Notes
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[1]
Levinas Emmanuel (1986).
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[2]
Je renvoie ici au site de l’APF France : https://www.apf-francehandicap.org/polyhandicap-1556.
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[3]
Aide médico-psychologique.
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[4]
Cf. Bibliographie.
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[5]
Makaton est le nom d'un système de communication qui utilise un vocabulaire gestuel et des symboles graphiques. Il permet aux enfants qui présentent de graves troubles de la communication verbale, de pouvoir s'exprimer et de comprendre le langage.
Dans l'altérité du visage, le pour-l'autre commande le moi. Il s'agit enfin de fonder la justice qui offusque le visage sur l'obligation à l'égard du visage, extériorité extraordinaire du visage. [1]
Introduction : Une éthique de la rencontre
1La citation du philosophe Emmanuel Levinas qui précède m’invite à situer la rencontre dans le champ de la ressemblance et de l’altérité, là où le polyhandicap peut tendre à nous la faire « rater », autrement dit à ne pas tout à fait reconnaître le visage d’un autre en soi.
2Rappelons-le, on désigne par polyhandicap [2] l’association de plusieurs types de handicaps, visibles et/ou invisibles, qui constitue pour les personnes un empêchement majeur dans la mesure où, toute leur vie, ces personnes en seront dépendantes, comme elles le seront des personnes qui les aideront et entoureront. La vulnérabilité et la fragilité qui en découlent réduisant souvent leur espérance de vie de manière significative.
3Le polyhandicap affecte le développement et les capacités d’autonomie, tout comme la motricité et le corps, ainsi que l’apparence. Il n’est pas non plus seulement la somme de plusieurs handicaps, mais constitue un ensemble de traits qui vont « définir » la personne. Ainsi a-t-il pu susciter (et peut-il encore) susciter des réactions variées, allant d’une immense compassion à un rejet plus ou moins violent.
4Les réactions variées témoignent d’une part de la tragédie que peut représenter la naissance d’un enfant polyhandicapé, qui ne va pas sans poser la question de la vie même. Qu’est-ce qui fait qu’une vie vaut d’être vécue ? Qu’est-ce qui fait qu’une vie est digne d’être vécue ? Pourquoi, et surtout, comment ?
5Mais de fait, le polyhandicap ne nous demande-t-il pas et, si nous l’acceptons, ne nous apprend-il pas, d’emblée, à interroger notre humanité profonde, notre rapport à la vie et à la mort, tout autant que notre lien à l’Autre ? Comment et jusqu’à quel point nous reconnaissons-nous dans ce visage ? Que ferons-nous de cette « différence » dans notre rapport à autrui, ou, pour le dire autrement : quel visage de moi-même me tend ce « visage », peut-être si différent du mien (et réciproquement) ?
6Ces questions m’accompagnent dans le travail d’analyse de pratiques que je propose et sont également les prémices de ma rencontre, cette fois, non plus avec les personnes polyhandicapées, mais avec celles qui travaillent au quotidien avec elles, dans une relation qu’il s’agit d’instaurer et de maintenir, là où la communication verbale, sans doute la plus immédiate pour tout un chacun, est mise à mal.
7En effet avec le polyhandicap, l’ensemble des facultés et capacités du sujet sont plus ou moins gravement affectées, ce qui n’est pas sans conséquence sur la communication, le mouvement, la pensée, l’expression et la vie même – toujours précarisée par les diverses affections et pathologies pouvant venir se greffer à un handicap « initial », quel qu’il soit. La question du lien à l’autre et de comment faire lien est toujours présente. Les douleurs physiques, comme la grande difficulté à verbaliser ce qui fait souffrir aussi.
8Ma première rencontre avec des personnes polyhandicapées adultes vivant en foyer s’est faite il y a quelques années et je l’ai immédiatement ressentie comme décisive. S’en est suivi un premier groupe d’analyse de la pratique (que j’appellerai désormais GAP) pendant une durée d’un an. J’ai continué un peu plus tard avec les groupes de professionnels de l’IME, où sont accueillis des enfants et des adolescents.
