1L’ornement a largement disparu du monde contemporain, et plus encore du panthéon de ses valeurs. Un titre célèbre d’Adolf Loos en faisait un crime (L’Ornement est un crime, 1908), et Le Corbusier voyait dans les objets décoratifs des « défroques rongées de mites » encombrantes, ridicules et malhonnêtes (L’Art décoratif aujourd’hui, 1925). Par plusieurs aspects, l’ornement contredit l’idée moderne d’art : il est accessoire, alors que l’œuvre d’art se veut nécessaire ; il a une fonction, alors qu’elle n’est subordonnée à aucune ; il est destiné à autre chose que lui alors qu’elle est à elle-même sa propre fin ; il vise le beau alors que celui-ci a cessé d’être la valeur suprême de l’art. Les adjectifs présents dans les expressions d’« art décoratifs », d’« arts appliqués », et d’« arts industriels », soulignent chacun un point particulier de cet écart : « décoratif » renvoie à l’idée d’embellissement, « appliqué » exprime le caractère additif de l’ornement, « industriel » fait signe vers des procédés de production qui ne sont pas ceux que la modernité a pensés sous la catégorie de création artistique. Toutes ces dénominations font signe vers l’art et en même temps s’en distinguent.
2Mais que penser de cette opposition ? L’art n’a-t-il pas d’abord été ornement, comme l’avait montré Gottfried Semper ? L’ornement est, par nature, subordonné à ce qu’il orne. Mais est-ce que cette occasionnalité signifie pour autant qu’il est insignifiant et négligeable ? L’ornement n’a pas de nécessité en soi, mais est-il pour autant superflu et dispensable ? Pour le croire, il faut penser que la chose ornée est auto-suffisante, et que l’ornement est une parure gratuite et indifférente. Il en va autrement s’il existe entre les deux une affinité mutuelle, une convenance, qui transforme la nature des deux termes : alors l’ornement qui met en valeur, loin d’être négligeable, confère un surcroît d’être à la chose qui mérite d’être ornée, et cette dernière acquiert par cet embellissement une sorte d’accomplissement et de puissance accrue.
3L’architecture montre que la séparation entre « œuvre d’art véritable » et « simple décoration » n’est pas si simple à faire. Art total auquel contribue une multitude d’arts et d’artisanats (pensons aux cathédrales médiévales et à l’ensemble des corps de métier réunis : tailleurs de pierre, menuisiers, sculpteurs, orfèvres, vitraillistes…), elle lie ergon et parergon dans une totalité indivisible. Pour l’architecte de la Renaissance ou du baroque, l’ornement n’était pas un élément superfétatoire. Bien qu’il soit justement tenu pour le père des fonctionnalismes modernes, Viollet-le-Duc accordait une grande importance au décor des bâtiments et conçut lui-même les décors peints et lambrissés du château de Pierrefonds, les vitraux de la chapelle de Dreux ou le maître autel de la cathédrale de Clermont-Ferrand. C’est à partir de ses réflexions sur l’architecture, que Ruskin voulut non pas tant ennoblir le canton limité et mal vu de la production artistique qu’étaient les arts décoratifs, que faire de l’art tout entier un art décoratif (« il ne serait pas illégitime de voir […] dans l’art portatif une marque de dégradation » (« La manufacture moderne et le dessin », 1859).
4Ce numéro de la Nouvelle Revue d’esthétique entend réfléchir sur la nature, la place et la signification de l’ornement dans le champ des arts. Les contributions réunies se déclinent selon quatre axes.
5Le premier concerne l’apparition des catégories d’arts décoratifs, d’arts appliqués, et d’arts industriels, les étapes de leur constitution, ainsi que leur inscription institutionnelle. Noémie Boeglin propose un focus sur le cas d’un matériau particulier de l’esthétique industrielle : la fonte ornementale, qui, au cours du xixe siècle, connut un cycle de succès et de disgrâces (« Art industriel et art décoratif : Faveurs et déshonneurs de la fonte ornementale au xixe siècle »), et Rossella Froissart montre la complexité de la position de Paul Souriau sur l’esthétique industrielle, l’ornement et le rapport du beau et de l’utile (« Paul Souriau à l’école d’Émile Gallé : l’ornement entre rêverie et utilité »). Quant à Alexandre Bies, il montre, à travers la reprise par Oscar Wilde des thèses de John Ruskin et de William Morris sur l’ornement et la décoration, comment ces derniers peuvent concerner non seulement l’esthétique mais aussi la pensée sociale et politique.
6Le deuxième axe de ce dossier envisage les Arts décoratifs face aux avant-gardes de la modernité et étudie les rapports complexes que les arts plastiques (pensons aux œuvres de Kandinsky, Puvis de Chavannes, Lothe, Bazaine, etc.) ont entretenu avec l’ornement, entre opposition ouverte et filiation inavouée ou revendiquée. Si l’autotélie réclamée par la peinture semble la tenir à l’écart des arts décoratifs, nécessairement ancillaires, des liens inattendus les réunissent dans la peinture française de la fin du xixe siècle. Brice Ameille montre comment les éléments des arts décoratifs en plein essor, et notamment le papier peint, ont une présence insistante dans l’œuvre peinte de Gaugin, des Nabis, et de Vuillard, œuvres dans lesquelles ils acquièrent le statut de véritable sujet de la toile (« Quand l’ornement devient sujet, le papier peint dans quelques tableaux de l’avant-garde de la fin du xixe siècle »). Cet intérêt pour le décoratif qui se retrouve dans la peinture impressionniste fait également l’objet d’une élaboration théorique chez le peintre Renoir, dont Marine Kisiel fait ici l’étude (« Renoir théoricien : le tableau comme ornement et son rapport au mur »), et chez le critique musical Jean d’Udine (pseudonyme de Albert Cozanet – 1870-1938) dont les thèses sont exposées par Marion Sergent (« L’ornement dans les essais de Jean d’Udine »).
7Un troisième axe s’intéresse à la manière dont se pose, dans le champ particulier de l’architecture, la question du lien entre art et décoration. Catherine Titeux analyse la manière dont les théoriciens classiques de l’architecture (Philibert de l’Orme, André Félibien, François Blondel ou Jacques-François Blondel) ont catégorisé les ornements bien au delà des ornements majeurs (devenus les ordres), en retenant d’autres formes nettement moins conventionnelles, ce qui complexifie l’image traditionnelle de l’art classique (« Enrichissements, ornements extraordinaires, difformes et symboliques : de quelques catégories de la tradition classique »).Quant à Elisabetta Di Stefano, elle montre la dimension indissolublement éthique et esthétique de la question de l’ornement architectural à travers l’étude de trois moments théoriques : les thèses d’Alberti sur l’harmonie, celles de l’École de Chicago relativement à la question des rapports de la forme et de la fonction, et la critique de l’ornement par Loos (« La convenance de l’ornement : une question éthique ? »)
8Enfin, un quatrième axe aborde la question des catégorisations extra-occidentales. Alexandre Melay étudie l’importance du motif dans l’esthétique japonaise, ses liens avec le Shintoïsme et le Bouddhisme, et sa permanence depuis la plus haute antiquité jusqu’aux réalisation architecturales du xxie siècle (« Entre abstraction, multiplicité et matérialité dans l’esthétique japonaise »).