à forte valeur de différenciation identitaire, le paradoxe observé entre les pratiques minimales de santé relatées et l’inquiétude exprimée d’une santé altérable par l’enfermement amène à s’interroger sur l’évolution de l’idée même d’un corps à soi, et sur le rôle des facteurs environnementaux dans la genèse de ce qui suggère un clivage progressif entre l’image appropriée du corps et la sauvegarde du moral. Le besoin de contrôle de son corps se trouve-t-il fragilisé par toutes les expériences cumulées et insidieuses de dépersonnalisation et d’impuissance auxquelles est exposé chaque détenu durant la temporalité carcérale ? Les motivations de santé, corporelle notamment, sont-elles négativement influencées par les conditions durables de la vie carcérale, lesquelles favoriseraient, par un mécanisme de protection inconscient, une insensibilisation progressive du corps, une sorte de blindage parfois secondairement rationalisé contre tout ce qui peut atteindre l’individualité ?

29Des éléments de réponse se trouvent dans le vécu du corps contraint et son exposition aux différents constituants de la quotidienneté carcérale durable, environnementaux, institutionnels, mais aussi médicaux.

Les facteurs cumulatifs d’une vision de santé personnelle « carcéralisée »

30Une constance se dégage dans les analyses du vécu de la privation de liberté : l’expérience du corps contraint, privé de sexualité, limité socialement dans l’espace et le temps, est celle d’une atteinte majeure de l’identité… qui peut durer. Corps épié, fouillé, chosifié, anonymisé, les espaces d’individualisation d’un corps inscrit dans une biographie personnalisée sont en effet durablement rares. Paradoxalement, dans les récits, ce constat touche aussi le secteur statutairement destiné au maintien ou à la restauration de la santé du corps. L’environnement pénitentiaire surdétermine tout le vécu de l’individu incarcéré, il surdétermine aussi toutes les relations qui s’exercent autour de son corps.

Les rapports ambigus avec le système de soins

31De fait, les récits du recours des détenus au système de soins fourmillent souvent de frustrations récurrentes mêlant expériences individuelles et représentations collectives [6]. Témoignant d’une attente identitaire désabusée, elles sont porteuses de sens dans un milieu dont les occupants sont stigmatisés et jugés peu crédibles.

32Les incidences de la contrainte, de la suspicion pénitentiaire autour des événements du corps sont souvent pointées. Obstacles d’accès aux soins (« bunkérisation » de l’ucsa, lettre préalable de demande motivée : problèmes de l’illettrisme, de la confidentialité, du délai de prise en compte de la requête), difficultés d’accès à certaines spécialités (dentaires particulièrement, aux traitements réputés expéditifs), coordination des soins, défaut de réactivité nocturne ou le week-end des secours [7], conditions et conséquences des transferts médicaux (menottes, entraves, perte des acquis au sein de la détention), camisole chimique, constituent le leitmotiv de nombre de détenus.

33Au sein d’un discours collectif émaillé d’histoires de dysfonctionnements, voire de morts indues, toutes ces limitations concourent à la longue à faire du recours aux soins une expérience fortement « carcéralisée », jugée aléatoire, et par là génératrice de méfiance par processus amalgamant. Dans ce contexte où la mort rôde, où la porte de la cellule se ferme sur des angoisses nocturnes qu’il faut gérer seul, sans l’assurance d’une réactivité des secours, la défiance globale à l’égard des réponses sanitaires carcérales favorise une interprétation revisitée du langage du corps, un paradoxe illustré par Alain : « Je dirais que je suis moins intéressé par ma santé ici qu’au dehors. Disons que je ressens plus ici les effets de mauvaise santé, je ressens plus ici les effets d’une grippe, d’un mal au ventre… mais j’y prête moins attention… parce qu’il y a d’autres soucis. » Il explique alors son endurcissement à la douleur dentaire qui, lorsqu’il se décida à consulter, entraîna un retard accru de sa consultation chez le spécialiste parce que, selon l’infirmière, d’autres avaient plus mal que lui. Chaque expérience de recours aux soins s’inscrit ainsi dans les représentations du soutien sanitaire disponible et risque de moduler à la baisse les attentions et pratiques attribuées à la gestion active du corps contraint.

