Notes
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[1]
Sur cette question, voir Denis Bablet, Les Révolutions scéniques du xxe siècle, Paris, Éditions Société internationale d’art, xxe siècle, 1975 ; Luc Boucris, L’Espace en scène, Paris, Éditions Librairie théâtrale, 1991 ; Romain Fohr, Du Décor à la scénographie. Anthologie commentée de textes sur la scénographie, Montpellier, Éditions l’Entretemps, coll. « Les points dans les poches », 2014 ; Marcel Freydefont, « Du décor à la scénographie », in Le Théâtre français du xxe siècle, sous la direction de Robert Abirached, Paris, Éditions de l’Avant-Scène, 2011.
-
[2]
Propos rapportés par Jean Jourdheuil, in Un Théâtre du regard. Gilles Aillaud : le refus du pathos, Paris, Christian Bourgois éditeurs, 2002.
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[3]
Ainsi des reproductions de tableaux de maîtres sur d’immenses châssis, chez Stanislas Nordey (Affabulazione de Pier Paolo Pasolini), projetés, chez Jan Fabre (Le Pouvoir des folies théâtrales), pixellisés et recomposés, chez Oleg Kulik (Le Messie), ou encore la fabrique de « chromos » façon studio de cinéma chez Pierrick Sorin (La Pietra del paragone).
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[4]
Formule empruntée à Denis Bablet dans son long métrage 16 mm, Josef Svoboda
scénographe (CNRS, 1983). -
[5]
Nous renvoyons ici à notre article « Scénographie & création », mis en ligne sur : <http://www.wikicreation.fr/fr/> (Institut Acte UMR 8218, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne & CNRS, LabExCAP), septembre 2017.
-
[6]
C’est ainsi que procèdent nombre de scénographes, comme Yannis Kokkos (voir Georges Banu, Yannis Kokkos. Le Scénographe et le Héron, Arles, Actes Sud, 1989).
-
[7]
« Inventer c’est se ressouvenir », disait Gérard de Nerval.
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[8]
Nous nous appuyons sur notre propre expérience de la scénographie, consciente que maints scénographes ne s’y reconnaîtront pas, mais suivre notre cheminement personnel nous conduit à des considérations plus globales autour desquelles pourraient converger d’autres démarches.
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[9]
Cette « petite sensation » chère à Paul Cézanne, problématisée par Gilles Deleuze dans son ouvrage Francis Bacon, Logique de la sensation (Paris, Éditions de la Différence, 1981).
-
[10]
L’œuvre collective n’exige pas une « fusion intégrale de tous les éléments artistiques » mais leur « association », afin que soit maintenue leur « individualité […] Ainsi, la combinaison des arts devient vivante ; la contradiction des éléments n’est pas étouffée. L’architecte de scène quant à lui, prend position par rapport au sujet, avec ses moyens propres et une certaine liberté ». Bertolt Brecht, « L’architecture scénique », Écrits sur le théâtre, trad. J. Tailleur, Paris, Éditions L’Arche, 1972, vol. I, p. 424-425.
-
[11]
Qui dénierait au metteur en scène, au comédien, au chanteur, le titre d’artiste ? La scénographie paie l’un des poncifs tenaces de la Modernité qui a fait des attitudes monomaniaques et obsessionnelles la marque du génie et la condition de l’artiste.
-
[12]
Voir Artpress2, n°40, « La création à plusieurs. Duos, collectifs, et plus si affinités », février 2016.
-
[13]
Marie-Noëlle Semet-Haviaras, Les Plasticiens au défi de la scène (2000-2015), Paris, Éditions L’Harmattan, 2017.
-
[14]
Ces incursions se font principalement en opéra et en danse ; le cahier des charges et les codes du théâtre dramatique freinent les velléités de ces artistes.
-
[15]
Les polémiques que suscite la présence du cinéma en scène sont vives, et celles soulevées par les vidéos de Viola à l’opéra pas encore éteintes.
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[16]
« Ce passage de la ligne fut une des grandes préoccupations du théâtre des années soixante », écrivait Bernard Dort, in Le Jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue, Paris, P.O.L., 1995, p. 41.
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[17]
Robert Wilson, Romeo Castellucci, Jan Fabre, Stéphane Braunschweig, etc.
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[18]
Pour les Quatre saisons d’Antonio Vivaldi chorégraphiées par Angelin Preljocaj en 2005.