9Le travail d’analyse de pratiques s’y est à chaque fois révélé d’une grande richesse car les professionnels (quel que soit leur métier : AMP [3], éducateur, psychomotricien, assistant social, ergothérapeute), y sont toujours profondément investis et en quête de ce lien à l’autre qu’il est nécessaire d’instaurer, là où la violence émotionnelle peut s’avérer destructrice, a fortiori sans doute lorsque les personnes sont jeunes, et qu’il faut aussi les aider à grandir.
10En tant qu’analyste de la pratique, ma position est donc la suivante : ouvrir et co-construire avec les professionnels un espace de parole où celle-ci peut s’exprimer en confiance, et entendre ce que les professionnels observent, comprennent, ressentent pour leur permettre d’élaborer à partir de la rencontre directe que créent le travail et ses modalités. Permettre ainsi que du sens puisse surgir des comportements observés, que de l’élaboration puisse advenir là où la pensée et l’expression risquent sans cesse de se figer, comme englouties dans les empêchements et limitations à être. Contenir et réguler ce qui pourrait se révéler paralysant quand l’angoisse tend à envahir l’espace psychique de celles et ceux qui se trouvent dans la relation d’aide.
11Fonder un travail d’analyse de pratiques d’orientation psychanalytique sur une éthique de la rencontre, et faire référence à Emmanuel Levinas, est alors se positionner, en tant qu’être humain dans un lien de responsabilité vis-à-vis d’autrui en tant que sujet. Il s’agit aussi de repérer et, dans la mesure du possible de travailler ce qui surgit de l’inconscient, individuel et groupal, des professionnels qui s’y expriment.
1. Étrangeté de la rencontre
« Qui n’a jamais rencontré ce sentiment étrange et effrayant dans quelque situation pourtant familière ? Quelque chose alors dépasse le sujet, quelque chose qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté. L’angoisse qui s’insinue, qui envahit de son malaise vague, renvoie à celle originaire du nourrisson, dépendant pour sa survie tant physique que psychique d’un extérieur qui lui échappe totalement. » [4]
1/ D’une « inquiétante étrangeté ».
13Incontestablement, la première rencontre avec des personnes polyhandicapées est déstabilisante et nous contraint à penser la vie même de façon radicalement différente. Par exemple, là où nous imaginons son déroulement dans une sorte de progression, de la naissance à la mort en passant par différentes formes d’épanouissement et d’accomplissement, toujours liées à une recherche de suffisante autonomie et/ou indépendance, le polyhandicap implique, par définition pour ainsi dire, de penser la dépendance comme une donnée inhérente à la vie de la personne. Cette dépendance interroge en premier lieu le rapport à l’environnement immédiat du jeune, à savoir sa famille, ses parents, mais aussi, dans beaucoup de cas, l’institution susceptible de l’accueillir, à temps partiel ou complet lorsqu’il s’agit d’internat ou de foyer. Autrement dit, la place de l’institution est prépondérante dans la vie des personnes polyhandicapées. Elle leur assure des formes de socialisation et d’activités inaccessibles au-dehors, mais néanmoins indispensables, tout comme l’accès à certains soins (ergothérapie, par exemple). Une structure d’accueil est aussi nécessaire pour les familles, même si cette nécessité est souvent douloureusement ressentie. Un sentiment de culpabilité à laisser son enfant à d’autres personnes que soi peut être vécu comme un échec à s’en occuper soi-même. Les relations de confiance déterminent d’ailleurs les liens des professionnels avec cette même institution, mais aussi avec les jeunes et leurs familles.
