Notes
-
[1]
Cette question a fait l’objet de plusieurs études, dont celle de Tim Cross, The Ideologies of Japanese Tea. Subjectivity, Transience and National Identity, Folkestone, Global Oriental, 2009.
-
[2]
Okakura Kakuzô, Le Livre du thé (1906), Arles, Éditions Philippe Picquier, 2006.
-
[3]
« Cérémonie du thé » est la traduction courante de chado, dénomination formée des caractères 茶 (cha), le thé, et 道 (do), la voie. Ce dernier, équivalent japonais du dào, ou tao chinois, est communément employé pour désigner les arts traditionnels du Japon. On le retrouve par exemple dans 武道 (budô), improprement traduit par « arts martiaux », ou encore dans 書道 (shodô) traduit par le terme de calligraphie.
-
[4]
Franck Armand, La Cérémonie du thé. Un art de la relation, Paris, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2010, p. 53.
-
[5]
Maria Roman Navarro, « Japanese Tea Ceramics : Traditional Ceramics ? », Traditional Japanese Arts and Crafts in the 21st Century : Reconsidering the Future from an International Perspective. International symposium 8-12 November 2005, Kyoto, International Research Center for Japanese Studies, 2005, p. 272-276.
-
[6]
Sur le pouvoir des grandes écoles de thé, au premier chef celle d’Urasenke, et sur le financement et l’ouverture qu’elles accordent aux études portant sur la cérémonie du thé, voir Kristin Surak, Making Tea, Making Japan. Cultural Nationalism in Practice, Stanford, Stanford University Press, 2013, p. 12.
-
[7]
La céramique raku a fait l’objet de plusieurs publications, dont l’étude de Morgan Pitelka, Handmade Culture : Raku Potters, Patrons and Tea Practitioners in Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 2005.
-
[8]
Gilbert Simondon, « Psycho-sociologie de la technicité », in Sur la technique, Paris, Puf, 2014, p. 83.
-
[9]
Ibidem, p. 76.
-
[10]
Kristin Surak, Making Tea, Making Japan. Cultural Nationalism in Practice, op. cit., p. 42.
-
[11]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), Paris, Aubier, 2012, p. 12.
-
[12]
Kristin Surak, op. cit., p. 49.
-
[13]
Conférence donnée le 30 octobre 2018 par Sugimoto Hiroshi à l’Architectural League of New York.
-
[14]
Piet Mondrian, Le Néo-plasticisme. Principe général de l’équivalence plastique, Paris, Éditions de l’Effort Moderne, 1920, p. 12.
-
[15]
Piet Mondrian, « Plastic Art and Pure Plastic Art (Figurative Art and Non-Figurative Art) », in Ben Nicholson, Naum Gabo, Leslie Martin (dir.), Circle, London, Faber & Faber, 1937 ; trad. fr. A. Bonnemain, « L’Art plastique et l’art plastique pur (L’art figuratif et l’art non figuratif) », in Piet Mondrian. De la figuration à l’abstraction, catalogue d’exposition, Saint-Paul, Fondation Maeght, 1985.
-
[16]
Okakura Kakuzô, Le Livre du thé, op. cit., p. 65.
-
[17]
Ibidem, p. 74.
1Sugimoto Hiroshi est l’architecte d’un pavillon de thé contemporain conçu pour la biennale d’architecture de Venise de 2014, et par la suite installé à Versailles dans le bassin du Plat-Fond d’octobre 2018 à février 2019. Traditionnellement, depuis le xvie siècle, la maison de thé se présente comme une construction rudimentaire en bois et terre, dotée de baies recouvertes de papier, d’un toit en chaume et d’un porche modeste qui offre un lieu de transition entre le jardin et la pièce de thé. La proposition de Sugimoto consiste en un cube parfait, aux parois réalisées en verre transparent. Cet édicule, la Glass Tea House Mondrian (Maison de thé en verre Mondrian), apparaît, dans sa présence quasi-invisible, comme la métaphore, à la fois d’une démarche d’abstraction, et d’une spécificité immatérielle d’un art du geste.
2La cérémonie du thé est un terrain d’observation qui manifeste la question du geste outillé et les enjeux de sa place dans la pensée de l’art et de la technique. Cependant, trois éléments peuvent apparaître comme autant de difficultés. Au tournant du xxe siècle, la voie du thé fit l’objet d’une artification menée sur le plan intellectuel, et motivée par des enjeux politiques et d’identité nationale [1]. La pratique de la voie du thé s’érigeait alors en véritable art total à travers Le Livre du thé [2], ouvrage fondateur dont l’auteur, Okakura Kakuzô, était une figure majeure de la valorisation et de l’institutionnalisation des arts traditionnels japonais et de leur enseignement. Ce biais a certainement influé sur les conceptualisations de la cérémonie du thé, promue alors en quintessence même de l’esprit japonais. De surcroît, comme d’autres arts traditionnels japonais imprégnés de bouddhisme zen, la voie du thé cultive un esprit intentionnellement contradictoire, ce qui constitue une deuxième difficulté pour l’analyser. À cette culture du paradoxe et au biais de son artification programmée, s’ajoute encore la difficulté que connaît généralement la pensée du domaine des objets techniques, qui constitue un champ, sinon délaissé par la tradition, du moins réduit, tant en philosophie, qu’en sciences humaines.
3L’enjeu de cette étude est ainsi de dépasser cette série d’obstacles par la remise en question d’une définition de l’œuvre comme objet réel, physiquement autonome, comme produit fini et isolé, ou comme une entité existante en soi. Il ne s’agit pas ici d’une contestation de l’existence même des objets, mais d’une critique de la chosification de l’art que l’on appréhende, du moins pour les arts plastiques, dans les musées comme dans les travaux de l’histoire de l’art dominante, sous forme d’œuvre en tant qu’objet autonome, isolé de la pratique à l’intérieur de laquelle il prend sens. Aussi, une première partie sera consacrée à une réinterrogation du statut de l’objet dans la pratique du thé à l’aide du concept de réticulation issu de la techno-esthétique de Gilbert Simondon. Puis, une seconde partie suivra le rapprochement effectué par Sugimoto entre le néo-plasticisme et le chado (茶道) [3], la voie du thé, pour analyser comment cette dernière produit, à travers la relation, une forme d’abstraction du réel.
L’écueil de l’objet isolé
4Dans le roman de Franck Armand, des protagonistes néophytes se confrontent à l’expérience d’une cérémonie du thé où l’hôte, après un long exposé sur le bol en céramique dont il venait de faire usage, propose une vision du chado qui questionne la place des objets :
On a parlé des objets, mais l’art et la créativité ne sont pas seulement dans les objets qu’on utilise, ils sont aussi présents dans la façon d’utiliser ces objets, dans le choix de les mettre ensemble. Une cérémonie du thé n’est pas le vernissage d’une exposition ! L’hôte donne vie à ces objets ; il les met en mouvement, leur donne un sens concret. L’art devient vivant. Le bol n’est plus simplement une pièce de musée [4].
6Cette remarque témoigne des tendances contradictoires qui coexistent dans la pratique. En effet, d’un point de vue technique, la voie du thé se construit sur le geste davantage qu’elle ne se matérialise en une œuvre isolée. Ces gestes, par lesquels l’ensemble du matériel d’une cérémonie du thé est manipulé, sont codifiés et se composent, à partir des actes les plus simples (comme verser, essuyer, saisir, poser, lever) en une véritable technique. Quant au matériel, il est par principe admis qu’une séance de thé puisse se tenir n’importe où, et avec n’importe quels ustensiles : dans un pavillon de thé construit, aménagé et équipé à cet effet, aussi bien que dans un appartement banal, ou dans une salle communale, avec les ustensiles et la vaisselle se trouvant à disposition. En d’autres mots, il est constitutif de la philosophie de la cérémonie du thé, que la nature des ustensiles utilisés n’importe pas. En revanche l’association des objets entre eux, les gestes avec lesquels on les manipule et l’investissement de l’espace doivent créer un ensemble soumis à une exigence de cohérence.
7Dans les faits, cependant, on peut également noter une tendance opposée. L’équipement de la cérémonie du thé fait aussi l’objet d’une longue tradition dont le poids historique et institutionnel ne saurait être réduit au statut d’accessoire. Tout comme la manipulation rituelle que l’hôte exécute en préparant et en servant le breuvage, les techniques donnant lieu à des œuvres plus pérennes, comme l’architecture, la céramique, ou la laque, répondent à leur tour à une codification. Aussi, l’équipement technique de la cérémonie du thé occupe, à part entière, une place déterminante. En effet, si toutes les conditions matérielles sont remplies, la cérémonie se tient dans le chashitsu (茶室), pavillon de thé ceint d’un jardin, ou du moins dans une pièce destinée de manière exclusive à la pratique. À l’intérieur du pavillon ou de la pièce de thé, le sol est couvert de tatami, et la présence de l’alcôve tokonoma (床の間) permet d’y accrocher pour l’occasion une calligraphie ou une peinture, et d’y installer un arrangement floral ressortissant à l’art de l’ikebana (生け花). Concernant les ustensiles eux-mêmes, certaines techniques, matériaux et styles se sont imposés et demeurent encore aujourd’hui, et ce depuis le xvie siècle, l’unique modèle. À titre d’exemple, la petite cuillère, longue et étroite en bambou recourbé, avec laquelle on prélève la poudre de thé, ainsi que le fouet, également en bambou, avec lequel on mixtionne la poudre de thé et l’eau chaude, sont généralement fabriqués par le maître de thé lui-même.
8D’un point de vue esthétique aussi, on constate un paradoxe. Cet appareil de la cérémonie du thé est régi par des principes valorisant la simplicité et la dissymétrie rustiques, la patine du temps et les traces que l’usage laisse sur les choses, principes propres à l’esthétique wabi-sabi (侘寂) dérivée du zen. Sen no Rikyu, qui est revendiqué presque mythiquement comme l’ancêtre de la cérémonie du thé moderne, adopte cette esthétique du wabi-sabi, précisément en changeant la nature des ustensiles. La légende veut qu’il ait abandonné la porcelaine chinoise chère et richement décorée coutumière au Japon dans les cérémonies du thé opulentes selon le modèle chinois jusqu’au xvie siècle, au profit d’un simple bol à riz, et plus généralement des céramiques japonaises, des productions locales et banales, caractérisées par un traitement rudimentaire. L’acte fondateur de la cérémonie wabi-sabi consiste donc précisément en un moment lié à la céramique, avec le remploi du bol à riz comme bol à thé, qui devient, en même temps que l’origine mythifiée, le véritable emblème de la voie [5]. Ce choix esthétique et ce positionnement contre les objets de valeur et en faveur des objets simples aboutissent alors à une valorisation de ces derniers. Ces productions paysannes finissent par être magnifiées et investies d’une valeur vénale, au premier chef les bols à thé. Récipients dans lesquels non seulement se boit mais aussi se prépare le thé, ces bols en céramique font l’objet d’une attention toute particulière, ceux du genre raku (楽焼) étant les plus célèbres et appréciés. Les potiers spécialisés, comme les maîtres de thé [6], s’organisent socialement dans le système héréditaire iemoto (家元制度). Ainsi, parallèlement au surinvestissement des objets produits, ceux qui en ont la charge s’instituent, eux aussi, dans un statut particulier, sur lequel se fonde leur autorité, voire un monopole dans le domaine [7].
9Pour résumer, des tendances contradictoires caractérisent la cérémonie du thé : sur le plan technique, la prédominance, tantôt du geste, tantôt de l’objet, et sur le plan esthétique, la valeur vénale côtoyant la rusticité et la pauvreté.
10Sur un autre plan, la littérature scientifique autour de la cérémonie du thé est, elle aussi, fortement marquée par cette contradiction entre un art du geste et des œuvres isolées. Ces objets se sont en effet progressivement insérés dans le marché de l’art, dotés de pédigrées, les experts les authentifiant et les valorisant comme des objets d’art. De fait, les musées et les collectionneurs les achètent à des prix élevés et les exposent comme œuvres d’art, et, corrélativement, l’histoire de l’art les appréhende en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Sont étudiés particulièrement des objets isolés célèbres, au premier chef les bols à thé, le plus souvent du fait de leur ancienneté ou de leur appartenance. Sont également étudiés les moyens et les techniques de production, du thé lui-même, des céramiques, ou encore l’architecture des pavillons de thé. On constate alors que même lorsqu’il s’agit d’un art du geste, pourrait-on dire d’un art immatériel, on maintient la tradition de l’histoire de l’art qui consiste à étudier davantage la production que l’utilisation, à faire des analyses formelles des objets et à en établir des typologies, et enfin à construire des évolutions historiques des milieux sociaux en charge de la production des objets concernés. Ce sont là évidemment des questions importantes et riches, mais parallèlement le champ des gestes, autrement revendiqué comme principal, est souvent délaissé, ou parfois simplement rendu sous la forme d’une narration, ou d’une énumération descriptive.
11Néanmoins, le déroulement de la cérémonie du thé semble de lui-même contester cette hiérarchie, car la majorité du temps et des gestes n’y est pas occupée par la consommation du thé, ou la manipulation du bol dans lequel il est servi. Contrairement aux arts de la table occidentaux, où le service est délégué à un personnel autrement exclu de la rencontre, et où la préparation se déroule derrière les murs de la cuisine, dans la cérémonie du thé, la préparation se fait devant les invités, et constitue même l’essentiel de la rencontre, tant axiologiquement, dans la valeur qu’on lui donne, que tout simplement temporellement. La préparation des ustensiles et du thé occupe en effet la majorité du temps d’une séance, avec la mise en place des outils, ladite purification des ustensiles, la préparation du thé, et enfin même le nettoyage et le rangement. La manipulation du bol et la consommation de la boisson ne sont alors que moindre part dans la voie du thé.
12La techno-esthétique de Simondon offre un support conceptuel qui permet de se saisir de ce cas non pas à partir de la chose fabriquée comme objet isolé, autonome, mais à partir de la technicité en tant que système relatif à l’intérieur duquel les objets ne sont que des unités composées au sein d’un ensemble. En ce sens, Simondon écrit :
[…] la dégradation du technique se produit quand l’objet est isolé dans le temps (par cette cassure que sont la fin de fabrication et la chute dans la condition de vénalité) et dans l’espace (par ce détachement qui isole l’objet fabriqué des conditions en lesquelles il pourrait recevoir une perpétuelle régénération le maintenant au niveau de sa pleine signification fonctionnelle) [8].
14Pour Simondon, isoler l’objet au moment où sa production est finie, comme s’il arrêtait, à ce moment-là, de participer à la technique, constitue donc une erreur et une réification de l’art dans ce qui n’est qu’un fragment, voire une trace de ce qu’est la technique. Un des concepts clef de la techno-esthétique, qui permet de penser cette dimension de la technique, est celui de réticulation. Littéralement, est réticulaire ce qui forme un réseau. Le terme est emprunté par Simondon à la chimie, où il désigne la formation de liaisons entre des macromolécules. Ce qui importe dans la reprise de la notion est la nature de cette liaison, que l’on peut qualifier de transversale : elle constitue non seulement des chaînes linéaires entre des éléments, mais elle place ces enchaînements sériels eux-mêmes en relation les uns avec les autres. Cette constitution transversale forme donc, au-delà d’une mise en série, un réseau, ou ensemble réticulaire. Simondon propose ainsi une vision réticulaire de l’art, en dépit de l’autonomie que connaissent les objets techniques, qui doivent être analysés par le biais de leur insertion dans un ensemble plus vaste, et non comme des objets isolés :
La réticulation […] consiste en ce fait que la technicité ne peut être contenue en un seul objet ; un objet n’est technique que s’il opère en relation avec d’autres objets, dans un réseau où il prend la signification d’un point-clef ; en lui-même et comme objet, il ne possède que des caractères virtuels de technicité qui s’actualisent dans le rapport actif à l’ensemble du système [9].
