Notes
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[1]
Heiner Gœbbels cité par Wolfang Storch, Das szenische Auge, Bildende Kunst und Theater, catalogue d’exposition, Berlin, Landsbeziehengen und Künstler, 1996, p. 76.
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[2]
Citons l’article d’Éric Charbeau « Architecte scénographe », in Qu’est-ce que la scénographie ?, vol. I : Processus et paroles de scénographes, Louvain-La-Neuve, 2012 ; Études théâtrales, n° 53, p. 49-52 ; ou ceux de Guy-Claude François, « Le langage commun de la scénographie », p. 73-77 et de Danièle Pauly « Scénographie-Lieu de représentation-Architecture », Qu’est-ce que la scénographie, vol. II : Pratiques et enseignements, Louvain-La-Neuve, 2012, Études théâtrales, nos 54-55, p. 174-178.
-
[3]
Danièle Pauly, « Scénographie-Lieu de représentation-Architecture », op. cit., p. 177.
-
[4]
Archivolte, projet de casse de David Séchaud, collaboration artistique : François Lanel, lumière et son : Maëlle Payonne, regard chorégraphique : Damien Briançon, architecte : Olivier Gahinet, production déléguée : La Poulie Production.
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[5]
Gilles Deleuze, « Cinéma-1, Première », Deux Régimes de fous et autres textes (1975-1995), Paris, Minuit, 2003, p. 194.
-
[6]
Naly Gérard, Objets animés, avez-vous un corps ?,« Matières animées, corps, objets, images », cahier spécial Mouvement, mars-avril 2014, n° 73, réalisé en co-édition avec le TJP, p. 4.
-
[7]
Bruno Tackels, Les Écritures de plateaux, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015.
-
[8]
Naly Gérard, Objets animés, avez-vous un corps ?, op. cit., p. 4.
-
[9]
Sur le site internet de la compagnie : <http://cieplacementlibre.fr> (site consulté le 28 octobre 2017).
-
[10]
Sur le site internet de la compagnie 111 : <www.cie111.com> (site consulté le 28 octobre 2017).
-
[11]
Le Corbusier, cité par Jean de Heer, The Architectonic Colour, Polychromy in the Purist Architecture of Le Corbusier, Rotterdam, 010 Publishers, 2009, p. 115.
-
[12]
Dans son précédent spectacle Monsieur Microcosmos, il se présentait comme « David Séchaud, scénographe » et dévoilait au public l’envers du décor qu’il avait créé pour Faust. Dans la fiction d’Archivolte, en ne se présentant plus comme tel, il propose de se réinterroger sur la scénographie. Cette mise à distance du théâtre se retrouve également dans la désignation d’Archivolte comme un « projet de casse » – et non spectacle – dans les feuilles de salle.
-
[13]
David Séchaud, Projet d’intention d’Archivolte.
-
[14]
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, vol. I : Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1990, p. XLVI.
-
[15]
Michel de Certeau, op. cit.,p. 60-61.
-
[16]
Créé à l’occasion du 60e anniversaire du Festival d’Avignon en 2006.
-
[17]
Tim Ingold, Faire, Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Bellevaux, Dehors, 2017, p. 112.
-
[18]
Michel de Certeau, op. cit., p. XLI.
-
[19]
Pierre Hivernat et Véronique Klein, Panorama contemporain des Arts du cirque, Paris, Éditions Textuel, 2010, p. 124.
-
[20]
Tim Ingold, op. cit., p. 156.
-
[21]
Interview de David Séchaud, avril 2017.
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[22]
Fabriquer des aventures pour le regard, propos recueillis par Naly Gérard, in « Matières animées, Corps, Objets, Images », cahier spécial Mouvement, mars-avril 2014, n° 73, réalisé en co-édition avec le TJP, p. 12.
-
[23]
Claire Lahuerta, « La scénographie d’exposition, l’espace de l’art entre mise en scène et mise en œuvre », <http://marincazaou.pages-persoorange.fr/esthetique/fig18/avantproposfig18.pdf> (page consultée le 15 août 2017).
-
[24]
Thomas Voltzenlogel, « L’art défie la nécessite de toute transition, entretien avec Olivier Neveux », Période : <http://revueperiode.net/lart-defie-la-necessitede-toute-transition-entretien-avec-olivierneveux/#> (page consultée le 15 août 2017).
Je tente donc d’inventer une sorte de réalité scénique qui tient compte aussi d’une certaine manière des bâtiments, de l’architecture ou de la construction de la scène et des lois qui lui sont propres, une réalité scénique qui trouve là une résistance […] ainsi je suis intéressé par le fait qu’un espace puisse formuler un mouvement, par le fait qu’il possède une temporalité [1].
