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Article de revue

L’ontologie sociale du patrimoine : Lascaux et le problème du temps

Pages 51 à 60

Notes

  • [1]
    ICOM-CC : Terminologie de la conservationrestauration du patrimoine culturel matériel, Résolution adoptée à la XVe Conférence triennale, New Delhi, 22-26 septembre 2008.
  • [2]
    Étienne Gilson, Peinture et Réalité, Paris, Vrin, 1972, p. 99-108.
  • [3]
    Jiri Benovsky, Le Puzzle philosophique, Paris, Itaque, 2010, p. 73-88.
  • [4]
    Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse (1903), Paris, Seuil, 1984.
  • [5]
    Cesare Brandi, Théorie de la restauration (1963), Paris, INP-Monum, 2000.
  • [6]
    François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
  • [7]
    Henri-Pierre Jeudy, La Machinerie patrimoniale, Paris, Sens & Tonka, 2001.
  • [8]
    Jean Davallon, Le Don du patrimoine, Paris, Lavoisier, 2006.
  • [9]
    Jean Pierre Babelon, André Chastel, La Notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994.
  • [10]
    Jean-Paul Jouary, Le Futur antérieur. L’art moderne face à l’art des cavernes, Issy-les-Moulineaux, Beaux-arts, 2017.
  • [11]
    Filipe Drapeau Contim, Qu’est-ce que l’identité ?, Paris, Vrin, 2010.
  • [12]
    André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, II, Paris, Albin Michel, 1964, p. 58-60.
  • [13]
    Pedro Lima., Philippe Psaïla, Guy Perazi, Les Métamorphoses de Lascaux. L’atelier des artistes, de la préhistoire à nos jours, Montélimar, Synops, 2012.
  • [14]
    Geneviève Pinçon, Jean-Marc Geneste (dir.), Art rupestre : la 3D un outil de médiation du réel invisible ?, In Situ, revue des patrimoines, n° 13, août 2010.
  • [15]
    Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1946.
  • [16]
    Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, IV, Paris, Puf, 2009.
  • [17]
    Bruno Latour, Adam Lowe, « La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés », History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, 2011, n° 17, p. 173-191.
  • [18]
    Jacques Derrida, Spectre de Marx, Paris, Galilée, 1993.
  • [19]
    Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, I, Paris, La découverte, 2009.
  • [20]
    Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
  • [21]
    Pierre Livet, Frédéric Nef, Les Êtres sociaux. Processus et virtualités, Paris, Hermann, 2009.

1 L’institution patrimoniale a pour mission de conserver les biens culturels et de garantir leur accessibilité, puis leur transmission aux générations à venir [1]. Y est-elle parvenue à Lascaux ? Si l’on considère que la grotte inscrite sur la liste du patrimoine mondial n’est plus accessible depuis 1963, il semble que non. Si l’on pense qu’elle a stabilisé son état et qu’il profite encore à l’économie de la région, il semble que oui. La question de savoir si l’institution a accompli sa mission a donc deux réponses possibles, selon qu’on juge de l’objet ou des activités associées. Celles, économiques et touristiques, attachées à l’original ont pu en effet être transférées sur sa copie, sans que le public s’en plaigne. Ce transfert d’activité a-t-il fait migrer l’aura de l’œuvre vers son fac-similé ? Lascaux continue de rayonner tandis que ses copies se multiplient. Comment expliquer ce curieux phénomène ? Quelle ontologie invoquer : une ontologie classique et substantialiste, applicable aux objets matériels ? Ou une ontologie sociale, pragmatique et processuelle, axée sur les activités humaines ? Comment modéliser leur rapport s’il faut les unir et quelle place donner au temps dans cette ontologie : le teindra-t-on pour un simple accident, dégradant des objets endurants [2], ou pour l’être d’entités qui perdurent, mais dont nous ne percevons qu’une tranche temporelle [3] ? Après avoir rappelé l’histoire du site, on montre qu’une ontologie sociale des processus peut couvrir tout le champ du patrimoine et résoudre le différend des spécialistes sur la question du temps, autant que le mystère de la migration de l’aura des œuvres. Quel esprit, fantôme ou alien, abrite aujourd’hui les facsimilés de Lascaux ?

