Notes
-
[1]
Bernrd Teyssèdre, Le Roman de l’Origine, Paris, Gallimard, 1996.
-
[2]
Thierry Savatier, L’Origine du monde, Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris, Bartillat, 2006.
-
[3]
Charles Baudelaire, « Salon de 1859 » dans Écrits sur l’art, t. ii, Paris, Gallimard, 1971, p. 24.
-
[4]
Hugo Münsterberger, op. cit., chat. 2 : « Développement interne de l’image animée », p. 47.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Idem, p. 46
-
[7]
Hugo Münsterberger, « Pourquoi nous allons au cinéma », ibid., p. 181.
-
[8]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens » (1922) dans Écrits français, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, p. 65.
-
[9]
Piet Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, p. 27.
-
[10]
Ibid., p. 26.
-
[11]
Ibid., p. 86, 87.
-
[12]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens » (1922) dans Écrits français, op. cit., p. 68.
-
[13]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : sa réalisation dans la musique et au théâtre futur »(1922) dans Écrits français, op. cit., p. 87.
-
[14]
Piet Mondrian, Réalité abstraite et réalité naturelle, op. cit., p. 35.
-
[15]
Piet Mondrian, « L’évolution de l’humanité » (1924) dans Écrits français, op. cit., p. 111.
-
[16]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique » (1920) dans Écrits français, op. cit., p. 27.
-
[17]
Piet Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, op. cit., p. 29.
-
[18]
Ibid., p. 28.
-
[19]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : sa réalisation dans la musique et au théâtre futur », dans Écrits français, op. cit., p. 88.
-
[20]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique » dans Écrits français, op. cit., p. 59.
-
[21]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens », dans Écrits français, op. cit., p. 66.
-
[22]
Ibid., p. 59.
-
[23]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique », dans Écrits français, op. cit., p. 44.
-
[24]
Ibid., p. 45.
-
[25]
Piet Mondrian, « Art/Pureté + Abstraction » (1926) dans Écrits français, op. cit., p. 126.
-
[26]
Ibid., p. 123-124.
-
[27]
Depiction. Mot anglais (en français « peinture », « description ») substantif du verbe to depict qui a gardé les acceptions du xiiie siècle du verbe français « dépeindre » : « décrire » et « peindre », « représenter en peinture ». Depiction indique donc une figuration au sens le plus littéral (ainsi une image d’une pipe dépeint une pipe, mais peut représenter l’oisiveté). L’expression vise à écarter les ambivalences des termes issus de « représenter » qui peuvent désigner des représentations allégoriques autant que littérales.
-
[28]
Descartes, Les principes de la philosophie, §22.
-
[29]
À l’angle des mondes possibles, Paris, PUF, 2010 p. 52.
-
[30]
Ibid. p. 105.
-
[31]
Ibid. p. 185.
-
[32]
Ibid. p. 199.
-
[33]
Ibid. p. 77.
-
[34]
Ibid. p. 64.
-
[35]
Ibid. p. 143.
-
[36]
Ibid. p. 148.
-
[37]
Ibid. p. 176.
-
[38]
Ibid. p. 173.
-
[39]
Ibid. p. 178.
-
[40]
Ibid. p. 182.
-
[41]
Ibid. p. 193.
CAMILLE FOSSE : Miguel Egaña (sous la dir. de), Quoi de nouveau sur l’Origine ? Contributions de Fabienne Dumont, Miguel Egaña, Fabrice Flahutez, Michèle Haddad, Vincent Labaume, Didier Ottinger, Emmanuel Pernoud, Marie-Domitille Porcheron. La Lettre Volée, coll. « Essais », Paris, 2010
1Poser un regard neuf sur L’Origine du monde de Gustave Courbet est aujourd’hui chose difficile. Outre les analyses, articles et autres biographies de Courbet, on ne compte plus le nombre d’ouvrages exclusivement consacrés à cette œuvre, parmi lesquels figurent les fameuses « enquêtes » de Bernard Teyssèdre [1] et de Thierry Savatier [2], qui en retracent l’épopée. Si tout semble avoir été dit sur le célèbre tableau, l’ouvrage collectif Quoi de nouveau sur l’Origine ? prouve le contraire. Faisant suite au colloque « L’Origine du monde, l’origine de l’art » organisé à Amiens en 2007, les contributions réunies dans cet ouvrage parviennent à démontrer que le débat est encore loin d’être clos. Le statut d’icône, l’histoire du regard et la représentation du sexe féminin dans notre société sont les trois grandes thématiques développées par les huit auteurs de cette publication. En revenant sur les éléments qui composent l’histoire du tableau ainsi que sur ses dérives, les auteurs éveillent l’attention sur notre relation actuelle au visible et donnent les moyens de s’interroger sur le bien-fondé de la présence d’une œuvre « manifestement pornographique » au musée.
2La contribution de Miguel Egaña, placée au début de l’ouvrage, propose d’étayer singulièrement cette dernière conception. S’appuyant sur les Écrits sur l’art de Charles Baudelaire, l’auteur s’attache à développer l’hypothèse selon laquelle l’existence de l’œuvre serait le résultat d’une double bêtise : celle du public et de ses attentes trop « positivistes », « réalistes » et « scientistes », et celle du peintre qui accepte volontiers de répondre à ces attentes. Cette bêtise se bâtit sur un amalgame : le public, avide de connaissances concrètes, appliquerait à l’art les critères propres à ceux de la science, tels que « l’amour du vrai objectif » ou « le culte des faits observables ». La conséquence de cette attitude « démocratique » n’est autre que la disparition progressive du beau au profit du vrai qui entraîne le « désastre » de l’art moderne dénoncé par Charles Baudelaire : « De jour en jour, l’art diminue le respect de lui-même, se prosterne devant la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en plus enclin à peindre, non pas ce qu’il rêve, mais ce qu’il voit [3]. » Cette « mise en visibilité objective » du monde remplace peu à peu tout mystère – une prise de position qui conduit l’auteur à considérer que le positivisme, appliqué au nu, transforme l’Origine du monde en « pure pornographie ».
3Si l’arrivée de l’œuvre au musée d’Orsay en 1995 marque le triomphe de l’art démocratique, le lecteur ne pourra s’empêcher de s’interroger sur la fonction du musée et de remettre en question son propre rapport à l’œuvre. L’acquisition muséale suffit-elle à distancier le regard du spectateur pour lui éviter de se perdre dans les eaux troubles de la contemplation érotique ? Le public ne se servirait-il pas de l’art comme alibi pour assouvir un appétit visuel vicieux ? L’œuvre de Courbet n’étant certainement pas la seule à jouer de cette ambiguïté, la frontière qui sépare le regard innocent du voyeurisme est questionnée à plusieurs reprises par les différents spécialistes. Didier Ottinger offre ainsi l’occasion de revenir sur la troublante similitude entre L’Origine du Monde de Courbet et l’installation Étant donnés : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage de Marcel Duchamp. L’œuvre sur laquelle Duchamp a travaillé secrètement pendant une vingtaine d’années (1946-1966) place en effet le voyeurisme du spectateur au cœur de son dispositif de présentation. L’influence de l’œuvre de Courbet – qui fut un temps cachée derrière une œuvre spécialement conçue par André Masson – se laisse deviner.
4La question du regard est omniprésente dans l’ouvrage. Ainsi, le texte de Vincent Labaume sur Les Filles d’Amsterdam de Jean-Luc Moulène soulève de façon remarquable le problème du ressenti du spectateur confronté à la représentation d’un sexe féminin. En analysant les données qui séparent le « nu artistique » du « nu pornographique », l’auteur questionne le statut problématique de l’image. Les conditions et l’environnement dans lesquels l’image est proposée aux regards semblent être des éléments déterminants dans le cheminement interprétatif du spectateur. À travers l’exemple de la série de Moulène, on conçoit que l’encadrement et la présence muséale de L’Origine du Monde viennent annuler le caractère pornographique de l’image en lui donnant « l’aura d’une icône » : une « contre-pornographie » totale. Le titre de l’œuvre participe à cette annulation en projetant le regardeur dans une interprétation purement poétique. Tous ces signes semblent indiquer au spectateur l’attitude à adopter face au tableau : s’efforcer d’ignorer le caractère érotique de l’image pour reconnaître avant tout la beauté de la peinture.
5S’il est certain que l’œuvre a définitivement changé le rapport du spectateur aux représentations sexuelles, elle a aussi profondément marqué les artistes. D’André Masson à Valie Export en passant par Marcel Duchamp ou encore Niki de Saint-Phalle, L’Origine du monde inspire, questionne, révolte. Devant l’évidence de la domination du regard masculin, l’article de Fabienne Dumont traite de la bataille que constitue la réappropriation de l’imagerie du sexe féminin par les artistes femmes, au travers d’exemples éclairés, puisés dans l’histoire de l’art des années 1960 à nos jours.
6L’originalité de cet ouvrage réside dans les connexions particulières que tisse chaque auteur avec le sujet. Les hypothèses liées à l’analyse de l’œuvre ainsi que l’articulation entre les approches théoriques et les exemples donnent à l’ouvrage une véritable force de démonstration et de persuasion tout en permettant d’en faire une lecture très stimulante. Il ne fait aucun doute que la richesse et la diversité des contributions rassemblées ici contribuent clairement à une meilleure connaissance de l’œuvre de Courbet, tout en apportant plus largement au lecteur matière à réflexion sur les rapports qu’entretient l’art avec le sexe aujourd’hui.
MARTHE PORRET : Hugo Münsterberg, Le Cinéma : une étude psychologique et autres essais, Association Cinématographies (éd.), Éditions Héros-Limite, Genève, 2010
7Première traduction française à ce jour de l’essai que Hugo Münsterberg publie à New York en 1916 et intitulé The Photoplay : a Psychological Study, cette publication récente nous offre – enfin ! – la version française intégrale de ce que l’on peut considérer comme le premier ouvrage de théorie systématique jamais consacré au cinéma.
8Ce projet de traduction, initié par André Chaperon, a été mené à bien par François Bovier et Jean-Philippe Rimann, de l’association Cinématographies, qui ont assuré l’édition du texte et qui en signent la préface. Martin Richet, quant à lui, nous en offre une traduction extrêmement fluide et claire. Saluons donc ici les efforts de l’éditeur genevois Alain Berset des Éditions Héros-Limite, ainsi que ceux de l’association Cinématographies dont les buts avérés sont, précisément, de traduire et de publier des sources et des textes contemporains sur le cinéma encore inédits.
9Psychologue allemand, Hugo Münsterberg (1863-1916) est invité à Harvard par William James pour y enseigner et y diriger son laboratoire de psychologie à partir de 1892. Surchargé de travail, Münsterberg ne découvre le cinéma qu’en 1915, mais durant des mois il va voir film sur film et publier en avril 1916 son essai The Photoplay. Pour la première fois dans cet ouvrage, les traits essentiels de l’activité « spectatorielle » durant la projection sont décrits et étudiés : construction d’une profondeur de champ, perception de mouvement apparent, variabilité de l’attention et moyens mis en œuvre par le film pour la diriger ; enfin, mise en jeu de la mémoire, de l’imagination et des émotions. Mais malgré son sous-titre, ce livre n’est pas seulement un traité de psychologie appliquée. Dans la seconde partie de son étude, Münsterberg élabore une esthétique du cinéma de type formaliste. Il y définit l’art, et donc le cinéma, non par l’imitation, mais par la transfiguration du monde pratique en œuvre d’art. Cette approche idéaliste du cinéma l’amène notamment à défendre une certaine pureté des moyens cinématographiques à disposition.
10Mais dans leur préface intitulée « Le laboratoire psychologique de Hugo Münsterberg », François Bovier et Jean-Philippe Rimann précisent à juste titre que l’ouvrage de Münsterberg ne se réduit pas à une entreprise de légitimation du cinéma en tant qu’art, ce qu’affirme haut et fort son auteur qui estime que l’enjeu véritable de son ouvrage est d’« étudier le droit du cinéma, jusque-là ignoré par l’esthétique, à être considéré comme un art à part entière sous de nouvelles conditions de vie mentale [4] ». Ils montrent bien que la double approche du cinéma que revendique l’auteur – « [la] première enquête relève de la psychologie, la seconde de l’esthétique ; elles sont intimement liées [5] » – doit beaucoup aux convictions philosophiques de Münsterberg, ces dernières étant très certainement influencées par Kant et Fichte. En effet, une pensée éthique ou esthétique faisant la part belle à la liberté du sujet traverse constamment son œuvre de psychologue. Par ailleurs, la tentative des éditeurs de ressaisir les enjeux de la pensée de Münsterberg en revenant sur son parcours biographique est tout à fait convaincante. Évoquant notamment sa visite des studios de la Vitagraph en juin 1915, ils nous rendent attentifs au fait que la réflexion théorique de Münsterberg sur le cinéma est alors complètement en phase avec le développement du cinéma aux États-Unis à ce moment-là : standardisation des modes de production et de représentation du long-métrage de fiction. Münsterberg analyse les conventions du cinéma des grands studios : « Il n’est pas nécessaire de continuer à énumérer les changements apportés par l’évolution de l’art du film depuis l’époque du kinétoscope. L’utilisation d’arrière-plans naturels, le changement rapide de décors, l’entrelacement des scènes et actions différentes, les changements de rythmes dans l’action, le déroulement d’expériences physiquement impossibles, la liaison de mouvements discontinus, la réalisation d’effets surnaturels, l’agrandissement gigantesque de petits détails : tout cela illustre suffisamment le sens de cette évolution [6]. »
11Lorsque Münsterberg collabore en 1916 au magazine filmé hebdomadaire Paramount Pictographs en réalisant des courts-métrages censés susciter l’intérêt du public pour les tests d’orientation professionnelle, il est bien sûr approché en premier lieu pour ses compétences renommées en psychologie appliquée. Mais François Bovier et Jean-Philippe Rimann montrent bien qu’il est lui-même fasciné par la dimension éducative, pédagogique, du cinéma, cet art nouveau à même de stimuler notre imagination. En effet, pour lui, « l’ordre des images à l’écran n’est plus celui de la nature mais celui de notre activité mentale. C’est pour cette raison que cet art nouveau est d’un intérêt singulier pour le psychologue [7] ».
12Enfin, les deux éditeurs reviennent sur la reconnaissance rétrospective du caractère inaugural du livre de Münsterberg par de nombreux théoriciens du cinéma – et notamment sur les objections que certains ont pu faire quant au caractère littéral de l’analogie qu’il établit entre univers filmique et fonctionnement cérébral. Mais plutôt que de stigmatiser le caractère historique de l’ouvrage, les éditeurs préfèrent attirer l’attention sur la singularité de ses propositions. Ainsi, en évoquant les expérimentations que le psychologue mène avec ses étudiants – et notamment Gertrude Stein – au sein de son laboratoire psychologique de Harvard, les éditeurs montrent que Münsterberg utilise le cinéma comme instrument de mesure, de même qu’un scientifique actuel utilise certains outils pour retranscrire les processus cognitifs du cerveau. Ils montrent notamment que certaines descriptions de Münsterberg concernant le défilement discontinu des photogrammes correspondent en tout point à celle que Stein fera de ses méthodes de composition littéraire.
JOHN RABY : Mondrian Piet, Réalité naturelle et réalité abstraite. Écrits français, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010
13Comme l’a fait remarquer Brigitte Bréal, commissaire de la récente exposition du Centre Pompidou consacrée à Mondrian et au groupe De Stijl, l’œuvre théorique de Piet Mondrian n’a pas bénéficié de la même diffusion que celles de Malevitch, Kandinsky, Paul Klee ou Kupka. Pour pallier ce manque, les Éditions du Centre Pompidou rassemblent dans deux ouvrages les textes écrits par l’artiste à Paris entre 1919 et 1935. D’une part, la réédition de Réalité naturelle et réalité abstraite, un manifeste qui prend la forme vivante d’un échange imaginaire entre un amateur d’art, un peintre naturaliste et un peintre néo-plastique, publié en treize textes successifs en néerlandais dans la revue De Stijl de 1919 à 1920, ce dialogue fut pour la première fois traduit en français par Michel Seuphor en 1950. D’autre part, vingt textes édités, à l’origine, dans diverses revues (entre autres L’Effort moderne de Léonce Rosenberg, Vouloir du peintre et ami Félix Del Marl, Cercle et Carré, puis Abstraction-Création : art non figuratif, et toujours De Stijl) sont pour la première fois réunis dans le sobrement intitulé Écrits français. Y sont mêlés des essais de formes diverses allant du manifeste (« Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique ») à la brève réponse aux questionnaires proposés par les revues d’art progressiste (« Où va la peinture moderne ? »). Loin d’être un assemblage d’écrits dont le seul rapport serait d’avoir été rédigés à Paris, leur réunion témoigne d’une volonté d’approfondir la cohérence d’un système esthétique.
14Ce système trouve son point de départ dans un constat : la dysharmonie entre l’homme et la nature. Mondrian décrit l’individu comme un tout déséquilibré [8] : « Nous ne sommes plus assez naturels pour être entièrement unis à la nature, et nous ne sommes pas encore assez spirituels pour en être entièrement libérés [9]. » Dominés par les forces extérieures, les préoccupations matérielles, notre dimension spirituelle atrophiée ne peut s’y opposer. Dans le dialogue Réalité naturelle et réalité abstraite, l’amateur de peinture exprime sa gêne devant la beauté d’un paysage : « […] Je sens très clairement comment tout devrait être et, en même temps, mon impuissance à y conformer ma vie [10]. » Au lieu de vouloir combler ce manque, la masse réclame avec les arts l’exacerbation de cette séparation tragique entre le spirituel et le physique. Dans un tableau figuratif, l’universel demeure voilé par l’apparition anecdotique de la nature. Pourtant, l’histoire de l’art se résumerait, d’après Mondrian, à une tentative de préciser cet aspect essentiel mais indiscernable du réel. Les styles se sont succédé pour progressivement désenvelopper cet universel et le rendre visible. Mais aucun n’y est parvenu. « La plupart des hommes reconnaissent l’universel uniquement dans et par le vague, parce qu’il est vague aussi en eux-mêmes [11]. » L’expression individuelle de l’artiste, la représentation, les moyens plastiques comme la perspective, la répétition, le modelé, la courbe, loin de pouvoir révéler la part essentielle de la nature, nous maintiennent à sa surface, dans une unité apparente.
15Pour connaître la structure cachée du monde, il faut se libérer des formes délimitées et se concentrer sur les rapports. Le rapport, ce qui lie une forme à l’autre, ce qui fait d’un composé une unité, constitue le langage de l’universel. Mais l’harmonie naturelle ne proposant qu’un équilibre relatif, l’art doit déformer la nature, pousser ses liens internes jusqu’à l’équilibre parfait. Cette recherche trouvera son premier système avec le cubisme. Le sujet est éclaté sous de multiples points de vue, étalé sur le plan de la toile. Le lyrisme figuratif, l’anecdote, s’affaiblissent. La peinture montre avant tout des rapports plastiques. Mais cette exploration s’est vue bloquée par l’hétérogénéité du cubisme. Mêlant abstraction et figuration, deux évolutions restaient possibles selon Mondrian : soit laisser une plus grande place aux formes naturelles, soit entrer dans la plastique des rapports seuls [12]. En découvrant le cubisme à Paris en 1911, il a choisi de le libérer de toute représentation.
16Pour ce faire, il a déterminé des moyens plastiques purs, sans lien avec la nature et ainsi plus à même d’exprimer l’équilibre. La perspective s’annule dans le plan de la toile, les couleurs se réduisent aux uniques primaires, la courbe, proscrite, laisse place à la seule droite. La peinture ne représente plus de formes délimitées, mais seulement des rapports abstraits. Le « rapport de position » détermine la situation des éléments plastiques vis-à-vis des autres. Ainsi la ligne horizontale s’oppose à la verticale pour donner l’angle droit, principe primordial qui assure la stabilité de l’ensemble. Le « rapport de proportion » définit l’échelle des moyens plastiques et celle du support pour donner un rythme spécifique au tableau. Quant aux tons primaires (bleu, jaune et rouge), ils s’opposent aux « non-couleurs » (blanc, gris, noir) afin qu’aucune couleur ne demeure vague, mais qu’elles soient toutes déterminées. Une dualité mise en équilibre se retrouve jusque dans les éléments eux-mêmes. Les lignes et les couleurs ont deux fonctions simultanées : limiter un rectangle, mais aussi exprimer une extension hors de cette même limite. Ainsi la néoplastique atteindrait ce que les arts jusque-là ont cherché en vain : l’expression plastique exacte de l’universel [13], celle des rapports mis en équilibre. Mondrian use du terme « équilibre » non pas dans le sens de symétrie ou de stricte opposition, mais de dualité distincte [14], c’est-à-dire d’une mise en équilibre de l’un et de l’autre. Pour lui, créer l’unité ne se fait qu’en séparant.
17Cet aboutissement pictural relève d’une maturité pressentie [15] en ceci qu’il ne s’adresse pas, selon le peintre néerlandais, au public contemporain mais aux hommes futurs [16] dont la sensibilité se caractériserait par un équilibre entre le physique et le spirituel. Pour devenir un tout équilibré, ne plus être asservi par les forces extérieures et ainsi diminuer le tragique de son existence, Mondrian explique que l’homme à venir se contemple de plus en plus lui-même. Allant de la matière à l’esprit, il fortifie une vie abstraite [17] pour devenir un soi-même [18]. De la sorte, il peut opposer quelque chose de solide aux pressions extérieures sans pour autant chercher à dominer le naturel. L’homme nouveau exprimera plutôt un équilibre parfait entre la nature et l’esprit, le muable et l’immuable. C’est seulement par cet équilibre que peut se manifester une unité, une harmonie nouvelle entre l’homme et le monde. Cet homme exprimera alors son être universel tout en demeurant un individu. Une fois accompli, cet esprit nouveau cherchera dans la réalité un environnement équivalent à son équilibre intérieur, de la même manière que l’homme tragique apprécie la dysharmonie de la peinture naturaliste.
18L’esthétique néo-plastique s’appliquera à tous les arts pour créer cet environnement. Aussi Mondrian, en réaction aux bruiteurs futuristes, tente de définir des règles de composition pour une musique abstraite-réelle [19]. Rejetant la gamme de sept tons fondée sur l’harmonie naturelle, le peintre préconise une nouvelle harmonie double en opposition neutralisante [20] faite de sons et de bruits déterminés [21]. L’homme nouveau appréciera davantage le chant des machines que celui des oiseaux. Les anciens instruments seront donc remplacés par une batterie d’objets durs [22] jouée par un mécanisme électrique ou magnétique afin d’éviter toute intervention individuelle. En ce qui concerne la danse, lanéo-plastique radicalisera celles déjà existantes, comme le tango qui consiste en mouvements qui s’opposent et s’équilibrent. Quant au langage, cette plastique du son et de l’idée [23], Mondrian parle d’une plastique contrariante [24], annonciatrice des techniques de l’Oulipo, qui seule peut équilibrer son et sens et enlever au verbe sa délimitation. Le théâtre néo-plastique, du fait qu’il unifie tous les arts, sera le dernier à voir le jour.
19Comme la dernière scène du dialogue Réalité naturelle et réalité abstraite le présente, l’expansion néo-plastique s’est déjà amorcée. Le peintre abstrait, qui n’est autre que Mondrian lui-même, invite son collègue figuratif et l’amateur d’art dans son atelier, celui de la rue du Départ, à Montparnasse. Là, les tableaux de chevalet semblent n’être que des éléments d’un système plus vaste. Des pans de couleurs primaires sont fixés sur les murs blancs, les meubles sont disposés en fonction de l’équilibre architectural, le lieu de vie lui- même devient tableau. Peinture et sculpture ne sont que les instruments d’une architecture à venir. Dans « Le Home, la Rue, la Cité », Mondrian raconte sur un ton prophétique comment, après avoir structuré les intérieurs, la « nouvelle plastique » déterminera l’extérieur, les façades architecturales, les rues puis la ville tout entière. Devenue une unité fondée sur la notion d’équilibre entre intérieur et extérieur, la « Cité » incarnera la « réalisation de l’équilibre pur dans la société elle-même. Alors, mais alors seulement, écrit-il l’art sera devenu la Vie [25].
20Paradoxalement, ces Écrits français, au lieu de conforter l’idée que la néo-plastique se limiterait à l’application plastique d’une théorie abstraite prédéterminée, trahissent plutôt un désir d’approcher un équilibre toujours plus serré entre rigueur et inspiration, et ce au sein même de l’écriture. « En effet, pour parler des moyens et du but de l’art purement abstrait nous voici contraints d’employer les mêmes mots dont on se sert pour parler de l’art naturaliste, et pourtant quelle différence de signification n’existe-t-il pas [26] ? » Tout comme ses tableaux modulent intuitivement une même vérité, Mondrian, manipule également l’écriture comme une plastique, varie les mêmes concepts esthétiques dans un lexique toujours changeant, comme pour approcher au plus près un langage fidèle à cette équivalence qui seule peut exprimer l’universel. Même s’il est évident que la vie néo-plastique n’a pu se concrétiser comme Mondrian le souhaitait, l’aspect aujourd’hui utopique de ses écrits, au lieu de prêter à sourire, permet de reconsidérer le degré d’engagement de l’art contemporain dans notre société.
KLAUS-PETER SPEIDEL : Jiri Benovsky, Qu’est-ce qu’une photographie ? Paris, Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2010, 128 pages, 15 ill. n/b
21Jiri Benovsky, photographe lui-même, est aussi philosophe et son approche reflète bien cette double vocation. La première partie de l’ouvrage est consacrée aux questions qui ont été au centre des débats théoriques sur la photographie, dès sa naissance. La seconde partie s’articule autour de deux extraits de textes, l’un de Noël Carroll (The Philosophy of Motion Pictures, 2008) et l’autre de Robin Poitevin (The image of time, 2007), qui traitent respectivement de la narration en photographie et de la question du temps. Cette partie de l’ouvrage est la plus originale car Benovsky aborde des questions qui ont eu peu de place jusqu’à présent, même dans les débats actuels sur la photographie.
22La question qui a été au centre des débats philosophiques depuis le début de la photographie jusqu’à la philosophie contemporaine est : en quoi la photographie est « spéciale » par rapport à d’autres moyens de représentation, comme la peinture ? La réponse la plus commune est une forme de réalisme causal qui n’a pas d’équivalent en peinture.
23Benovsky rejette cette thèse, selon lui les photographies ne représentent pas le monde de façon réaliste, mais nous voyons le monde à travers les photographies (thèse défendue par Walton en 1984). Benovsky affirme par ailleurs que les photographies n’existent pas, ce qui existe, ce sont simplement des tirages ou des images d’écran. Benovsky commence par balayer rapidement la thèse qu’il appelle le réalisme de l’apparence, selon laquelle les photographies véhiculeraient toujours de meilleures informations sur le monde que les peintures (par exemple des informations plus précises). Il s’attaque ensuite à la thèse du réalisme de la chaîne causale, qui a été défendu par nombre de théoriciens, de Bazin à Currie, en passant notamment par Walton et Barthes, et qui affirme que le procédé technique de la photographie est à l’origine de son réalisme : ce serait en vertu d’un lien causal fort entre objet photographié et image de l’objet que la photographie représenterait le monde de façon plus fidèle. Selon cette thèse, la différence essentielle entre une peinture et une photographie serait la suivante : dans le cas de la peinture, il existerait une dépendance intentionnelle entre objet et depiction [27], dans le cas de la photographie, la dépendance serait causale. Selon la formulation particulièrement pointue de Gregory Currie les photographies sont des traces, les peintures des témoignages.
24Benovsky s’y oppose par « la thèse que, nécessairement, les croyances et intentions du photographe constituent un facteur central dans le processus de production de toute photographie normale. La prétendue “chaine causale”, dont serait constitué le processus de production de photographies, est nécessairement et de manière cruciale sous l’influence du photographe » (Benovsky, op. cit., p. 22). Benovsky y omet que les intentions du photographe, quoiqu’importantes, n’ont qu’une influence limitée sur la prise de vue : au moment où il appuie sur le déclencheur, la relation causale entre image et objet photographié lui échappe. Or c’est elle qui détermine en fin de compte ce qui sera visible sur l’image.
25La deuxième critique de Benovsky se dirige contre une espèce particulière de ce réalisme, celle qui insiste sur le caractère factif d’une photographie normale, « ce qui signifie que la photographie nous place dans un état psychologique factif dans lequel des peintures ne nous placent jamais. […] Les états mentaux factifs sont tels qu’ils capturent la manière dont les choses sont dans le monde » (Benovsky, op. cit., p. 22).
26Benovsky rejette la croyance naïve en la photographie : il ne suffit pas de regarder n’importe quelle photographie pour accéder à une représentation mentale véridique d’un aspect du monde devant l’objectif au moment de la prise de vue. Ainsi, une photographie prise avec un temps de pose très long peut sembler montrer des frères jumeaux à deux endroits différents alors qu’elle dépeint en réalité un homme à deux instants consécutifs. En réalité, même si elle nous donne une impression trompeuse, l’image n’en est pas moins une trace d’un même homme en mouvement pendant le temps de la prise de vue, c’est-à-dire que le réalisme de la chaîne causale est indépendant de nos états mentaux.
27Moyennant un apprentissage sur les choix nécessaires, dont disposent les photographes et programmateurs, et l’impact visuel de chaque choix sur l’apparence de l’image, un spectateur averti qui regarde une photo peut considérablement limiter le champ des apparences possibles des choses devant l’objectif au moment de la prise de vue. Il ne saura peut-être pas déterminer avec certitude s’il s’agit de la trace de frères jumeaux ou de la trace d’un homme pendant plusieurs secondes. Mais si les seuls choix qui sont intervenus ont été des choix nécessaires, il saura avec certitude que c’est l’un ou l’autre, que cet homme ou ces hommes n’ont pas portés une barbe, que la couleur de leurs cheveux au moment de la prise de vue paraissait plutôt foncée, etc. En limitant ainsi le champ des apparences possibles d’un aspect du monde devant l’objectif au moment de la prise de vue à un endroit, la photographie nous donne accès à une représentation mentale de cet aspect du monde qui est infiniment plus fiable (mais pas nécessairement plus précise) que n’importe quelle peinture. Prenant en compte l’apprentissage nécessaire pour savoir déchiffrer comment des photographies dépeignent le monde, nous arrivons donc à une thèse de la factivité qui résiste aux objections de Benovsky.
28En conclusion, on peut dire que le plus grand défaut d’un ouvrage stimulant, original et agréable à lire, est l’envers de sa trop grande ambition : il balaie trop vite des théories concurrentes – souvent intuitivement plus justes que celles défendues par l’auteur. Par conséquent, ses arguments ne réussissent pas à montrer ce qu’elles se proposent.
BENOÎT DROUILLAT : Stéphane Vial, Court traité du design, Presses Universitaires de France, coll. « Travaux pratiques », 2010
29« Ce livre est un traité : il tente de traiter le design, c’est-à-dire de le soumettre à la pensée. » Ainsi s’énonce le projet qui guide l’esprit de l’ouvrage de Stéphane Vial. Au regard du discours brouillé et dispersé porté ces dernières années sur le design, il vient à propos redonner une lisibilité à la discipline. Si l’activité du design est intellectuelle par excellence, elle semble avoir résisté à toute thématisation philosophique d’envergure. « Le design pense mais ne se pense pas. »
30Le design est confronté à plusieurs écueils qui en minorent la portée. Le premier, le « désordre du discours » procède tout autant d’une perception déformée qu’en ont ses différents publics que d’usages lexicaux inappropriés. Une image superficielle et une conception décorationniste du design se sont ancrées dans la pensée collective. Son signifié est enchevêtré dans des situations inauthentiques relevées à dessein par l’auteur – qui font de design un adjectif à l’emploi impropre –. Replacée dans une perspective étymologique et historique, la définition du design se reconstruit d’elle-même, au fil de moments historiques décisifs distribués entre le milieu du xixe et le milieu du xxe siècle. Ils engendrent une complexe filiation, issue de la rencontre de l’industrie avec les mouvements d’avant garde (Art Nouveau, Bauhaus). Surtout, cette origine est lisible au travers de l’assomption de la production industrielle – un premier temps rejetée par les designers, les architectes, les artisans –, à la fin du xixe siècle.
31Le design doit être préservé d’une autre émergence périlleuse : sa dilution dans le marketing, qui l’asservit pour le confiner dans un rôle de producteur d’objets désirables. Cet écueil mercatique fait achopper le design autour du dilemme qui le partage entre contribuer au bien être de la société et s’incarner comme l’instrument d’une société de consommation.
32Stéphane Vial ne se contente pas de cerner les origines d’une certaine adversité du design dans son rapport au monde, il énonce les conditions – historiques, idéologiques, sémantiques, sociologiques, éthiques – dans lesquelles il peut émerger. C’est d’une contradiction structurelle et historique que nait le design, à la fois issu de l’opposition socialiste à l’industrialisation et éclos par les moyens du système capitaliste. De cette tension originelle résulte l’injonction paradoxale qui régit toute pratique de design : embrasser la logique de l’industrie tout en cherchant à se préserver de ses travers. Une pratique éthique du design rejette le marché envisagé comme une fin plutôt qu’un moyen. Pourtant, le design n’a pas d’autre choix que de composer avec l’industrie et le marché mais, en les assumant, doit aussi trouver une voie légitime par laquelle fonder sa pratique.
33À quelles conditions un objet devient-il un objet de design ? Si l’on peut observer l’omniprésence d’objets dessinés, tous ne sont pas ancrés dans une démarche de design. C’est pourquoi il faut rejeter la facilité d’un design total. Dans le rapport complexe qui lie design et industrie, l’effet de design renvoie au statut performatif (en même temps qu’elle s’énonce, elle se réalise) de la démarche. Stéphane Vial distingue en fait 3 effets de design : effet callimorphique (recherche d’une beauté formelle), effet socioplastique (influencer notre façon de vivre en société), effet d’expérience (la façon dont l’utilisateur « reçoit » l’usage qui lui est proposé). Ces critères dissocient le design du non-design.
34Liés par la similitude de leur réception sensible et esthétique, art et design doivent être distingués. Là où l’art se laisse libre de privilégier une expression arbitraire et individuelle des désirs, le design s’inscrit toujours dans la relation avec le désir d’autrui. Ce qui différencie démarche artistique et démarche de design, c’est ainsi leur attache respective : l’espace individuel versus la préoccupation sociétale. Tandis que l’art fait œuvre, l’objet du design est – au sens littéral – jeté en avant pour former un projet.
35Les enjeux les plus contemporains du design se font jour à travers la révolution numérique, qui n’est pas seulement révolution technologique mais révolution anthropologique par son impact sur la société. Stéphane Vial dissipe rapidement l’ambiguïté entre « design numériquement assisté », soit les possibilités de l’outil logiciel, et design numérique. Les contours du design numérique renvoient à une activité créatrice consistant à concevoir des experiences-à-vivre à l’aide de formes interactives produites dans des matières informatisées et organisées autour d’une interface. Un questionnement demeure cependant sans réponse définitive : s’agit-il d’une discipline spécialisée de plus ou vient-il transversalement imprégner toutes les disciplines existantes du design ? Car le numérique s’insinue aujourd’hui dans toutes les problématiques de design qui sont posées : produits, espaces, architecture, mobilité, réseaux sociaux …
36La pensée ambiante d’un design au service de l’innovation pointe vers l’écueil mercatique du design, où une fois de plus fin et moyen sont confondus. La seule finalité recevable, assure l’auteur, c’est une mise en œuvre du design et de l’innovation au service de l’amélioration de la vie, et non de la compétitivité du marché.
37L’avènement de la société hyperindustrielle, qui grâce aux moyens numériques fait émerger des individus autant contributeurs que consommateurs – c’est la thèse de Bernard Stiegler –, doit placer au centre de son modèle le design pour insuffler un sens éthique à l’innovation. Car, conclut Stéphane Vial, la révolution numérique ne doit pas se contenter d’inventer de nouveaux usages, elle doit contribuer à rendre plus durable et responsable notre modèle de société vis-à-vis de son environnement.
MARYVONNE SAISON : Anne Cauquelin, À l’angle des mondes possibles, Presses Universitaires de France, 2010
38Le §22 des Principes de la philosophie porte pour titre : « Que la terre et les cieux ne sont faits que d’une même matière, et qu’il ne peut y avoir plusieurs mondes [28] ». Unicité ou pluralité des mondes : la question taraude les philosophes, souvent enclins, de Platon à Descartes et jusqu’à nos jours, à plaider pour la thèse d’un monde unique – le nôtre. Anne Cauquelin recense les arguments qui ont amené les philosophes à écarter l’hypothèse de l’existence réelle ou possible d’une pluralité de mondes. Les pages consacrées à ce relevé, remarquablement précises, concises et claires, éclairent sous un angle original l’étude des doctrines et de fait, on se rend compte qu’il s’en est fallu de peu pour que, à défaut d’être possibles simultanément, plusieurs mondes, dans nos croyances, puissent se succéder au cours du temps, légèrement différents du nôtre. Autre ouverture possible : celle induite par la philosophie leibnizienne ; on voit pourtant assez vite que, si le possible et l’existant ne se contrarient pas sur un plan logique ou physique, ils s’opposent sur un plan moral, le possible, chez Leibniz, restant inférieur à l’existant.
39Ce qui est savoureux dans le texte d’Anne Cauquelin, c’est que, au cœur d’une étude très construite, argumentée et documentée, qui pratique les résumés et les annonces comme il sied de le faire dans les ouvrages universitaires, qui ne cesse de définir, d’expliciter, de classer pour clarifier et renforcer la cohérence, on sent souvent comme un léger décalage dans le ton, une brèche par où le texte sort de ses limites, joue sur le non-dit. Ce peut être à l’occasion du choix des exemples qui vont au delà de leur fonction : ainsi, après avoir présenté les monades leibniziennes et montré que, bien qu’il soit possible qu’un monde existe dans lequel César ne franchisse pas le Rubicon, ce monde ne serait pas « compossible » avec l’univers existant, on assiste à une actualisation de l’hypothèse qui amène l’auteur à écrire : « Des mondes “parallèles”, avec chacun leur César (des alternes), existent bien dans la pensée de Dieu […] [29]. » Faut-il imaginer l’entendement divin ainsi préoccupé par le pouvoir ? Faut-il penser les mondes parallèles à l’image du nôtre ? Ce peut être aussi à l’occasion d’une remarque en incise, comme celle qui conduit à reconnaître que les concepts ont une vie et un déclin : « Tout comme les outils qui, dès lors qu’ils ont servi, peuvent être rangés à part et attendre un historien des usages […] [30]. »
40Pour le dire autrement, ce livre a une auteure qui s’implique et qui pense, au gré d’un tempo rapide et joyeux. Le propos est clair : habiter les mondes alternes, s’intéresser aux « multivers » et élaborer une « ontologie du possible », mais l’identité de son auteure est complexe puisque, au fil des pages, on voit apparaître son avatar dans le cybermonde et les jeux en ligne : Quac Citron dans Second Life, puis celle qui existe en tant que qua, « contrepartie » modale qui permet de « tenir ensemble cette idée que nous sommes bel et bien réels et que pourtant il y a d’autres réalités tout aussi réelles dans d’autres monde [31] ». Le jeu dans le texte est donc comme l’envers d’un sérieux philosophique qui échappe aux convenances pour générer une pratique réelle de la relativité. La conclusion de l’essai dit bien : « Ainsi, se penser en tant que multiple dans des mondes multiples, c’est tourner le dos à l’essentialisme, et pratiquer, selon le terme de Quine, un relativisme ontologique [32]. »
41Le plus décapant est peut-être le chapitre consacré à l’art (« Art et mondes alternes »), dans lequel Anne Cauquelin s’interroge : « L’accession aux mondes alternes est-elle possible et l’art en offre-t-il le moyen ? » S’il est arrivé à un artiste ou à un théoricien de l’esthétique de se laisser emporter par l’air du temps pour affirmer après beaucoup d’autres que « l’art ouvre un monde », qu’il prenne la peine de lire les pages qui le dissuaderont de continuer ! Ce qui est visé, c’est bien sûr, la phénoménologie et plus particulièrement celle pratiquée par Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty, ce dernier étant selon l’auteure la référence obligée de ce type d’affirmation. Je vois mal pourquoi d’autres phénoménologues seraient épargnés, les uns comme Mikel Dufrenne, ayant tenu une place prééminente dans le développement de la thèse selon laquelle l’art ouvre un monde, les autres, que ce soit Henri Maldiney ou Jean-Luc Marion, l’ayant reprise et déclinée avec insistance ; je vois bien en revanche la portée de la critique pour les reprises qui en rendent aujourd’hui l’usage délicat : « Ainsi, parmi les slogans invariablement assénés, et à côté de “l’invisible rendu visible” (Klee), on trouve “habiter en poète” (Heidegger) et, naturellement, “ouvrir un monde” (formule passe-partout) [33]. » J’ajoute par ailleurs qu’il faudrait exercer la même sévérité à l’encontre des manies et du vocabulaire de la philosophie analytique : est-il indispensable de céder à l’envie de classer à tout va, de ranger L’œuvre ouverte d’Umberto Eco parmi les conceptions extensionnistes, ou de qualifier les versions d’une même œuvre (il s’agit de la référence à Borgès, elle aussi assez courue) d’immanentiste ou d’extentionnaliste ? À force de simplifier pour clarifier, on tend vers le monochrome translucide ! De toute façon, même si l’on change de contexte théorique pour opposer, avec les multivers de Daniel Charles, une œuvre-processus à l’œuvre-objet des phénoménologues, le passage d’un monde à un autre reste impossible et force est de constater que l’art n’est qu’un « succédané pour des mondes impossibles [34] ».
42Comment sortir de l’impasse sans franchir le pas de l’ontologie ? Des pages consacrées à Husserl en deux endroits de l’étude sont fines et convaincantes : elles permettent en un premier moment de faire apparaître que la Terre est à la fois Arche (point de départ et point de vue) et archê (origine ou commencement), et, en un deuxième moment, de comprendre l’origine de toutes les résistances à l’égard de l’hypothèse de la pluralité des mondes. De même que, bien que nous sachions que la terre se meut, nous restons convaincus de son immobilité, nous pouvons admettre qu’une pluralité de mondes existe sans être capables d’y croire ; le constat husserlien d’un indéfectible attachement à notre ancrage premier désigne ce qui fait obstacle à la prise au sérieux de la réalité des mondes alternes. L’auteure, qui défend à l’opposé la thèse de la pluralité des mondes, reconnaît la force de notre résistance, mais oppose à la passivité qui nous cloue au sol de l’Ürdoxa, la force du souhait, dans « l’ontologie du ne-pas-être-encore » développée par Ernst Bloch : le caractère insondable de l’habiter-ici préserve sa « capacité à entrer dans la catégorie du possible [35] ». La mise en dialogue des ontologies, de Husserl à Bloch, conduit Anne Cauquelin à rejeter aussi bien le piège de la métaphysique et la conception sacralisante de l’art, que son envers, les ontologies régionales et la sécheresse épistémologique qui, barrant tout arrière-plan, interdisent tout lien entre notre monde et des mondes alternes. Or, se demande-t-elle, « À oublier ou laisser de côté l’ontologie d’arrière-plan, sous quelle forme existerions-nous ailleurs, dans un autre monde, et même existerions-nous [36] ? » Il nous reste à entrer « au royaume des compromis » car aujourd’hui le cybermonde existe.
43Le troisième volet de l’ouvrage (« Mondes alternes et ontologies ») s’avère indispensable pour penser ce qu’il en est des différents mondes. L’ironie, le scepticisme profond de l’auteure d’ici-bas ne cèdent pas la place à un propos qui se prendrait au sérieux mais à une réflexion critique sur les différents usages du cybermonde débouchant sur la mise en place revigorante d’une nouvelle utopie. La confrontation avec Bloch se poursuit autour de la différence entre l’utopie concrète conçue par l’auteur du Principe Espérance et ce qu’Anne Cauquelin appelle « un dispositif social qui fonctionne à l’utopie [37] ». Le défi consiste à préserver « la fonction militante du rêve qui caractérise l’utopie » lorsque celle-ci devient réalité, « utopie concrète » selon les termes de Bloch. Or le plus souvent, c’est l’échec, que ce soit du côté des jeux en ligne comme Second Life, dont on constate l’évolution marchande, ou du côté de l’art contemporain qui ne parvient pas à créer un monde : « D’un côté des habitants sans espace ; de l’autre, un espace sans habitants. Deux pièces d’un même puzzle qui se regardent en chiens de faïence, miroirs inversés [38]. » La réflexion qui garde son tour critique voit dans le cyberespace à la fois une réalisation de l’utopie concrète et son échec ou sa disparition en tant qu’utopie, mais ne renonce pas pour autant à un retournement dialectique : le ferment négatif qui habite l’utopie reste actif en dépit de sa réalisation : « une sorte de négativité inhérente à l’utopie qui continue à faire son chemin, bien après que l’étape de la réalisation a eu lieu [39] ».
44Par un retournement étrange, – O vertu de la dialectique ! – voici donc de retour l’Art et la théologie, puisque c’est du côté des pratiques artistiques qu’Anne Cauquelin s’oriente et que l’utopie critique qui s’y développe peut se penser selon le modèle de la théologie négative. Le cyberespace, en tant que dispositif concret fonctionne comme dispositif critique à l’égard du monde premier : la charge de négation de ces « utopies concrètes négatives » s’accroît « à mesure du développement des mondes qu’elles instaurent ». L’art sur internet, dans cette logique, fait disparaître toutes les composantes du « mythe de l’art ». On voit bien ce qui est mis à la casse : les notions d’auteurs, d’authenticité, d’originalité, mais aussi le sujet contestataire, puisque les contestations « sont le fait du système interactif du réseau ». On découvre une donnée nouvelle : loin du monde illusoire alibi vanté par l’art (celui que l’auteure nomme « l’art-comme-il-se-fait »), « le cybermonde est ce souhait commun, réalisé en dehors de l’art, par la médiation de la technologie [40] ».
45Le net-art n’est pourtant pas le fin mot de l’ouvrage qui se conclut sur la question fondamentale qui l’habite : celle de la réalité des mondes, depuis le premier, « le monde-comme-il-va » jusqu’à celle du ou des mondes alternes. Le défi devient celui de tenir ensemble « cette idée que nous sommes bel et bien réels et que pourtant il y a d’autres réalités tout aussi réelles dans d’autres mondes ». Anne Cauquelin adopte alors la thèse du réalisme modal pour penser les « contreparties » (counterparts) à partir des théories de Lewis. Les contreparties existent simultanément dans une pluralité de mondes sans rien représenter, et l’hypothèse modale reste une hypothèse : aucun monde, ni le nôtre ni aucun autre n’a de réalité certaine. Ainsi gagne-t-on un détachement ou une indifférence synonyme d’une certaine laïcité que l’auteure rapproche du Spinozisme. Le terrain abstrait de la logique modale ne vainc pas la force de l’ontologie d’arrière-plan, ne permet pas de croire à la réalité des « contreparties » : la doxa est entêtée. Son bénéfice est d’ordre moral : il faut le chercher dans la « pratique de la contrepartie » qui renouvelle la question de l’altérité à travers l’évasion réelle par le jeu et l’art. Même si c’est difficile à concevoir, le réalisme modal permet d’exister « qua vivant dans ce monde-ci et aussi qua présent en même temps dans d’autres mondes [41] ». Manière élégante de rendre désuète la peur de ce que l’on nommait « l’autre monde » ?
46À coup sûr voici une philosophie de « l’apparence-qui-se-suffit-à-elle-même ».
Notes
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[1]
Bernrd Teyssèdre, Le Roman de l’Origine, Paris, Gallimard, 1996.
-
[2]
Thierry Savatier, L’Origine du monde, Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Paris, Bartillat, 2006.
-
[3]
Charles Baudelaire, « Salon de 1859 » dans Écrits sur l’art, t. ii, Paris, Gallimard, 1971, p. 24.
-
[4]
Hugo Münsterberger, op. cit., chat. 2 : « Développement interne de l’image animée », p. 47.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
Idem, p. 46
-
[7]
Hugo Münsterberger, « Pourquoi nous allons au cinéma », ibid., p. 181.
-
[8]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens » (1922) dans Écrits français, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, p. 65.
-
[9]
Piet Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2010, p. 27.
-
[10]
Ibid., p. 26.
-
[11]
Ibid., p. 86, 87.
-
[12]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens » (1922) dans Écrits français, op. cit., p. 68.
-
[13]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : sa réalisation dans la musique et au théâtre futur »(1922) dans Écrits français, op. cit., p. 87.
-
[14]
Piet Mondrian, Réalité abstraite et réalité naturelle, op. cit., p. 35.
-
[15]
Piet Mondrian, « L’évolution de l’humanité » (1924) dans Écrits français, op. cit., p. 111.
-
[16]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique » (1920) dans Écrits français, op. cit., p. 27.
-
[17]
Piet Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, op. cit., p. 29.
-
[18]
Ibid., p. 28.
-
[19]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : sa réalisation dans la musique et au théâtre futur », dans Écrits français, op. cit., p. 88.
-
[20]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique » dans Écrits français, op. cit., p. 59.
-
[21]
Piet Mondrian, « La manifestation du néo-plasticisme dans la musique et les bruiteurs futuristes italiens », dans Écrits français, op. cit., p. 66.
-
[22]
Ibid., p. 59.
-
[23]
Piet Mondrian, « Le néo-plasticisme : principe général de l’équivalence plastique », dans Écrits français, op. cit., p. 44.
-
[24]
Ibid., p. 45.
-
[25]
Piet Mondrian, « Art/Pureté + Abstraction » (1926) dans Écrits français, op. cit., p. 126.
-
[26]
Ibid., p. 123-124.
-
[27]
Depiction. Mot anglais (en français « peinture », « description ») substantif du verbe to depict qui a gardé les acceptions du xiiie siècle du verbe français « dépeindre » : « décrire » et « peindre », « représenter en peinture ». Depiction indique donc une figuration au sens le plus littéral (ainsi une image d’une pipe dépeint une pipe, mais peut représenter l’oisiveté). L’expression vise à écarter les ambivalences des termes issus de « représenter » qui peuvent désigner des représentations allégoriques autant que littérales.
-
[28]
Descartes, Les principes de la philosophie, §22.
-
[29]
À l’angle des mondes possibles, Paris, PUF, 2010 p. 52.
-
[30]
Ibid. p. 105.
-
[31]
Ibid. p. 185.
-
[32]
Ibid. p. 199.
-
[33]
Ibid. p. 77.
-
[34]
Ibid. p. 64.
-
[35]
Ibid. p. 143.
-
[36]
Ibid. p. 148.
-
[37]
Ibid. p. 176.
-
[38]
Ibid. p. 173.
-
[39]
Ibid. p. 178.
-
[40]
Ibid. p. 182.
-
[41]
Ibid. p. 193.