1Il est fréquent que les scénographes et les architectes se préoccupent de définir ce qui les rapproche comme ce qui les distingue, lors de colloques de recherches [2]. Ils citeront alors ce qu’ils ont en commun : les deux se conçoivent comme « l’organisation de l’espace autour d’un homme-acteur [3] ». Volume, couleurs, lumière, proportions, ils décriront leurs outils communs pour concevoir l’espace. Ils préciseront leurs différences : un rapport au bâti divergent (la scénographie crée un lieu dans un autre), préciseront le caractère éphémère de l’un face à la volonté pérenne et quotidienne de l’autre. Ils souligneront la fonction narrative et représentative de l’espace chez le scénographe, à laquelle l’architecte préférera la fonctionnalité. Mais qu’en est-il lorsque la pensée de la scénographie ne se déroule plus autour d’un discours mais pratique son propre langage, celui de l’espace ?
2Qu’un scénographe – qui ne se désigne pas comme metteur en scène – se saisisse de l’espace architectural sur un plateau de théâtre pour interroger sa propre pratique apparaît alors plus audacieux. Archivolte, projet de casse, conçu par David Séchaud et présenté au TJP à Strasbourg en janvier 2017 [4], renouvelle ainsi les tentatives d’une définition de la scénographie en la dessinant sur l’espace qui lui est propre : celui de la scène.
3David et ses complices se mettent en scène sous leurs prénoms respectifs. Ils imaginent vouloir cambrioler le Musée National de l’art occidental conçu par Le Corbusier en 1959 à Tokyo et invitent les spectateurs à leurs préparatifs. Ils espèrent ainsi pouvoir appréhender la démesure de l’architecture et comprendre les principes fondateurs du courant moderne. Chacun des membres s’attribue une tâche spécifique qui correspond peu ou prou aux différentes fonctions du champ théâtral : David est celui qui expérimente l’espace par le corps. Il est « le cerveau du casse » et coordonne le projet. François est son préparateur mental et imagine les scénarios possibles dans l’espace du musée. Maëlle résout les aspects techniques du cambriolage. Sur le plateau est présente une structure en tasseaux de bois et plaques de plâtre dont les spectateurs comprendront qu’il s’agit à la fois d’une modélisation bricolée du musée et d’un parcours d’entraînement. Des éléments techniques (tasseaux, tuyaux PVC, échelle) sont appuyés contre les murs à nu du théâtre. La régie est installée sur le plateau à l’avant-scène cour alors qu’à jardin est exposée la maquette du bâtiment (photo 1).
4Deleuze écrit :
À l’instar du cinéma qui se pense en image-mouvement, quelle est cette « nature d’image » proprement scénographique ? En quoi l’architecture, et particulièrement l’architecture moderniste dont se préoccupe Archivolte, peut-elle aider à cette recherche ? Que développe la scénographie lorsqu’elle se pense dans l’espace de sa propre mesure ?Ce que j’appelle Idées, ce sont des images qui donnent à penser. D’un art à l’autre, la nature des images varie et est inséparable des techniques [5].
Penser et se penser dans l’espace
5L’enjeu scénographique se situe traditionnellement dans la représentation d’un lieu sur un plateau, lui-même situé à l’intérieur d’un édifice. Au-delà de cette fameuse dualité représentation de lieu/lieu de représentation, les personnages d’Archivolte cherchent à appréhender le musée conçu par Le Corbusier, dans sa globalité. Ils ne veulent pas saisir une image de ce bâtiment, mais comprendre autant son espace extérieur que les circulations, les agencements des espaces intérieurs, les défis techniques que son architecte a relevés. Comment se saisir de l’expérience spatiale de ce musée sur un plateau, lui-même ancré dans un bâtiment théâtral ?
6Dans l’outillage commun de l’architecte et du scénographe, l’imaginaire tient lieu de premier geste d’appréhension d’un espace. Tous deux rêvent d’espaces en devenir. Archivolte s’empare de cette première tension, entre l’existence d’une image mentale et la non-matérialité d’un espace, comme un enjeu dramaturgique.
7François propose à David de visualiser un espace et de le décrire. Allongé par terre, David décrit un long couloir. Chacun des spectateurs se projette dans cette description. Du plateau pourtant, rien n’émerge. L’espace rêvé et visualisé, celui que l’on raconte ou que l’on se raconte devient un moyen d’appréhender l’architecture dans l’espace du théâtre. Les scénarios de circulation imaginés par nos apprentis cambrioleurs pour envisager le casse rappellent le geste du scénographe devant sa maquette, épuisant les possibles parcours des personnages. Les rêves d’espaces deviennent des espaces dramatiques sans être pourtant représentés matériellement.