De la scénographie théâtrale
Décor et scénographie
1Il est commun, pour aborder la question de la scénographie, d’en opposer le terme à celui de décor. Mais, revenir sur cette problématique, déjà relativement couverte, pour définir l’esthétique de la scénographie théâtrale, permet de poser un certain nombre de principes essentiels.
2Si le mot décor, dans son acception courante, renvoie à une imagerie superfétatoire, s’il en va du décor comme d’un « supplément d’âme », la scénographie, dans son étymologie même, dessin de la scène, manifeste une part active et nécessaire au fait théâtral qui paraît plus noble. Se revendiquer scénographe, plutôt que décorateur, c’est insister sur un mode d’implication qui dépasse l’illustration et l’accompagnement de l’œuvre originale et appelle un effort d’invention, celui de l’artiste créateur [1].
3La scénographie, qui suggère en une succession de séquences des espaces fictionnels, métaphoriques ou symboliques, se distingue du décor statique par sa fluidité. Elle évolue dans le déroulé éphémère de la représentation, au rythme du drame théâtral dont elle est l’expression spatiale. Le temps en est une donnée constituante ; c’est pourquoi, à l’arrêt, ses dispositifs sont généralement nommés des décors. De fait, la scénographie partage avec le décor une même vocation à imager. Car ce qu’elle donne à voir se tient à distance, aplati et contenu par le cadre de scène : elle expose une construction spatio-temporelle dans laquelle le spectateur n’est pas invité à entrer physiquement, uniquement à se projeter mentalement. Seuls le drame et l’acteur y pénètrent. En considération de cette remarque, l’extension actuelle du terme de scénographie à tout aménagement ou mise en scène d’un lieu en vue d’une exposition, d’un point de vue strictement historique et étymologique relève du contresens. Le remaniement d’espaces quels qu’ils soient, privés ou publics, de même que les installations artistiques ou dispositifs immersifs auxquels on associe souvent l’art de la scénographie, tout au contraire, supposent et appellent la participation du spectateur-visiteur-acteur. L’écart est radical. La scénographie théâtrale ne propose pas un espace à habiter (sinon par les comédiens), mais un espace habité (disait Gilles Aillaud [2]) ; rarement elle suscite l’intervention du public.
L’image n’est plus la norme
4Sur un autre plan, le glissement terminologique du décor à la scénographie serait révélateur d’un changement historique et culturel du mode d’appréhension du réel et témoignerait de bouleversements esthétiques majeurs, dont l’origine serait imputable principalement aux arts plastiques. Jusqu’à Edward Gordon Craig et Adolphe Appia, les décors peints, affichant sans ambiguïté leur fausseté, avaient pour charge de représenter un espace fictif en concordance avec celui de la fiction. Le théâtre fonctionnait selon un consensus avec le public, il était encore une affaire de codes. Or, la Modernité, faisant voler en éclat les règles des beaux-arts, a naturellement affecté celles du théâtre. Ce dernier se devait de changer. Examiner le passage du décor à la scénographie à l’aune de celui de la figuration à l’abstraction est éclairant. La perte du sujet a entraîné, comme on le sait, une attention accrue au matériau : ce sont désormais la peinture elle-même, son support, le corps de l’artiste, l’espace ou le lieu d’exposition qui sont au cœur de l’œuvre, qui font l’œuvre ; autrement dit, l’art moderne s’est préoccupé du réel, au présent. Il semblerait que ce phénomène, corollaire de l’abstraction, d’un retour au concret, se soit traduit au théâtre par un intérêt moindre pour sa représentation et accru pour sa réinvention. Les scénographes, délaissant les décors peints bi-dimensionnels, prennent la scène pour ce qu’elle est, à savoir un outil et un lieu d’expérimentation, plus que comme une aire de projection. Malgré des réminiscences de toiles peintes ou l’usage des écrans sur la scène, globalement l’illustration n’est plus de mise. Lorsqu’image il y a, celle-ci est souvent mise en scène ou montrée comme telle, pour signaler sa matérialité et déjouer toute tentative d’illusion [3]. Elle ne sert plus à illustrer ou à faire fond, mais s’autonomise par rapport au propos de la pièce, jusqu’à en être le sujet même (Sur le concept du visage de Dieu, Romeo Castellucci). Il est probable qu’une réaction désabusée à l’omniprésence des images dans notre société postmoderne participe à cette tendance.