34Avec le temps, une moindre écoute du corps tend à s’installer au profit d’une confiance en sa bonne étoile, forme de « politique de l’autruche » en réalité permettant, en n’étant pas demandeur, de ne pas s’exposer à être déçu, dépossédé une fois de plus dans son rôle de sujet. Forme de contrôle de soi tendant à verrouiller l’enveloppe corporelle, tout en valorisant la résistance virile, il s’agit de faire taire les symptômes pour ne pas faire advenir le diagnostic inquiétant, véritable « sur-peine » que l’on craint, dont la gestion serait pressentie comme impossible dans cette situation d’externalisation généralisée des pouvoirs sur soi.

35Amalgame d’expériences singulières et collectives s’inscrivant dans les représentations, mois après mois, établissement après établissement, la relation médecin/malade ne se fait pas en effet sans frustrations dans ce contexte de fragilité de l’identité. La suprématie de l’acte technique, associée à la pauvreté fréquemment relatée du dialogue, heurte souvent le besoin omniprésent d’écoute et d’expression de la souffrance. Mais il s’agit aussi de la déficience souvent rapportée des rituels d’examen clinique – source incidente d’instrumentalisation de l’acte médical – qui stigmatise la distance gardée entre praticiens et détenus-malades : « Prendre la tension à un détenu ? Tu imagines pas ! Il faut lui toucher la peau ! » nous dira sarcastiquement l’un d’entre eux. Dans un marché captif, sans choix possible du médecin, le symbolisme de ces récriminations redondantes pèse sur la confiance accordée au système de soins en décrédibilisant la réponse attendue au besoin de restauration narcissique : « Chaque fois que la personne incarcérée se sent traitée comme un corps à soigner ou à examiner, elle se trouve renvoyée à une relation asymétrique où le supposé savoir-pouvoir de l’autre la réduit à un rôle d’objet et non de partenaire des soins » (Lhuilier, 2001), relayant en cela l’expérience réifiante, uniformisante et infantilisante de la détention.

36Consultation technique et/ou laconique, la récurrence de propos frustrés des détenus est volontiers perçue par les médecins eux-mêmes. Produit, selon eux, de contraintes matérielles et temporelles eu égard aux demandes, c’est aussi, selon Bruno Milly (2001), l’expression d’un refus s’inscrivant dans une stratégie de respect d’un principe déontologique de neutralité affective inclinant les praticiens à privilégier le caractère « fonctionnel » de leurs consultations (Parsons, 1951) au détriment de l’échange avec le détenu : plus que d’un simple partage des tâches, ajoute-t-il, le dialogue avec les détenus tend à être perçu comme une tâche peu valorisante et volontiers délégué (notion de « sale boulot », Hugues, 1996). Dans presque tous les secteurs de la détention, la réponse au besoin de parole et d’écoute des détenus apparaît ainsi volontiers insatisfaisante. Favorisé par tous les freins sécuritaires qui gênent une prise en charge médicale véritablement proche de l’extérieur en influant sur le pouvoir médical lui-même, le sentiment perçu d’une différence de traitement occupe fréquemment le discours des personnes incarcérées depuis plusieurs années. Qu’il s’agisse des malades authentifiés ou plus particulièrement des usagers épisodiques du secteur de soins, la sauvegarde de l’estime de soi comme le maintien de la confiance aux professionnels carcéraux de la santé se jouent en partie à travers la somme de réponses sanitaires et humaines accordées aux faiblesses du corps durant les années de détention accomplies.