8Les outils de l’architecte et du scénographe (plans, maquettes) deviennent des structures manipulées par les comédiens alors qu’ils ne sont traditionnellement pas visibles dans les productions et sont destinés à rester à l’atelier. Leur usage fonctionnel est détourné au profit de la fiction. La maquette du musée se soulève et se déploie dans l’espace. Elle est utilisée comme une marionnette à fil dirigée par David. Les listes d’imprévus possibles liés au déplacement dans l’espace, établies traditionnellement dans l’ombre de la conception, s’exposent au grand jour. Elles deviennent des feuilles gigantesques sur lesquels les comédiens trébuchent –au sens propre – et se perdent. De même, la structure au plateau n’est plus seulement un morceau de maquette bricolée à échelle 1 : ce modèle parcellaire se dévoile comme un véritable objet scénique, un terrain de jeu dans lequel David s’entraîne.
9Le temps et l’espace de recherche du scénographe deviennent producteurs de fiction et d’appréhension de l’espace. Dans l’article « Objets Animés, avez-vous un corps ? [6] », Naly Gérard propose le terme d’« écrivains d’atelier », en référence aux « écrivains de plateaux » désignés par Bruno Tackels [7] comme des « auteurs metteurs en scène dont le médium et la matière proviennent essentiellement du plateau ». Par « écrivains d’atelier », Naly Gérard désigne ici la « profonde continuité entre la fabrication (ou la récolte) des objets, le travail d’animation et la forme même du spectacle » [8].
10Archivolte exprime ce « rapport poreux entre le plateau de théâtre et l’atelier du plasticien [9] ». Il accueille les temps et les espaces de l’expérimentation de l’espace. Il est l’endroit de l’essai et de la rature : on recommence une action pour tenter de faire mieux, on se résout à avouer son incompétence pour un exercice physique. Les limites physiques de l’objet et de l’espace y sont testées. Le plateau est entendu comme un vaste atelier, il est le chantier des expérimentations et des possibles.
11Dans leur travail de conception, le scénographe et l’architecte ont en commun la façon héliocentrique d’appréhender l’espace, depuis l’extérieur, au-dessus de la maquette et du plan. Archivolte cherche, quant à lui, à se mettre en scène dans l’espace même de sa recherche. Il met en abîme les espaces, nous situe dans un atelier, nous perd dans l’intérieur d’une maquette, nous fait visualiser un musée dans l’espace nu du théâtre et fait écho à une recherche essentielle dans l’architecture moderniste : la volonté de donner au dehors les qualités d’un dedans, et inversement. Le cadre scénique explose : les comédiens techniciens sont parfois dans les gradins, ils s’adressent au public et la lumière reste constamment allumée dans l’espace du théâtre. La séparation scène/salle est rompue. Le théâtre tout entier devient le lieu de la recherche. Le fonctionnement biface de la scénographie traditionnelle s’effondre : face aux spectateurs, s’érigeait la fiction et vers les coulisses, se cachaient les dispositifs techniques. Archivolte pense l’espace comme une entièreté : ce n’est pas une image. Le spectateur est face à un état de plateau, un dispositif fonctionnel. L’image est questionnée puisqu’il s’agit de montrer l’envers du dispositif théâtral. Chaque élément du plateau est structurel et se situe dans le désir de faire de la fabrique de l’espace le lieu même de l’action. Comme une prison piranésienne, tous les espaces s’emboîtent les uns dans les autres et révèlent le paradoxe dont se nourrit la scénographie, entre l’image d’une intériorité et l’immensité des espaces possibles. « J’imagine un spectacle où c’est le lieu même que l’on viendrait voir [10] » déclare Aurélien Bory, metteur en scène et scénographe. On retrouve cette même volonté de dévoiler les capacités dramaturgiques du lieu et d’en faire l’enjeu du spectacle. Archivolte montre la porosité entre les différents espaces, libère la puissance dramaturgique des reliefs de la construction en faisant écho à la volonté moderniste de faire du corps l’unité d’appréhension et de construction de l’espace. Elle fait des phrases de Le Corbusier, un jeu d’enchâssement :
Des formes sous la lumière. Dedans et dehors ; dessous et dessus. Dedans : on entre, on marche, on regarde en marchant, et les formes s’expliquent, se développent, se combinent. Dehors : on approche, on voit on s’intéresse, on apprécie, on tourne autour, on découvre. On ne cesse de recevoir des commotions diverses, successives. Et le jeu joué apparaît [11].
