Notes
-
[1]
Walter Benjamin, Sur Proust, tr. Robert Kahn, Paris, Nous, 2011, p. 164 ; Gesammelte Schriften, Rolf Tiedemann, Hermann Schweppenhäuser (dir.), 7 vol., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, vol. I, t. 2, p. 637 (désormais abrégé GS).
-
[2]
Walter Benjamin, Œuvres, 3 vol., trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, vol. III, p. 370 (désormais Œuvres). Le terme de la Vergegenwärtigung apparaît notamment dans l’essai sur Julien Green, voir GS II/1, p. 331. Ici, Rainer Rochlitz traduit par « présentification », voir Œuvres II, op. cit., p. 174.
-
[3]
Charles Baudelaire, « Correspondances », cité dans GS I/2, p. 638 (je souligne).
-
[4]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), Paris, Gallimard, 1990, p. 191 (je souligne). Benjamin cite ce passage dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », GS I/2, p. 647.
-
[5]
Henri Bergson, Matière et Mémoire (1896), 8e édition, Paris, Puf, 2010, p. 148.
-
[6]
Benjamin, Sur Proust, op. cit., p. 167.
-
[7]
Voir Walter Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, tr. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2009, p. 409 (K 2, 3). Vers la fin de cette note apparaît le terme « dialektische Durchdringung und Vergegenwärtigung » que Lacoste traduit par « le rappel dialectique de conjonctures passées, qui est aussi une compénétration ». Dans la même liasse, la « remémoration » est réservée à l’expérience individuelle de Proust, idem, p. 411.
-
[8]
Œuvres I, p. 274 sq.
-
[9]
Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1953, p. 39.
-
[10]
Benjamin, Sur Proust, op. cit., p. 155 (je souligne).
-
[11]
Œuvres III, p. 81 (je me réfère à la première version de 1935).
-
[12]
Rousset, op. cit., p. 22 sq.
-
[13]
Œuvres III, p. 106.
-
[14]
Benjamin cite ces vers dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », GS I/2, p. 650.
-
[15]
La phrase est précédée par un « peut-être » : « l’on doit peut-être partir de l’idée que son objet est le revers – moins du monde que de la vie même ». Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, op. cit., p. 563 [S 2, 3], je souligne. Voir également la note du 26 janvier 1930, Sur Proust, op. cit., p. 114.
-
[16]
Cité par Rousset, op. cit., p. 48.
-
[17]
GS VI, p. 523 (je traduis).
-
[18]
Voir GS I/1, p. 398.
-
[19]
GS II/1, p. 313. Robert Kahn traduit par « futaie du souvenir », Sur Proust, op. cit., p. 44.
-
[20]
Œuvres III, p. 380.
-
[21]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 196.
-
[22]
Ibidem, p. 204 (je souligne).
-
[23]
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse (1915-1923), trad. Jean Laplanche, Jean-Baptiste Pontalis, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 73 (je souligne).
-
[24]
Theodor Reik, Le Psychologue surpris (1935), trad. Denise Berger, Paris, Denoël, 2001, p. 169.
-
[25]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 218 (je souligne). La métaphore de la piqûre apparaît déjà p. 212 : « certes nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. »
Le regard aujourd’hui le plus déterminant, le regard mercantile qui va au cœur des choses, s’appelle la réclame. Elle détruit l’espace de jeu qui est l’apanage de l’observation et nous met les choses sous le nez aussi dangereusement qu’une voiture qui, sortant de l’écran en prenant des dimensions gigantesques, arrive sur nous […] Qu’est-ce qui rend finalement la réclame à ce point supérieure à la critique ? Pas ce que dit le texte qui défile en lettres de néon rouge – mais la flaque de feu qui le reflète sur l’asphalte.
I.
