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Article de revue

Lire Félibien aujourd'hui

Pages 7 à 15

Notes

  • [1]
    « Pour André Félibien », Revue XVIIe siècle, n° 138, 1983.
  • [2]
    Introduction aux Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (Entretiens I et II) « Les Belles Lettres », Paris, 1987.
  • [3]
    Félibien, théoricien d’art. Journée d’études patronnée par le groupe Théta (dir. P. Caye, S. Trottein - CNRS UPR 76) et coordonnée par D. Dauvois et C. Fricheau – INHA, 21 octobre 2006.
  • [4]
    Parmi les toute premières Description de Félibien celle des peintures de Lebrun à Vaux reçoivent l’éloge de Mademoiselle de Scudéry dans un épisode de Clélie (Livre X), où la demeure de Fouquet est décrite sous le nom de Valterre.
  • [5]
    Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres, Paris, 1666-1688 ; nous citons l’édition de Trévoux, 1725, en abrégeant ainsi : E. I, p. 91.
  • [6]
    E I, p. 96.
  • [7]
    E I, p. 97-98.
  • [8]
    Le terme d’artiste est encore indisponible au sens contemporain ; et si ouvrier renvoie déjà plutôt aux arts mécaniques, il n’y a pas d’autre terme approprié aux peintres ou aux sculpteurs.
  • [9]
    Paris, 1676 ; nous citons la seconde édition, Paris, 1690.
  • [10]
    Principes…, Préface non paginée, f° 2.
  • [11]
    « Théorie » forme un terme à entrées multiples chez Félibien. Voir sur ce point l’article de René Démoris.
  • [12]
    Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant
    l’année 1667, édition A. Mérot, énsb-a, 1996, p. 52
  • [13]
    Entretien IV, p. 280.
  • [14]
    Entretien IV, p. 282..
  • [15]
    Entretien I, p. 85. Voir l’article de Daniel Dauvois.
  • [16]
    « … cette beauté et cette grâce si excellente dont nous venons de parler, ce je ne sais quoi qui ne se peut exprimer et qui consiste entièrement dans le dessin ». (Entretien I, p. 96).
  • [17]
    Entretien X, p. 430.
English version

Frontispice de Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes... de André Félibien. L’ouvrage parut en plusieurs volumes, le premier en 1666, le cinquième en 1688. Il fut réédité avec plusieurs additions à Amsterdam en 1706 et à Trévoux en 1725

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Frontispice de Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes... de André Félibien. L’ouvrage parut en plusieurs volumes, le premier en 1666, le cinquième en 1688. Il fut réédité avec plusieurs additions à Amsterdam en 1706 et à Trévoux en 1725

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1André Félibien fut de quatre Académies. Ce constat explique-t-il l’oubli et le décrit qui ont frappé son œuvre au cours du vingtième siècle, au motif, semble-t-il, d’académisme – entendons par là : un mélange de rigidité intellectuelle et de dévotion à l’absolutisme ? Établir les faits concernant l’activité, introduire le lecteur au propos sur l’art qui furent effectivement les siens, se trouvèrent être, quoi qu’il en soit, la voie par laquelle, presqu’au même moment, Jacques Thuillier[1] et Réné Démoris[2] voulurent que soit redécouvert cet écrivain, majeur pour qui veut réellement comprendre le classicisme français. Que nous soyons devant un théoricien d’art à part entière est la conviction que partagent les auteurs des articles qui suivent, réunis d’abord à l’occasion d’une journée d’étude[3] puis dans la composition de ce dossier qu’ils remercient la NRE d’avoir consacré à André Félibien.

2Dès ses premières publications [4] jusqu’au milieu du xixe siècle où les Entretiens connaissaient encore un grand succès de lecture, Félibien dut une bonne part de sa réputation à l’aisance quasi-exemplaire de sa prose et qui le lira ne peut manquer aujourd’hui encore d’y être sensible, mais il est aussi et surtout l’auteur d’une théorie des arts qui doit être prise au sérieux. Félibien inaugure véritablement la réflexion discursive sur les beaux-arts en France, au moment de ce second xviie siècle où tout en cette matière restait à inventer : le lexique permettant d’entrer dans des descriptions d’œuvres comme dans les ateliers et les fabriques de leur accomplissement, ainsi que dans l’économie du plaisir de leur réception ; les formes dialogiques et encyclopédiques de leur appréhension raisonnée ; les concepts qui permettent de parler électivement des arts, sans les confondre avec les savoir-faire mécaniques ni avec des sciences appliquées. Mais même si le temps émouvant des naissances est susceptible d’élargir le cercle de ceux qui se sentent de la famille, l’attention à Félibien risquerait fort de ne pas dépasser l’orbe des spécialistes et des amateurs du Grand Siècle, si sa théorie de l’art valait seulement pour l’origine et l’amorce d’une tradition disciplinaire.