5Le développement intensif des dispositifs immersifs dans la sphère de l’art contemporain semble aux antipodes de ce mouvement. Si le théâtre, par la scénographie plutôt que le décor, renoue avec son essence première, l’ancrage dans le réel, sans lequel il ne peut y avoir de jugement critique, il semblerait que l’art immersif, à l’inverse, cherche à faire perdre ses repères au spectateur, en confondant la sphère du réel et celle du virtuel, en lui laissant croire qu’il entre dans une autre dimension. D’où notre résistance à étendre le terme de scénographie à ce type de dispositif et de pratique artistique, dès lors que l’image a un tel pouvoir intrusif. Parce que le spectateur de théâtre, assis dans son fauteuil (nous nous situons ici dans le cadre du théâtre traditionnel et de la salle classique), reste, lui, en prise avec le réel : il n’oublie ni la scène, ni la salle, ni ses voisins. Et les plus spectaculaires trompe-l’œil ne lui feront jamais perdre de vue qu’il est au théâtre, dans un ici et maintenant qu’il partage avec l’acteur et la communauté du public. Cet effet de présence, dans les pratiques contemporaines de la scène, n’est pas seulement le fait de la scénographie. Il est recherché également par la dramaturgie, la mise en scène ou le jeu d’acteur : les œuvres de répertoire sont quasi systématiquement transposées ou mises en phase avec la société contemporaine, plus ou moins radicalement, et le travail de l’acteur et du danseur, leurs efforts et leur souffrance, mis en exergue par des vidéos qui les exposent en direct et en gros plan. Une exploration attentive de ces signes, ainsi que de leur origine (par exemple de l’impact de la performance artistique), servirait à rappeler et rétablir clairement que le rôle du théâtre n’est pas d’étourdir son public mais de l’amener à un degré de conscience sur le monde dans lequel il vit. La scène n’est pas le lieu de l’illusion mais un espace du réel où se rejouent, en creux et in vivo, les drames de notre société, où le spectateur se retrouve face à l’autre, à sa chair même. Le théâtre prend pour objets d’étude les affaires du monde. Actuellement submergé par celui du virtuel, des écrans et des réseaux, le spectateur trouve au théâtre un autre rapport au réel. La scène ne le trompe pas : le monde fictionnel qu’elle (re)présente est clairement feint et, de ce fait, il garde son libre arbitre, dans cette posture brechtienne qui fonde la raison d’être du théâtre. Ainsi, paradoxalement, la scène serait-elle le lieu où désormais se déjoueraient les principes d’illusion, le théâtre le dernier rempart contre un virtuel dévorant. Ce qui expliquerait en partie sa force de résistance et le besoin d’y retourner encore.
Poïétique de la scénographie
6Ces premières données posées sur les finalités de la scénographie et sa part active au fait théâtral, une approche poïétique de ses modalités de mise en œuvre paraît nécessaire pour saisir par quels procédés et moyens la scénographie parvient à émouvoir, à déclencher des sensations.
7Réaliser une scénographie, c’est inventer un dispositif susceptible de créer du sens, selon des états successifs, au gré de son utilisation par le metteur en scène et les comédiens, la lumière ou des transformations mécaniques. Conçu pour un objet qui lui est généralement antérieur et extérieur (une pièce de répertoire, un livret musical, un ballet…), ce dispositif fonctionne comme une machine à jouer qui participe, avec la dramaturgie, la mise en scène et le jeu, à l’événement théâtral. L’objectif de la scénographie est moins de produire de belles images que de proposer un principe directeur fonctionnel, intégré dans le flux de l’action, qui « crée l’espace de l’expression dramatique [4] ». C’est ce défi qui en fonde l’intérêt. En sus de sa vocation artistique, la scénographie se doit d’être un outil et un instrument à disposition du metteur en scène et de l’acteur.