1La mémoire involontaire de Proust se distingue des correspondances baudelairiennes sous forme d’un procédé littéraire : la présentification. Sur quelques thèmes baudelairiens, un des derniers écrits de Walter Benjamin, contient plusieurs passages sur Proust augmentés de deux références extérieures : Bergson et Freud. Benjamin confère à l’élan vital une fonction qui se recoupe avec celle de la mémoire involontaire : « Si l’on croit Bergson c’est la présentification de la durée [en français dans le texte] qui soulage l’âme de l’homme de l’obsession du temps [1]. »
2Maurice de Gandillac et Robert Kahn traduisent « présentification » (Vergegenwärtigung) par le terme « se remémorer ». Ce choix de traduction occulte un point décisif : Benjamin me semble opposer la « présentification intuitive » (schauende Vergegenwärtigung) à la « remémoration » (Eingedenken) chez Baudelaire [2]. La remémoration médite l’aspect irrémédiablement perdu des choses présentes. L’expérience esthétique est un ad plures ire qui exige l’immersion dans un collectif anonyme qui profère « de confuses paroles », « de longs échos qui de loin se confondent » [3]. En se référant à La Vie antérieure, Benjamin souligne que ce ne sont point les correspondances synesthétiques développées par les symbolistes qui se répercutent sur le présent, mais une vision cohérente et nuancée du monde préhistorique. L’Adoration perpétuelle, en revanche, injecte le passé immédiatement sous la peau :
Certains esprits qui aiment le mystère veulent croire que les objets conservent quelque chose des yeux qui les regardèrent, que les monuments et les tableaux ne nous apparaissent que sous le voile sensible que leur ont tissé l’amour et la contemplation de tant d’adorateurs, pendant des siècles. Cette chimère deviendrait vraie s’ils la transposaient dans le domaine de la seule réalité pour chacun, dans le domaine de sa propre sensibilité. Oui, en ce sens-là, en ce sens-là seulement […] une chose que nous avons regardée autrefois, si nous la revoyons, nous rapporte avec le regard que nous y avons posé, toutes les images qui le remplissaient alors [4].
4La transposition du passé collectif dans le domaine de la sensibilité privée sauve la continuité, mais efface son mystère, le « voile sensible » que Proust tient pour une simple chimère. Le voile collectif se transforme en une « nébuleuse » qui se condense et se colore progressivement, jusqu’à se modeler sur la perception du présent, comme le décrit Bergson dans Matière et Mémoire. En sens inverse, la conscience procède à un « travail de tâtonnement, analogue à la mise au point d’un appareil photographique », pour objectiver le souvenir qui autrement serait resté à l’état virtuel [5]. Ainsi, la présentification de la durée est une expérience où deux extrêmes s’interpénètrent : la pure réceptivité créatrice d’une vision cohérente et le développement technique qui effectue une coupure avec le passé. Dans cet artifice du Temps, il ne reste plus aucune trace d’un collectif préhistorique ; celui-ci disparaît avec la chimère consommée.
5Benjamin s’est-il reconnu dans les esprits qui aiment, comme les visiteurs des statues antiques du Louvre, le mystère né sous les jours de pluie du xixe siècle ? L’opposition entre, d’une part, la présentification de Proust et, d’autre part, la remémoration magique chez Baudelaire pourrait nous le faire croire : « La volonté restauratrice de Proust reste prisonnière des limites de l’existence terrestre, alors que Baudelaire se précipite au-delà [6]. » Et si cette opposition reflétait « l’être-maintenant intermittent, discontinu [7] » de l’art ?
6Je voudrais, par la suite, reconstruire le chassé-croisé benjaminien entre la remémoration et le procédé objectif, technique de la présentification. Issus d’une même volonté restauratrice qui se ramifie en une branche naturelle et une branche synthétique, les deux modes de « mise à jour » du passé traduisent également un rapport dialectique à l’art. La question porte moins sur un jugement normatif – quelle est la manière dont l’art doit représenter le passé ? – que sur les conditions historiques dans lesquelles ce problème se pose de nouveau, puisque les moyens techniques ont changé. L’objectif est finalement de retrouver sous cette double volonté d’art le corps collectif producteur d’images. Si la critique traditionnelle vise à établir la valeur exacte, le commentaire le sens d’une œuvre, la théorie matérialiste récupère les données perdues de son insertion dans l’histoire.
II.
7Dans son essai sur Les Affinités électives, Benjamin subsume la dialectique historique sous deux « teneurs » qui cohabitent à l’intérieur d’une œuvre d’art :
Plus la teneur de vérité [Wahrheitsgehalt] d’une œuvre est significative, plus son lien au contenu concret [Sachgehalt] est discret et intime. Par conséquent, si les œuvres qui se révèlent durables sont celles justement dont la vérité est plus profondément immergée dans leur contenu concret, au cours de cette durée les éléments réels frappent d’autant plus l’observateur qu’ils dépérissent dans le monde [8].