3Son apport dépasse son contexte historique d’émergence ; Félibien est intéressant à lire aujourd’hui, parce qu’il va de soi pour lui que l’art et la beauté existent, qu’ils sont donnés dans les œuvres à mesure qu’elles excellent ; parce qu’il conçoit fermement que l’art, par essence, a quelque chose à dire et doit inventer sa puissance propre à dire, et entrer par lui-même dans le droit naturel d’un tel exercice expressif ; parce que le grand art fait penser à même le plaisir qu’il fait éprouver ; parce que l’analyse théorique des œuvres se doit aussi bien à l’étude poétique des règles constitutives et de leurs transgressions qu’au compte rendu esthétique de leur réception selon l’estime des sens et de l’entendement.

4Très loin de la peu enviable réputation d’académisme, Félibien prononce une théorie des arts issus du dessin qui n’est pas seulement singulière dans l’histoire, mais est aussi exemplaire pour qui prétend poser la question de – et concevoir quelque chose de – ce qu’est l’art. Nous voudrions, en présentant certains aspects de cette théorie, insister sur ce double point : Félibien n’est pas un morne théoricien intellectualiste de l’art, pour qui l’application des règles sues à partir de quelque sainte histoire fait les bons tableaux et leurs bons lecteurs. Il est donné une incontestable dignité intellectuelle aux œuvres d’art : l’art pense. Et il excelle, non en cela exactement, mais dans sa puissance à faire que ses consommateurs soient reconduits du sensible vers l’intelligible selon une vraie continuité, sinon une identité. Les œuvres les plus excellentes nous amènent à penser dans les effets plaisants et gracieux qu’elles engendrent en nous et qui les accomplissent pleinement. Car les œuvres ne sont pas davantage séparables de leurs spectateurs que les effets sensibles des pensées qui les habitent. Un tel principe de continuité ouvre l’art à l’expression possible de ses puissances propres.

Parler de l’art

5Se posant la question préalable de savoir comment parler de l’art, Félibien subordonne essentiellement le discours à son objet de sorte que la réflexion sur l’art ne saurait adopter une position constitutive ni même normative. La pensée réfléchissante ne décide ni ne possède une essence de l’art par rapport à laquelle les œuvres auraient à se déterminer ; bien au contraire, il y a le fait de l’art à l’horizon de la pensée et du discours qui cherchent à le prendre en charge. Ainsi Félibien accomplit-il, au milieu du premier des Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres, le geste remarquable de renoncer à une exposition de l’art de peinture qui soit conforme à son objet et qui le traite à la hauteur de son excellence. Le dessein en serait « trop vaste et de trop grande étendue » [5]. L’art de peindre excède et transcende toute entreprise qui s’efforce de le viser comme objet de son discours : la domination des articulations selon les diverses parties de son essence demanderait une expertise d’ensemble impossible à totaliser, de sorte qu’il faut se résoudre à emprunter la voie descriptive de l’histoire des peintres et de la peinture pour bien parler de ce bel art. Humilité de la pensée devant l’excellence et la puissance de l’art.

6L’art de peindre exige trop de savoirs du théoricien présomptif ; même, il décourage toute tentative de fondre en une spéculation représentative tous les effets dont il est capable. Par exemple, en ce qui concerne la pondération et le bon équilibre des figures Félibien avoue qu’il faudrait que le théoricien tâche :

7

« de faire concevoir, autant qu’il est possible, de quelle sorte se forme cette beauté et cette grâce si excellente dont nous venons de parler, ce je ne sais quoi qui ne se peut exprimer et qui consiste entièrement dans le dessin » [6].