L’objet temporel

2 Quel culte vouons-nous aujourd’hui au patrimoine et faut-il le mettre à jour ? La vulgate répète en effet, depuis A. Riegl [4] et C. Brandi [5], que les œuvres ont une double historicité, la première marquée par l’époque de leur création, la seconde par celle de leur transmission puis de leur conservation censée mettre un terme à leur devenir. Mais le cas de Lascaux montre que le rapport des œuvres au temps est bien plus complexe et qu’on aurait tort de croire qu’il est linéaire ou chronologique, sans épaisseur ni récursivité. La patrimonialisation de la grotte n’a pas mis un terme à son devenir : elle l’a plutôt fait basculer dans une nouvelle ère, où le nom de Lascaux ne désigne plus un objet, mais un cycle autant qu’un réseau. Rappelons en effet que ses numéros de série I/II/III/IV correspondent à ses apparitions successives : depuis celle de la grotte en – 18 600, à sa redécouverte en 1940 baptisé « Lascaux 1 », puis à l’inauguration de ses fac-similés en 1983, 2008 et 2016, appelés « Lascaux 2 », « 3 » et « 4 ». Le fait que ces appellations ne désignent pas le même type d’objet pose la question de leur mode d’existence dans le temps et rend la grotte ontologiquement intéressante. « Lascaux » et « Lascaux 1 » désignent une période pour l’un et un événement passé pour l’autre, tandis que « Lascaux 2 », « 3 » et « 4 » désignent des objets existant actuellement, en cours de restauration ou exposés de façon soit temporaire, soit pérenne. On peut donc s’interroger sur leurs natures respectives et le système qu’ils forment. S’agit-il d’objets ayant une existence continue dans le temps, c’est-à-dire « endurants » ? Ou de séquences temporelles constituant chacune un être, c’est-à-dire de « perdurants » ? Ou bien encore d’objets intermittents, qui existent de façon discontinue dans le temps ? Il existe des programmes de préservation pour ces différents types de patrimoines. Mais leurs conceptions des objets ne sont pas forcément compatibles et on peut se demander lequel convient le mieux à Lascaux.

L’endurantisme, entre histoire et présent

3 La plupart des théories de la conservation postulent que les objets existent dans le temps, à chaque instant, bien qu’ils puissent changer. Constatant qu’ils peuvent être dégradés ou altérés, elles donnent à leurs héritiers la mission de les conserver, c’est-à-dire de garantir leur intégrité physique, historique et esthétique, en raison de leur intérêt. Les programmes qui admettent ces présupposés sont « tridimensionnalistes », au sens où ils postulent que les objets ont trois dimensions et traversent le temps, considéré comme une dimension indépendante. Le temps est selon eux la cause des accidents, non la substance des objets, qui doivent résister à ses assauts, c’est-à-dire être endurants. Cette métaphysique implicite est le noyau dur de tous les programmes de recherche sur la conservation du patrimoine culturel matériel (PCM). Elle paraît convenir à Lascaux. La conservation de ses peintures jusqu’en 1963 témoigne de leur endurance et leur rapide dégradation justifie qu’on les soustrait à l’activité l’humaine. On peut dans ces conditions considérer la grotte comme un objet tridimensionnel endurant.