9La durée d’une œuvre d’art se réalise ainsi grâce à la perte de l’expérience qui l’a fondée. Qu’en est-il de la saisie immédiate du passé chez Proust, serait-elle vaine alors ?
10Jean Rousset compare le théâtre baroque au cinéma moderne. Il constate que l’âge baroque a manqué la technique appropriée pour mettre sur pied « un théâtre cinégraphique qui eût répondu aux aspirations intimes d’un siècle animé d’un constant appétit pour l’illusion [9] ». La technique qui manque à l’âge baroque entre, chez Baudelaire, en concurrence avec l’art romantique. L’illusion veut se défendre contre la photographie, contre le réalisme cinématographique (chez Proust). Le raidissement du beau sous l’effet d’une imitation mécanique génère le spleen qui fait le deuil du rêve. Spleen et Idéal veut une alliance entre le désir de l’illusion et le montage. Or, le projet se trouve avorté : les correspondances sont projetées dans un ailleurs, tandis que le spleen s’abat sur la ville. C’est sur cette fissure que s’arrête le matérialiste pour retrouver l’expérience de l’œuvre.
11Il n’en va pas de même pour la durée. La mémoire involontaire de Proust, dit Benjamin, produit « de façon artificielle, dans les conditions sociales actuelles, l’expérience telle qu’elle a été pensée par Bergson [10] ». Elle produit l’effet de l’immortalité ; d’où le terme technique de la présentification. Dans Au-delà du principe de plaisir, Benjamin trouve la pièce manquante au montage d’une durée artificielle : l’expérience du choc. C’est sur elle que L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique se fond pour démonter l’aura : « Dans le culte du souvenir dédié aux êtres chers […] la valeur cultuelle de l’image trouve son dernier refuge [11]. » Le portrait photographique contient les deux côtés d’une présence du passé : l’immersion dans l’objet de l’expérience et le développement d’une existence sans regard.
III.
12En Chaplin ressuscite un signifiant baroque : il s’agit de Protée, l’homme multiforme dans un monde en métamorphose.
Protée, c’est l’homme qui ne vit que dans la mesure où il se transforme ; toujours mobile, et voué à se fuir pour exister, il s’arrache continuellement à lui-même ; son occupation est de se quitter ; non pas, comme un Gide anachronique, pour se libérer d’un moi antérieur et préserver un état d’éternelle naissance, mais pour signifier qu’il est fait d’une succession d’apparences [12].
14Chaplin, c’est aussi le triomphe du caractère tactile de la perception onirique sur la contemplation. Sa figure assaille le spectateur – le choc physique et le choc moral y cohabitent. Dans le cinéma progressiste, « notamment chez Chaplin, ces deux effets de choc se confondent à un niveau inédit [13] ».
15La cohabitation du choc physique avec le choc moral modifie la présentification. La reconstruction d’une essence enfouie dans le passé est passée au tamis de l’être-maintenant qui troue le rapport euphorique à soi-même. C’est le retour des correspondances sous forme de plis : la beauté ornementale, la curiosité sadique, l’empreinte du crime, l’amour en série et la multiplication rendent palpable la simplicité qui correspond à son dépliage labyrinthique. Le point de fuite est bien la durée, or c’est un plaisir vaporeux qui fuit vers l’horizon comme « une sylphide au fond de la coulisse » (L’Horloge) [14]. L’élan métaphysique se replie et devient « le revers – moins du monde que de la vie même » : une pastorale mécanique où la disjonction entre l’être et le néant est soudée par l’expérience qui tourne [15].
