Couverture de NRE_005

Article de revue

Comme des oiseaux

Pages 35 à 46

Notes

  • [1]
    Augustin d’Hippone, La Música, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1988, I, 13, 28.
  • [2]
    Le Gai Savoir [367]. Fragments Posthumes été 1881-été 1882, V, Paris, Gallimard, 1982.
    Daniel Charles comprend l’oubli de manière positive en tant que « libération radicale de l’empire de la mémoire ». En musique, cela signifie pour lui, la « redéfinition du son en tant que singularité différentielle non reliée à d’autres singularités ». L’absence de rapport est ce qui permet la possibilité de produire n’importe quel rapport. Cf. Pardo C. « De la música como invitación a la nobleza. Entrevista con Daniel Charles. », Zehar: revista de Arteleku-ko aldizkaria, ISSN 1133-844X, n° 59, 2006, p. 59-63.
  • [3]
    Dans les textes des années soixante-dix, dont il sera question ici, Daniel Charles utilise les termes musicologie, philosophie de la musique et esthétique en faisant naturellement le passage de l’un à l’autre ce que l’on respectera ici.
  • [4]
    Carroll L., De l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 2001. Traduction de Jacques Papy.
  • [5]
    Deleuze G., Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 19-20.
  • [6]
    Charles D., « Musique et narrativité, l’Écriture du bruit » dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 104 et 105 pour ce qui suit.
  • [7]
    Cité dans Charles D., « Musique et Subjectivité » dans le Temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 226.
  • [8]
    Cf. « Vers une musique informelle » (1961), dans Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, p. 339.
  • [9]
    « […] Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’empire d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c’est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l’homme une joie inoffensive […]. » Cf., Aristote, la Politique, 1342 a 5-20, voir aussi 1341 a 20-25 et 1341 b 30/1342 a 20.
  • [10]
    Ce sujet est repris dans la question de la postmodernité. À ce propos, Daniel Charles rappelle la proposition de Dick Higgins de substiuer « postcognitif » à « postmoderne », pour marquer le processus de désubjectivation. Cf., Charles D., « Nietzsche postmoderne? » dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 45.
  • [11]
    Esclapez Ch., « L’inégalité temporelle selon E. Bloch, D. Charles et A. Souris », communication dans le colloque Penser avec Daniel Charles, 4-6 mai 2009, Nice.
  • [12]
    Charles D., « Musique et Subjectivité », variation ix, le Temps de la voix, op. cit., p. 235.
  • [13]
    « Bref Adorno peut bien avoir été le premier à déceler la positivité du caractère de force de production de la musique, il n’en a pas dégagé l’affirmation; cette incapacité d’aller jusqu’au bout de son pouvoir, depuis longtemps éclairée par Nietzsche, restitue l’esthétique musicale à la théorie, et l’empêche de s’instaurer en activité inventive, affirmative, la détourne de se configurer en forme de vie (Wittgenstein), ou en style de vie (Nietzsche). Apollon barre une fois de plus Dionysos. » Charles D., « Musique et Subjectivité », cf. Ibid., variation x, p. 236.
  • [14]
    Charles D., ibid., variation xiii, p. 239.
  • [15]
    Ibid., variation xv, p. 241; cf. Deleuze G., Logique du sens, op. cit., p. 108, note.
  • [16]
    Ibid., variation xvii, pp. 244-245.
  • [17]
    Ibid., variation xviii, p. 247.
  • [18]
    Cf. Charles D., ibid., variation XVIII, p. 247 et Nietzsche F., la Naissance de la tragédie, Fragments posthumes (automne 1869-printemps 1872), vol. I, Paris, Gallimard, 1977, p. 25. Textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduits de l’allemand par M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy.
  • [19]
    Charles D., « Musique et Subjectivité », variation xxi, le Temps de la voix, op. cit., p. 251.
  • [20]
    Charles D., ibid., variation xxiii, p. 253. Néanmoins, il faut rappeler que pour le Nietzsche de la Naissance de la tragédie, la musique dionysiaque provoque le cassement du principe d’individuation et de ce fait elle ne porterait pas sur la subjectivité.
  • [21]
    « Musique et an-archie », dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 247-248 et 286.
  • [22]
    Cf., ibid., p. 262.
  • [23]
    Ibid., p. 269 et 278 respectivement.
  • [24]
    Ibid., p. 270.
  • [25]
    Ibid., p. 272. Pour le « terrorisme intellectuel » et la réponse de Daniel Charles, voir p. 273-274.
  • [26]
    Cf. Michaux H., dans L’Espace du dedans, Gallimard, 1966, p. 255.
English version
On y écoute les petits oiseaux, on s’y messiaenise...
(Daniel Charles)

1

« On y écoute les petits oiseaux; on y écoute dans l’oubli de soi-même et l’on devient, petit à petit, un oiseau entendu de l’oreille de Messiaen ».

2Après ses cours de composition avec Olivier Messiaen, après la rencontre avec John Cage – dont le nom peut être compris comme un avertissement à Messiaen – Daniel Charles devint un oiseau.

3Le dialogue que Daniel Charles et John Cage entreprennent dans Pour les oiseaux (1968-1978) peut s’entendre comme un essai d’« ornithomélographie ». Il s’agit d’un tête-à-tête, d’une conversation où tous deux se retrouvent par l’écoute.

4Pour que l’écoute soit possible, la conversation doit se développer. La conversation s’éloigne, de ce fait, de la communication, qui suppose que l’on « dise un objet ». La communication, pense-t-on, apporte une connaissance, mais celle-ci semble ne s’adapter qu’à un rythme régulier qui fait concorder les mots et les choses. L’accord que la communication implique a besoin de l’espace de la mémoire, car il faut que ce que l’on prétend avoir mesuré devienne fixe. Dans la conversation, en revanche, on ne dit pas l’objet puisqu’il n’y a pas proprement d’objet. Ce que l’on trouve est un va-et-vient entre la représentation verbale de l’objet et sa disparition.

5Dans ce va-et-vient, qui se découvre aussi en écoutant les petits oiseaux, se forge l’oubli. Moyennant l’oubli, converser, c’est tourner sans objet puisque l’écoute est installée dans un tapage silencieux, tant pour celui qui commence la conversation que pour celui qui la continue. L’oubli devient un désaccord entre nos sens et ce que l’on a vécu. L’oubli opère une blessure dans la représentation. Mais, de ce fait, l’oubli peut être aussi actif.

6Pour ce qui fait la musique et l’oubli, déjà Augustin d’Hippone affirmait que notre capacité à suivre des variations rythmiques était restreinte [1]. La mémoire serait chargée de faire de l’œuvre une unité et, faute de cette possibilité, la musique se présenterait pour l’auditeur comme un devenir en continuité. Ce devenir est celui d’une grande partie de la musique du xxe siècle, qui invite à pratiquer un oubli actif.

7Converser comme des oiseaux et entendre cette musique, c’est apprendre à oublier. Ce que l’on oublie en premier, c’est le devenir solide du sujet et de l’objet, car dans une conversation les deux interlocuteurs entrent en mouvement. Dans un autre sens, la fluidité apportée par l’oubli offre la souplesse nécessaire pour devenir oiseau et tenter de sortir de la cage. L’oubli dont il sera question est surtout l’oubli positif, celui que Nietzsche propose déjà dans le Gai savoir quand il dit qu’il faut oublier le monde pour rendre le chaos audible [2].

8Le titre donné par Cage à ces conversations exprime le désir d’être pour les oiseaux et non pour les cages. En conversant, les auteurs nous invitent à sortir de la cage. Pour John Cage, il faut sortir de la cage de la musique pour percevoir tous les sons dans le champ ouvert de la musique, bref, pour nous introduire dans la forêt de la musique. Pour Daniel Charles, il s’agit de sortir de la cage d’une certaine musicologie et d’une discutable philosophie de la musique pour produire une autre philosophie: une esthétique de la musique qui accueille tant la pratique musicale que la théorie [3]. Ce faisant, Daniel Charles dessine avec précision un nouveau paysage pour la philosophie de la musique, la musicologie et l’esthétique musicale. Dans ce paysage, de même que dans les Imaginary Landscape de John Cage, le philosophe-musicien traverse le miroir pour se placer de l’autre côté.

9Daniel Charles entre dans la « Maison du Miroir », mais pour cela le miroir doit abandonner sa consistance et devenir fluide comme une atmosphère. Comme la petite Alice de Lewis Carroll, de l’autre côté du miroir, nous nous trouvons dans une chambre qui semble la même mais qui, en fait, ne l’est pas. La description de Lewis Carroll peut nous guider ici :

10

« Ensuite, s’étant mise à regarder autour d’elle, elle remarqua que tout ce qu’on pouvait voir de la pièce quand on se trouvait dans le salon était très ordinaire et dépourvu d’intérêt, mais que tout le reste était complètement différent. Ainsi, les tableaux accrochés au mur à côté du feu avaient tous l’air d’être vivants, et la pendule qui était sur le dessus de la cheminée (vous savez qu’on n’en voit que le derrière dans le Miroir) avait le visage d’un petit vieux qui regardait Alice en souriant.
“Cette pièce est beaucoup moins bien rangée que l’autre”, pensa la fillette, en voyant que plusieurs pièces du jeu d’échecs se trouvaient dans le foyer au milieu des cendres. Mais un instant plus tard, elle poussa un petit cri de surprise et se mit à quatre pattes pour mieux les observer : les pièces du jeu d’échecs se promenaient deux par deux! » [4].

11De l’autre côté du miroir, la pièce est moins bien rangée et les objets sont plus vivants. Les pions du jeu d’échecs se promènent et parlent. Il faut traverser le miroir pour comprendre que les objets, ainsi que tout ce qui nous entoure, sont vivants. Cette vie se trouve, comme l’expose Gilles Deleuze à propos de De l’autre côté du miroir de Carroll, à la surface. À la surface, on trouve des événements sans rapports avec les êtres, les choses ou ce qui pourrait se constituer comme un état des choses [5]. À la surface, on peut sentir que tout est en continuité, sans différences, sans hiérarchies, tel que H. D. Thoreau l’avait énoncé en faisant du son une bulle à la surface du silence. Et penser la musique sera pour Daniel Charles comme jouer à la surface du miroir pour pouvoir le traverser.

12Si l’on traverse le miroir de la musicologie ou de la philosophie de la musique, les pions du jeu de la réflexion sur la musique deviennent désordonnés. Ils se promènent par des chemins qu’il nous faut suivre nous-mêmes en nous baladant. Et peut-être, comme Alice, après avoir essayé le chemin labyrinthique et toujours se trouver à l’entrée de la maison, nous pouvons aussi comme elle arriver au jardin des fleurs vivantes. Dans ce jardin, on découvre que les choses parlent. Ce parler ne peut pas être considéré comme un retour à l’origine dans le sens d’une archéologie, mais comme ouverture de possibilités. Au-delà d’une représentation des choses finies, d’une définition, l’on peut entendre d’autres rapports qui passent aussi par l’affirmation qu’il n’y a pas de liaison et que tout rapport est de notre fait. Les choses parlent autrement quand on sait cela.

13Afin d’ébaucher le paysage que Daniel Charles trouve de l’autre côté du miroir nous traverserons ici deux textes : Musique et Subjectivité et Musique et An-archie. Tous les deux sont des exemples de la forme de dialogue qui rend compte de ce devenir oiseau; de l’oubli nécessaire pour traverser le miroir et réapprendre à voir et à entendre.

14Le premier texte dont la source est « Esthétique musicale et subjectivité », publié en 1975, est recueilli dans le Temps de la voix. Ce texte porte pour sous-titre « Variations sur un thème de Vincent Dehoux ». D. Charles a choisi une forme qui suppose un procédé fondamental de la musique jusqu’à la fin du xvie siècle – si l’on prend strictement la forme avec variations. Le propre de cette forme est la manière dont on transforme l’élément thématique. Dans ce cas, Vincent Dehoux expose le thème et Daniel Charles pratique 23 variations. Mais, quel type de variations exécute-il ?

15C’est, dit Charles en faisant écho aux mots de Leonard Meyer sur la forme thème-variations, « tenir que l’ordonnance d’une suite de variations ne sera jamais assez “processive”, c’est-à-dire relationnelle, ou rationnelle: le temps, le “vrai” temps, fera toujours défaut » [6].

16Ce commentaire prend place dans la problématique du passage de la musique contemporaine à la stasis, comprise d’après la perspective de Meyer, qui distingue entre une musique « processive » ou rationnelle, qui aurait le temps, et une musique de l’oubli et de la déraison. La première aurait le temps, comme l’expose Daniel Charles, par l’immanence ou par une transcendance immanente. La deuxième aurait perdu le sens de l’histoire.

17La façon dont Meyer fait référence à la stasis dans la musique contemporaine, au premier regard, semble garder des ressemblances avec la « Reine Rouge » de Carroll, qui fait courir Alice à toute vitesse pour finalement rester toujours à la même place. Or, si l’on y regarde de plus près, l’oubli et la déraison se placent davantage du côté de Humpty Dumpty qui nomme les objets selon son bon plaisir, produisant ainsi le désenclavement des objets et des mots. Cette rupture des supposés liens entre les mots et les choses affecte de même le temps. Humpty Dumpty, en fêtant tous les jours son anniversaire montre son indifférence à l’égard du calendrier, du temps qui est compté suivant une seule logique.

18Le choix de la forme thème-variations pour un sujet tel que musique et subjectivité devient donc une déclaration de principes. Daniel Charles prend le parti de l’oubli et de la déraison. Il fait le choix d’une forme additive et non hiérarchique en se plaçant de cette sorte dans un aller-retour des deux côtés du miroir.

19Le thème proposé est formé par deux parties. La première expose un fragment du texte adopté par l’assemblée des compositeurs (1968) et que Daniel Charles utilise comme consigne pour son séminaire d’esthétique musicale au département de musique de l’université de Paris VIII-Vincennes, depuis 1969:

20

« En ce qui concerne la façon d’aborder et faire aborder la musique, il semble qu’il faille renverser complètement la méthode actuelle. Celle-ci aborde la musique par les systèmes, et non par les faits musicaux (les œuvres) ».

21À partir de ce fragment Dehoux pose deux questions:

  1. L’esthétique ne serait-elle pas déjà la discipline qui permet « d’atteindre à partir des œuvres une vue d’ensemble du phénomène musicale » et par là de proposer aux étudiants une « direction personnelle à ses études postérieures ? » ;
  2. « N’y aurait-il pas une dimension pédagogique nouvelle à dégager pour cette discipline […], de constituer en quelque sorte un point de départ ? » [7].
Le thème est donc le renversement de la méthode: aller du système aux faits. Ce renversement doit se produire au sein de l’esthétique. Les variations de Daniel Charles se placent au cœur de ces interrogations et cherchent à produire les transformations du thème à travers les chemins amorcés par la musicologie, la philosophie de la musique et l’esthétique du moment, ainsi que par d’autres voies. Il s’agit de trouver les bases pour une esthétique non normative qui s’appuie sur les faits considérés comme antérieurs aux systèmes.

22Les variations développées par Daniel Charles sont critiques et dynamiques. Tout en se maintenant fidèle à la première partie du thème, il opère des transformations profondes en critiquant la volonté normative que l’on pouvait déceler dans ces questions.

23Les trois premières variations modifient la possibilité de penser au phénomène musical en tant qu’unique parce que cela serait une pratique ethnocentriste. Ainsi, à la question de Dehoux d’accéder à partir des œuvres à une vue d’ensemble du phénomène musical, Charles répond tout simplement que lorsqu’on est dans le champ de la musique on découvre, comme Cage l’avait montré, une forêt. Une vue d’ensemble requiert d’abattre des arbres et le son que produit le vent parmi ces arbres, et il n’est pas disposé à le faire.

24De même, et en suivant Wittgenstein, il énonce qu’il n’y a rien qui puisse se nommer expérience ou attitude esthétique. Une telle attitude appartient à un sujet concret et non pas à la totalité et, en conséquence, l’esthétique ne peut se constituer comme une science normative. On pourrait penser en effet que l’esthétique a pour mission de décrire, mais, comme le même Wittgenstein et Mikel Dufrenne – invoqués par Charles – l’avaient signalé, elle aurait besoin de décrire aussi toute la culture d’une période ainsi que de rendre compte des déstructurations et restructurations que sans cesse subit l’œuvre.

25La tentative de faire une esthétique non normative avait été déjà ébauchée par Adorno. Comme l’expose le philosophe, l’esthétique « […] n’a ni à se laisser dicter son contenu par la philosophie, ni à adopter la méthode empiriste et descriptive de la science. Son médium serait la réflexion de l’expérience musicale sur elle-même, l’objet de cette réflexion étant non un état de chose à décrire, mais un champ de force à déchiffrer » [8].

26Comme pour ce qui passe à travers le miroir, Adorno ne veut pas se placer du côté de l’objet, même pour le décrire. Il s’approche plutôt de l’événement en faisant référence au champ de forces à déchiffrer. Néanmoins, Adorno ne traversera pas finalement le miroir et il restera, comme Daniel Charles le signale avec finesse, dans la théorie, face au miroir pour ainsi dire.

27Si l’esthétique doit cesser d’être une science normative; si elle ne peut pas décrire un objet ni un état de choses, alors qu’advient-il de l’esthétique ? L’esthétique, avance la quatrième variation, est une forme de vie. L’esthétique trouve son sol dans le monde des faits qui est un monde riche et plein duquel – comme l’annonce la cinquième variation – le « musicologisme régnant » voudrait nous préserver. Face à la prophylaxie imposée par ce « musicologisme régnant », la première fonction de l’esthétique serait, en conséquence, pour Daniel Charles, la katharsis.

28Le philosophe-musicien emprunte ce terme d’Aristote pour faire allusion à l’esthétique comme purification, un nettoyage de l’oreille. Il faut rappeler à ce propos que le terme katharsis est développé par Aristote dans la Politique beaucoup plus que dans sa Poétique, où il apparaît à propos de la musique envisagée d’un point de vue politique [9].

29L’esthétique doit être une purgation et un allégement accompagné de plaisir. Mais, une purgation et un allégement de quoi? La réponse est fournie à la fin de la septième variation : de l’« enracinement de l’esthétique musicale elle-même dans la philosophie moderne de la subjectivité [10]. Le « je » de la philosophie moderne pensé en tant que sujet qui peut s’objectiver dans une représentation et qui, à son tour, permet d’objectiver ce qui l’entoure serait, selon Charles, celui qui opère dans une conception de l’esthétique de la musique normative. Ainsi, de même que le territoire du musical a été vidé par la pratique cagienne, il faut arracher cet enracinement de l’esthétique musicale qui travaille pour une interprétation de la katharsis du point de vue moral. Comme Christine Esclapez l’a exposé à propos de la pensée de Daniel Charles, il s’agit de réenraciner l’humain autrement, de penser un dispositif alternatif et politique [11]. Et comme on le voit dans les textes de Daniel Charles, si le ré - enracinement se produit a partir de l’oubli positif, actif, on a ce dispositif alternatif et politique par excellence. À partir de l’oubli, la hiérarchie et l’exercice du pouvoir s’évanouissent. C’est ici que la nécessité d’un désenclavement de l’esthétique de la subjectivité moderne trouve toute sa force et peut apparaître comme forme de vie.

30Que l’esthétique soit une forme de vie signifie, pour Daniel Charles, qu’elle cesse d’être contemplative pour devenir productrice et créatrice. Ce devenir est, en même temps, la manière de « faire la science et la pratique du matériau[12] » que sollicitait Dehoux.

31Comme le philosophe-musicien le rappelle dans la dixième variation, Adorno avait défini la musique dans sa Philosophie de la nouvelle musique comme « force productive ». Mais, alors que cette force pouvait le porter vers le matériau, la fascination du négatif chez Adorno, aux dires de Daniel Charles, fait retomber l’esthétique dans la théorie. Bien que le champ de force ne constitue pas pour Adorno une métaphysique, le déchiffrement dont il parle vise à montrer l’évolution interne du langage musical et à rendre compte de la régression de l’écoute et des problèmes du sens musical en liaison avec la subjectivité. En conséquence, le désenracinement de l’esthétique musicale dans la philosophie moderne de la subjectivité que propose Daniel Charles ne trouve pas sa place chez le philosophe allemand [13].

32Si l’esthétique est une forme de vie, elle doit s’achever en pratique. Mais comment faire une pratique esthétique qui aille au-delà d’un nettoyage de l’oreille, d’une katharsis ? Ou encore, comme l’énonce Daniel Charles dans la onzième variation, comment accomplir une pratique esthétique affirmative ?

33Le point de départ qui doit animer la recherche est, en principe, ce que suggère Willener à propos d’un passage de la sociologie de la musique à une « musico-sociologie » capable de saisir le virtuel. Dans cette possibilité de saisir le virtuel, le philosophe-musicien trouve toute cette force de la musique qu’Adorno ne portait pas jusqu’au bout. Les exemples de ce virtuel, Daniel Charles les a trouvés dans les conférences de Cage qui sont aussi des œuvres musicales, ou dans les livres de Juan Hidalgo et Walter Marchetti (ZAJ) qui sont des livres-objets et des musiques. Il s’agit, en conséquence, d’empêcher la possibilité de s’en remettre à un « objet », à une représentation, et en revanche de le laisser ouvert, dans sa potentialité. Il est question de montrer ce va-et-vient entre les deux côtés du miroir.

34En cherchant cette ouverture, la douzième variation interroge le travail de Murray Schafer en tant qu’exemple de pratique « à même le matériau ». Le travail de Schafer tiendrait compte des deux côtés du miroir. D’une part, il suppose une révision des habitudes d’écoute et, d’autre part, il en fait l’application tout en analysant les environnements sonores et en cherchant à les remodeler. Mais, justement, dans cette volonté de remaniement même, on pourrait tomber à nouveau sur une esthétique normative qui exposerait ce qu’est un environnement sonore satisfaisant et un environnement sonore désagréable ou insatisfaisant. Bien qu’il ait posé le fondement du sonore dans l’oreille et dans la voix, Schafer se borne à la recherche d’un équilibre environnemental qui serait primaire, en tout cas daté. Le danger d’un positionnement tel est aussi politique :

35

« Le spectre de la planification bureaucratique, administrationnaire, revient hanter la “conscience esthétique”: avant de céder à l’esthétique acoustique, procédons à une enquête de moralité ! » [14].

36L’esthétique acoustique de Schafer est, pour Charles, une esthétique préventive et, en ce sens, une esthétique négative. Mais, plutôt que de se maintenir dans la critique, on l’a vu, ce philosophe-musicien cherche à trouver la positivité de cette démarche. Ce faisant, il trouve que cette positivité passe par le corps. Ce corps ne réfère pas, cependant, à une conception organiciste car, ainsi que Daniel Charles le rappelle, « il y a autant d’oreilles que de jeux de langage, c’est-à-dire de voix ». De même qu’il n’existe pas de phénomène musical unitaire, de même il n’existe pas un corps. Et il faut apprendre à renouer avec nos corps qui ne sont pas des objets finis, mais des virtualités en vibration. Là réside selon Charles le musical. De ce fait, le philosophe a produit le désenclavement de l’esthétique de la subjectivité et la ré-enracine dans une conception du corps, que nous rappelle le corps sans organes dont parlent aussi Gilles Deleuze et Félix Guattari, tout en prenant appui sur Antonin Artaud. Comme pour la Logique du Sens, la surface qui inaugure le miroir de Lewis Carroll devient surface virtuelle, celle d’un corps fluide, un corps en vibration [15].

37Le travail à même le matériau que Dehoux envisageait pour que l’étudiant puisse déterminer ses options et hiérarchies trouve ici une autre réponse. Pour Charles, le matériau est toujours là, sons et corps ne s’ancrent pas dans la subjectivité, mais se recomposent dans des virtualités. Le musical, on vient de le dire, réside dans ces virtualités en vibration que sont nos corps. Il n’y a pas de place pour les hiérarchies.

38Avec la seizième variation le travail sur la pratique prend fin. Il est question maintenant d’approfondir cette pratique par la théorie puisque le dépassement de la subjectivité ne se produit pas, comme le déclare Daniel Charles, par la simple décision d’un sujet. Daniel Charles prend alors appui sur la dialectique telle qu’elle est développée de Hegel à Adorno en passant par Marx, pour conclure que la subjectivité s’abolit par son affirmation, par l’« achèvement de la subjectivité pure [16] ». La référence de cet achèvement est pour lui l’œuvre et la pensée de John Cage. Pour le musicien nord-américain, le moi a besoin de se perdre, d’apprendre à changer dans une éternelle renaissance exempte d’identité. Cette errance du sujet libère aussi l’objet de sa condition. Dans cette expérience émerge ce que Cage nomme, en suivant le bouddhisme zen, le « Soi-même ». La subjectivité pure est le Soi-même conçu comme un centre n’obstruant pas l’expérience. En dehors de la dualité sujet-objet, ce que l’on trouve est le rien; l’acceptation active de la volonté d’indétermination.

39Cette promotion du rien qui se trouve dans Cage, Daniel Charles la rencontre aussi dans la « liberté » chez Schelling. D’après lui, l’esthétique a pour fonction d’« éclairer la philosophie sur elle-même [17] ». Si la philosophie prétend généralement se fonder sur un principe, l’esthétique, en tant que forme de vie qui accepte le rien et avec lui le monde des virtualités, peut détourner la philosophie de ce désir de fondement.

40Nietzsche l’avait bien montré en étant le premier, aux dires de Daniel Charles, à avoir pensé le rapport intime de l’esthétique et de la philosophie. Ainsi commence-t-il la Naissance de la tragédie en critiquant le grand oubli de l’esthétique: l’art non plastique de Dionysos, la musique. C’est en interrogeant l’accouchement de la pensée à partir et dans la musique que le philosophe allemand trace le chemin qui porte à l’émergence de la pensée tragique [18].

41Nietzsche en conséquence, serait une exception à cette volonté de fondement, mais affronter Nietzsche, comme le fait Daniel Charles tout en suivant l’approche de Gianni Vattimo, suppose aussi d’aborder Platon. De ce fait, la variation xxi se termine par une inversion du platonisme dans le sens nietzschéen:

42

« L’art ne reconstitue pas “un” corps, il repluralise au contraire ce qu’avait unifié le platonisme » [19].

43De cette manière, Daniel Charles retourne au corps conçu, non pas comme un organisme, mais comme cette vibration qui est en rapport avec l’environnement. Le corps est en errance comme le sujet qui, sorti de la subjectivité, est devenu subjectivité pure; promotion du rien. Et la musique, affirme-t-il, est le « témoin le plus efficace » de l’errance, du contact avec la terre. Mais il ne faut pas confondre cette terre avec celle qui favorise l’esthétique acoustique-écologique qui était une prévention, une négativité. Et de même, pour Daniel Charles, l’errance de Nietzsche est différente de celle à laquelle nous porte la musique. Pour Charles, l’errance nietzschéenne suppose une résurgence de la subjectivité, tandis que la musique nous place dans un tout autre espace [20]. Nonobstant, il appartiendrait à Nietzsche d’avoir inspiré le non-vouloir à l’égard des systèmes. Et encore, ce non-vouloir de Nietzsche peut se trouver aussi chez un musicien qui, sans être nietzschéen, partage avec le philosophe allemand une attitude: la critique des systèmes, la confiance en la terre et le travail sur un non-vouloir actif qui le met dans l’oubli. Un oubli qui chez Nietzsche a pour image l’animal qui jouit d’un présent continu. Avec l’oubli, la musique de John Cage viendrait rejoindre l’esprit nietzschéen.

44Le paysage imaginaire de la philosophie de la musique, celui qui s’offre quand on traverse le miroir, a besoin d’une manière de penser et de vivre la musique autre, sans hiérarchies. En fait, le paysage imaginaire ici amorcé avait déjà trouvé ses traces fondamentales dans la conférence Musique et an-archie de 1971 – reprise entre autres dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique (2001) – un titre qui laisse entendre l’écho du jeune Nietzsche. Cette conférence, centrée sur la musique de John Cage, signale dès l’introduction un clivage entre la musique européenne d’après 1945 et la musique nord-américaine. La première, avec la généralisation de la série, aurait alimenté une rigueur en apparence scientifique qui serait sur le point de « dominer et d’uniformiser la création musicale ». La deuxième, avec l’exemple de John Cage, voudrait détacher les sons de tous les « archai »; de toutes les dominations. En conséquence, le projet de Daniel Charles est de suivre cette « an-archie » et d’affirmer que la musicologie doit « cesser d’être synonyme d’archéologie ». Il ne s’agit pas d’un retour à l’origine ou d’une recherche de la pureté dans le sens d’une origine datée, mais d’un travail qui doit revenir en deçà de l’objet musical. Dans ce sens, cette an-archie, précise-t-il à la fin de la discussion, relèverait de ce que Ernst Bloch appellerait une « ontologie du n’être-pas-encore » [21].

45Pour montrer cela, Charles expose la critique du dualisme qui travaille dans la pensée et l’œuvre du musicien nord-américain à travers trois propositions :

  1. « Le compositeur se réduit à n’être plus qu’un simple auditeur », affirmation qu’il illustre avec Imaginary Landscape n° 4 ;
  2. « L’auditeur devient lui-même interprète », dont l’exemple est fourni par les œuvres silencieuses de John Cage;
  3. « L’interprète tend à se dissoudre dans ce qui est interprété », comme il est montré dans des œuvres comme Rozart Mix.
Après cet exposé arrive le tour du dialogue. Nous placer dans la discussion, nous permet de saisir, encore que timidement, la dimension ainsi que la difficulté du projet mis en marche par Daniel Charles. Sa recherche d’une pensée pour la musique qui ne soit pas normative, en rapport avec la musique et la pensée de John Cage, n’a pas été toujours bien comprise. L’analyse du silence, de l’indétermination, du temps zéro ou de l’oubli chez Cage – notions considérées comme suspectes d’apporter du rien, du nihilisme dans une pensée habituée à fonctionner suivant des principes et des normes –, trouve chez les auditeurs quelques résistances et de fortes oppositions. Le problème est une affaire d’écoute, mais révèle que justement tout, comme Cage l’affirme, écouter est une activité que l’on fait et que pour l’accomplir il faut, d’abord, passer par le silence. Il est nécessaire d’assouplir l’espace des idées qui soutient la pensée ordinaire.

46La première intervention, celle de Jean Wahl, le laisse entendre: « Il y avait quelque chose de fascinant dans cette conférence, dont je vous remercie. Naturellement, on pourrait peut-être vous demander des éclaircissements sur l’absolue indétermination de la musique, mais votre pensée est dialectique à tel point que l’absolue indétermination peut se retrouver peut-être sous forme d’absolue détermination ».

47Daniel Charles répond: « Cela dépend » [22].

48La dialectique de Daniel est « assez difficile à saisir » affirme Jean Wahl un peu plus tard et, dans le même sens, se prononce Maurice de Gandillac quand, en référence à la notion de vide, il demande: « L’ouverture à tout ce qui se présente n’est-elle pas tout le contraire du vide? » [23].

49La question est, peut-être, que Daniel Charles ne suit pas vraiment une dialectique telle que Hegel l’avait inaugurée pour la philosophie moderne, ni même dans le sens marxiste. Il paraît plutôt proposer une identité des opposés, résultat de l’acceptation du rien. Sa pensée serait dialectique dans le sens qu’elle est surtout mouvement. Mais, elle resterait de cette sorte toujours ouverte, à la recherche du positif et de la virtualité. Cette pensée aurait assumé l’artifice du langage que Nietzsche dénonça, ainsi que l’attitude d’Héraclite et la pensée zen passée par le regard nord-américain de John Cage. La dialectique de Daniel Charles est difficile à saisir car elle n’est pas une dialectique autoritaire.

50Après la confusion et le caractère contingent qui paraît qualifier l’exposé de Daniel Charles pour certains, d’autres questions viennent occuper le dialogue. Pierre Schaeffer prend la parole: « Il me paraît de mon devoir de parler. Si je n’avais pas d’estime pour vous et pour ceux qui nous invitent à ces séances auxquelles parfois je participe, je ne me donnerais pas cette peine. Mais je le fais par devoir intellectuel. Je ferai deux genres de remarques, en prenant votre exposé et le Cage qui est derrière, et puis une remarque d’ordre plus général, qui prend cela comme cas particulier d’un phénomène beaucoup plus général que nous subissons et dans lequel je vous vois malheureusement compromis. Et je crains que vous en compromettiez beaucoup d’autres puisque vous êtes un brillant maître avec des disciples autour de vous » [24].

51L’intervention de Schaeffer serait donc dictée par un devoir intellectuel. Le discours de Daniel Charles – « et le Cage qui est derrière » – est pour lui suspect d’un détournement du sens. Daniel serait censé avoir été séduit par le chant des sirènes et, après, telle une sirène, enchanterait à son tour ses disciples. Schaeffer a bien compris : l’exposé qu’il vient d’entendre est dangereux étant donné qu’il met en question la valeur même de la connaissance. Schaeffer a écouté mais ses oreilles n’ont pas traversé le miroir, elles continuent à être des murs et, de ce fait, Daniel Charles lui apparaît comme une espèce de Humpty Dumpty qui peut bouleverser la chambre de sa pensée. En conséquence, la position cagienne que ce Hympty Dumpty soutient sera censée constituer un « terrorisme intellectuel ».

52Néanmoins, ni la pensée de John Cage ni celle de Daniel Charles ne constituent des exercices de violence. Tout simplement, ils veulent plus de place, trouver des places inconnues. Alors, d’où vient la peur de Schaeffer qualifiant ce travail de « terrorisme intellectuel »?

53Il l’expose très clairement: « Tant qu’il y a une relation sujet-objet, on sait de quoi on parle; quand elle n’y est plus on ne sait plus de quoi on parle […]. Vous dites : “Le rapport entre ce qui est donné à percevoir et ce qui est perçu n’existe plus”. Mais que se passe-t-il alors ? On ne fait que percevoir. Ce qui se passe, en effet, et c’est en cela que l’exposé de la tendance de Cage redevient intéressant comme symptôme du monde contemporain. Il est vrai que cela correspond à plusieurs grands courants: un courant du nihilisme absolu, de “libération” entre guillemets […]. Alors, voilà le vrai problème, celui que j’aurais aimé qu’on traite: pourquoi est-ce que cela se passe en ce moment sur cette sacrée planète? […] D’où le problème moral et social, parce que je reviens à cela, on ne peut plus parler de ces choses en restant sur le plan de l’esthétique, d’une manière indifférente et libre » [25].

54Pour Schaeffer, on ne peut pas parler en dehors du rapport sujet-objet et, en même temps, prétendre à la connaissance. Cette connaissance est celle qui a des prétentions scientifiques et se veut comme universelle. Comme si Schaeffer avait fréquenté les dialogues de Platon, il veut rester sur des universaux pour maintenir à distance le constat que le rapport entre ce qui est donné à percevoir et ce qui est perçu est le résultat d’une construction. Si l’on échappe à la relation sujet-objet alors ce que l’on fait est oiseux pour Schaeffer. Pour lui le miroir ne peut se traverser, il offre seulement des représentations dans une surface où viennent s’estomper les oiseaux. Ce qui veut dire que la perception plurale et pluraliste, la promotion du rien et du possible sont comprises non comme une démarche esthétique mais comme un symptôme du monde contemporain: le nihilisme absolu.

55En mettant à la base de son écoute et de son argumentation ce qui pour lui suppose un problème moral et social qui prend corps dans le nihilisme absolu et dont la musique de John Cage serait un exemple, Schaeffer reste sourd aux chants des sirènes, oui, mais il reste là où il était, avec ses convictions. L’oreille de Schaeffer, pour ce qui fait l’exposé de Daniel Charles, est restée pendant longtemps une oreille très répandue, une oreille dominante. Cette oreille ne peut comprendre un parler en deçà; les avatars d’une perception qui n’est pas conduite par la mémoire et l’écriture. Le problème, Schaeffer l’a très bien compris : une partie de l’art moderne est devenue étrangère à la morale, à une certaine morale. Et, de même, la réflexion de Daniel Charles se veut aussi étrangère à la morale. Mais, que veut dire « devenir étranger à la morale »?

56Pour Schaeffer, on l’a vu, le nihilisme absolu. Pour Daniel Charles et John Cage, un travail continu pour aller en deçà, pour procurer un oubli actif, pour faire de l’esthétique d’abord une katharsis afin de nettoyer l’oreille, pour faire de la perception plurale un corps plural face à celui de la tradition occidentale: le platonisme. Et tout cela, on ne peut pas le comprendre, ni même l’entendre, si l’on n’en fait pas l’expérience. Il a fallu courir le danger d’une table rase de l’esthétique et de l’enracinement de l’esthétique musicale dans la philosophie moderne de la subjectivité. Pour faire cela, il faut, plutôt qu’une pensée dialectique comme Jean Wahl le supposait, une pensée qui, comme certaines musiques, est additive et cumulative. Par delà le négatif, le rien devient affirmatif, sans but ni intention ou sens.

57Le problème moral et social que Schaeffer détecte ne permet pas, affirme-t-il, de rester « sur le plan esthétique, d’une manière indifférente et libre ». Or, le plan esthétique de Daniel Charles est aussi un plan politique. Sa politique ne se trouve pas dans quelques consignes à suivre, mais plutôt dans l’affirmation de l’esthétique comme forme de vie. Si ce plan est indifférent et libre, ici l’indifférence se place face à la volonté d’établir des normes, cette indifférence ne peut pas se confondre avec un « n’importe quoi ». Elle désigne le respect absolu pour les virtualités, pour ce qui peut devenir. La liberté n’est pas non plus un mot d’ordre, une caution, mais l’espace qui se trouve dans le va-et-vient des deux côtés du miroir. L’indifférence et la liberté sont ici ce passage continu.

58De ce fait, la pensée de Daniel Charles peut accueillir tant la détermination que l’indétermination car elle n’est pas linéaire; cette pensée sait comment se mouvoir par bonds et aller de travers, d’une manière que j’aime à dire « oblique ». De ce fait, en s’inspirant de Nietzsche, de Cage et de tant d’autres, elle peut traverser le sémantique, le sémiologique et le symbolique selon lesquels nous sommes habitués à vivre. Cette pensée reconnaît que l’on peut être dans la cage et en dehors de la cage et que comme Cage le disait dans Pour les oiseaux: « se flatter de s’être évadé de (la) cage, c’est se redécouvrir au-dedans ».