8D’un point de vue technique, prise dans le champ des arts plastiques, elle travaille avec les outils et les matériaux du peintre, du sculpteur, de l’architecte, du designer, du vidéaste… Mais si elle a des accointances avec ces métiers, si, comme eux, elle manie volumes, couleur, lumière, sa poïétique est unique. Tout d’abord, en raison de sa diversité originelle, celle-là même qui lui confère aux yeux des profanes une impureté suspecte. Qui plus est, son art est éclectique : la scénographie compose avec les autres : avec une histoire, une musique, un lieu, etc. Ainsi l’art du scénographe repose-t-il moins sur une maîtrise de savoir-faire techniques multiples (certes nécessaires) que sur des stratégies d’arrangement et des capacités à s’adapter, à composer, organiser, trier [5]…
9Dans son avancée, de la réception de l’œuvre à la conception du projet et à sa réalisation, le scénographe passe par des étapes parfois antinomiques où il est question tout autant d’anticiper, d’imaginer et d’observer, que de lâcher prise, d’imposer ou d’affronter. Cela commence par une réaction à la découverte du projet global, chargée plus ou moins positivement d’émotion ou d’indifférence. De ce ressenti premier, il lui faudra à la fois se départir et tirer profit (trop fort, il peut tétaniser). Et surtout, être attentif à cette donnée majeure : le lieu du spectacle, lequel peut, lui aussi, se révéler très prégnant. Il faut partir du lieu [6]. C’est donc l’esprit encombré, ou du moins marqué par ce qu’il a déjà éprouvé à la découverte de l’objet-sujet du spectacle, que le scénographe ausculte le futur terrain de son travail : plateau, cage de scène, espace du public. Comment à la fois garder cette émotion première, double, et garder son indépendance créatrice ? De cette première phase de réception, il ressort avec deux ressentis, l’un plus intellectuel ou abstrait et l’autre concret, lesquels, a priori sans points communs, n’auraient aucune raison de s’accorder. Pour laisser advenir ce qui pourrait être de l’ordre d’une vision, le scénographe tente donc de se défaire de ces émotions en faisant appel à des images, des pensées ou des expériences autres, sans rapport obligé avec le sujet ou le lieu [7] ; une vision, c’est-à-dire une projection problématique susceptible d’émouvoir le public (« le théâtre a besoin de visions, pas d’idées », dit Ariane Mnouchkine). Or, la condition de l’artiste visionnaire réside dans sa liberté, dans son indépendance. Servir sans être asservi, servir en créant, voilà la grande difficulté de la scénographie et l’écueil dans lequel elle peut tomber [8]. Son art aurait donc à voir avec celui de l’interprétation du peintre devant le motif, qui obéit à la logique de sa « sensation » [9]. Il en irait donc d’une interprétation qui débouche sur une invention, d’une herméneutique qui s’accompagne d’une heuristique.
Artialité de la scénographie
10La puissance d’imagination dont le scénographe doit faire preuve tient à la capacité de celui-ci à s’adapter : non seulement à un propos, un lieu et une équipe, à des conditions humaines et matérielles, mais encore à la variété des œuvres à traiter. D’une production à l’autre, les données contextuelles varient sensiblement et chaque occurrence exige une approche spécifique. Sur un plan formel, par conséquent, ses réalisations diffèrent, et c’est moins à travers une unité de style que se reconnaîtra la manière d’un scénographe que dans la constance de son attitude et de sa démarche.
11L’œuvre théâtrale se fait à plusieurs voix et plusieurs mains ; ce sont des croisements d’intentions, de moyens et de réalisations qui en tissent conjointement la trame. La scénographie contribue à l’œuvre collective au même titre que la dramaturgie, la mise en scène, la musique et le jeu. Comme le metteur en scène, le chef d’orchestre et le comédien, le scénographe ne travaille pas seul. S’il participe pleinement au fait artistique, il se sert du projet global comme d’un prétexte, de la scène comme d’un outil et d’un espace d’expression, pour exprimer une vision singulière. Le travail collectif n’entrave pas sa liberté créatrice mais, tout au contraire, la dynamise par une mise en tension productive [10]. Qu’elle n’en soit pas dissociable et qu’elle soit liée à l’instant de l’événement théâtral n’exclut pas son fort potentiel artistique [11]. Ce rapport au collectif toutefois a souvent invalidé la dimension artistique de la scénographie. Suspectée « d’asservissement », celle-ci peinerait à être reconnue comme art à part entière. Néanmoins, après quelques décennies durant lesquelles le titre d’artiste semblait réservé aux démiurges faisant œuvre singulière et solitaire, il semblerait, à voir la multiplication actuelle des collectifs d’artistes dans tous les secteurs de l’art, que ce diktat s’épuise [12]. Aussi, dès lors que l’on dépasse cette conception de l’art comme activité gratuite ne dépendant que d’elle-même, n’ayant d’autre finalité que la sienne, il est possible de comprendre le degré d’artialité de la scénographie, de concevoir la scénographie comme un art, à l’instar des autres acteurs de la représentation théâtrale : du chant, de la danse ou du texte, à un autre niveau. Et par conséquent d’en envisager l’esthétique.