16Les Pastorales spirituelles d’Angelus Silesius convertissent le nunc stans mystique en une fuite éperdue, qui, à travers une triple anaphore, s’achemine vers l’anéantissement :
18Benjamin s’est probablement approprié cette figure de l’ange dans le fragment cryptique « Agesilaus Santander ». Cette médiation qui fut écrite à Ibiza fait ressurgir l’image d’un ange qui semble détenir la clé des correspondances, des « regards familiers ». Pourvu d’ailes et de serres, il ressemble à tout ce que l’esprit a dû quitter durant sa vie : « il habite les choses que je ne possède plus », or « il les rend transparentes et fait apparaître au dos celui à qui elles étaient destinées [17] ». La transparence des choses correspond à l’abstraction du deuil allégorique. Elle est la forme schématique et anémique que prend la survivance du sentiment de l’art dans un milieu hostile [18].
IV.
19La « chimère » des correspondances – les regards familiers et les paroles confuses qui emplissent la forêt onirique des passages – ne devient vraie que lorsqu’elle est transposée dans la sensibilité intime, avait donc écrit Proust. Le jeu de la mémoire involontaire transforme l’existence vieillie en « une forêt vierge du souvenir » (Bannwald der Erinnerung) [19]. L’incorporation de la chimère, de ce monde collectif, est douloureuse pour l’expérience solitaire. Affirmer le contraire, un plaisir qu’aucun mélange ne ternit, supposerait qu’un bonheur sans corps, une jouissance synthétique issue de la présentification, est à portée de main. Le regard de Benjamin prolonge plutôt le spleen baudelairien. Le bonheur profane n’est pas chimiquement pur, il contient un reste de vie antérieure douloureusement perdue. La volatilité émancipatrice bute sur l’absence d’un espace qui l’accueille gratuitement.
20Benjamin, en commentant le passage de Proust sur l’aura dans l’art, distingue à l’intérieur du principe « créateur » une différence entre la peinture et la photographie : « […] Pour le regard qui, en face d’une peinture jamais ne se ressaisit, une photographie est plutôt l’aliment qui apaise la faim ou la boisson qui étanche la soif [20]. » L’aura d’une œuvre d’art va en effet à l’encontre de l’ontologie platonicienne de la (re-)production : l’œuvre se veut unique, se fait enfin idée (εἰδος). L’art authentique produit l’effet d’une tension vers une première vision à laquelle on accède dans le temps. Le principe créateur d’une peinture (ou d’une sculpture contemplée après la fin du monde antique) compose avec l’élément messianique. Tandis qu’une photographie, qui reflète la réalité des images que Platon écarte de la vérité, est une « nourriture terrestre » qui comble la soif de durée au moyen de la présentification. La virginité du souvenir ne s’inscrit donc pas dans une adoration de l’aspect éternel et intouchable de l’art. Le principe créateur est plutôt celui d’une dévoration de l’œuvre sous le signe de la mort et de l’amour. La destruction de l’aura apparaît ici moins comme une incorporation des organes du collectif que comme une expiation rétroactive d’une envie interdite : celle d’apaiser la soif de bonheur.
21Certes, Proust discrédite la « simple vision cinématographique » qui crée un rapport synchronique entre les sensations réelles et les souvenirs-images. Elle s’éloignerait « d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui », alors que seulement l’écrivain « doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents » le rapport familier. Il est le garant de l’unicité de l’œuvre :
On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport […] et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style [21].
23Le mépris pour la vision cinématographique épargne pourtant le principe du montage. C’est le réalisme littéraire qui est ici la cible d’une polémique pré-surréaliste. Le montage de deux objets est en revanche la clé pour produire artificiellement un rapport unique. La madeleine et le souvenir de Combray, les photographies de Venise et les dalles inégales du baptistère de Saint-Marc s’entrelacent dans les anneaux nécessaires du roman tout en enchaînant le moi à l’existence terrestre. Le problème, c’est que l’on ne sait pas si ce rapport unique précède la bâtisse de l’œuvre ou si l’écriture le produit spontanément. Tout est ramené à la question de l’expérience du choc : est-elle réelle, nébuleuse, aveugle ou construite ? Le serpent venimeux qui se mord la queue est l’animal héraldique des anneaux du beau style. Il est apparenté à la chimère bergsonienne.