59Cette pensée finalement est celle que l’on retrouve quand on traverse le miroir et que l’on joue dans un aller-retour qui nous fait comprendre, comme le Michaux de Au pays de la magie (1941), que:

60

« On voit la cage, on entend voleter. On perçoit le bruit indiscutable du bec s’aiguisant contre les barreaux. Mais d’oiseaux, point.
« C’est dans une de ces cages vides que j’entendis la plus intense criaillerie de perruches de ma vie. On n’en voyait, bien entendu, aucune.
« Mais quel bruit ! Comme si dans cette cage s’en étaient trouvé trois, quatre douzaines:
« Est-ce qu’elles ne sont pas à l’étroit, dans cette petite cage? demandais-je machinalement, mais ajoutant à ma question, à mesure que je me l’entendais prononcer, une nuance moqueuse.
Si…, me répondit son Maître fermement, c’est pourquoi elles jacassent tellement. Elles voudraient plus de place » [26].

61En conversant, John Cage et Daniel Charles sont comme des oiseaux qui veulent plus de place. Ils sont comme ces oiseaux qui sont et ne sont pas dans la cage, qui ont appris à prendre leur vol des deux côtés du miroir.

62

Ce sont des oiseaux qui ne sont pas des oiseaux.
En écoutant les oiseaux parfois ils sont messiaenisés.
En écoutant la musique parfois ils sont… comme des oiseaux.

Notes

  • [1]
    Augustin d’Hippone, La Música, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1988, I, 13, 28.
  • [2]
    Le Gai Savoir [367]. Fragments Posthumes été 1881-été 1882, V, Paris, Gallimard, 1982.
    Daniel Charles comprend l’oubli de manière positive en tant que « libération radicale de l’empire de la mémoire ». En musique, cela signifie pour lui, la « redéfinition du son en tant que singularité différentielle non reliée à d’autres singularités ». L’absence de rapport est ce qui permet la possibilité de produire n’importe quel rapport. Cf. Pardo C. « De la música como invitación a la nobleza. Entrevista con Daniel Charles. », Zehar: revista de Arteleku-ko aldizkaria, ISSN 1133-844X, n° 59, 2006, p. 59-63.
  • [3]
    Dans les textes des années soixante-dix, dont il sera question ici, Daniel Charles utilise les termes musicologie, philosophie de la musique et esthétique en faisant naturellement le passage de l’un à l’autre ce que l’on respectera ici.
  • [4]
    Carroll L., De l’autre côté du miroir, Paris, Gallimard, 2001. Traduction de Jacques Papy.
  • [5]
    Deleuze G., Logique du sens, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 19-20.
  • [6]
    Charles D., « Musique et narrativité, l’Écriture du bruit » dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, Paris, PUF, 2001, p. 104 et 105 pour ce qui suit.
  • [7]
    Cité dans Charles D., « Musique et Subjectivité » dans le Temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 226.
  • [8]
    Cf. « Vers une musique informelle » (1961), dans Quasi una fantasia, Paris, Gallimard, 1982, p. 339.
  • [9]
    « […] Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C’est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d’une façon générale, sont sous l’empire d’une émotion quelconque pour autant qu’il y a en chacun d’eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c’est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l’homme une joie inoffensive […]. » Cf., Aristote, la Politique, 1342 a 5-20, voir aussi 1341 a 20-25 et 1341 b 30/1342 a 20.
  • [10]
    Ce sujet est repris dans la question de la postmodernité. À ce propos, Daniel Charles rappelle la proposition de Dick Higgins de substiuer « postcognitif » à « postmoderne », pour marquer le processus de désubjectivation. Cf., Charles D., « Nietzsche postmoderne? » dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 45.
  • [11]
    Esclapez Ch., « L’inégalité temporelle selon E. Bloch, D. Charles et A. Souris », communication dans le colloque Penser avec Daniel Charles, 4-6 mai 2009, Nice.
  • [12]
    Charles D., « Musique et Subjectivité », variation ix, le Temps de la voix, op. cit., p. 235.
  • [13]
    « Bref Adorno peut bien avoir été le premier à déceler la positivité du caractère de force de production de la musique, il n’en a pas dégagé l’affirmation; cette incapacité d’aller jusqu’au bout de son pouvoir, depuis longtemps éclairée par Nietzsche, restitue l’esthétique musicale à la théorie, et l’empêche de s’instaurer en activité inventive, affirmative, la détourne de se configurer en forme de vie (Wittgenstein), ou en style de vie (Nietzsche). Apollon barre une fois de plus Dionysos. » Charles D., « Musique et Subjectivité », cf. Ibid., variation x, p. 236.
  • [14]
    Charles D., ibid., variation xiii, p. 239.
  • [15]
    Ibid., variation xv, p. 241; cf. Deleuze G., Logique du sens, op. cit., p. 108, note.
  • [16]
    Ibid., variation xvii, pp. 244-245.
  • [17]
    Ibid., variation xviii, p. 247.
  • [18]
    Cf. Charles D., ibid., variation XVIII, p. 247 et Nietzsche F., la Naissance de la tragédie, Fragments posthumes (automne 1869-printemps 1872), vol. I, Paris, Gallimard, 1977, p. 25. Textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, traduits de l’allemand par M. Haar, Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy.
  • [19]
    Charles D., « Musique et Subjectivité », variation xxi, le Temps de la voix, op. cit., p. 251.
  • [20]
    Charles D., ibid., variation xxiii, p. 253. Néanmoins, il faut rappeler que pour le Nietzsche de la Naissance de la tragédie, la musique dionysiaque provoque le cassement du principe d’individuation et de ce fait elle ne porterait pas sur la subjectivité.
  • [21]
    « Musique et an-archie », dans la Fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique, op. cit., p. 247-248 et 286.
  • [22]
    Cf., ibid., p. 262.
  • [23]
    Ibid., p. 269 et 278 respectivement.
  • [24]
    Ibid., p. 270.
  • [25]
    Ibid., p. 272. Pour le « terrorisme intellectuel » et la réponse de Daniel Charles, voir p. 273-274.
  • [26]
    Cf. Michaux H., dans L’Espace du dedans, Gallimard, 1966, p. 255.
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