12Si le collectif n’est pas une entrave à la dimension artistique de la scénographie, il en va de même de sa nature éphémère et événementielle. Longtemps les artistes, bravant les ouvrages du temps, ont créé pour l’éternité, mais aujourd’hui, l’œuvre d’art n’est plus nécessairement pérenne. Souvent, même, elle s’en défend : exemple extrême pour en attester, celui de Tino Sehgal, l’artiste qui ne laisse pas de trace… On sculpte les nuages (Berndnaut Smilde), on joue avec le vent (Theo Jansen), l’eau (Hans Haacke), la lumière (James Turrell, Olafur Eliasson). Cette attirance pour l’évanescent et l’informe se retrouve sur la scène de théâtre, comme dans les scénographies de Katrin Brack (fumée, neige carbonique, eau) ou encore dans le ballet de mousse Soapéra de Dominique Figarella (chorégraphie Mathilde Monnier).
Scénographie et art contemporain
13La scène contemporaine semble actuellement un objet d’attention pour un certain nombre d’artistes plasticiens qui, délaissant pour un temps leurs manières, s’essaient à la scénographie [13]. Ces incursions de peintres, sculpteurs, vidéastes, architectes ou performeurs au théâtre replacent la scénographie dans les pratiques artistiques contemporaines et rappellent, s’il le fallait, que la scène est un lieu de création majeur. Une parenté de métier ne suffit pas seule à expliquer cette tentation du théâtre chez les plasticiens. En première instance, celle-ci répondrait à une envie de bousculer leurs habitudes, de tester la résistance de leurs propres pratiques pour les enrichir, au risque d’ébranler ou de fissurer plus ou moins durablement leur art. Un premier défi les mobilise, celui que pose le lieu théâtral, indocile et contraignant. Le second vient de l’ouvrage collectif : habitués à n’obéir qu’aux règles qu’ils se sont eux-mêmes fixées, le théâtre force ces artistes à se soumettre et à composer avec d’autres, à faire des compromis, ce dont ils ne sont pas familiers, au risque de perdre la main sur leur travail et de se sentir dépossédés de leur œuvre [14]. C’est en quête d’un geste fort que producteurs, metteurs en scène ou chorégraphes invitent des artistes de notoriété à monter sur la scène ; ces noms fameux, valeur ajoutée au spectacle, sont garants de la valeur artistique de leurs scénographies. Qu’ils se plient ou non, et avec des succès inégaux, aux données théâtrales, quels que soient les écarts ou distorsions entre leur démarche artistique et l’attitude qu’ils adoptent pour la scène, l’un des intérêts de leur passage sur scène est de témoigner des échanges du théâtre avec les arts plastiques et de pointer certaines spécificités de la scénographie, notamment dans son rapport au lieu théâtral.
Quatre exemples : s’adapter, combler, déborder, exposer
Espaces vides
14Ainsi de la scénographie de Daniel Buren pour Daphnis et Chloé de Maurice Ravel à l’Opéra de Paris en 2014. En extérieur, Buren part habituellement d’un lieu qu’il donne à voir selon certains points de vue : à l’aide de ses « outils visuels », il le recadre et le transforme en y implantant ses dispositifs et « cabanes éclatées », in situ. Mais pour ce ballet, il travailla a contrario de sa démarche artistique. Laissant le plateau nu de l’opéra à disposition des danseurs, il suspendit au-dessus d’eux un ensemble de châssis géométriques abstraits et colorés qui orchestrait un ballet de peintures parallèle et faisait office de décor, tant il était indépendant de la chorégraphie (de Benjamin Millepied). Certes, le plateau de l’Opéra Bastille pouvait difficilement, dans ce contexte de la danse, servir d’objet d’exploration ; mais surtout, cette salle moderne surdimensionnée offre un espace béant sans aucun de ces points d’ancrage nécessaires au système d’in situ de Buren, qui ne pouvait s’y déployer. Cette cage de scène immense, qui accueille indifféremment les spectacles les uns à la suite des autres (au sens où rien ne peut l’affecter), n’est qu’un réceptacle aux limites repoussées, dont l’enveloppe se fait oublier par une ouverture très large, qui plus est lorsque la salle est plongée dans le noir. Il était donc difficile, malgré un rappel des rayures consacrées, de reconnaître l’essence de l’art de Buren dans ce décor en mouvement, qui démultipliait les aspects formels et chromatiques, sans toutefois interférer avec l’espace et le lieu. Mais ce ballet séduisit. Buren n’avait pas déplacé son travail sur la scène, il s’était adapté : tenu de changer d’attitude, il avait fait un retour en peinture.