37Au-delà de la vision interpellant la représentation même de cet être « fondamentalement semblable et impérativement différent » qu’est le détenu pour les intervenants en prison, soignants y compris – construction représentationnelle semblant obéir à un impératif « de méconnaissance de ce qui doit être maintenu occulté pour assurer la position professionnelle » (Lhuilier, 2000) –, les déficiences ressenties d’un rituel médical volontiers idéalisé paraissent exposer à des incidences sensibles pour le détenu. Elles interpellent le rapport fragile du patient incarcéré avec sa corporéité : un corps « évité », un corps « désindividualisé » et décontextualisé, même par le soignant qui a la charge de son entretien, se perçoit-il encore comme un corps digne de considération pour les autres… et a fortiori pour soi, lorsque celui-ci est exposé, des années durant, à la palpation intrusive et obligatoire des fouilles à corps pénitentiaires ? Sans méconnaître l’amélioration substantielle de la qualité et du suivi sanitaire depuis la réforme de 1994, le rapport humain aux soins, paradoxalement, peut parfois participer au mécanisme dissociatif du corps et de l’esprit qui nous paraît se mettre en place dans le temps carcéralisé.

Le syndrome carcéral ou les disjonctions perceptives d’un corps désapproprié

38En réalité, la permanence du même tissu structurel, organisationnel, relationnel, architectural, punitif enfin, oblige à une approche en termes d’écologie sociale temporalisée de la prison. Le cadre culturel (Jodelet, 2006), carcéral ici, constitue indubitablement un filtre perceptif commun à tous les détenus. Il influe sur la façon de se penser en termes d’unité cohérente et, par là, il agit sur les pratiques elles-mêmes de santé.

39Ce tout constitutif pragmatico-socio-culturel – dénommé « syndrome carcéral » à l’instar des contingences incontournables d’une maladie chronique – nous paraît agir par une sommation d’insidieux phénomènes quotidiens portant sur la perceptivité même du corps, vu comme support intégré de l’individualité. Au sein des mécanismes cognitifs de défense, le temps d’exposition à toutes les réalités de la prison infiltre les ingrédients de cette tendance au détachement émotionnel du corps… pour n’en faire plus que l’objet direct d’une contrainte qu’il faut « euphémiser » afin de la rendre plus supportable. La confrontation chronicisée avec un même environnement rigide, non contrôlable, pose alors la question d’une compliance « normative » de la personne privée de liberté aux injonctions ou influences implicites du cadre carcéral.

40En toile de fond de ce désinvestissement progressif du corps, il faut bien sûr évoquer l’importance de la dévitalisation induite par une sexualité drastiquement réduite, et son influence sur l’image d’un corps sexué « à qui tout a été retiré ». Si, privé du flux de la vie, « l’homme fouillé est un homme dépossédé » (Buffard, 1973), il subit également toutes les altérations sensorielles d’une vie en milieu clos, coupée de l’harmonie de la nature et des rythmes sociaux habituels. Anosmie progressive par excès d’odeurs de prison, exacerbation de l’audition par omniprésence intrusive et obsédante des bruits, baisse de la vision par perte des horizons, éclairage artificiel et insuffisant, érosion du goût par édentition et fadeur alimentaire, participent à limiter les feed-back sensoriels d’un corps privé de mouvement, plongé dans un environnement sclérosé et non appropriable, un corps dont les rythmes biologiques se trouvent, de plus, infiltrés par le temps institutionnel.

41Mais cette progressive « glaciation des sensations » (Marchetti, 2001) se vit aussi comme moyen de défense dans certaines situations récurrentes de la vie carcérale. Au-delà des raisons sécuritaires, statutaires et symboliques que dénote cette immémoriale habitude pénitentiaire, le non serrement de mains des détenus par les personnels pénitentiaires – et inversement – n’est pas sans influencer la façon de vivre la fonctionnalité sociale du corps. D’autant que cette distance s’oppose à la proximité intrusive des fouilles à corps, répétées des centaines de fois dans la vie d’un détenu. Des expériences réifiantes si humiliantes qu’elles finissent par faire repousser les rencontres affectives pour éviter la fouille de l’après-parloir sous prétexte de protéger la famille de la contamination carcérale. La seule façon de se protéger de l’intrusion d’une palpation étrangère, soupçonneuse et parfois très désagréablement inquisitrice, de vivre l’exposition de sa nudité, est de se détacher de la réalité du corps, de l’anonymiser en tentant de s’abstraire de la situation.