4 Mais le tridimensionnalisme admet au moins trois versions en conservation-restauration, selon le rapport que l’on établit entre les trois parties du temps. Si tous les programmes admettent que le temps se divise en passé, présent et futur, l’historicisme tient le passé pour une totalité close à étudier objectivement, distincte du présent et de l’avenir qui demeurent ouverts. L’histoire, considérée comme une science, impose cette rupture qui est un gage d’impartialité et qui différencie l’historien de l’acteur impliqué dans l’action, à la fois juge et partie. Auteur et non acteur d’un récit, son travail consiste à établir des faits passés et à critiquer des sources, écrites ou non, en distinguant l’authentique de l’apocryphe. Le programme des préhistoriens de Lascaux est « historiciste », au sens où l’époque solutréo-magdalénienne qu’ils étudient est manifestement close, séparée de la nôtre, et l’on peut en dire autant de celui des conservateurs de la grotte qui l’ont refermée, faute de pouvoir la réenfouir comme le font les archéologues. Hérité du xix e siècle, l’historicisme semble encore aujourd’hui convenir au site. Mais un autre régime d’historicité, qui rompt avec la conception linéaire et tripartie du temps de celui-ci, lui convient tout autant, sinon mieux. Tandis que l’historicisme pense que le passé est clos et que le présent s’ouvre sur l’avenir, le « présentisme » postule à l’inverse que l’avenir est clos et que la seule issue du présent est de s’ouvrir sur le passé [6]. Nos sociétés industrialisées consomment les ressources naturelles plus vite qu’elles ne se renouvellent et leur modèle de développement semble les condamner à l’épuisement dans un temps relativement proche. Convertis au paradigme de la durabilité et conscientes des effets de l’activité humaine sur la biosphère, leur priorité consiste à transmettre aux générations futures les ressources héritées du passé, en faisant de la conservation de ce capital un avenir indépassable [7]. La fermeture de la grotte de Lascaux à l’ère de l’anthropocène est en ce sens à mettre au crédit du présentisme, qui n’offre pas d’autre solution que le repli sur soi. C’est l’activité humaine et la pollution qui ont déréglé son climat et menacent encore aujourd’hui ses peintures.

5 Mais la patrimonialisation du site a aussi institué un autre rapport au temps, très différent des deux précédents. Le récit patrimonial s’écrit sur le mode du futur antérieur : si l’histoire sépare le passé du reste du temps, tandis que le présentisme se détourne de l’avenir, le patrimoine retient en revanche du passé ce qui légitime un projet pour l’avenir. En procédant rétrospectivement, il inverse le rapport entre les trois parties du temps et de filiation qui existe naturellement entre les générations. Le passé s’écrit suivant l’avenir et en devient le sous-produit. Ce ne sont plus les descendants qui héritent des ascendants dans ce troisième régime d’historicité, mais à l’inverse les parents qui héritent de leurs enfants [8]. Nos sociétés s’approprient les dons du passé en les requalifiant [9]. Pour les conserver, elles leur attribuent non seulement une nouvelle fonction, qui répond à leur besoin, mais en projettent aussi l’image dans le passé pour justifier leur appropriation. Les donateurs héritent des légataires, dans ce régime d’historicité où l’avenir produit le passé. La façon dont le Centre international de l’Art pariétal raconte à Montignac l’histoire de Lascaux témoigne de l’attachement de ses concepteurs à ce type de récit [10].

Le perdurantisme, entre processus et information

6 Tous les programmes de recherche sur le patrimoine ne sont pas tridimensionnalistes. Bien au contraire : ceux qui ont pour objet le patrimoine culturel immatériel (PCI) sont au contraire perdurantistes et d’inspiration quadridimensionnalistes. Les rites, les traditions ou les savoir-faire bénéficient depuis 2003 d’un régime de protection spécifique, qui étend aux processus le domaine d’application du concept et pas seulement aux produits. À la différence des objets qui ont des parties physiques et qui existent à chaque instant, les actions ont des parties temporelles, appelées moments, mais pas de parties physiques [11]. Le « quadridimensonnalisme » substitue pour cette raison au schème métaphysique substance/accident la distinction du tout et de la partie. Il n’indexe pas les accidents au temps pour sauver les substances qui l’endurent, mais identifie plutôt les individus à la somme des parties temporelles où ils perdurent. Cette ontologie convient au PCI, qui ne se conserve pas comme le PCM, mais se sauvegarde et se recrée au fil du temps tout en demeurant le même. Elle peut aussi s’appliquer à Lascaux, puisque « Lascaux » et « Lascaux 1 » désignent respectivement une époque et un moment.