24Dévoratrice, enfin, est aussi la volonté de l’ange benjaminien. Il « veut le bonheur, à savoir le conflit dans lequel le ravissement du jamais encore arrivé, du nouveau, du jamais vécu cohabite avec la félicité de l’encore une fois, de la reprise et du déjà vécu ». C’est sur le chemin du retour qu’il place le conflit en misant sur un « nouvel être ». Le choc de la rencontre rend indissociable le bonheur du jamais encore arrivé et celui du retour. L’ange veut le conflit, à savoir la perméabilité entre l’unique et sa perte, la multiplicité. « Si notre amour », écrit Proust pour défendre la durée,
n’est pas seulement d’une Gilberte […] ce n’est pas parce qu’il est aussi l’amour d’une Albertine, mais parce qu’il est une portion de notre âme, plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, et qui doit […] se détacher des êtres pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre [22].
V.
26C’est au quatrième chapitre d’Au-delà du principe de plaisir que Freud conçoit une mémoire conservatrice dont les données se dissipent lorsqu’elles remontent à la conscience. « La conscience », c’est-à-dire le souvenir multiple, « apparaît à la place de la trace mnésique [23] ». En 1935, le disciple de Freud, Theodor Reik, reprendra l’opposition entre le souvenir et la mémoire. Il écrit au sujet de la perte d’un objet d’amour :
[…] nous pensons ressentir toute la profondeur de notre douleur. Plus tard seulement, nous comprenons combien cette profondeur consciente était superficielle, dans quels abîmes secrets la douleur continue à vivre […] cette douleur ne dévoilera sa véritable profondeur que lorsque nous aurons cru l’avoir surmontée depuis longtemps [24].
28La douleur augmente en profondeur lorsqu’elle survient après un long travail d’oubli organisé par la conscience. Nous oublions alors une seconde fois quand un souvenir traverse involontairement l’écran de la conscience, en choc. C’est cette douleur qui atteste finalement d’un dépassement de la présentification en vue d’une écriture où la création authentique et la destruction se croisent. La durée ainsi atteinte n’est pas celle de Bergson, mais celle du désir d’une vie heureuse. Peut-il devenir universel ou s’agit-il encore une fois d’un mythe chimérique ?
29L’expérience du choc et les intermittences du cœur forment une passion qui se nourrit de sa perte, tandis que l’intelligence la freine et la retient. On pourrait supposer que ce ralentissement fait obstacle à l’élan involontaire. Dans un singulier passage, Proust se prononce en revanche pour l’intelligence, contre la passion :
Si je m’étais toujours tant intéressé aux rêves que l’on a pendant le sommeil, n’est-ce pas parce que compensant la durée par la puissance, ils vous aident à mieux comprendre ce qu’a de subjectif, par exemple, l’amour, par le simple fait que – mais avec une vitesse prodigieuse – ils réalisent ce qu’on appellerait vulgairement vous mettre une femme dans la peau […] et comme s’ils étaient, inventées par quelque docteur miraculeux, des piqûres intraveineuses d’amour, aussi bien qu’ils peuvent l’être aussi de souffrance ? […] Et bien plus, c’était peut-être aussi par le jeu formidable qu’il fait avec le Temps que le Rêve m’avait fasciné. N’avais-je pas vu souvent en une nuit, en une minute d’une nuit, des temps bien lointains, relégués à ces distances énormes où nous ne pouvons plus rien distinguer des sentiments que nous y éprouvions, fondre à toute vitesse sur nous, nous aveuglant de leur clarté, comme s’ils avaient été des avions géants au lieu des pâles étoiles que nous croyions, nous faire revoir tout ce qu’ils avaient contenu pour nous, nous donnant l’émotion, le choc, la clarté de leur voisinage immédiat, qui ont repris, une fois qu’on est réveillé, la distance qu’ils avaient miraculeusement franchie, jusqu’à nous faire croire, à tort d’ailleurs, qu’ils étaient un des modes pour retrouver le Temps perdu [25] ?
31Et si ce mode pour retrouver le Temps que Proust exclut était finalement celui de l’intelligence ? Les métaphores techniques et scientifiques percent le voile de l’aura que Proust avait dénoncée comme « chimère ». Le rêve synthétique produit de façon artificielle, dans les conditions sociales actuelles, l’expérience de la durée. L’illusion s’est finalement transformée en montage de souvenirs et de sensations privées. Or, ce n’est pas là, le mode pour retrouver la vie passée – est-ce dire que la chimère s’est dédoublée ? Où s’arrête, où commence l’art, où est le Temps perdu ?