42Cette dernière situation illustre, par sa récurrence tout au long d’une vie de privation de liberté, un mécanisme protecteur consistant à s’éloigner d’un corps soumis, voire à le déshabiter partiellement. La coercition pénitentiaire portant d’abord et par essence sur le corps du condamné, c’est peut-être en désinvestissant celui-ci que le détenu trouve, inconsciemment, le plus subtil mécanisme de soustraction à la contrainte, de défense contre la « carcéralité » de la totalité de son être. Les mécanismes de défense individuels nous paraissent ainsi se cumuler et s’intriquer avec les influences prolongées sur le corps de toutes les dimensions constitutives de l’environnement punitif.

43Au terme de cette étude in vivo de la gestion de soi durant la chronicité pénitentiaire, il est légitime de s’interroger sur le rôle de la dissociation corps/esprit, telle qu’elle est suggérée par nos rencontres, dans la tiédeur fréquemment observée des détenus à l’égard des entreprises intra-carcérales de promotion de la santé. Dans ce cadre institutionnalisé, limitant forcément les approches de type « communautaire », et en dépit de la place valorisée donnée à la responsabilisation et à l’autonomisation au sein des ateliers santé, l’idée même de promotion de la santé nous paraît participer, à son insu, à la trame d’un conflit cognitif fortement relié au contexte carcéral lui-même. Parler de pratiques bio-médicalement souhaitables s’inscrivant dans le temps s’oppose chez nombre de détenus à la convergence des réalités vécues sur le terrain : celles relatives aux pratiques de santé à risque employées pour résister, moralement et par obligation ressentie, aux exigences du milieu de coercition durable (tabac, drogues, alimentation, sédentarité, etc.), mais aussi l’évidence d’un temps biographique bloqué rendant aléatoire la projection vers l’avenir à travers l’éducation pour la santé. C’est également réactiver le spectre de la faillite du corps dans un lieu où la mort est vécue comme l’ultime punition. Enfin, en lien avec les pratiques sanitaires défavorables (ou minimales) justifiées par le contexte carcéral lui-même, en lien avec cet assoupissement de l’intérêt pour soi et pour son corps que créent toutes les contingences de la durée de contrainte chez de nombreux détenus, c’est peut-être l’idée même d’un corps habité qui fait relativement défaut.

Conclusion

44Étudiant de l’intérieur les trajectoires de pratiques de santé durant le continuum temporo-spatial de l’enfermement, il nous est apparu que les contingences pratiques et relationnelles de la situation carcérale durable entraient souvent en synergie négative avec les modalités mêmes de défense des personnes privées de liberté. Dans une proportion non négligeable de la population pénale, compromis temporalisé entre la situation et l’individu, l’habituation à la prison se traduit souvent, à notre sens, par une hibernation du corps, avec baisse des pratiques de santé corporelle. Ce non ou désinvestissement du corps, « carcéralisme » débutant plus volontiers décrit chez les « longues peines », paraît s’initier en réalité dès la maison d’arrêt, et se confirmer lors du parcours carcéral. Attitude mortifère au regard de la santé, cette hibernation protectrice semble en réalité de nature « normative » dans la mesure où elle apparaît adaptée aux conditions environnementales vécues et/ou perçues au fil des mois. Se soustraire de son corps subjectif pour ne plus subir la contrainte, devenir un être diaphane aux autres et à soi, apparaît comme un subtil moyen de se fondre dans la normalité de la situation : « C’est au-delà du corps qu’il faut regarder ce qui est normal pour ce corps même, […] dans ces allures de la vie » témoignant de l’adaptation au milieu et à ses exigences. La situation de contrainte temporelle carcérale, par ses limitations et ses incitations à certaines « allures de vie », nous paraît bien influer, à la longue, sur la force attractive de la « polarité dynamique de la vie » (Canguilhem, 1966).