15La scénographie consiste à habiter le vide. Ceci est d’autant plus vrai pour les salles modernes gigantesques comme celle de l’Opéra Bastille. Celle de Bill Viola pour le Tristan et Isolde de Richard Wagner mis en scène par Peter Sellars en 2005 en ce même lieu, neuf ans plus tôt, en avait fait, elle aussi, la démonstration. Viola s’était également servi des cintres pour suspendre ses films et occuper le noir du théâtre. Sur des écrans gigantesques surplombant les chanteurs restés au sol dans une semi-pénombre, il avait projeté des vidéos qui accompagnaient le drame lyrique en l’illustrant. Flottant dans l’espace vide, ces films, par leur luminosité et leur prégnance, tendirent à gommer la présence des chanteurs [15]. L’une des conséquences fut que l’opéra bascula dans le virtuel, au détriment du réel du théâtre. Viola (il est juste de le penser) avait pris la scène comme lieu d’exposition. Il faut dire que son art, au contraire de celui de Buren, ne pouvait être troublé par ce déplacement, au contraire. Même si, généralement, la mise en espace de ses vidéos invite le spectateur à une promenade, leur présentation frontale et éloignée ne les perturbe pas, car l’essence de l’art de Viola réside davantage dans le contenu de ses images que dans leur mode d’exposition. C’est d’ailleurs parce qu’il percevait l’œuvre de Viola en résonance avec celle de Wagner, que Gérard Mortier, à l’initiative du projet, invita l’artiste à travailler pour cette production. Aussi ne doit-on pas tenir rigueur à Viola de cette prise de possession univoque de l’espace scénique : la scène, simplement, reçut l’œuvre du « maître ». Tel était le projet. Si le spectacle a eu ses défenseurs, c’est en raison de l’impact de ces films eux-mêmes, pour leur valeur intrinsèque, indépendante de celle du spectacle. L’on peut par conséquent contester l’orthodoxie de cette scénographie, mais les distorsions d’usage sont toujours intéressantes en ce qu’elles renseignent sur un système (en l’occurrence l’opéra), sur ses limites et ses raisons d’être.
Espaces bordés
16Les salles modernes ont tenté de neutraliser l’architecture des théâtres à l’italienne, dont la présence est parfois difficile à oublier en raison de leur ornementation chargée. Mais elles ne s’y sont pas substituées : les théâtres à l’italienne, comme celui du Châtelet à Paris, continuent à être des lieux de production extrêmement vivants. Là, ce n’est plus l’espace noir et vide, abstrait, de la cage de scène qui domine, mais le rapport scène-salle : bien que plongé dans l’obscurité, le public n’oublie jamais où il se trouve. Cadrée, la représentation se tient à distance, rendant l’écart avec le public d’autant plus sensible. Créer une scénographie en ces lieux nécessite une attitude foncièrement autre. Celle que choisit d’adopter Oleg Kulik pour monter au Théâtre du Châtelet les Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi en 2009 répondait à un désir de casser cette barrière entre le public et les chanteurs [16]. L’artiste visait une « communion » qui aurait plongé le public dans une « liturgie spatiale ». Pour ce faire, Kulik noya scène et salle dans une même ambiance, par des dessins au laser qui envahissaient l’espace total de la salle, au-delà du cadre de scène, par un gigantesque panneau réflecteur tournoyant au-dessus du parterre, qui confondait les reflets du public avec des projections d’images de figures religieuses ou de photographies d’actualité, et par une disposition inversée de l’orchestre et des chanteurs : les musiciens sur le plateau, le chef face au public, les chanteurs au parterre, dans la salle et les loges. De ce fait, l’architecture globale du théâtre, soulignée de surcroît par des lumières ponctuelles acidulées, participait au spectacle, au même titre que le public et les acteurs, les chanteurs et les musiciens. La réussite du projet de Kulik tint à cette approche sensible du lieu concret du théâtre lequel, non seulement n’était pas nié, mais était exalté. Le théâtre à l’italienne offre ces points d’accroche qui font « défaut » aux salles modernes dès lors que le scénographe souhaite interroger l’espace de la représentation. Et Kulik put ainsi créer un ensemble de sensations qui liaient public et musiciens dans un même hic et nunc.