14En outre, là où nous imaginons, toujours dans un contexte « ordinaire », des progrès, une évolution, des étapes et des parcours de vie, le polyhandicap confronte à une forme d’immobilité, de temps « suspendu » et continu, potentiellement mortifère, car offrant peu de changements possibles. Ces personnes, de leur enfance à leur mort, vivront pour la plupart en institution, où elles mèneront une vie qui, sans nier l’avancée en âge et les préoccupations qui vont avec (enfance, adolescence, maturité, vieillesse), ne changera pas forcément beaucoup pour autant, un peu comme si passé, présent et avenir s’y superposaient.
15Les familles mais aussi les professionnels sont par conséquent des acteurs au long terme de la vie des personnes polyhandicapées. L’institution tient donc un rôle complexe, qui doit être celui où l’on peut apprendre et progresser, mais aussi un lieu de vie, dont l’importance rivalise forcément avec le lieu de vie que représente le domicile familial. Cette question apparaît d’ailleurs régulièrement dans l’expression des professionnels, souvent amenés à parler de leurs relations avec les familles.
2/ Communiquer
16Entravée par le polyhandicap, la communication peut également l’être entre les professionnels et les parents, empêchés par ce qu’ils vivent, a fortiori si cela n’est jamais travaillé ni entendu. L’expression d’un sentiment de culpabilité important de leur part s’ajoute à la difficulté de pouvoir élever leur enfant « normalement ». Le déni de ces difficultés, ou de certains aspects du handicap n’est pas rare et une attitude très critique à l’égard des professionnels peut s’en faire l’expression. La difficile acceptation du polyhandicap et la souffrance de devoir laisser son enfant (quel que soit son âge) à d’autres, chargés de prodiguer des soins qu’eux-mêmes « devraient » être en mesure de prodiguer y sont perceptibles. Rappelons ici que ces soins sont ceux du quotidien, c’est-à-dire ceux que donnent les parents à leurs enfants : donner à manger, faire leur toilette (et leur apprendre à la faire eux-mêmes), faire des changes, accompagner d’un lieu à un autre, échanger, comprendre, interpréter…
17Les propos des parents sont parfois difficilement entendables pour les professionnels, bien qu’ils les « comprennent ». Le déni et les réponses culpabilisantes allant à l’encontre de leurs observations mettent à mal leur rapport à la réalité et à leur conscience professionnelle : un jeune a du mal à manger et les parents, prévenus, répondent qu’à la maison, tout se passe très bien. Même réponse devant la dégradation évidente de l’état d’un jeune…
18Le travail d’analyse des pratiques permet alors de mieux comprendre les enjeux de la situation, à travers les problématiques parentales, et parfois d’apaiser les conflits.
3/ Routine et répétitions.
« Au début, avec ce jeune, les repas étaient toujours compliqués et je ne parvenais pas à lui donner à manger. Puis à force de recommencer, une relation a pu se faire, et maintenant, cela se passe beaucoup mieux. »
« À certains moments, je n’en peux plus, je dois passer le relais. »
20La fatigue des professionnels est souvent évoquée en GAP et elle est toujours liée à plusieurs facteurs : conditions de travail plus ou moins difficiles à certains moments, tensions inhérentes au travail, charge physique et psychique, difficultés particulières à un jeune. Elle paraît toujours aussi un peu inhérente au travail lui-même avec le polyhandicap, car quoi qu’il en soit, la fragilité des personnes fait planer la hantise d’un décès prématuré, quelle qu’en soit la raison.
21La routine a aussi pu être associée à une forme de lassitude liée à des habitudes trop installées. Si celle-ci est nécessaire pour les personnes polyhandicapées, elle se met en place dans des temporalités assez lentes (accueil du matin, repas, toilettes et changes, notamment.), qui engendrent pour les professionnels des gestes indispensables et/mais répétitifs. Elle s’articule avec des activités à prévoir sur du moyen ou long terme pour être en mesure de constater des progrès. La nécessité de la routine pour les professionnels leur permet d’ajuster la relation avec la personne accueillie. Cependant, une routine nécessaire implique des possibilités de changement pour qu’elle ne soit pas ressentie comme enfermante. Car c’est via une certaine liberté et la possibilité d’y donner sens, que le professionnel peut préserver sa motivation et redynamiser sa relation au travail.
22On peut aussi se demander si le sentiment « d’étrangeté » qui gagne parfois ne dépend pas, lui aussi, de ce rapport au temps si particulier induit par le polyhandicap. Ce qui confère à la qualité de la relation une importance capitale, car c’est elle qui permet d’en combattre la pesanteur.
2. La parole et le corps affectés : le sujet réifié ?
23Dans ce contexte où la parole est souvent empêchée, le corps risque de prendre une place d’autant plus importante que c’est lui, en priorité, qui semble affecté. Les mots « douleur », « douloureux », sont récurrents dans les séances. S’agit-il d’une douleur physique, liée à l’un des handicaps, à une maladie, un traitement, quelque chose qui nécessite une nouvelle « adaptation » (du fauteuil, de la position), voire d’une opération ? Beaucoup de ces douleurs sont également liées aux conséquences de certaines pathologies qui touchent le corps, limitant les mouvements, empêchant par exemple une déglutition suffisamment correcte, les douleurs devenant alors diffuses et envahissantes, ce qui en complexifie encore l’interprétation. En outre, cela résonne toujours fortement pour le professionnel, et peut devenir une source de souffrance importante.
24Le sentiment de douleur, comme la souffrance ressentie, est bien sûr accru par les difficultés de verbalisation et d’élaboration présentes chez la plupart des personnes polyhandicapées. La tâche est alors complexe, d’autant plus complexe pour les professionnels, qu’ils ne peuvent s’appuyer que sur ce qu’ils observent et ressentent, et tenter de comprendre à partir de cela.
25La part dévolue à l’interprétation, au sens courant ou plus psychanalytique du terme, est importante et apparaît d’autant plus risquée. Elle rend impérieuse, en raison aussi de la vulnérabilité des personnes polyhandicapées, le questionnement sur le positionnement des professionnels, ainsi que sur les modalités d’interprétation des ressentis et des affects qui les animent.
1/ Le positionnement des professionnels
26Le risque pour les professionnels, face à ce corps douloureux et difficilement compréhensible, serait en effet de le réifier en se tenant excessivement à distance, et par conséquent d’en oublier la part psychique et subjective. Objectiver cette douleur permettant aussi de s’en tenir à distance, mais ayant pour corollaire une rigidification des réactions et de la relation.
27Mais comment faire preuve d’empathie sans se laisser emporter dans une tourmente émotionnelle qui pourrait s’avérer dévastatrice pour lui et problématique dans la relation ?
28Mettre en mots ce qui est vécu et observé fait que la personne polyhandicapée ne se réduit pas à ses douleurs physiques, mais comme tout un chacun (re)devient un sujet, avec ses affects, ses ressentis et sa vie psychique interne. Ce travail d’expression et de pensée lors des séances (mais pas seulement) rappelle que celle-ci doit pourvoir s’exprimer, mais aussi être entendue et comprise.
29La capacité à comprendre et interpréter (les gestes, les cris, les comportements, mais aussi la douleur, les émotions) doit pouvoir faire l’objet d’un questionnement récurrent. Elle est d’ailleurs une réelle préoccupation pour les équipes attentives au « prendre soin » de la personne.
30En effet, la possibilité même de dire ce qui est « inexprimable », voire indicible, le fait même de se l’accorder, d’émettre des hypothèses, de réfléchir, seul.e.s ou ensemble à ce qui se joue dans les relations, les échanges, et qui traverse le corps de celle ou celui qui en souffre, est une manière de préserver le vivant et de résister à des processus mortifères.
31La quête d’un positionnement le plus “juste” possible, à l’écoute de ses propres ressentis et de ce qu’il/elle perçoit chez le ou la jeune, à l’écoute aussi de ce qui peut venir des parents, est ainsi sans cesse à ajuster. C’est aussi ce qui permet une distance « suffisamment bonne ».