7 Mais cette approche de la réalité admet comme la précédente plusieurs versions, suivant le rapport que l’on établit entre les produits et les processus. Les programmes de recherche en archéologie expérimentale supposent par exemple que les objets existent indépendamment des processus de production et que l’on peut reconstituer ces derniers par abduction en étudiant leurs produits [12]. Les processus se définissent comme des systèmes finalisés de tâches interconnectées qui changent l’état d’un objet donné. Ils sont toujours ancrés sur une structure physique et peuvent être structurés de différentes façons, mobiliser dans le temps de multiples ressources ou acteurs, humains ou non. Dans ce programme, l’homme est cependant supposé conserver la maîtrise des processus et utiliser à ses fins des instruments ou des machines. Mais celles-ci ne remettent pas en cause sa position centrale dans le réseau des moyens. Il a fallu retrouver les savoir-faire des premiers peintres de la grotte pour fabriquer ses trois fac-similés et remonter pour cela du produit aux processus, du matériel à l’immatériel [13]. La fabrication du premier et du dernier d’entre eux oblige cependant à distinguer deux façons d’exécuter ces processus. Les outils numériques que les constructeurs utilisent aujourd’hui n’existent ni en dehors de l’exécution des processus informatiques qui les produisent ni indépendamment d’un système de lecture donné. En deçà des activités humaines, leur sauvegarde dépend d’un rhizome de machines interconnectées qui exécutent automatiquement ces processus et commandent leurs mises à jour. Ni autographes ni allographes, ces programmes informatiques sont emulables et instaurent suivant différents protocoles leurs objets, au lieu de les instancier simplement, faute de modèle archétypal. Distinct de l’artisanat, par le mode d’existence de ses objets et la place de l’homme dans ses réseaux, l’informatique a aussi conquis Lascaux : la grotte a été numérisée, sinon dématérialisée, et son modèle 3D a guidé la fabrication de ses deux derniers fac-similés [14]. Le Centre de Montignac se présente lui-même comme un objet connecté où le visiteur, équipé de prothèses numériques, peut interagir avec des machines qui augmentent la réalité et le relient à une communauté virtuelle.

8 L’endurance de la grotte interdit cependant de la réduire à l’un de ces processus, qu’il s’agisse des savoir-faire qui l’ont produite ou des programmes informatiques qui la restituent. Une seule échelle de temps ne suffit pas à la mesurer, comme les deux précédentes approches le supposent. Elle en implique plusieurs aux unités incommensurables. Aux longues durées géologiques, qui se comptent en millions d’années, s’ajoutent la moyenne durée des cycles d’une génération et la courte durée de l’histoire évènementielle où chaque jour compte [15]. Le temps de la nature anthropisée n’est ni linaire ni compliqué, mais stratifié, hétérogène et complexe : les hommes modifient l’environnement par leur activité et celui-ci les oblige en retour à modifier leurs projets en boucle. Comme les paysages, le site de Lascaux est un objet temporel dont les échelles de temps sont incommensurables. Ses tranches réticulent des processus, naturels ou culturels, réductibles ou émergents, qui opèrent à des niveaux différents, du microscopique à l’immense. La lente formation de la grotte, ses phases d’anthropisation et la rapide détérioration de ses peintures témoignent de la coexistence de temporalités variables.