32Les deux couches du travail littéraire – l’incorruptibilité de l’intelligence et la maladie de cœur – collaborent à la « mise à jour » du passé. Mais l’intelligence et la sensation peuvent changer de côté. Si Proust donne d’abord une place prépondérante à la sensation, il lui retire ses droits une fois que l’intelligence s’en est emparée. Le retour vers les correspondances étant obstrué, il ne lui reste qu’à fermer le livre – les yeux noirs ouverts. La présentification s’éclipse avec les dispositifs techniques aussi longtemps qu’ils ne sont pas encore en mesure de reconnaître le bonheur.
Notes
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[1]
Walter Benjamin, Sur Proust, tr. Robert Kahn, Paris, Nous, 2011, p. 164 ; Gesammelte Schriften, Rolf Tiedemann, Hermann Schweppenhäuser (dir.), 7 vol., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1991, vol. I, t. 2, p. 637 (désormais abrégé GS).
-
[2]
Walter Benjamin, Œuvres, 3 vol., trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, vol. III, p. 370 (désormais Œuvres). Le terme de la Vergegenwärtigung apparaît notamment dans l’essai sur Julien Green, voir GS II/1, p. 331. Ici, Rainer Rochlitz traduit par « présentification », voir Œuvres II, op. cit., p. 174.
-
[3]
Charles Baudelaire, « Correspondances », cité dans GS I/2, p. 638 (je souligne).
-
[4]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé (1927), Paris, Gallimard, 1990, p. 191 (je souligne). Benjamin cite ce passage dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », GS I/2, p. 647.
-
[5]
Henri Bergson, Matière et Mémoire (1896), 8e édition, Paris, Puf, 2010, p. 148.
-
[6]
Benjamin, Sur Proust, op. cit., p. 167.
-
[7]
Voir Walter Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, tr. Jean Lacoste, Paris, Cerf, 2009, p. 409 (K 2, 3). Vers la fin de cette note apparaît le terme « dialektische Durchdringung und Vergegenwärtigung » que Lacoste traduit par « le rappel dialectique de conjonctures passées, qui est aussi une compénétration ». Dans la même liasse, la « remémoration » est réservée à l’expérience individuelle de Proust, idem, p. 411.
-
[8]
Œuvres I, p. 274 sq.
-
[9]
Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, Paris, José Corti, 1953, p. 39.
-
[10]
Benjamin, Sur Proust, op. cit., p. 155 (je souligne).
-
[11]
Œuvres III, p. 81 (je me réfère à la première version de 1935).
-
[12]
Rousset, op. cit., p. 22 sq.
-
[13]
Œuvres III, p. 106.
-
[14]
Benjamin cite ces vers dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », GS I/2, p. 650.
-
[15]
La phrase est précédée par un « peut-être » : « l’on doit peut-être partir de l’idée que son objet est le revers – moins du monde que de la vie même ». Benjamin, Paris, Capitale du xixe siècle, op. cit., p. 563 [S 2, 3], je souligne. Voir également la note du 26 janvier 1930, Sur Proust, op. cit., p. 114.
-
[16]
Cité par Rousset, op. cit., p. 48.
-
[17]
GS VI, p. 523 (je traduis).
-
[18]
Voir GS I/1, p. 398.
-
[19]
GS II/1, p. 313. Robert Kahn traduit par « futaie du souvenir », Sur Proust, op. cit., p. 44.
-
[20]
Œuvres III, p. 380.
-
[21]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 196.
-
[22]
Ibidem, p. 204 (je souligne).
-
[23]
Sigmund Freud, Essais de psychanalyse (1915-1923), trad. Jean Laplanche, Jean-Baptiste Pontalis, Paris, Payot & Rivages, 2001, p. 73 (je souligne).
-
[24]
Theodor Reik, Le Psychologue surpris (1935), trad. Denise Berger, Paris, Denoël, 2001, p. 169.
-
[25]
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 218 (je souligne). La métaphore de la piqûre apparaît déjà p. 212 : « certes nous sommes obligés de revivre notre souffrance particulière avec le courage du médecin qui recommence sur lui-même la dangereuse piqûre. »