13Les enjeux architecturaux modernistes permettent ainsi de s’interroger sur sa propre construction d’images. Les espaces et les temps de la recherche, les outils techniques d’appréhension de l’espace qui n’avaient pas vocation à apparaître, libèrent eux aussi leur potentiel dramaturgique. Ils quittent leur fonction purement technique pour devenir objets scéniques et réinterrogent les règles du processus de travail. L’œuvre ne tend plus dans un produit fini démontrant un savoir-faire, le plateau devient l’endroit du « comment faire », celui d’une recherche de méthode et d’essais.
14Pourtant un espace nous échappe immanquablement : rien ne nous est montré de la réalité physique du musée. L’impossibilité d’un accès complet à l’architecture est à la fois symbolique et réelle. Elle fait écho à la démesure des projets architecturaux autant qu’à leur volonté de cacher les contraintes techniques. Cette incapacité est résolue par la fiction : nous assistons à la préparation du casse, qui agit comme un dévoilement du bâtiment.
Du savoir-faire au comment faire
15Lorsque David prend la parole pour la première fois sur le plateau, il ne se présente pas comme un scénographe, il explique par une périphrase « s’intéresser aux espaces et notamment aux espaces comme celui-là » en désignant l’espace du théâtre [12]. Pour mener à bien sa recherche sur l’espace, il fait part aux spectateurs de sa rencontre décisive avec Olivier Gahinet, architecte et enseignant, proche du courant moderniste. Olivier va devenir le spécialiste qui initie David à l’architecture. La figure du profane légitime ses recherches sans se soucier d’y réclamer un droit et le place en dehors d’un rapport de force entre professionnels de l’espace. Il est l’élève qu’il faut éduquer. Cette posture lui permet alors de s’attaquer à la figure tutélaire de l’architecture moderniste, celle de Le Corbusier. Pendant la conception d’Archivolte, David Séchaud a entretenu une correspondance régulière avec Olivier Gahinet. Sur le plateau, ce dernier intervient dans une courte vidéo. Il apparaît comme le garant de l’analyse architecturale du bâtiment sans rien savoir des projets de cambriolage : il devient l’ignorant de la fiction, celui qui ne maîtrise pas les codes du théâtre et des retournements de situation.
16Le cambrioleur est aussi cet ignorant qui doit percer les secrets d’un espace déjà construit. Il le fantasme mais se doit de comprendre le bâtiment par des plans, une maquette, d’inventer des scénarios d’accès et de circulation. Il déconstruit un objet architectural pour mieux le connaître. Le scénographe profane David et le cambrioleur sont ici une seule figure, à la recherche d’un moyen d’accès à la pensée de l’architecte. « L’architecture organise notre quotidien et exerce une forme d’autorité », souligne David Séchaud [13]. Le cambrioleur devient dès lors celui qui interroge par la fiction ce rapport à la loi et à la norme.
17Or, Le Corbusier situe son travail dans une plastique rigoureuse à la recherche de principes universels et applicables pour atteindre la Beauté. Il fait écho à la figure du stratège que décrit Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien. Il est celui qui surplombe, définit des positions théoriques de construction et d’usage de l’espace. Le musée est cette forteresse à l’espace calculable qui régit les circulations et les fonctions.
J’appelle « stratégie » le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un « environnement ». Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre [14].
19Le scénographe est d’emblée confronté dans son travail à l’architecte : il doit se soumettre aux règles architecturales définies par un autre, tout en trouvant son propre chemin. Archivolte remet en jeu cette posture. Le scénographe expérimente, face à l’architecte, des positions alternatives. Comme un cambrioleur, il se glisse, se camoufle, se contorsionne, saute, attend, projette. La forteresse de l’architecture est prise d’assaut par le cambrioleur scénographe. Les éléments architecturaux deviennent des plongeoirs dramaturgiques. La scénographie les intègre à la fiction et se joue de leurs usages, les détourne voire les déconstruit, interroge leur fonction matérielle et symbolique. L’utilisation d’un porte-à-faux, figure architecturale, fait ainsi l’objet d’une scène de tension à la fois physique et psychologique entre le comédien et la structure. L’élément d’ingénierie quitte le registre architectural pour devenir un objet scénique et apparaître dans le champ scénographique. Le scénographe-cambrioleur révèle alors sa nature de tacticien en se confrontant au programme architectural. Il cherche les failles du bâtiment pour pouvoir le traverser et y infiltrer la fiction : le programme devient scénario.
J’appelle tactique l’action calculée que détermine l’absence d’un propre. Alors qu’aucune délimitation de l’extériorité ne lui fournit la condition d’une autonomie. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle n’a pas le moyen de se tenir en elle-même, à distance, dans une position de retrait, de prévision et de rassemblement de soi : elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi », comme le disait Von Bulow, et dans l’espace contrôlé par lui [15].