16Une conséquence importante du principe de réticulation est l’impossibilité de dégager une étape particulière d’une opération technique comme étant plus importante qu’une autre. Pour illustrer cette thèse, Simondon se sert de l’exemple du transport, ou encore de la téléphonie, et défend l’idée que la voiture n’existe pas sans la route et inversement, ou que l’appareil téléphonique que l’usager tient entre ses mains, pour être emblématique, n’est en rien plus important que toutes les autres composantes de l’ensemble du réseau de télécommunication. Autrement dit, si l’on cherche à comprendre le déplacement motorisé, ce serait une erreur d’isoler la roue de la voiture comme quintessence du transport sous prétexte que c’est elle qui tourne, et partant, d’en faire la typologie, d’étudier l’histoire des entreprises qui en produisent, et négliger cependant à la fois l’analyse de ce qu’est le moteur, et surtout la conduite comme technicité à part entière, intégrant autant l’objet automobile, que le réseau routier en son entier. Cette conception de la technique oblige à une réorganisation de la hiérarchie et de la manière dont on oriente une analyse portant sur l’art. Pour la cérémonie du thé, il devient dès lors impossible d’accorder au bol à thé une place à part, en dépit du fait qu’il occupe, historiographiquement, et mythiquement, une position emblématique.
Le geste et le vide
17Au regard de ce principe de réticulation, on peut comprendre le geste manipulatoire comme la clé de voûte d’une analyse de l’art par delà les objets et le découpage matériel qui les isole physiquement les uns des autres, et qui les isole aussi de la main et du corps humain qui les mobilise. Le geste lie les éléments entre eux, et les fait aboutir à leurs fonctionnalités relatives. Pour Simondon, tout objet technique est la matérialisation, ou la cristallisation de l’opérativité même du geste. Postuler la réticulation donne ainsi une prise sur le fait technique en dehors de sa possible segmentation en différentes étapes, en différents individus, ou en différents lieux. Il devient dès lors possible de comprendre l’art dans l’indissociabilité du déploiement dans l’espace et du déroulement dans le temps du geste technique. Ainsi, pour la cérémonie du thé, plutôt qu’énumérer chronologiquement les différentes étapes, et décrire le découpage des actions et l’emplacement spatial des ustensiles, une conception de la performance dans l’unité de l’analyse technique qui la régit est préférable, sous l’angle de la continuité qui se déploie en dehors des objets eux-mêmes, par leur manipulation, selon cette organisation réticulaire de traits employés les uns par rapport aux autres.
18Par exemple, le logement influe directement sur l’organisation à la fois spatiale et temporelle de l’utilisation des objets : lorsque la cérémonie se déroule dans un pavillon japonais traditionnel, les objets sont placés à même le tatami, dont les nattes déterminent leur distance entre eux et fournissent non seulement un repère et une mesure communément valables, mais également la possibilité d’exécuter les gestes de manière fluide, sans hésitation en amont, et sans correction en aval [10]. De même, le vêtement dicte, lui aussi, la gestuelle de l’hôte, contraignant la façon de se déplacer, se lever, s’asseoir, se pencher. Les manches d’un kimono tout particulièrement, extrêmement longues et larges, obligent en certains cas à mobiliser tout le bras, en traçant de grands arcs de cercle dans l’air pour une tâche finale infime, comme soulever la petite cuillère en bambou. Simondon utilise une métaphore, qui illustre le caractère réticulaire de la technique par la figure du chef d’orchestre :
Le chef d’orchestre ne peut diriger les musiciens que parce qu’il joue comme eux le morceau exécuté ; il les modère ou les presse, mais est aussi modéré et pressé par eux ; en fait, à travers lui, le groupe des musiciens modère et presse chacun d’eux, il est pour chacun la forme mouvante et actuelle du groupe en train d’exister ; il est l’interprète mutuel de tous par rapport à tous [11].
20Cet exemple de l’orchestre mérite d’être exploité davantage, car s’il existe un climax dans une symphonie, de même qu’il existe des parties de certains instruments qui sont plus remarquables que d’autres, il est toutefois évident qu’aucun instrument de l’orchestre n’est accessoire, et qu’aucun mouvement de la symphonie n’est plus important que les autres. Le moment où se joue la cadence finale n’existerait pas, en tant que clôture, sans l’évolution harmonique préalable qui, précisément, y aboutit. Pareillement, dans la cérémonie du thé, la vitesse avec laquelle l’on prépare les ustensiles, ou le thé lui-même, le nombre de répétitions de certaines actions, le ralenti qui peut se faire la dernière fois que l’on exécute un certain mouvement, déterminent le déroulement et le rythme de la cérémonie comme un ensemble unitaire.
21Corrélativement, une face négative du rôle actif du geste mériterait d’être conçue comme étant tout aussi fondamentale, ce que permet de penser la notion japonaise ma (間), soit l’écart, l’intervalle, autant spatial que temporel, entre deux éléments. Que ce soit le soupir en musique, l’attente au moment où on inflige un déséquilibre à son partenaire au judo, ou la distance entre les ustensiles à thé placés sur le tatami, le fait de conceptualiser cet intervalle et de lui donner un statut permet de comprendre que l’élément catalyseur n’est pas tant le son, la prise, ou le bol, mais bien leur composition respective avec le silence, la détente, ou la distance, au sein d’un ensemble d’unités qui se répondent mutuellement. Dans la cérémonie du thé aussi, les gestes sont maîtrisés rythmiquement, à l’instar d’une composition musicale. L’on donne un rythme, notamment, aux gouttes d’eau tombant dans le récipient à la fin d’une préparation, en augmentant progressivement, avant la dernière, l’intervalle entre la tombée de chaque goutte. On donne également un rythme aux gestes eux-mêmes : en fin de cérémonie, la fine cuillère en bambou recourbé est lavée, puis essuyée trois fois : la première fois, le geste ralentit, la deuxième fois il s’exécute plus fluidement et rapidement, et enfin ralentit de nouveau pour la troisième et dernière fois [12].
22La Glass Tea House Mondrian de Sugimoto Hiroshi, de par sa transparence et son dépouillement, semble tout particulièrement souligner le rôle important que joue le vide dans une séance de thé, car il réduit le plein à sa structure géométrique la plus élémentaire, en même temps qu’il lui ôte son caractère opaque habituel. L’espace intérieur devient ainsi perceptible depuis l’extérieur, en même temps que la frontière entre les deux semble perdre son sens. Lors d’une conférence donnée à l’Architectural League of New York [13], Sugimoto compare un des murs intérieurs du pavillon de thé de Sen no Rikyu à un tableau de Mondrian. La ressemblance formelle est effectivement évidente, qui témoigne, pour Sugimoto, d’une communauté de recherche de l’abstraction entre Sen no Rikyu et Mondrian. Mais la comparaison ne devrait pas se résumer à la composition des surfaces ou d’éléments pérennes, et mériterait d’être poussée jusque dans le champ des gestes.
23Dans la cérémonie du thé, on constate d’abord que l’enchaînement des manipulations ne change jamais. En d’autres mots, à l’intérieur d’un code, toutes les séances de thé sont construites sur la même trame, qui peut ne pas tenir compte des particularités qui diffèrent d’un cas à l’autre. Cela explique l’exécution systématique de manipulations qui s’effectuent même dans l’absence des objets auxquels elles correspondent. Par exemple, certaines manipulations peuvent être accompagnées d’un geste de l’autre main, afin de retenir la manche du kimono et d’éviter ainsi qu’elle ne renverse un objet. Toutefois, le geste est exécuté à l’identique aussi lorsque le maître de thé ne porte pas un kimono, ni un autre vêtement comportant une manche semblable. De même, il existe un geste destiné à sécher le bord des récipients, qui enlèverait une goutte d’eau restante, et que l’on effectue, là aussi, indifféremment de la présence, ou non, de la goutte d’eau. Enfin, ce qu’on appelle la purification des ustensiles consiste aussi en un nettoyage simulé, qui vise notamment à dépoussiérer des surfaces impeccablement propres, car toujours nettoyées au préalable. Ces gestes s’expliquent par leur place dans le rythme et la structure générale de l’ensemble, et leur raison d’être répond à la mise en forme de ce qu’est la cérémonie du thé comme une unité globalisante. Par conséquent, les particularités dues au hasard n’ont pas à être prises en compte, car ce qui importe est la production de la totalité de l’ensemble, même dans l’absence de certaines parties. Ces gestes ne correspondent à rien de présent, mais leur raison d’être est d’accomplir l’unité de l’ensemble en matérialisant la totalité des rapports qui le constituent.
24Dans son essai intitulé Le Néo-plasticisme, Principe général de l’équivalence plastique [14], Mondrian expose ses idées sur le but de l’art, qui, pour lui, ne saurait être autrement que non-figuratif. L’objectif de l’art, pour Mondrian, est d’évacuer l’individuel et l’histoire, le soi et le conflit de forces qui essaient de prendre le dessus les unes sur les autres. La Première Guerre mondiale, en réaction à laquelle Mondrian écrit ce texte ancré dans ses convictions pacifistes, fournit, pour lui, l’exemple le plus vif d’un atroce accomplissement des egos démesurés et d’individualités conflictuelles. L’art doit donc s’abstraire du monde, et proposer un nouvel ordre, universel, où l’ensemble l’emporte sur l’unité, dans ce qu’il appelle l’équivalence des rapports :
[…] le rôle de tout art consiste à détruire l’équilibre statique en le remplaçant par un équilibre dynamique. L’art non figuratif exige que l’on s’attache à la destruction de la forme spécifique et à la construction d’un rythme de relations mutuelles, de formes ou de lignes libres [15].
26Mondrian considère ainsi, dans une veine hégélienne, que l’état de déséquilibre du monde, dû au particulier et à l’individuel, doit être compensé. Telle est la visée de la nouvelle plastique, qui n’est que la composition des rapports entre les formes, et non la reproduction de leur apparence naturelle, révélant, par là, « la réalité la plus approfondie ».
27Le positionnement à la fois non-violent et visant plus généralement l’équilibre des parties n’est pas sans rappeler les philosophies bouddhiste et taoïste. Okakura Kakuzô, dans le Livre du thé, rappelle quelques principes du taoïsme, expliquant à la fois le rôle de la relationnalité et l’importance du vide à l’intérieur de cette relation :
Pour bien jouer notre rôle (dans la vie, dans le monde), nous devons connaître l’ensemble de la pièce ; et, dans le même temps, la conception de la totalité ne doit jamais se perdre dans celle de l’individualité. Lao-tseu illustre ce point par sa célèbre métaphore du vide. Ce n’est qu’au sein du vide que demeure l’essentiel. La réalité d’une chambre, par exemple, se découvre dans l’espace vide défini par les murs et le plafond, non dans les murs et le plafond eux-mêmes. L’utilité de la cruche réside dans son espace vide, capable de contenir de l’eau, non dans sa forme ou sa matière [16].
29Okakura évoque ces principes en tant qu’ils régissent la voie du thé. En effet, les convives et l’officiant d’une séance de thé laissent derrière eux tout signe distinctif de leur rang ou statut social : les armes notamment, en tant qu’attributs de la classe des samouraïs étaient auparavant interdites à l’intérieur de la pièce de thé. Après la traversée du jardin, dont le chemin est conçu pour apaiser l’esprit, en d’autres termes pour redresser l’équilibre des pensées en faisant taire les préoccupations du quotidien qui déséquilibreraient l’état de l’être ensemble, l’entrée dans le pavillon se fait par une ouverture de petites dimensions qui oblige ainsi à adopter une posture humble en s’inclinant pour passer ce seuil. En cela, la cérémonie du thé est non seulement un art du geste, mais également un art de la relation, et tout particulièrement de la relation non-violente, où le silence est quantitativement plus important que la parole, et laisse le temps au regard, à l’écoute, et bien sûr à la dégustation. Cette codification de l’enseignement et de la pratique de la voie du thé apparaît alors comme un gage de neutralité, qualité incontournable pour l’obtention de l’ensemble parfaitement équilibré que doit constituer une séance de thé. Il apparaît alors que même si le néo-plasticisme peut apporter un autre point de vue sur la cérémonie du thé, voire entériner son inscription parmi les arts, même en Occident, force est de constater que le Japon, et la voie du thé en particulier, n’ont pas attendu les premières toiles non-figuratives et le mouvement De Stijl pour produire, artistiquement, de l’abstraction.
30En tant qu’art du geste, la cérémonie du thé est un exemple démonstratif du problème plus large de l’existence d’un objet réel, pérenne et isolé, comme critère d’une définition de l’œuvre d’art. L’enjeu de cette étude de cas et de la mobilisation du concept de réticulation était de remettre en question cette démarche chosifiante, qui concerne au premier chef les arts plastiques. Okakura dit de la chambre de thé qu’elle est « une structure éphémère construite à seule fin d’abriter une impulsion poétique [17] ». La même chose pourrait valoir pour l’atelier d’artiste.
Notes
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[1]
Cette question a fait l’objet de plusieurs études, dont celle de Tim Cross, The Ideologies of Japanese Tea. Subjectivity, Transience and National Identity, Folkestone, Global Oriental, 2009.
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[2]
Okakura Kakuzô, Le Livre du thé (1906), Arles, Éditions Philippe Picquier, 2006.
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[3]
« Cérémonie du thé » est la traduction courante de chado, dénomination formée des caractères 茶 (cha), le thé, et 道 (do), la voie. Ce dernier, équivalent japonais du dào, ou tao chinois, est communément employé pour désigner les arts traditionnels du Japon. On le retrouve par exemple dans 武道 (budô), improprement traduit par « arts martiaux », ou encore dans 書道 (shodô) traduit par le terme de calligraphie.
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[4]
Franck Armand, La Cérémonie du thé. Un art de la relation, Paris, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2010, p. 53.
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[5]
Maria Roman Navarro, « Japanese Tea Ceramics : Traditional Ceramics ? », Traditional Japanese Arts and Crafts in the 21st Century : Reconsidering the Future from an International Perspective. International symposium 8-12 November 2005, Kyoto, International Research Center for Japanese Studies, 2005, p. 272-276.
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[6]
Sur le pouvoir des grandes écoles de thé, au premier chef celle d’Urasenke, et sur le financement et l’ouverture qu’elles accordent aux études portant sur la cérémonie du thé, voir Kristin Surak, Making Tea, Making Japan. Cultural Nationalism in Practice, Stanford, Stanford University Press, 2013, p. 12.
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[7]
La céramique raku a fait l’objet de plusieurs publications, dont l’étude de Morgan Pitelka, Handmade Culture : Raku Potters, Patrons and Tea Practitioners in Japan, Honolulu, University of Hawaii Press, 2005.
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[8]
Gilbert Simondon, « Psycho-sociologie de la technicité », in Sur la technique, Paris, Puf, 2014, p. 83.
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[9]
Ibidem, p. 76.
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[10]
Kristin Surak, Making Tea, Making Japan. Cultural Nationalism in Practice, op. cit., p. 42.
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[11]
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), Paris, Aubier, 2012, p. 12.
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[12]
Kristin Surak, op. cit., p. 49.
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[13]
Conférence donnée le 30 octobre 2018 par Sugimoto Hiroshi à l’Architectural League of New York.
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[14]
Piet Mondrian, Le Néo-plasticisme. Principe général de l’équivalence plastique, Paris, Éditions de l’Effort Moderne, 1920, p. 12.
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[15]
Piet Mondrian, « Plastic Art and Pure Plastic Art (Figurative Art and Non-Figurative Art) », in Ben Nicholson, Naum Gabo, Leslie Martin (dir.), Circle, London, Faber & Faber, 1937 ; trad. fr. A. Bonnemain, « L’Art plastique et l’art plastique pur (L’art figuratif et l’art non figuratif) », in Piet Mondrian. De la figuration à l’abstraction, catalogue d’exposition, Saint-Paul, Fondation Maeght, 1985.
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[16]
Okakura Kakuzô, Le Livre du thé, op. cit., p. 65.
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[17]
Ibidem, p. 74.