17Dans la théâtre à l’italienne, lorsque le spectacle s’en tient à la scène, il s’insère comme une vignette dans les ors de la salle qui lui sert alors d’écrin. C’est ainsi qu’Anish Kapoor aborda en 2008 celle du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, pour la scénographie du Pelléas et Mélisande de Claude Debussy mis en scène par Pierre Audi. Kapoor installa sur le plateau un sculptural objet, aux consonances multiples, qui pouvait suggérer les lieux de la fable de Maeterlinck et donner une dimension symbolique et impressionniste à la musique : une boîte de Pandore. Anish Kapoor est sculpteur, il réalise des volumes qui incitent le spectateur à en faire le tour, à s’en approcher, parfois même à y entrer (ainsi du colossal Léviathan de la Monumenta 2011 à Paris). Son répertoire formel pouvait sans problème être transposé sur la scène, mais pas les conditions de son exposition, devant un public immobile. L’artiste usa alors du plateau tournant du théâtre comme d’un présentoir, pour exposer sa sculpture sous tous les angles. Si cette rotation servait évidemment la mise en scène en multipliant les aires de jeu, en scindant le tempo de la représentation, ainsi mise en valeur, encadrée par les ornements de la salle, sublimée par la lumière et le fond coloré sur lequel elle se détachait, la scénographie de Kapoor se donnait à voir clairement et de la façon la plus convenue, comme une œuvre d’art.
18Qu’elles trahissent ou suivent les manières initiales de leurs auteurs, ces scénographies de plasticiens attestent de l’artialité de la scénographie théâtrale et par suite de l’auctorialité du scénographe. Excédant sa finalité originelle d’accompagner et d’illustrer la fiction, la scénographie ne se conçoit pas « au service » du fait théâtral mais travaille avec, par et sur lui, pour faire œuvre singulière. Sa dimension artistique a très bien été comprise par un grand nombre de metteurs en scène qui conçoivent eux-mêmes leurs scénographies, au même titre parfois que les costumes ou les lumières, pour signer l’entité du spectacle et ne pas se faire déposséder de leur paternité [17].
19Co-auteur, partenaire d’une œuvre collective, impure et éclectique, le scénographe donne à ressentir et à penser. L’art de la scénographie est un art de la trouvaille (heuristique) et de l’interprétation (herméneutique) qui, dans son processus, nécessite pour chaque occurrence une attitude spécifique.
20L’opposition des termes décor et scénographie et le glissement terminologique du premier au second ont signalé à la fois leurs liens (la scénographie partage avec le décor une même vocation à imager) et leurs différences (statisme et application pour l’un, mouvement et implication pour l’autre). À ces appellations désormais convenues se substituent toutefois aujourd’hui, aux génériques des spectacles, des formules inédites qui rendent compte d’une pratique qui se diversifie, qui signalent un changement et une résistance aux conventions et revendiquent une liberté de choix esthétiques. Ainsi, en place de scénographie, l’on trouve des formules telles que mise en espace, performance space design, image scénique, sans compter la chaosgraphie de Fabrice Hyber [18].
21Se déployant dans le temps d’une représentation, la scénographie théâtrale crée des images que le public ne peut retenir, sur lesquelles il ne peut revenir. Elle travaille sur le hic et nunc du spectateur et de l’acteur, sur et avec le concret de l’espace théâtral, échappe à l’instant. Cette fluidité qui la rend insaisissable tout en s’ancrant dans le réel du spectateur explique pourquoi le théâtre, cette forme artistique archaïque résiste. Les codes dont il se sert illusionnent le public tout en lui confirmant qu’il n’est pas dupe ! La scénographie conditionne et détermine l’esthétique du spectacle, elle est un outil d’esthétisation et de spectacularisation du monde et, tout comme le théâtre, avec lui, propose un mode d’expression sans équivalent, indispensable à la vie et à la société.
Notes
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[1]
Sur cette question, voir Denis Bablet, Les Révolutions scéniques du xxe siècle, Paris, Éditions Société internationale d’art, xxe siècle, 1975 ; Luc Boucris, L’Espace en scène, Paris, Éditions Librairie théâtrale, 1991 ; Romain Fohr, Du Décor à la scénographie. Anthologie commentée de textes sur la scénographie, Montpellier, Éditions l’Entretemps, coll. « Les points dans les poches », 2014 ; Marcel Freydefont, « Du décor à la scénographie », in Le Théâtre français du xxe siècle, sous la direction de Robert Abirached, Paris, Éditions de l’Avant-Scène, 2011.
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[2]
Propos rapportés par Jean Jourdheuil, in Un Théâtre du regard. Gilles Aillaud : le refus du pathos, Paris, Christian Bourgois éditeurs, 2002.
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[3]
Ainsi des reproductions de tableaux de maîtres sur d’immenses châssis, chez Stanislas Nordey (Affabulazione de Pier Paolo Pasolini), projetés, chez Jan Fabre (Le Pouvoir des folies théâtrales), pixellisés et recomposés, chez Oleg Kulik (Le Messie), ou encore la fabrique de « chromos » façon studio de cinéma chez Pierrick Sorin (La Pietra del paragone).
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[4]
Formule empruntée à Denis Bablet dans son long métrage 16 mm, Josef Svoboda
scénographe (CNRS, 1983). -
[5]
Nous renvoyons ici à notre article « Scénographie & création », mis en ligne sur : <http://www.wikicreation.fr/fr/> (Institut Acte UMR 8218, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne & CNRS, LabExCAP), septembre 2017.
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[6]
C’est ainsi que procèdent nombre de scénographes, comme Yannis Kokkos (voir Georges Banu, Yannis Kokkos. Le Scénographe et le Héron, Arles, Actes Sud, 1989).
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[7]
« Inventer c’est se ressouvenir », disait Gérard de Nerval.
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[8]
Nous nous appuyons sur notre propre expérience de la scénographie, consciente que maints scénographes ne s’y reconnaîtront pas, mais suivre notre cheminement personnel nous conduit à des considérations plus globales autour desquelles pourraient converger d’autres démarches.
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[9]
Cette « petite sensation » chère à Paul Cézanne, problématisée par Gilles Deleuze dans son ouvrage Francis Bacon, Logique de la sensation (Paris, Éditions de la Différence, 1981).
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[10]
L’œuvre collective n’exige pas une « fusion intégrale de tous les éléments artistiques » mais leur « association », afin que soit maintenue leur « individualité […] Ainsi, la combinaison des arts devient vivante ; la contradiction des éléments n’est pas étouffée. L’architecte de scène quant à lui, prend position par rapport au sujet, avec ses moyens propres et une certaine liberté ». Bertolt Brecht, « L’architecture scénique », Écrits sur le théâtre, trad. J. Tailleur, Paris, Éditions L’Arche, 1972, vol. I, p. 424-425.
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[11]
Qui dénierait au metteur en scène, au comédien, au chanteur, le titre d’artiste ? La scénographie paie l’un des poncifs tenaces de la Modernité qui a fait des attitudes monomaniaques et obsessionnelles la marque du génie et la condition de l’artiste.
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[12]
Voir Artpress2, n°40, « La création à plusieurs. Duos, collectifs, et plus si affinités », février 2016.
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[13]
Marie-Noëlle Semet-Haviaras, Les Plasticiens au défi de la scène (2000-2015), Paris, Éditions L’Harmattan, 2017.
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[14]
Ces incursions se font principalement en opéra et en danse ; le cahier des charges et les codes du théâtre dramatique freinent les velléités de ces artistes.
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[15]
Les polémiques que suscite la présence du cinéma en scène sont vives, et celles soulevées par les vidéos de Viola à l’opéra pas encore éteintes.
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[16]
« Ce passage de la ligne fut une des grandes préoccupations du théâtre des années soixante », écrivait Bernard Dort, in Le Jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue, Paris, P.O.L., 1995, p. 41.
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[17]
Robert Wilson, Romeo Castellucci, Jan Fabre, Stéphane Braunschweig, etc.
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[18]
Pour les Quatre saisons d’Antonio Vivaldi chorégraphiées par Angelin Preljocaj en 2005.