21Le scénographe est un tacticien, l’intrus dans un territoire qui n’est pas le sien, il est dans la mobilité et ne peut pas s’y sédentariser. Il se saisit de l’instant pour s’approprier l’espace qui n’est pas à lui. La contrainte devient l’élément de jeu de la scénographie et forme le tissu fictionnel de l’œuvre. David s’élance ainsi sur les parois du musée, plaques de plâtre friables, qui fabriquent l’enceinte d’un musée fantasmé. Un mur à franchir devient alors une occasion pour y infiltrer la fiction romanesque et cocasse d’une scène de casse. Le burlesque, conflit entre le corps et l’espace, devient l’une des ruses d’infiltration dans l’espace au profit de la fiction.
22Il ne peut y avoir de « pur » projet scénographique, comme un espace à déposer sur un plateau (théâtral). La scénographie s’empare des espaces des autres et se caractérise par son adaptabilité au lieu qu’elle investit. Pourtant, elle s’inscrit le plus souvent dans des codes visuels : effet perspectif, changement à vue ou derrière un rideau, construction cachée aux yeux du public, etc. On y retrouve la figure du stratège exerçant son pouvoir sur le regard du spectateur. À l’inverse, il n’existe pas non plus en architecture – et ce, même dans l’architecture moderniste –une pensée entièrement théorique, en surplomb. Elle est faite de couches successives, que l’on voudrait parfois oublier, fait entendre de Certeau. L’architecture valorise l’espace stable. Les arrangements progressifs dont elle souffre sont souvent passés sous silence ou considérés comme sans intérêt. Le projet de musée de Le Corbusier a subi des transformations depuis l’idée initiale, celle d’un espace où une galerie tournerait autour d’un poteau central de façon croissante et régulière. La volonté de l’architecte d’un agrandissement continu du bâtiment n’a, elle non plus, jamais été réalisée. Architecture comme scénographie s’inscrivent dans des environnements qui génèrent des métamorphoses du concept initial. Il y a toujours parasitage, mais la dualité stratégie/tactiques permet de mesurer ces écarts, d’ouvrir la voie à de nouvelles zones d’influence et de communication.
23Dans Archivolte, l’architecture moderniste représente l’espace stable. Elle met en relief la scénographie comme art tacticien. La scénographie, quant à elle, montre les points d’affaissement, les zones de fissure ou d’altération dans un domaine qui s’efforce de donner une image de confiance. Elle est un mouvement qui se saisit des espaces disponibles, des blancs, des failles d’une structure architecturale ou d’une posture théorique. Elle crée les conditions d’expérience pour que soit rendue visible cette pensée de l’espace en mouvement. Elle déploie des potentialités d’espaces plutôt qu’une succession d’images.
La fabrique de l’expérience
24Sur la scène, la scénographie se compose d’éléments de construction dont le processus technique est lisible et la construction modifiable sous les gestes des techniciens acteurs. Il n’y a pas de « belle image » censée reproduire un lieu autre et ouvrir sur la fiction. Archivolte brise les conventions d’un changement de décor tout autant que celles d’une temporalité fractionnée en actes : c’est la transformation des espaces qui est en elle-même l’enjeu dramaturgique.
25L’avant-dernier état que déploie l’espace d’Archivolte apparaît comme une ruine : la structure initiale s’est affaissée sous les assauts du cambrioleur scénographe (photo 2). La lumière change et se concentre autour de cette forme, qui dévoile alors les qualités d’un objet sculptural. David s’égare autour de cette structure écroulée. L’errance, cet abandon de tout dessein et de toute fiction, tout autant que la lumière, ouvrent à une autre appréhension de l’espace. La possibilité de nouveaux espaces ressurgit soudainement lorsque les trois personnages se lancent autour de la sculpture et, dans la quasi-obscurité, expérimentent un nouveau jeu de billes, où la sensation d’espace se réduit à l’ouïe. La transformation de l’espace n’a pas de fin : elle se suspend lorsqu’il n’y a plus de matériau ni assez de volonté, à l’image d’un bricoleur dans son atelier qui s’arrête au coucher du soleil parce qu’il n’y verrait plus assez ou qu’il n’a plus assez de bois. Mais il pourra poursuivre sa pièce les jours suivants : le bois, à l’image de l’espace, peut continuer à être travaillé.
26Le scénographe expérimente les modifications de l’espace, entre contraintes matérielles et volonté humaine. À la volonté de l’imagination et la visualisation du projet, succèdent l’entraînement nécessaire, la catastrophe imprévisible et l’errance dans les ruines. Chaque tension de l’homme fait apparaître de nouvelles appréhensions de l’espace autant qu’il le modifie. L’espace est un bloc à sculpter, réagissant à la volonté de celui qui le sculpte, autant que le sculpteur est travaillé par sa matière. Le corps s’entraîne, gagne en souplesse, en technicité, en muscle dans les structures d’entraînement. À l’inverse, la structure se fait au corps, est traversée, travaillée par lui. Archivolte raconte le pétrissage d’un espace autant que celle des corps, la dynamique concomitante des matériaux et des corps. Il nous renvoie à la performance Paso Doble de Nadj et Barcelo [16] au cours de laquelle un bloc de terre glaise est transformé sous les mains des artistes. Celui-ci, par son poids et sa couleur, transfigure tout autant les deux hommes.
27Comédiens, techniciens, créateurs et constructeurs de la scénographie sont les mêmes sur le projet Archivolte. La visibilité de la technique fait partie de la dramaturgie. Ceux qui fabriquent la scénographie sont ceux qui la pratiquent. A contrario, l’architecte n’a que peu de rapport avec la construction de son bâtiment et encore moins avec ceux qui l’utilisent. Tim Ingold dans son essai Faire, Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture souligne :
Depuis bien longtemps les professionnels de l’architecture estiment que tout le prestige de leur travail créatif réside dans l’élaboration du projet (design), et que les phases de construction qui s’ensuivent n’ajoutent que « briques et mortier ». L’architecte voudrait croire que l’édifice achevé n’est que la cristallisation d’un projet originel (original design), où tous les éléments ont fini par trouver la place qui leur revient. Il en va ici comme dans un puzzle : ajoutez-lui ou retirez-lui une seule pièce, et c’est la structure qui est alors affectée. Idéalement, une fois terminé, l’édifice devrait conserver éternellement la forme conçue par l’architecte [17].
29Comme un cambrioleur scotche à la caméra de vidéosurveillance une photo faite par lui pour troubler le gardien, le scénographe se sert d’éléments précis (le morceau de puzzle) pour transformer l’architecture en terrain de jeu. Il trouble les espaces architecturaux en potentiels dramaturgiques où les temps de conception, de construction et d’utilisation se chevauchent dans l’arrangement progressif des matières et des corps. Il développe à la suite de de Certeau « une manière de penser investie dans une manière d’agir, un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser [18] ».
30Cette pensée scénographique s’oppose ainsi à une logique hylémorphique, celle qui considère la passivité du matériau et ne considère que ce qui entre et ce qui sort de l’atelier sans concevoir le processus de transformation. Elle est une logique de surplomb sur une matière dominée par la volonté humaine, et où n’est pas considéré l’agissement du matériau lors de la création d’une forme. Pourtant, à l’instar d’un métal chauffé qui réagit aux coups donnés mais que l’on doit réchauffer pour pouvoir continuer, le matériau a lui aussi des qualités et réagit selon la température, la dureté, les forces qui lui sont appliquées. L’homme arrête sa transformation lorsqu’il considère que l’état du matériau lui convient, mais le matériau n’est pas une succession d’étapes : il continue son évolution propre.
31Archivolte rend visible le processus de transformation de la matière et de l’espace. Mais le prévu, planifié, théorisé, ne peut surprendre cette transformation. Il faut « arriver à provoquer l’imprévu [19] » selon les mots d’Aurélien Bory. Comment réaliser ce paradoxe ? Tim Ingold suggère qu’il puisse se résoudre non dans une préconception du projet mais davantage dans l’activité même qui consiste à anticiper les réactions des matériaux.
Il ne s’agit pas de prédéterminer la forme finale de l’objet et toutes les étapes à suivre pour le réaliser, mais d’ouvrir une voie et de se frayer un passage en improvisant. Prévoir ici c’est voir dans le futur, plutôt que projeter une situation dans l’avenir ; c’est voir où l’on va, et non pas se fixer un point d’arrivée. Une telle prévision relève plus de la prophétie que de la prédiction. Et c’est justement ce qui permet aux praticiens de poursuivre leurs travaux [20].
33À force de grimper sur les plaques de plâtre, David brise la structure. Du public, on entend des cris. Une inquiétude véritable s’est emparée des spectateurs. Si le jeu des acteurs est si proche du réel, n’est-ce pas parce qu’ils ne jouent pas ? Comment la matière peut-elle jouer à s’effondrer ? semblent-ils se demander. Archivolte cherche à troubler cette fracture entre ce qui est joué et ce qui ne l’est pas. L’imprévu et le doute réveillent alors le matériau de sa banalité. « Ce dont j’ai peur, c’est que tout fonctionne », explique David Séchaud [21]. La scénographie devient ici la création de conditions de découvertes de la matière, loin d’une logique hylémorphique. Jean-Pierre Larroche, metteur en scène, constructeur et scénographe, proche des expériences de David Séchaud, explique activer ainsi ce lien concret et poétique avec la matière.
Je ne sais pas raconter des histoires. Par contre, considérer des phénomènes, les travailler, les découper, les expérimenter, jouer avec, cela m’enchante. Ce qui me plaît, c’est de fabriquer du réel ; comme un peintre fabrique une image. Tout est truqué bien sûr, mais rien n’est factice : le réel n’est pas factice. Au théâtre, on crée des conditions expérimentales. […] Et dans cet espace, nous inventons du réel [22].
35En reprenant les codes d’une rencontre avec le public où la recherche est en cours, Archivolte brise les conventions de la représentation. Rien ne nous semble caché des procédés techniques et d’élaboration du projet. Mais celui-ci n’est pas réellement en train de se construire et de s’inventer pendant le temps du « spectacle », c’est une illusion. Archivolte se situe autant dans une esthétique de la fabrique que dans une poétique du mode d’emploi. Il dévoile sa construction comme un magicien pourrait montrer « ses trucs » et les tentatives de sa réalisation. Tout y est fabriqué, à l’aune de ce que relève Jean-Pierre Larroche pour ses propres spectacles. À l’instar de la définition de la scénographie plasticienne que propose Claire Lahuerta, la scénographie ici « relève plutôt d’un dispositif capable de réactiver – ou d’activer – le lieu comme œuvre, mais aussi comme événement [23] ». Cette infiltration du réel et de la fiction jette un trouble et renforce la création d’une communauté singulière qui partage l’expérience d’une recherche, d’un temps et d’un espace communs.
36La multiplication d’expériences au présent et le rapport ludique aux matériaux renforcent cette idée de communauté d’expérience. Le spectateur est confronté à un discours dont il ne sait plus distinguer les traits de la fiction. Il fait alors l’épreuve de ce que cette multiplicité des identités – comédien, cambrioleur, scénographe – et des registres produit sur lui. Olivier Neveux écrit d’un théâtre émancipateur :
Nous sommes aussi la somme de nos identifications provisoires, bricolées et désordonnées à d’autres figures, nos capacités à endosser des rôles, à les déserter, pour le goût d’autre chose et, notamment, celui des grandes évasions [24].
38Archivolte ne cherche pas à édifier, tant au sens matériel qu’au sens figuré. Il déconstruit pour proposer au spectateur une expérience singulière de recherche au présent. En produisant des suspensions entre réel et fiction, en provoquant l’imprévisible et le doute, il crée des conditions de réception au sensible, sans chercher à produire un discours dominant.
39Un scénographe auteur est, selon les mots de David Séchaud, « un scénographe qui produit son propre récit ». Alors qu’il est l’initiateur de ce projet, il lui a fallu paradoxalement renoncer au savoir, à se savoir lui-même scénographe dans ce que ce métier est constitué de règles définies, de processus reproduits, pour tenter de définir sa propre pratique. Par là même, en se confrontant à l’architecture moderniste, Archivolte rend visible la scénographie comme une méthode d’appréhension de l’espace par tactique. Elle est une technique sans connaissance préétablie, qui anticipe dans l’action la réaction des espaces et des corps. Elle se saisit des enjeux architecturaux mais aussi des étapes d’une production théâtrale, pour apparaître et pour développer ces outils comme des potentialités fictionnelles. Elle réactive les matériaux pour rendre visible leur processus de transformation continuelle, défiant la logique du stratège et de l’hylémorphisme. Elle crée des conditions de découvertes où la dichotomie fiction/réel est dépassée. De la volonté à l’errance, de l’antériorité du projet à l’anticipation d’une ruine, en imaginant ces ruines comme des objets artistiques, les tasseaux comme un musée, elle déconstruit les règles de normes de l’espace et du temps, possiblement établies, qui répondent aux critères du beau. Elle répond, elle, aux critères de l’expérience « en train de se faire », du processus en cours. Tacticienne, elle donne à voir de toutes les manières possibles en se saisissant des occasions disponibles dans l’espace des autres.
40Réside sans doute ici la difficulté d’une définition de la scénographie, et des nombreux débats qui l’alimentent. Elle ne se rend visible que parce qu’elle se confronte à l’autre. Il lui faut une résistance, un endroit où creuser son propre tunnel. La scénographie est l’art du braconnage au sens où l’entend de Certeau : elle investit un lieu qui n’est pas sien, elle organise, non une image mais un espace de mobilité, elle alimente l’espace en fiction, elle détourne du temps et du matériel à des fins propres.
41« Je ne vois pas en quoi ce spectacle parle d’architecture », dira Olivier Gahinet à David Séchaud après avoir assisté à Archivolte. Il n’y reconnaît sans doute pas les règles édifiantes, la connaissance de ce qu’il a transmis à David Séchaud. L’architecture n’est plus l’art de l’espace qui organise et définit les agencements, les circulations et les usages : elle a été creusée par des taupes-scénographes.
Notes
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[1]
Heiner Gœbbels cité par Wolfang Storch, Das szenische Auge, Bildende Kunst und Theater, catalogue d’exposition, Berlin, Landsbeziehengen und Künstler, 1996, p. 76.
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[2]
Citons l’article d’Éric Charbeau « Architecte scénographe », in Qu’est-ce que la scénographie ?, vol. I : Processus et paroles de scénographes, Louvain-La-Neuve, 2012 ; Études théâtrales, n° 53, p. 49-52 ; ou ceux de Guy-Claude François, « Le langage commun de la scénographie », p. 73-77 et de Danièle Pauly « Scénographie-Lieu de représentation-Architecture », Qu’est-ce que la scénographie, vol. II : Pratiques et enseignements, Louvain-La-Neuve, 2012, Études théâtrales, nos 54-55, p. 174-178.
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[3]
Danièle Pauly, « Scénographie-Lieu de représentation-Architecture », op. cit., p. 177.
-
[4]
Archivolte, projet de casse de David Séchaud, collaboration artistique : François Lanel, lumière et son : Maëlle Payonne, regard chorégraphique : Damien Briançon, architecte : Olivier Gahinet, production déléguée : La Poulie Production.
-
[5]
Gilles Deleuze, « Cinéma-1, Première », Deux Régimes de fous et autres textes (1975-1995), Paris, Minuit, 2003, p. 194.
-
[6]
Naly Gérard, Objets animés, avez-vous un corps ?,« Matières animées, corps, objets, images », cahier spécial Mouvement, mars-avril 2014, n° 73, réalisé en co-édition avec le TJP, p. 4.
-
[7]
Bruno Tackels, Les Écritures de plateaux, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2015.
-
[8]
Naly Gérard, Objets animés, avez-vous un corps ?, op. cit., p. 4.
-
[9]
Sur le site internet de la compagnie : <http://cieplacementlibre.fr> (site consulté le 28 octobre 2017).
-
[10]
Sur le site internet de la compagnie 111 : <www.cie111.com> (site consulté le 28 octobre 2017).
-
[11]
Le Corbusier, cité par Jean de Heer, The Architectonic Colour, Polychromy in the Purist Architecture of Le Corbusier, Rotterdam, 010 Publishers, 2009, p. 115.
-
[12]
Dans son précédent spectacle Monsieur Microcosmos, il se présentait comme « David Séchaud, scénographe » et dévoilait au public l’envers du décor qu’il avait créé pour Faust. Dans la fiction d’Archivolte, en ne se présentant plus comme tel, il propose de se réinterroger sur la scénographie. Cette mise à distance du théâtre se retrouve également dans la désignation d’Archivolte comme un « projet de casse » – et non spectacle – dans les feuilles de salle.
-
[13]
David Séchaud, Projet d’intention d’Archivolte.
-
[14]
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, vol. I : Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », 1990, p. XLVI.
-
[15]
Michel de Certeau, op. cit.,p. 60-61.
-
[16]
Créé à l’occasion du 60e anniversaire du Festival d’Avignon en 2006.
-
[17]
Tim Ingold, Faire, Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Bellevaux, Dehors, 2017, p. 112.
-
[18]
Michel de Certeau, op. cit., p. XLI.
-
[19]
Pierre Hivernat et Véronique Klein, Panorama contemporain des Arts du cirque, Paris, Éditions Textuel, 2010, p. 124.
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[20]
Tim Ingold, op. cit., p. 156.
-
[21]
Interview de David Séchaud, avril 2017.
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[22]
Fabriquer des aventures pour le regard, propos recueillis par Naly Gérard, in « Matières animées, Corps, Objets, Images », cahier spécial Mouvement, mars-avril 2014, n° 73, réalisé en co-édition avec le TJP, p. 12.
-
[23]
Claire Lahuerta, « La scénographie d’exposition, l’espace de l’art entre mise en scène et mise en œuvre », <http://marincazaou.pages-persoorange.fr/esthetique/fig18/avantproposfig18.pdf> (page consultée le 15 août 2017).
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[24]
Thomas Voltzenlogel, « L’art défie la nécessite de toute transition, entretien avec Olivier Neveux », Période : <http://revueperiode.net/lart-defie-la-necessitede-toute-transition-entretien-avec-olivierneveux/#> (page consultée le 15 août 2017).