Bibliographie

Bibliographie

  • Bourgoin, N. 1994. Le suicide en prison, Paris, L’Harmattan (cité par A.M. Marchetti, 2001, p. 111).
  • Buffard, S. 1973. Le froid pénitentiaire, l’impossible réforme des prisons, Paris, Le Seuil.
  • Canguilhem, G. 1966. Le normal et le pathologique, Paris, puf.
  • Chantraine, G. 2004. Par-delà les murs, Paris, puf.
  • Desesquelles, A. 2005. « Le handicap en milieu carcéral en France : quelles différences avec la situation en population générale ? », dans P. Chauvin, I. Parizot (sous la direction de), Santé et expériences de soin : de l’individu à l’environnement social, Inserm, Vuibert, p. 125-45.
  • Gonin, G. 1991. La santé incarcérée, Paris, L’Archipel.
  • Kensey, A. 2006. Les détenus de 1996 à 2006. Quelques données comparatives, Cahiers de démographie pénitentiaire.
  • Jeammet, N. 1982. « Ébauche d’une méthodologie dans le champ de la recherche clinique », Revue de psychiatrie de l’enfant, XXV, 2, p. 464.
  • Jodelet, D. 2006. « Pratiques de santé et culture », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 1, Toulouse, érès, p. 229.
  • Joule, R.V. ; Beauvois, J.L. 2002. Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble.
  • Lhuilier, D. ; Lemiszewska, A. 2001. Le choc carcéral. Survivre en prison, Paris, Bayard.
  • Marchetti, A.M. 2001. Perpétuités. Le temps infini des longues peines, Paris, Plon.
  • Milly, B. 2001. Soigner en prison, Paris, puf.
  • Morin, M. 2004. Parcours de santé, Paris, Armand Colin.
  • Plichart, P. ; Golse, A. 1997. « Psychiatrie en prison : une clinique aux limites », dans La santé en prison : un enjeu de santé publique, Revue française des Affaires sociales, n° 1, janvier-mars, p. 169.
  • Taylor, S.E. ; Kemeny, M.E. ; Reed, G.M. ; Bower, J.E. ; Gruenewald, T.L. 2000. « Psychological resources, positive illusions of health », American Psychologist, 55 (1), 99-109.
  • Veil, C., Lhuilier, D. 2000. La prison en changement, Toulouse, érès.
  • Vasseur, V. 2000. Médecin chef à la prison de la santé, Paris, Le Cherche Midi.

Mots-clés éditeurs : carcéralisme, chronicité pénitentiaire, gestion de soi, prison, santé

Mise en ligne 20/11/2007

https://doi.org/10.3917/nrp.004.0041

Notes

  • [*]
    Michel Trouillard Perrot, psychosociologue et médecin.
  • [1]
    La réforme des soins de 1994, élargissant la couverture sociale à tous les détenus a confié la responsabilité des soins curatifs et préventifs au secteur hospitalier. Création des ucsa (unité de consultation et de soins ambulatoires).
  • [2]
    La croissance des peines de 20 à 30 ans a été multipliée par 3.5 en dix ans.
  • [3]
    La fréquence des suicides est dix fois supérieure en prison qu’en extra-muros, ils surviennent particulièrement pendant les deux premières années de détention.
  • [4]
    Moyenne de présence en maison(s) d’arrêt, retrouvée dans le même cd à l’occasion d’une précédente étude personnelle.
  • [5]
    La récente application de la loi interdisant de fumer dans les lieux publics (prison comprise, hors tolérance en cellule et promenades, interdiction totale pour les mineurs), est vécue comme une limitation des moyens individuels employés pour « résister » au temps d’enfermement. Par son pouvoir théorique de sanction locale, cette mesure tend à accentuer le climat de pression ressentie.
  • [6]
    Le souvenir du rapport aux soins dans les grandes structures carcérales (centrales y comprises) apparaît toujours plus positif que celui des établissements de taille plus modeste.
  • [7]
    Le délai de réponse institutionnelle à une demande d’aide nocturne participe à l’insécurité ressentie, il reflète aussi, selon les détenus, le peu de valeur accordée à leur personne.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions