Couverture de NRE_010

Article de revue

Nouvelles poétiques du corps amoureux en danse

Pages 27 à 37

Notes

  • [1]
    Dans le sens de la définition donnée par Michel Bernard du corps, qui n’en fait pas une topologie mais le décrit comme expérience dynamique et sensorielle. Bernard M., De la création chorégraphique, CND, Paris, 2001.
  • [2]
    Laurence Louppe, La Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 2004 (pour la 3e édition), p. 245.
  • [3]
    Ibid., p. 19.
  • [4]
    Olivier Sirost, « Éros », in Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch (dir.), Dictionnaire du corps, CNRS Éditions, Paris, 2008, p. 117.
  • [5]
    Wim Vandekeybus, Blush: The Making Of, DVD, 2005.
  • [6]
    Selon le projet initial de son créateur, le chorégraphe américain postmoderne, Steve Paxton, l’expression désigne un dialogue d’appuis variés entre les corps de deux ou plusieurs partenaires, qui donne naissance à un état paradoxal d’activité et de passivité dans lequel la charge sexuée doit être évacuée.
  • [7]
    Ariane Fontaine, « Brides et furies », Jeu N 130, 2009, p. 64.
  • [8]
    Ibid., p. 65.
  • [9]
    La création de Quintett par William Forsythe, inspirée par la perte de son épouse, Tracy-Kai Miller, et construite sur la base d’improvisations collectives à partir de souvenirs de cette danseuse, pose autrement la question de la retrouvaille de la corporéité amoureuse et de la figure d’Orphée.
  • [10]
    Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Éditions Métaillié, 2000.
  • [11]
    Alena Alexandrova, « Furious Bodies, Enthusiastic Bodies », Performance Research, Moving Bodies, Routledge, vol. VIII, n° 4, décembre 2003, p. 21.
  • [12]
    Laurence Louppe, La Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 250.
  • [13]
    Elle était danseuse dans le Ballet de Francfort et ex-première danseuse du San Francisco Ballet.
  • [14]
    Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Traduit du portugais par Françoise Laye, (première éd. Unes, 1987) 2e éd. Éditions Christian Bourgois, Paris, 1999.
  • [15]
    William Forsythe, entretien avec René Sirvin, « William Forsythe ou la danse à toute vitesse », Le Figaro, 9 avril 1994, p. 12.
  • [16]
    Idem.
  • [17]
    « C’était un don à ma femme, atteinte du cancer à ce moment-là. Mais elle est devenue trop malade pour le voir. Je l’ai fait pour elle mais elle ne l’a jamais vu. Elle est morte. Quintett est comme une lettre. Je connaissais la musique de Gavyn Briars depuis longtemps, et elle l’adorait. Voilà tout. » William Forsythe, entretien avec Michel Guilloux, « William Forsythe en cinq équations », Journal l’Humanité, 9 juin 1998, p. 13.
  • [18]
    Marie-Christine Vernay, « La Sculpture Forsythe », Libération, le 7 avril 1994.
  • [19]
    William Forsythe, Le Programme d’Eidos/Telos du Théâtre de Châtelet, 1995.
  • [20]
    Cf. Robert Callasso, Les Noces de Cadmos et Harmonie, Paris, Gallimard, 1991.
  • [21]
    Selon le psychologue E. R. Jaensch (1983-1940), cité dans le programme d’Eidos/Telos, les images eidétiques sont, des représentations imaginaires caractérisées par des couleurs vives, des détails minutieux, une netteté hallucinatoire. Il parle aussi d’une disposition à voir à volonté des choses imaginaires, en particulier des souvenirs récents, de telle façon qu’ils se projettent au dehors, à la manière d’une image évolutive.
  • [22]
    William Forsythe, entretien avec Ann-Sophie Vergne, « Forsythe, révolution de principe », in Mouvement, op. cit, p. 17.
  • [23]
    Idem.
  • [24]
    Idem.
  • [25]
    Idem.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Dans ce type de geste la sensation du mouvement coïncide avec le mouvement de la sensation. Cf. Despres A. Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine, Logique du geste aisthétique, ANRT, Lille, 2003.

1L’expérience amoureuse et l’art de la danse semblent partager le même territoire – un corps désirant, avide de mouvement enraciné dans un imaginaire singulier et projeté vers l’autre. La danse comme forme artistique évoque, renforce et clarifie les désirs et les fantasmes du corps amoureux. « Tomber amoureux », « un coup de foudre » – l’expérience amoureuse est radicale, chaque fois bouleversante et singulière. Le sentiment amoureux a un impact radical sur la corporéité [1] explorée et mise en scène par des chorégraphes et des danseurs. Le corps amoureux peut être transporté de joie, en proie de la brutalité d’un rapt, ou subitement dépossédé et réduit à une passivité sidérée.

2L’expérience amoureuse représentée sur la scène chorégraphique d’aujourd’hui est fondatrice d’une nouvelle poétique d’expériences peu indexées. Souvent cette recherche est menée à travers une suite de propositions thématiques, d’approches improvisées ou d’explorations dirigées, parfois même par des interprètes.

3Si la danse est « un art qui s’exerce à partir de si peu de chose : matière de soi, organisation d’une certaine relation au monde [2] », comment alors donner corps au corps amoureux ? Comment les chorégraphes d’aujourd’hui abordent-ils cette expérience spécifique dans leur écriture, dans le travail commun avec les danseurs et à partir de quelles sources ? Quelles sont les kinésies qui fondent l’expérience amoureuse, comment y accéder, comment les mettre en scène ?

4Cette étude explore les nouvelles poétiques du corps amoureux en danse à partir de quelques œuvres chorégraphiques d’actualité (et sans prétention d’exhaustivité) : le corps amoureux capable de tous les excès dans Blush (2005) de la Cie Ultima Vez de Wim Vandekeybus ; le corps amoureux possédé et aliéné par la passion dans Dark Matters de la Cie Kidd Pivot de Crystal Pite, dans Lost for Words (2010) de la Cie Spellbound de Mauro Astolfi ; le corps amoureux, emporté par un flux, livré à l’intensité de son désir ou inspiré par la perte d’un être aimé dans Quinttet (1995) du Ballet de Francfort par William Forsythe ; le corps amoureux vulnérable, mis à nu, aux sens amplifiés et embrouillés dans Flesh (2011) de la Cie NDTII d’Ivan Pérez.

5Si la poétique cherche à cerner ce qui, dans une œuvre d’art, peut nous toucher, travailler notre sensibilité, résonner dans l’imaginaire [3], quels chemins suivent les chorégraphes pour parvenir au seuil de visibilité à partir duquel l’expérience amoureuse peut s’offrir à la perception du danseur et, par la suite, à celle du spectateur ? Le corps est une zone d’expérience liée à l’imaginaire, qui fait objet d’une construction complexe et singulière. L’écriture chorégraphique dans le courant de la danse contemporaine cherche à briser le stéréotype physique élaboré à partir d’acquis ou d’images parasitaires, à évacuer de l’expérience le contrôle analytique ou prévisionnel qui bouche l’émergence d’un mouvement inouï. Chaque artiste emploie des stratégies qui lui sont propres, afin de parvenir à extraire le ressenti amoureux inimitable et immédiat.

Le corps amoureux pris dans un enchevêtrement de références

6Les ressorts de la nouvelle poétique du corps amoureux commencent dans le choix d’un référentiel complexe et enchevêtré. Un exemple est le film Blush (2005), une fiction inspirée du mythe d’Orphée et Eurydice, réalisé par le chorégraphe Wim Vandekeybus. Construit sur le principe des mécanismes de rêves, Blush est un voyage onirique et érotique oscillant entre les décors paradisiaques corses et les bas-fonds bruxellois. La mise en scène dansante de ce mythe évoque à plusieurs reprises la « passion de l’amour » et du « désir ascensionnel », étroitement lié avec la figure de l’Éros. Cette figure selon Olivier Sirost reste le témoignage important dans la culture occidentale du statut accordé au corps :

7

D’un côté Éros renvoie à l’unicité divine, à la canonisation du corps chéri. De l’autre, l’éros représente les expériences sensuelles multiples que le corps peut réaliser [4].

8Dans Blush, Wim Vandekeybus a trouvé l’amorce de l’imaginaire du corps amoureux dans la mythologie grecque :

9

Le personnage de Jozef est inspiré de l’histoire d’Orphée et Eurydice. Je l’ai dit, les histoires d’amour voyagent à travers le temps. Orphée perd Eurydice et se rend aux Enfers. Avec son chant, il séduit les dieux pour descendre aux Enfers [5]

10L’histoire d’Orphée et Eurydice est entrecoupée de visions oniriques et érotiques qui s’enchaînent et se déclinent en plusieurs rêves : des désirs impossibles, la quête d’un être cher perdu… L’imbrication de plusieurs références, la polyphonie de plusieurs voix exaltées engendrent une mise en scène vertigineuse des corps dansants.

Le corps amoureux dans une rêverie érotique

11Une mise en scène du rêve érotique, thématique récurrente dans Blush, commence par un duo, une femme ondulante sur le corps d’un homme endormi. Cette scène est troublante puisque les deux sont présents et absents, passifs et engagés dans l’intensité de leur abandon à des rêveries érotiques, vulnérables et exposés dans cette intimité partagée. Ici le sommeil, en tant que besoin primaire du corps de se laisser aller dans un élan de désir habituellement avorté dans un espace social contraignant, devient la scène d’une auto-affection. L’imaginaire et la matérialité de la sensualité et de la sexualité des corps amoureux deviennent un.

12Dans l’image suivante, filmée sur une plage, bordée par une eau turquoise, ce duo est remplacé par un autre. Le duo se transforme en trio, en ensemble. Des attirances naissant et se dissipent, le spectateur voit des yeux qui brillent d’envie, de jalousie, de colère. Les corps se cumulent, se transforment, s’échappent sans cesse. Cette fuite re-crée un mouvement « vers », « avec », « contre ». Les principes de la contact improvisation[6] à la base des imbrications, lancées, portées, chutes, soutiennent ce langage imprévisible des désirs charnels au point que le spectateur peut se demander si l’expérience amoureuse vécue à travers la matière des rêves peut avoir un poids réel.

Le corps amoureux trans-porté

13Inspiré depuis toujours par les rêves et leur charge pulsionnelle puissante, Wim Vandekeybus saisit par la caméra des représentations spontanées du désir dans des scènes haletantes d’improvisation corps à corps. Les séquences de danse sont exécutées et filmées sur le sable, dans l’eau, dans la forêt, sous le soleil couchant. Les environnements naturels dans une lumière éclatante ou un noir envahissant obligent les interprètes à trouver et à orchestrer des forces de contrepoids avec leurs corps dans des portées vertigineuses, des roulades dans le sable, l’herbe et dans l’eau. Ils explorent de nouveaux motifs gestuels, de nouvelles perceptions sous l’œil du spectateur qui devient témoin d’un plaisir intensifié du mouvement et des histoires d’amour en métamorphoses continuelles. La mise en scène érotique et onirique du corps amoureux suit une démarche chorégraphique singulière :

14

Une démarche rebondissante et accidentée, qui symbolise l’instinct et le « dressage », la maîtrise du corps face au danger imminent [7].

figure im1
Wim Vandekeybus, Blush, 2005.

15Le désir érotique, par son caractère imprévisible, génère une tension entre maîtrise et liberté, qui révèle son élan, son risque, ou, comme le dit encore Ariane Fontaine, « le transport incertain de l’être par-delà ses propres barrières », avant de conclure que « la danse s’élabore ainsi, d’un geste à l’autre, d’un relief à l’autre, elle ouvre les frontières, elle nous débusque avec sa force cinétique » [8]. Entre la légèreté euphorique de l’envol et l’abandon au poids de sa chaude matérialité, le corps amoureux perd ses appuis habituels et ses repères logiques (regard focal, orientation spatiale, équilibre…).

16L’utilisation détournée de la technique postmoderne américaine contact improvisation, ainsi que les séquences de danse-théâtre qui questionnent la poésie du désir, offrent une ré-écriture contemporaine d’un des mythes fondateurs de l’inconscient occidental [9]. Le travail chorégraphique sur l’expérience amoureuse dans Blush est une exploration de l’inconscient sauvage, des impulsions contradictoires (le corps amoureux pris entre « vouloir » et « ne pas vouloir »), de l’imaginaire, où le corps a ses désirs que la raison ignore. Le titre même – blush, « rougir » – indique l’action soudaine du sang mu par une émotion forte et incontrôlable. Le corps amoureux est prêt à tout, capable à tous les excès. Wim Vandekeybus se sert de l’onirisme érotique afin de dévoiler la force cinétique, la nature sauvage du désir. L’extrême tension qui anime ce corps oscille entre le contrôle et le laisser-aller. Le chorégraphe puise dans le réservoir de rythmes et d’instincts qui remuent et meuvent les corps des interprètes par des courtes improvisations filmées sur le champ en conditions d’urgence.

Le corps amoureux dans une fabrique de présence

17Le travail sur le corps amoureux du chorégraphe s’inscrit aussi dans un projet chorégraphique singulier. Alena Alexandrova affirme dans Furious Bodies, Enthusiastic Bodies que son travail est centré sur l’exposition radicale d’un corps dans son affectabilité et dans la contradiction permanente entre le désir du corps et l’impossibilité de ce désir, entre la représentation du corps et sa présence. L’affectabilité est un concept développé par Jean-Luc Nancy pour lier en une constellation l’état de l’affect, de l’exposition et du toucher [10]. Cet état devient effectivement chez Wim Vandekeybus le fondement de la présence matérielle du corps amoureux. L’émotion est extraite de l’intérieur du corps et la danse est conçue comme un événement :

Peut-être la préoccupation principale de Vandekeybus est de savoir comment le corps entre dans la danse, dans sa « motion » et « émotion » ou à l’envers, comment la motion entre dans le corps et ce qu’elle est capable de faire avec. Puisque la danse peut opérer d’une manière discursive, d’écrire par un langage, Vandekeybus construit un discours du corps dans ses états extrêmes, extra-ordinaires », écrit Alena Alexandrova [11].
Le thème récurrent, dans l’œuvre de Wim Vandekeybus, du corps amoureux comme corps en danger et les réactions qu’il provoque chez le danseur et chez le spectateur explorent les corrélations entre l’intensité du défi physique et le vocabulaire naturel du mouvement. L’état radical du corps désirant s’inscrit dans une tension forte entre le désir et la capacité du danseur d’« aller vers », et dans les résistances qu’il rencontre. Ainsi, le corps amoureux vit-il son rêve érotique dans la rencontre avec l’impossibilité de son désir, au croisement de la réalité et de son imaginaire.

Le corps amoureux nu et vulnérable

18Pour sa part, le chorégraphe Ivan Pérez a aussi recours à la technique de contact improvisation pour une immersion dans l’affectabilité du corps amoureux et pour la construction des duos dans la pièce Flesh (2011) avec la Cie NDTII. Le toucher érotisé, banni par Steve Paxton, est poussé dans son extrême dans la mise en scène chorégraphique par une recherche sur la nudité du corps désirant. Une danseuse expose son corps nu à son partenaire et au public. Dans un long duo, les deux danseurs se livrent à des portées spectaculaires qui soulignent ou effleurent sa poitrine fragile. Les mains de son partenaire s’approchent vers ce corps poreux et peureux, tandis qu’elle s’échappe. Parfois les mains cachent ses yeux et simultanément la guident dans l’espace, la soutiennent dans ses vacillements. Des états d’abandon, de confiance et de terreur de ce qui peut être touché, et par là bouleversé, traversent le corps amoureux et marquent des « moments de corps » d’une charge dramatique. La peau devient un milieu perceptif, qui met le corps en relation avec tous les points de l’espace :

Elle ne joue pas le rôle de fermeture, d’emballage du paquet organique, mais au contraire ouvre, enfante des volumes, écrit L. Louppe [12].
Ainsi le chorégraphe pose-t-il aussi la question de la peau du corps amoureux comme une kinesphère en soi, qui se rétrécit ou s’agrandit par rapport à la kinesphère habituelle du danseur, et qui autorise la description d’innombrables variations et métamorphoses. Le corps amoureux mis en scène par Ivan Pérez vit intensément son intériorité tout en la projetant vers l’autre. Il est conduit aveuglément par cet Autre dans ses déplacements tâtonnants. Sa poétique émerge de son état de vulnérabilité, de sa fuite permanente dans un glisser cutané irréel : « If I talk to you I’ll be a bird… a photograph », – une voix off met des mots sur les doutes, les peurs, la porosité de ce corps exposé, errant, aveuglé.

Le corps amoureux, impossible à dire

19La contact improvisation, le glisser, l’effleurement fugitif animent des constellations amoureuses dans un autre registre chez le chorégraphe Mauro Astolfi au sein de la Cie Spellbound. Dans sa pièce Lost for Words (2010), qui explore les limites des mots et la perte de sens qui peut en découler, les gestes d’amour sous les gestes dansés deviennent visibles dans un rapport précipité entre les kinesphères des danseurs. Les réussites et les blessures du désir de contact sont livrées « en vrac ». Ainsi, l’œuvre chorégraphique pose la question des conditions à partir desquelles la perception du matériau imaginaire et sensoriel de l’expérience amoureuse pourrait s’ouvrir. Est-elle faite d’une succession de chutes ? Des chutes en soi, des chutes dans l’autre ? Des appuis, des effleurements, des effondrements, des renaissances en vagues continues qui traversent un ensemble de corps tantôt liquides, tantôt solides, tantôt vaporeux… Les danseurs se dissipent en duos, trios, solos et créent un espace éclaté et relié, tensionnel et organique. L’expérience amoureuse émerge dans ce jeu de dynamiques, de contrastes, dans une dramatisation sans récit, faite d’énergies pulsionnelles et de contrastes affectifs. L’expérience amoureuse en danse dans Lost for words est libérée de l’anecdote et travaillée à partir de la notion de motion, cette traversée qualitative de l’espace interne et externe. Comment dire le souffle, l’élan, la perte organique de la matière du corps amoureux ?

Le corps amoureux évaporé

20L’œil du chorégraphe qui matérialise peu à peu l’expérience amoureuse à partir du travail commun des interprètes, prend un rôle très particulier dans la création de trois pièces par William Forsythe en 1995. Ici, le processus de création chorégraphique nous cache et révèle en même temps un « texte caché » sous la forme d’éléments de phrasés choisis et agencés afin de monter un corps amoureux qui s’évapore dans l’espace. La création d’Eidos/Telos en 1995 est un tournant important dans l’évolution de la recherche du chorégraphe.

21Marqué par un événement tragique, la mort de sa femme Tracy-Kai Maier [13], décédée d’un cancer en 1993, le chorégraphe se livre à un questionnement sur la fragilité du corps et sur sa disparition, son « évaporation dans l’espace ». Il dédie à sa femme deux pièces, As a garden in this setting en 1992 et Quintett en 1993 :

22

Tracy-Kai n’a malheureusement pas vu Quintett, mais elle a pu assister à la création de As a garden in this setting. Le ballet m’a été inspiré par La mort du prince, extrait du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa [14] que nous avons lu ensemble l’année dernière. Non, ce n’est pas un ballet pessimiste. C’est un ballet réaliste. La mort n’est pas triste : c’est elle qui donne un sens à la vie. Le thème du ballet est l’ovale : une grande table ovale qui se renverse, fait office de miroir parfois, puis se transforme à la fin en une sorte de cellule animale [15].

23Le chorégraphe affirme que l’intérêt principal de As a Garden in this setting réside dans la quête de ce corps aimé, perdu :

24

Je cherche à donner une impression de transparence du corps, en prolongeant un mouvement du bras par exemple, comme s’il traversait le corps. J’y étudie aussi le comportement des aveugles et nous avons répété certaines séquences les yeux fermés [16].

25Les mêmes thèmes de la fragilité engendrée par un état de cécité et de la transparence du mouvement, ont inspiré la création de Quintett en 1993 [17]. Au rythme de la musique populaire de Gavin Bryars’s, Jesus’ blood Never Failed Me Yet, la pièce « chorégraphie les pertes, les chutes, une glissade [18] ».

Le corps amoureux, ressuscité dans une quête collective

26Le point de départ pour l’élaboration de la pièce est une vidéo sur laquelle Forsythe montre quelques séquences de mouvements. Puis les danseurs Stephen Galloway, Jacopo Godani, Thomas McManus, Jone San Martin et Dana Caspersen collaborent sur la base de leur expérience d’opérations d’improvisations diverses au sein de la compagnie pour développer des duos. Guidés par le souvenir de Tracy-Kai Maier, et imprégnés par sa présence, leurs gestes provoquent à plusieurs reprises des réactions émotionnelles très fortes chez Forsythe. Le chorégraphe décide de la structure finale en coupant toutes les phrases qui le font pleurer. Et pourtant, les séquences agencées gardent l’aura d’une détresse d’un désir amoureux avorté, des portées avortées dessinent l’impossibilité de la retrouvaille, des gestes inachevés démontrent un état de fragilité extrême.

27Pendant les représentations, quelques improvisations persistent sur scène selon le principe de « thème et variations » ; les danseurs répondent aux phrases gestuelles de l’un à l’autre en reprenant le même motif de mouvement comme un écho. Les mouvements initiés par les corps des danseurs sont abandonnés en cours de route, suivis d’une chute ou d’une perte d’orientation spatiale. Une ambiance de désolation et de désintégration corporelle règne sur le plateau.

28Le chorégraphe explique que cette recherche sur la fragilité et la transparence du mouvement vient aussi de la nécessité d’abandon de la volonté directrice dans cette période douleureuse de sa vie. L’abandon de la volonté de tout contrôler en tant qu’ouverture vers de nouvelles possibilités du mouvement est une idée directrice de son travail expérimental depuis longtemps :

29

Plus vous serez capable de vous laisser aller, de vous abandonner à une sorte de transparence du corps, de sentiment proche de la disparition, plus vous serez en mesure de parvenir à une différenciation dans la forme, dans la dynamique. Vous pourrez à ce stade bouger très très vite, mais l’effet produit ne sera pas le même – vous n’aurez pas l’effet de violence. Vous pourrez également produire des accélérations phénoménales à condition de savoir où vous quitterez le mouvement – non pas où vous initierez le mouvement mais où vous le quitterez. Vous chercherez à ce que votre corps se détache le plus possible du mouvement, comme si vous vouliez exclure de votre pensée le fait que vous êtes justement en train de produire du mouvement. Il ne s’agira donc pas de se propulser dans l’espace et de l’envahir, mais d’abandonner votre corps à l’espace. Se dissoudre. Se laisser évaporer. Le mouvement est en rapport direct avec votre faculté à vous évaporer réellement [19]

Le corps amoureux et son eidolon

30Le mouvement qui ressemble à une dissolution dans l’espace est engendré, selon le chorégraphe, par la mémoire kinesthésique et proprioceptive du corps du danseur. À cette époque, le questionnement sur le fonctionnement de la mémoire, très présent dans la pensée chorégraphique de Forsythe, fortement affecté par la perte de sa femme, inspire un nouveau tournant dans sa méthodologie d’improvisation pendant la création d’Eidos/Telos. Le thème de la mémoire et de son fonctionnement devient prépondérant dans l’invention de nouvelles méthodes d’expérimentation chorégraphique et d’une nouvelle poétique du corps amoureux, destinés à faire de la mémoire du corps amoureux un « nuage d’images ».

31Pour la création d’Eidos/Telos (1995), Forsythe s’appuie sur le livre The Marriage of Cadmos and Harmony (Les Noces de Cadmos et Harmonie) de Roberto Calasso [20]. Ce dernier développe une réflexion complexe sur les thèmes de la mort, de la transmission, de la généalogie, de l’histoire et de la mémoire, à travers un récit imagé où les dieux se mêlent aux simples mortels. Roberto Calasso décrit la mémoire comme un nuage d’images qui accompagne toujours l’esprit. Dans ce but, il reprend la notion d’« eidolon » qui revêt plusieurs significations : simulacre, fantôme, apparition ou image conçue dans l’esprit [21].

32Inspiré par ces idées, Forsythe, à son tour, introduit la notion d’« eidolon » comme un « nuage de savoir physique » qui accompagne le danseur. La force de ce dernier est, par conséquent, de pouvoir puiser dans cette mémoire de l’expérience de la danse qu’il possède pour danser/improviser dans l’instant. Cette idée rejoint la vision qu’a Roberto Calasso de l’eidolon, ce « nuage d’images » qui terrifie l’esprit auquel il est rattaché et l’oblige à agir. Ainsi la force de l’esprit réside-t-elle dans l’artifice avec lequel il parvient à détacher ces images eidétiques et à les interroger. De la même manière, dans la pratique de l’improvisation, le danseur puise dans son « nuage de savoir physique » pour répondre aux contraintes extérieures avec des mouvements appropriés.

33Forsythe affirme qu’à travers la pratique de l’improvisation les danseurs explorent « les mécanismes de la mémoire à l’intérieur de la danse elle-même, c’est-à-dire dans le corps lui-même [22] ». Dans le but de créer une méthode physique qui reflète le fonctionnement de la mémoire de la danse dont le danseur se sert en permanence, Forsythe a recours à une représentation visuelle de l’« eidolon » à travers la kinesphère du danseur. Pour traduire le fonctionnement de la mémoire de la danse en une méthode physique, le chorégraphe imagine la kinesphère de chacun comme un espace habité par son « eidolon » personnel, de la même manière que la mémoire habite le corps :

34

J’affirme que tout l’espace du mouvement à la surface ou autour du danseur – la « kinesphère » – est essentiellement une sphère mémorielle qui peut être activée par la proprioception [23].

35La définition de la proprioception donnée par Forsythe est « la sensation que le corps a de sa propre présence [24] ». Il affirme que c’est à travers cette sensation que l’« eidolon » émerge sous la forme de « mémoire dépourvue de conscience d’elle-même ». Autrement dit, c’est à travers le corps que l’inconscient s’exprime :

36

J’ai fait appel essentiellement au sentiment que nous avons de nos os et de la peau, lesquels sont reliés aux activeurs principaux : les articulations, les récepteurs de la proprioception, les récepteurs neuronaux dans les articulations, ainsi que le poids des os et la tension de la peau – tout cela afin d’éveiller la mémoire chez le danseur. […] Au moment où je me meus dans l’espace, je me souviens sans y penser des liens qui me ramènent aux configurations spatiales du passé. Quant à l’espace, il est seulement défini par les tensions qui existent entre le muscle, l’os et la peau, et ce rapport de tension est médiatisé par les nerfs. Donc si je bouge mes muscles, mes os et par conséquent la surface de ma peau, je crée autour de moi une tension dans l’espace. Et cette tension produit une figure qui participe d’un lieu où je me suis déjà trouvé [25].

37Ainsi, le mouvement du corps amoureux du chorégraphe, en quête de son Eurydice, fait surgir des bribes de mémoire, des figures qui rappellent des expériences du passé. Forsythe précise qu’il s’agit d’une réactualisation de la mémoire, d’une trouvaille, d’une « perception mémorielle [26] », inévitablement induite par les torsions et les tensions du corps au sein de la kinesphère.

38Dans cette série d’exemples de création chorégraphique, le chorégraphe et les interprètes s’engagent dans un processus d’intériorisation, de maturation et de restitution d’une image du corps amoureux. Ainsi émergent les nouvelles poétiques du corps amoureux en danse. « La spécificité du travail du chorégraphe lui-même sera de projeter cette “cristallisation”, non de l’objectiver, mais de la transsubjectiver », écrit L. Louppe [27]. Dans cet acte de transsubjectivation, l’interprète aura plus ou moins de liberté d’évoquer une expérience amoureuse vécue ou imaginée. Les nouvelles poétiques du corps amoureux en danse opèrent aussi un glissement des formes codifiées de danse vers de nouvelles valeurs somatiques du geste dansé. Les approches expérimentales des chorégraphes résonnent d’influences multiples et diversifient les représentations du corps amoureux. Les situations variées d’improvisation explorent la matérialité du corps chargé de libido et d’imaginaire uniques. Dans ce cadre, le geste dansé du corps amoureux est conçu comme un geste « aisthétique [28] », qui émerge par un travail des sensations, « trouvailles » spontanées, fugitives et éphémères, destinées à naître et à mourir selon la nécessité paradoxale de déconstruction/reconstruction permanente de l’habitus perceptif du danseur.

39Les nouvelles poétiques du corps amoureux sont fondées sur la présence immédiate, émouvante, d’un corps qui parle à partir de soi-même, de sa singularité. Chaque démarche évoquée suscite un univers engendré par son épreuve unique de l’expérience amoureuse. Une invitation dans l’intime du corps, une envie d’ouvrir à notre regard un jardin secret, une plongée dans les viscères, comme un autoportrait de l’ignoré de soi-même, qui déplie l’informe et ses nouvelles possibilités de l’expérience amoureuse.


Date de mise en ligne : 21/03/2013

https://doi.org/10.3917/nre.010.0027

Notes

  • [1]
    Dans le sens de la définition donnée par Michel Bernard du corps, qui n’en fait pas une topologie mais le décrit comme expérience dynamique et sensorielle. Bernard M., De la création chorégraphique, CND, Paris, 2001.
  • [2]
    Laurence Louppe, La Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, Bruxelles, 2004 (pour la 3e édition), p. 245.
  • [3]
    Ibid., p. 19.
  • [4]
    Olivier Sirost, « Éros », in Bernard Andrieu et Gilles Boëtsch (dir.), Dictionnaire du corps, CNRS Éditions, Paris, 2008, p. 117.
  • [5]
    Wim Vandekeybus, Blush: The Making Of, DVD, 2005.
  • [6]
    Selon le projet initial de son créateur, le chorégraphe américain postmoderne, Steve Paxton, l’expression désigne un dialogue d’appuis variés entre les corps de deux ou plusieurs partenaires, qui donne naissance à un état paradoxal d’activité et de passivité dans lequel la charge sexuée doit être évacuée.
  • [7]
    Ariane Fontaine, « Brides et furies », Jeu N 130, 2009, p. 64.
  • [8]
    Ibid., p. 65.
  • [9]
    La création de Quintett par William Forsythe, inspirée par la perte de son épouse, Tracy-Kai Miller, et construite sur la base d’improvisations collectives à partir de souvenirs de cette danseuse, pose autrement la question de la retrouvaille de la corporéité amoureuse et de la figure d’Orphée.
  • [10]
    Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Éditions Métaillié, 2000.
  • [11]
    Alena Alexandrova, « Furious Bodies, Enthusiastic Bodies », Performance Research, Moving Bodies, Routledge, vol. VIII, n° 4, décembre 2003, p. 21.
  • [12]
    Laurence Louppe, La Poétique de la danse contemporaine, op. cit., p. 250.
  • [13]
    Elle était danseuse dans le Ballet de Francfort et ex-première danseuse du San Francisco Ballet.
  • [14]
    Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, Traduit du portugais par Françoise Laye, (première éd. Unes, 1987) 2e éd. Éditions Christian Bourgois, Paris, 1999.
  • [15]
    William Forsythe, entretien avec René Sirvin, « William Forsythe ou la danse à toute vitesse », Le Figaro, 9 avril 1994, p. 12.
  • [16]
    Idem.
  • [17]
    « C’était un don à ma femme, atteinte du cancer à ce moment-là. Mais elle est devenue trop malade pour le voir. Je l’ai fait pour elle mais elle ne l’a jamais vu. Elle est morte. Quintett est comme une lettre. Je connaissais la musique de Gavyn Briars depuis longtemps, et elle l’adorait. Voilà tout. » William Forsythe, entretien avec Michel Guilloux, « William Forsythe en cinq équations », Journal l’Humanité, 9 juin 1998, p. 13.
  • [18]
    Marie-Christine Vernay, « La Sculpture Forsythe », Libération, le 7 avril 1994.
  • [19]
    William Forsythe, Le Programme d’Eidos/Telos du Théâtre de Châtelet, 1995.
  • [20]
    Cf. Robert Callasso, Les Noces de Cadmos et Harmonie, Paris, Gallimard, 1991.
  • [21]
    Selon le psychologue E. R. Jaensch (1983-1940), cité dans le programme d’Eidos/Telos, les images eidétiques sont, des représentations imaginaires caractérisées par des couleurs vives, des détails minutieux, une netteté hallucinatoire. Il parle aussi d’une disposition à voir à volonté des choses imaginaires, en particulier des souvenirs récents, de telle façon qu’ils se projettent au dehors, à la manière d’une image évolutive.
  • [22]
    William Forsythe, entretien avec Ann-Sophie Vergne, « Forsythe, révolution de principe », in Mouvement, op. cit, p. 17.
  • [23]
    Idem.
  • [24]
    Idem.
  • [25]
    Idem.
  • [26]
    Idem.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Dans ce type de geste la sensation du mouvement coïncide avec le mouvement de la sensation. Cf. Despres A. Travail des sensations dans la pratique de la danse contemporaine, Logique du geste aisthétique, ANRT, Lille, 2003.

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