Le fait social

9 Six ontologies au moins peuvent s’appliquer au cycle de Lascaux et former le noyau métaphysique implicite d’un bon nombre de programmes de recherche scientifique. La grotte surexiste plus qu’elle subsiste [16] : elle existe donc de multiples façons et met le temps hors de ses gonds. Mais quelle ontologie choisir, si toutes ne sont pas compatibles ? La meilleure sera sans doute celle qui expliquera l’intérêt que nous portons à ce bien et la migration de son aura vers ses fac-similés. On peut renoncer à en faire un outil normatif – capable d’identifier un objet par une caractéristique nécessaire et suffisante, d’exclure de sa catégorie ceux qui ne la possèdent pas et de prescrire des règles. Mais rien n’empêche d’en proposer une version descriptive, permettant de modéliser la reconfiguration de classes aux frontières floues, de suivre nos usages et d’en tirer de nouveaux concepts sans leur appliquer des notions préfabriquées. Lascaux permet au moins de s’y essayer. Son cas diffère de celui du fac-similé des Noces de Cana, qui fit dire à B. Latour [17] que l’aura de l’œuvre originale de Véronèse, conservée du Louvre, avait migré avec sa copie installée sur son lieu d’origine, l’île San Giorgio Maggiore à Venise. Les touristes de Montignac ne peuvent en effet comparer l’original et la copie, pour juger de sa valeur, contrairement à ceux qui arrivent en Italie depuis Paris : enfermés dans le fac-similé, ils peuvent seulement croire et s’émouvoir. Comment expliquer alors un tel succès ? Au-delà de l’illusion, de la performance technique et du rendu esthétique, une même idée est à l’œuvre : à défaut de l’original, les deux copies proposent aux visiteurs un retour à l’origine pour compenser sa perte et croire encore à l’éternité. Qu’est-ce en effet qu’un facsimilé et comment fabrique-t-il des croyances ? L’original les hante-t-il encore ?

L’esprit du patrimoine : simulacres, spectre et fétiches

10 Disons pour commencer, avec Platon, qu’un fac-similé est un simulacre : un fantôme plus précisément. Il distingue comme on le sait deux types d’imitations : les idoles, techniquement parfaites mais épistémiquement trompeuses qui se font passer pour l’original, et les icônes imparfaites mais bonnes qui se donnent pour ce qu’elles sont : de simples imitations qui renvoient à leur modèle comme des signes. Toutes les copies de Lascaux sont des fac-similés qui ne reproduisent pas la matière originale, mais son apparence, et nous donnent l’illusion de sa présence en produisant un effet analogue au sien. Ce sont des simulacres, des copies de copies impressionnantes et émouvantes – des fantômes, sinon des fantasmes. Ces fac-similés ne montrent pas l’état présent de la grotte – actuellement colonisée par la Chorella vulgaris et le Fusarim solani – mais un autre, supposé être celui de Lascaux 1, qui n’est plus et que l’on a reconstitué numériquement. Lascaux 4 satisfait indirectement notre désir frustré de voir l’original. Mais le dispositif fonctionne surtout parce qu’il est hanté par le spectre des générations à venir, au sens que J. Derrida donne à ce terme [18]. Distinctes des disparus qui hantent un site par le passé, les spectres le hantent par l’avenir, à l’instar des revenants dont on craint moins la présence que le futur retour. Depuis l’avenir, loin du passé, ils nous observent comme les générations futures, en bénéficiant non seulement d’un effet de visière, qui nous empêche de voir ce qui nous regarde, mais aussi de heaume, parce qu’ils nous imposent des devoirs en qualité de requérants, lointains, hors d’atteinte, à l’abri de l’armure du temps. Le spectre fait autorité, comme dans Hamlet : il apparaît pour demander à l’avenir de réparer une injustice faite dans le passé et donne à celui qui le voit le choix de prendre sur lui une faute ou d’accepter la mission de la réparer. Le quatrième fac-similé de Lascaux fonctionne parce qu’il est hanté par le spectre des générations à venir : il justifie son existence, tout en donnant aux visiteurs le sentiment de réparer le tort passé.

11 Intégré au Centre de Montignac, il produit une croyance en plus d’une émotion. Lascaux 4 est aussi bien un « faitiche », au sens que B. Latour donne à ce terme. Rappelons qu’il inventa ce mot-valise pour critiquer notre croyance en l’autonomie des sciences [19]. Les modernes ont prétendu distinguer la connaissance scientifique et le culte fétichiste en plaçant la première du côté de la nature – des faits, des lois objectives et nécessaires – et la seconde du côté de la culture – des rites, des croyances subjectives et particulières – mais ont reproduit en réalité du côté des sciences le système de relations entre agents qu’ils critiquaient. Substituant leurs idoles aux anciennes, ils ont attribué, selon B. Latour, à la nature les forces que les fétichistes attribuaient aux artéfacts, en les autonomisant tout autant qu’eux et en dissimulant le travail des réseaux qui les construisirent, pour mieux affirmer leur maîtrise. Le sociologue les traite pour cette raison à égalité, symétriquement, comme deux croyances unies par un même schéma de maîtrise et appelle « faitiche » tout objet qui établit cette égalité, en déplaçant la frontière entre science et croyance. Or il semble que le Centre de Montignac fabrique bien une croyance particulière. Distincte de la science, c’est finalement celle en « l’esprit » de l’humanité, au sens que J.-F. Lyotard donne à ce terme [20]. Si la modernité s’est caractérisée par la prolifération des récits légitimant qui donnent un sens à l’histoire, la postmodernité qui lui a succédé semble avoir renoncé à unifier la multiplicité des événements passés en les faisant tous concourir vers une fin ultime. En affirmant leur hétérogénéité, leur discordance plutôt que leur concordance, elle a enterré le concept de fin de l’histoire après la décolonisation en même temps que celui d’esprit, comme sens du grand récit légitimant. Or c’est justement cet esprit-là que Lascaux met à l’abri, en le déplaçant de l’avenir vers le passé, comme mythe d’une origine commune. La muséographie du Centre de Montignac mesure la distance qui sépare le fétichisme des premiers sapiens et la science de leurs héritiers, tout en établissant entre eux une continuité qui donne un sens à l’histoire et à l’idée de progrès. Aux visiteurs qui acceptent de faire le deuil de l’original, elle donne en échange une origine commune et fabrique une croyance. Nous serions l’aboutissement de la grande lignée des sapiens, dont le Centre de Montignac conserve le témoignage sacré.

L’ontologie du patrimoine culturel : le réseau, l’aura et le vague

12 La logique de la hantise de Lascaux serait donc la suivante : le « spectre » des générations à venir, qui fit d’abord fermer la grotte en 1963, a ensuite fait apparaître ses « fantômes » – c’est-à-dire ses fac-similés – dont la dernière version inaugurée en 2016 est animée par le souffle de « l’esprit » moderne, qui fait du Centre de Montignac un « fétiche » générateur de croyances où le retour aux origines compense la perte de l’original. L’usage patrimonial des fac-similés oblige à revoir l’ontologie des copies héritées de Platon. Si elles produisent des croyances, elles dissimulent aussi un « alien », selon le mot de B. Latour, ou un travailleur aliéné au sens marxiste du terme : c’est l’acteur-réseau qui fait souffler l’esprit, en soutenant la superstructure des faits autonomes sur laquelle il repose. Lascaux 4 n’est pas en ce sens une copie, un moindre être, mais la racine d’un réseau. L’Actor Network Theory qui décrit son fonctionnement explique qu’il n’y a pas de transmission sans transaction, c’est-à-dire traduction, et que celle-ci est le fait d’un ensemble d’acteurs qui centralise les données pour reconstruire la réalité et accréditer ses théories. Ce modèle conceptuel peut s’appliquer au patrimoine, dont la transmission est socialement négociée et scientifiquement cautionnée. Mais son coût est épistémologiquement ruineux, puisqu’il remet en cause le grand partage entre nature et culture qui fonde la modernité. Si l’institution patrimoniale est bien un alien, selon le mot de B. Latour, peut-on modéliser son fonctionnement et rendre compte de la migration de l’aura de Lascaux sans flouter la frontière de la science et de la croyance ?

13 P. Livet et F. Nef ont récemment proposé une ontologie sociale applicable au patrimoine, qui décrit la requalification d’objets par leurs usages, individuels ou institutionnels, tout en maintenant cette ligne de partage [21]. Elle est réaliste, au sens où elle admet que les objets physiques existent indépendamment de nous ; relativisée, car elle postule que nous les connaissons en relation dans des structures ; processuelle enfin, parce qu’elle prend les processus pour éléments de base. Admettons, suivant le premier de ces engagements, que l’objet et l’institution soient deux structures irréductibles, l’une physique, l’autre sociale, constituées d’entités et de relations. On peut former, suivant le troisième, les réseaux de la structure sociale ancrée sur l’objet physique par couplage et substitution de processus à différents niveaux, individuels ou collectifs. Le graphe de cette structure relie des quasi-classes d’activités, ouvertes et révisables, dont les nœuds actualisent ou suspendent les virtualités correspondantes. La fonction d’un élément, qu’il s’agisse d’un objet ou d’une activité, dépend de sa place dans le réseau de processus qui le requalifie en le liant à d’autres. Un même objet physique peut dans ces conditions avoir différents rôles sociaux. Mais tous ne sont pas compatibles, ce qui entraîne des conflits de valeurs où l’actualisation d’un usage conduit à la virtualisation d’un autre. Ce fut par exemple le cas de la grotte de Lascaux, successivement prise pour abri, lieu de cérémonie, puis monument historique et site touristique en raison de ses remarquables propriétés physiques et esthétiques qui autorisèrent différents usages, finalement incompatibles. Sa conservation a notamment exclu sa fréquentation, mais pas son étude scientifique ou sa valorisation économique, que sa fermeture a plutôt renforcées. Ses propriétés physiques sont, dans l’ontologie de P. Livet et F. Nef, les repères qui permettent à des quasi-classes d’activités sociales de s’ancrer et de se coordonner pour faire survenir, sur les objets physiques, des objets sociaux considérés comme autant de qua-objets, c’est-à-dire d’objets pris pour la fonction qu’actualise leur usage. Si l’on définit la patrimonialisation comme un processus d’appropriation et de requalification – juridique et symbolique – qui change le statut et la fonction d’un bien, le patrimoine se définit dans cette ontologie comme un qua-objet survenant sur un système de repères physiques : la grotte de Lascaux est de ce point de vue un objet physique dont les qualités naturelles ont permis à différentes quasi-classes d’activités de s’interconnecter pour faire survenir cet objet social qu’est le site pris comme patrimoine mondial, ce dernier donnant lui-même lieu à différents faits sociaux, tels que l’investigation scientifique, la conservation ou le tourisme.