8On voit ici que le dessin n’est pas seulement le vecteur d’une traduction articulée des pensées du peintre en valeurs spatiales, ni le suppôt de la narration picturale, mais aussi un ineffable gracieux qui se sent et dont les raisons manquent. Le discours doit suivre la peinture, dans la puissance de ses expressions comme dans les tournures propres que le métier suscite. Un discours théorique parfait devrait ainsi refléter son objet selon les termes de l’art, et :

9

« pour parler avec grâce de cette peinture, qui représente si noblement tous les objets par la vivacité de ses couleurs, il y aurait encore besoin d’une plume aussi savante et aussi docte que devrait être le pinceau qui pourrait donner cet agrément et cette force qu’on recherche dans les tableaux » [7].

10La puissance de dire doit se régler sur celle du peindre et la plume recevoir la leçon exemplaire du pinceau. On comprend par là les attitudes théoriques de Félibien, qui consistent à appréhender la peinture dans son histoire, à théoriser à partir des peintres et des œuvres et non dans la considération a priori d’une essence, à écrire des entretiens souples et pliables à leur objet qui abordent divers aspects de l’art de peindre sans l’exhaustivité ni la nécessité dominatrices d’un traité. Cette priorité en tout de l’art sur la réflexion explique pourquoi Félibien cherche à fixer les mots propres de l’art et le parler des ouvriers [8] en un dictionnaire qui formera toute la seconde moitié des Principes de l’Architecture, de la Sculpture, de la Peinture et des arts qui en dépendent[9]. On entre dans l’atelier du peintre ou le cabinet de l’architecte par les mots qui s’y font entendre :

11

« En effet si les paroles sont comme autant de coups de pinceau, qui forment dans l’esprit les images des choses, et sans quoi il est impossible de les faire connaître, il n’y a rien dans les arts de si important pour en bien parler et de si nécessaire pour juger de toutes sortes d’ouvrages, comme de savoir ce que chaque mot signifie » [10].

12Contrairement à ce que prescrivait le topos de l’Ut pictura poesis, qui importe sur le terrain pictural des parties et des catégories de la rhétorique, c’est aux paroles à se conformer aux façons picturales dont les pratiques différenciées identifient les mots qui en traitent. Le discours réfléchi doit découler de l’art et lui demeurer fidèle, ce qui comprend, au-delà de la précision du lexique, jusqu’à un certain talent littéraire.

Penser l’art

13Sous le devoir de prendre les couleurs de son objet, la théorie picturale développée par Félibien frappe par sa soumission aux exigences de la continuité, dans le passage des premières pensées du peintre jusqu’à l’œuvre faite, et aussi dans le parcours symétrique qui conduit le spectateur de l’offre sensible du tableau jusqu’aux intentions idéales de traitement du sujet. Car il s’agit pour le peintre de traiter un sujet et pour le spectateur de l’identifier. On se tromperait toutefois en assimilant le tableau à un rébus qu’il faudrait savoir lire selon un bon ordre et sous la bonne intention, et son spectateur à un Œdipe capable de surmonter et de faire parler l’énigme provisoire de la muta eloquentia.

Nicolas Poussin (1594-1665), Les Israélites recueillant la manne dans le désert. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre

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Nicolas Poussin (1594-1665), Les Israélites recueillant la manne dans le désert. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre

© RMN

14Même s’il est patent que pour Félibien, un tableau, c’est de la pensée qui, éventuellement, se cache, et que là réside toute la dignité libérale de l’art de peindre, cette pensée ne doit pas être présente au sein de la matérialité sensible et artistement agencée du tableau comme une sorte de corps étranger : elle doit bien plutôt se couler et varier continûment de façon que le spectateur soit reconduit sans contrainte ni effort manifeste vers l’unité de l’action représentée, autrement dit le sujet en son identité.

15Telle est la partie théorique de la peinture [11], dont on peut dire qu’elle se passe dans l’imagination du peintre, qui est chargée moins de penser le sujet à représenter que d’en figurer l’équivalent spatial. L’invention du sujet forme ainsi non une donnée, mais le résultat élaboré d’un processus qu’on dira de figuration, voire de transfiguration, plutôt que de traduction. Un bon tableau fait percevoir l’unité de l’action qu’il imite. Cette règle d’unité d’action appelle trois séries de remarques :

  • elle exprime le fait originaire de la pensée, qui fait un avec ses objets et qui se perd en confusion parmi le multiple pur. Cette origine perdure et sur l’espace du tableau, notamment par une communauté de sens des diverses attitudes des figures, qui renvoient toutes à une action principale. La préface aux Conférences indique que cela se voit fort bien « sur le tableau de la Manne » [12] de Poussin, où tous les groupes figurés réagissent au don divin qui les sauve de l’inanition.
  • le passage d’une action narrée à une action figurée s’opère sous une diversité de règles qui affectent la convenance, le costume, la vraisemblance. Ainsi, à l’égard d’un Moïse sauvé des eaux, il faudra poser en quelque endroit du tableau une pyramide qui fera savoir que l’action se situe en Égypte. Ces règles sont appuyées sur l’érudition historique, géographique, théologique du peintre, et il faut en cela que l’excellent peintre soit aussi un savant. Elles assurent la sauvegarde, dans ce qui est figuré sur le tableau, du sujet tel qu’il pourrait être pensé simplement en lui-même et la possibilité pour l’invention de prolonger spatialement et fidèlement une action à imiter. Comme elles engagent la disposition des figures, qui doit à la fois renvoyer vers cette action unitaire mais aussi réussir à en articuler les moments successifs.
  • la narration picturale implique une multiplicité de figures et de groupes, dont chacun va assumer un temps et un épisode déterminés de l’action. Ainsi, toujours à propos de la Manne, Félibien souligne-t-il l’art consommé de Poussin d’avoir représenté des Israélites encore affamés, d’autres découvrant la manne au sol, d’autres rendant grâce au Ciel de ce don providentiel. Les différences spatiales sont appelées à jouer pour des successions temporelles d’une façon régulière. C’est la réception par les spectateurs qui restitue au tableau cette successivité. Il y a comme un ordre du temps, prescrit par la représentation, qui oblige par exemple à regarder de gauche à droite les divers groupes dispersés par Poussin sur le tableau de la Manne, afin d’appréhender en leur linéarité irréversible, les épisodes successifs de l’histoire. L’espace pictural concentre les moments de l’historia que la perception doit redéployer en leur successivité propre. Il est donc supposé une affinité entre la façon spatiale et la façon temporelle d’ordonner une multiplicité, qui interdit de distinguer des arts de l’espace et des arts du temps, comme Lessing le fera au siècle suivant. La temporalisation de l’espace, déterminée par les règles de réception des œuvres qui commandent au regard selon la nature successive de son usage, fonde l’unité de la construction de l’œuvre et de sa réception, de la poièsis et de l’aisthèsis : les effets dont l’art est la puissance enveloppent et impliquent l’opération esthétique de leur réception pour se déployer et s’accomplir.
Ces trois séries de remarques, considérées ensemble, conduisent au résultat suivant : la composition picturale, avec ses opérations théoriques principales que sont l’invention et la disposition, doit savoir continûment convertir les impératifs de fidélité expressive à l’égard d’un sujet en anticipations de sa réception par les spectateurs. Il s’agit moins pour le peintre de demeurer fidèle à son sujet que de permettre expressivement aux spectateurs d’en identifier le contenu. D’où les infidélités acceptables à l’égard de la lettre de l’histoire, si l’intérêt pour le sujet et l’expressivité du tableau à son égard s’en révèlent renforcés. Ce que l’art pictural a à dire se trouve comme absorbé dans sa façon expressive et dans sa manière singulière de le dire. Chez Félibien, la forme artistique n’est pas essentiellement inadéquate au contenu qu’elle véhicule. La peinture n’est pas au-dessous de l’idée et de la pensée, car elle doit inventer non seulement son sujet mais les formes prescriptives d’une réception sensible. En cela la peinture est liberté.

16Non seulement les règles de l’art se muent continûment de poiétiques en esthétiques, assurant une conversion d’intention intrinsèquement propre aux œuvres d’art, mais elles ne sauraient valoir selon Félibien qu’à la condition de leur transgression. Les règles sont faites pour n’être pas respectées et l’excellence en peinture se mesure au talent, au « génie », dit déjà Félibien, de s’écarter des règles pour introduire davantage d’effets et révéler davantage de puissance dans les œuvres. D’autant que, théoriques en ce qu’elles se représentent en pensée, les règles connaissent et rencontrent la finitude dans leur application, autrement dit dans une pratique de l’art que la théorie échoue à instruire parfaitement. Tout ne peut s’enseigner en peinture, et l’excellence qui fait maîtriser l’harmonie des couleurs comme la grâce dans le dessin se tient justement au-delà des règles qui s’apprennent et s’appliquent. « Il faut que la main agisse avec l’esprit » [13], c’est-à-dire que s’exerce un talent pratique que l’esprit ne fait point acquérir et qui participe du « génie de la peinture » [14]. Certes le peintre doit se plier aux règles de son art, mais leur fréquentation conduit à leur abandon, où le vrai talent pictural paraît.

Recevoir l’art

17Nous avons vu que l’analyse de la production des œuvres picturales conduisait à la conversion de leurs règles en règles de réception des œuvres ; ce qui impliquait que les œuvres ne pouvaient prétendre à être pleinement elles-mêmes, sauf en leur nécessaire accomplissement esthétique. Toutefois cette réception ne vient pas s’unir comme en un miroir à ce que l’analyse poiétique décrit, et ce n’est pas là l’un des moindres intérêts de la réflexion de Félibien sur les arts que d’en marquer la différence. Si l’œuvre doit intrinsèquement porter les traits intentionnels de sa vocation à être vue et consommée, le spectateur ne doit pas simplement et réciproquement restituer au tableau sa valeur originaire d’histoire picturalement traitée. Il n’a pas à accomplir le chemin inverse de celui de la poiésis. Autrement dit le tableau n’est pas le rébus que le peintre encode et que l’amateur déchiffre pour libérer un sens originaire et purement eidétique.

18Qu’a-t-il à faire alors, et de manière asymétrique ? Tenter de répondre oblige à prendre en considération un réel affranchissement de la sensibilité à l’égard de la pensée d’entendement, affranchissement qui déplace cette faculté réceptrice de sa subordination à l’égard de la pensée pure. On l’exprimera également comme une limitation au principe de raison, selon lequel on peut rendre raison de tout. Or justement il y a des effets sensibles des tableaux, effets que le spectateur éprouve mais dont il ne saurait assigner la cause ou la raison dans le tableau. C’est le je ne sais quoi. Ainsi la grâce, qui s’ajoute à la beauté pour offrir une œuvre mieux accomplie et plus parfaite, est un tel je ne sais quoi [15], qu’on ne peut même obscurément analyser quoiqu’on le sente vivement. La perfection des œuvres ne consiste dans aucune observation de règle qui s’apprenne, mais dans la puissance d’engendrer des effets qui s’appréhendent et se font connaître seulement dans la sensibilité qui les reçoit.

19Alors que la beauté a ses raisons, qui relèvent d’une théorie des proportions, la grâce s’éprouve sans origine objectivement assignable sur le tableau, elle est donc affection subjective, c’est-à-dire qu’elle se résout en charme, agrément, plaisir. Or le plaisir engendré d’un tableau gracieux ne résulte pas seulement chez Félibien de l’harmonie des couleurs, de leurs nuances et de leur vivacité, la grâce revenant tout aussi bien au dessin [16] et résultant de la puissance, logée en celui-ci par l’artiste, de montrer une présence de l’âme par les traits qui figurent les corps. Il y a grâce par une puissance qui se vérifie seulement dans ses effets semblant surgir à partir de rien.

20Nous comprenons en passant que Félibien soit l’un des premiers introducteurs du motif de la création en peinture. Notons surtout que cette animation éprouvée, qui semble mettre de l’âme dans les figures sans règle ni technique l’expliquant, détermine à la fois le plaisir du spectateur et dans le même temps son aptitude à rentrer dans la pensée du peintre, à traverser le vécu de plaisir sensible pour atteindre à la compréhension de ce que la peinture fait voir sans le donner en personne dans la visibilité, à savoir le sujet, la narration de l’historia, les passions de l’âme dont les figures sont, sur le plan du tableau, la proie. Par la grâce et une excellence supérieure, le tableau s’anime et donne ainsi à penser au travers du charme qu’il exerce et de l’agrément subjectif qu’il induit. Le plaisir peut alors ouvrir sur le savoir, en un jeu entre sensibilité et entendement qu’on aimerait pouvoir déjà dénommer libre, mais que Félibien, à l’égard du jugement concurrent de l’œil et de la raison, qualifiera pour sa part par les substantifs de discernement et de prudence :

21

« […] il faut mettre de la différence entre le jugement que l’œil fait d’un tableau et celui que la raison en donne. L’un se contente de l’agrément et l’autre recherche la vérité et la vraisemblance ; et par là vous voyez que la lumière de la raison doit conduire toutes les opérations de l’esprit, comme la lumière de l’œil les opérations de la main, et qu’il est besoin d’une grande prudence et d’un grand discernement pour distribuer toutes choses selon qu’il est nécessaire pour la perfection d’un ouvrage, lorsqu’on veut satisfaire également les yeux et la raison » [17].