14 Distinguer l’objet social et le fait social, c’est-à-dire le qua-objet actualisé par un usage et les quasi-classes d’activités interconnectées qui lui sont associées, permet aussi de comprendre la fermeture de la grotte et la migration de l’aura de Lascaux I vers ses copies. Aucune des activités scientifiques ancrées sur les propriétés physiques de l’original n’a pu être transférée dans ses fac-similés, de nature différente. Mais celles attachées à ses propriétés phénoménales – sinon intentionnelles ou relationnelles – ont pu l’être au point de faire survenir le simulacre de l’œuvre sur ses parois en résine ou en béton. Comme produit d’un processus d’appropriation par requalification, le patrimoine peut se définir dans cette ontologie comme un objet vague. Requalifiable, il est par définition incomplet. Aucun usage ne peut actualiser toutes les qualités qu’on lui attribue successivement. Il est indéterminé par nature, car ses requalifications interdisent de l’identifier aux qua-objets qu’actualisent ses usages, qui laissent d’autres virtualités en suspens. Comme condition de possibilité de sa requalification, le vague qu’il contient est objectivement lié aux boucles virtuelles des réseaux d’activité attachés à ses propriétés physiques. Différent de l’approximation, qui implique une marge d’erreur, ce vague ontologique laisse aux acteurs une marge de manœuvre pour réviser et ajuster leurs activités. L’ontologie sociale de P. Livet et F. Nef peut ainsi modéliser la patrimonialisation des artéfacts aussi bien que le contrôle des institutions sur eux – en l’occurrence la fermeture de Lascaux. L’institution ne s’appuie pas seulement sur des réseaux d’activités aux graphes plus ou moins complexes. Elles leur en ajoutent d’autres pour contrôler, certifier ou maintenir, ces activités. Ces réseaux secondaires s’ancrent sur les nœuds du graphe des réseaux primaires qui connecte les sous-systèmes engagés dans la production des faits sociaux. Cet ancrage permet non seulement à l’institution de garantir la cohérence du système, mais aussi d’avoir immédiatement accès à l’ensemble de ses composantes et de leurs informations. Il localise précisément le vague au sein de l’institution et définit son seuil de tolérance. Les réseaux de contrôle lancent une alerte lorsque leur ancrage est menacé, c’est-à-dire lorsqu’une activité s’avère incompatible avec la coordination des sous-systèmes impliqués dans la production du fait social. Ils suspendent cette procédure dans le cas contraire. Leur seuil de tolérance et le vague qu’ils acceptent se situent donc entre les repères sur lesquels s’ancrent les réseaux d’activité.

15 Lascaux 1 est fermée au public parce que l’institution patrimoniale a fait de son microclimat un repère qui l’a conduit à trancher le conflit des valeurs économique, artistique et historique en faveur de ces dernières. Ce choix a divisé le réseau d’activité de la grotte et a externalisé sa partie touristique, désormais associé au Centre international d’Art pariétal de Montignac, qui utilise le numérique pour connecter son fac-similé, Lascaux 4, à l’original. Cette extension du réseau n’a pas vraiment fait migrer l’aura de l’œuvre, invisible et auréolée de mystère, mais l’a plutôt augmenté, en même temps que la réalité. Si l’on appelle « rayonnement » cette augmentation virtuelle de l’aura, disons que les fac-similés 3 et 4 font rayonner Lascaux en étendant son réseau partout dans le monde. L’aura ne migre pas, mais peut irradier ce qu’elle touche directement ou par l’entremise d’une copie. Historiquement attachée à l’original, elle se distingue du rayonnement qui dépend de la communauté virtuelle qu’il réunit, c’est-à-dire de la taille et de la robustesse de son réseau de communication, comme du nombre de ses followers. Réaliste, l’ontologie sociale de P. Livet et F. Nef interdit de dissoudre l’œuvre dans le réseau. Relativisée, elle sépare l’objet physique et son usage institutionnel ou social, aussi bien que les faits associés. Processuelle, elle résout enfin le problème du temps en distinguant les objets endurants et les activités ancrées sur eux qui perdurent, et en traitant les revenants du passé comme des survenances ou des virtualités actualisées. Il existe bien en ce sens une ontologie du patrimoine : elle est sociale et non substantialiste. Le patrimoine s’y définit comme un objet institutionnel essentiellement vague, caractérisé par la structure particulière des réseaux d’activité et de contrôle impliqués dans sa requalification. Si le patrimoine est bien un fétiche qui fabrique des croyants hantés par l’esprit de la modernité, autant que par le spectre des générations à venir, la question est de savoir comment se redistribue son crédit. Qui percera le mystère de ce culte moderne et trouvera la formule du juste partage entre tous ses acteurs ?

Notes

  • [1]
    ICOM-CC : Terminologie de la conservationrestauration du patrimoine culturel matériel, Résolution adoptée à la XVe Conférence triennale, New Delhi, 22-26 septembre 2008.
  • [2]
    Étienne Gilson, Peinture et Réalité, Paris, Vrin, 1972, p. 99-108.
  • [3]
    Jiri Benovsky, Le Puzzle philosophique, Paris, Itaque, 2010, p. 73-88.
  • [4]
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