22Le peintre se doit à la vertu pratique et même politique de prudence, avec la sédimentation d’exemples assimilés et d’expériences devenues savoirs que cette vertu enveloppe ; et ce afin d’harmoniser le jugement de l’œil et celui de la raison. Il apparaît ici chez Félibien la tendance à pointer le plus haut de l’art sous la condition difficile d’un équilibre de ce qui, communément, se repousse, voire s’exclut. Loin donc que la vérité de l’art soit dans le concept, et que la forme d’expressivité dont il est capable soit frappée d’inadéquation et de recherche plus ou moins inchoative d’un idéal qui, de droit, appartiendrait plutôt à la pensée, l’art pour Félibien trouve son excellence dans la singularité, l’originalité des formes expressives qu’il se donne et qui conviennent adéquatement au fait qu’il ait aussi bien à plaire qu’à dire et introduise à la région de la pensée à même le plaisir sensible.

23Félibien n’est ni un philosophe qui aurait tendance à prendre l’art du haut des idées et des concepts purs, ni non plus un critique qui exhiberait l’expertise de son goût et sa faculté de juger ; il n’est pas non plus un artiste prétendant faire immédiatement découler ses dires de son faire et de ses œuvres. Son discours est de réflexion sur les œuvres et à partir d’elles ; il vise à ressaisir l’unité de leur production et de leur réception, de la poièsis et de l’aisthèsis.

24On peut remarquer, enfin, que les discours critiques sur l’art et ceux relevant de l’esthétique philosophique semblent avoir perdu, aujourd’hui, le souci d’une telle unité nécessaire, alors que ce souci était, et qu’il est peut-être encore, utile et bon pour ce bel art de peinture et pour les autres avec lui.

Notes

  • [1]
    « Pour André Félibien », Revue XVIIe siècle, n° 138, 1983.
  • [2]
    Introduction aux Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (Entretiens I et II) « Les Belles Lettres », Paris, 1987.
  • [3]
    Félibien, théoricien d’art. Journée d’études patronnée par le groupe Théta (dir. P. Caye, S. Trottein - CNRS UPR 76) et coordonnée par D. Dauvois et C. Fricheau – INHA, 21 octobre 2006.
  • [4]
    Parmi les toute premières Description de Félibien celle des peintures de Lebrun à Vaux reçoivent l’éloge de Mademoiselle de Scudéry dans un épisode de Clélie (Livre X), où la demeure de Fouquet est décrite sous le nom de Valterre.
  • [5]
    Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres, Paris, 1666-1688 ; nous citons l’édition de Trévoux, 1725, en abrégeant ainsi : E. I, p. 91.
  • [6]
    E I, p. 96.
  • [7]
    E I, p. 97-98.
  • [8]
    Le terme d’artiste est encore indisponible au sens contemporain ; et si ouvrier renvoie déjà plutôt aux arts mécaniques, il n’y a pas d’autre terme approprié aux peintres ou aux sculpteurs.
  • [9]
    Paris, 1676 ; nous citons la seconde édition, Paris, 1690.
  • [10]
    Principes…, Préface non paginée, f° 2.
  • [11]
    « Théorie » forme un terme à entrées multiples chez Félibien. Voir sur ce point l’article de René Démoris.
  • [12]
    Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant
    l’année 1667, édition A. Mérot, énsb-a, 1996, p. 52
  • [13]
    Entretien IV, p. 280.
  • [14]
    Entretien IV, p. 282..
  • [15]
    Entretien I, p. 85. Voir l’article de Daniel Dauvois.
  • [16]
    « … cette beauté et cette grâce si excellente dont nous venons de parler, ce je ne sais quoi qui ne se peut exprimer et qui consiste entièrement dans le dessin ». (Entretien I, p. 96).
  • [17]
    Entretien X, p. 430.
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