2/ Des douleurs, des cris et des images
32La nécessité de parler est palpable dans les groupes, peut-être à la mesure du manque de mots échangés avec les personnes dont les professionnels s’occupent. En séance, il s’agit de mettre des mots sur ce qui a été observé, ce qui a posé question ou problème, et, à chaque fois, de faire état de ce qui se passe pour tel ou telle jeune, ainsi que de comment l’on peut en être affecté.e.
33Si des outils de communication peuvent être utilisés avec les jeunes (Makaton [5], images), les professionnels sont extrêmement sensibles à ce qu’ils perçoivent, de manière parfois informelle et/ou intuitive, et qui touche directement aux émotions. La sincérité et la confiance qui peuvent s’instaurer sont très précieuses dans le travail avec ces jeunes, car avec eux « on ne peut pas tricher » disait l’un des professionnels. C’est une dimension très vivante et porteuse dans ce travail.
34L’on voit ici toute la force et la délicatesse dont doivent faire (et font) preuve les professionnels en relation avec ces enfants et adolescents…. Comme s’il s’agissait de se tenir là, comme gardien d’une vie fragile parfois à l’extrême bord de l’abîme, sans pour autant oublier les forces de vie dont ces personnes disposent également, forces qu’elles savent aussi partager, donner. En effet, si la dimension affective s’y révèle très importante et soutenante, pour les professionnels, une opacité forte, désécurisante, est toujours présente : « Ce qu’il/elle ressent, en réalité, on ne le saura jamais ! ».
3. Soutenir ce qui vit
35Dans un contexte où la pertinence même de l’interprétation est sans cesse interrogée et que des situations très critiques peuvent survenir, la dimension mortifère liée aux pathologies et à la fragilité des personnes - certains jeunes ont des os si fragiles qu’ils peuvent parfois se briser sans même qu’on les touche – peut engendrer de vives angoisses chez les professionnels lors des manipulations. La question de l’alimentation y revêt alors une importance particulière, comme si, là plus qu’ailleurs, nourrir était aussi déjouer la mort ou sa menace.
1/ L’alimentation, le geste vital : K.
36K. vit depuis plusieurs années dans l’institution et atteint un âge où il devra partir car la structure ne pourra plus l’accueillir. Au moment de la séance, c’est la question de son avenir qui est en jeu.
37C’est aussi un moment de crise, pour le jeune et pour les professionnels, qui semble raviver celle de son histoire comme celle de l’institution. Au moment de la séance, les professionnels sont extrêmement inquiets, car K. ne s’alimente presque plus et très difficilement, semble être douloureux et très déprimé, et a beaucoup maigri.
38Une opération est prévue pour lui, qui devrait lui permettre de se sentir mieux, mais la communication avec les parents est très compliquée et l’équipe – et K. lui-même - est peu au courant de ce qu’il va se passer ou non. La communication se tend à tous les niveaux et les professionnels ont besoin d’être entendus.
39Cette situation met en évidence plusieurs aspects de ce qui peut émerger dans le travail d’analyse de pratiques. D’une part l’enjeu de vie et de survie qui apparaît ce jour-là au premier plan car le poids de K. devient très inquiétant. D’autre part, le sentiment d’échec qui met les professionnels en difficulté. Les équipes sont toujours très attentives à tout ce qui touche à l’alimentation, et aux adaptations qu’elle suppose. On retrouve dans l’alimentation tous les enjeux du soin, physique et psychique, convoquant une position soignante du maintien en vie, mais aussi du maintien d’un bien-être et d’un plaisir de manger.
40En séance, les professionnels ont pu exprimer leur émotion, leur inquiétude, mais aussi les tensions qui émergeaient dans les équipes. Mieux comprendre les enjeux de la situation de K., s’est aussi révélé essentiel pour que des décisions, le cas échéant, puissent être prises.
2/ De la grande dépendance.
41Le polyhandicap installe d’emblée une relation fondée sur une dissymétrie drastique et presque “radicale” sur le plan de la dépendance. On pourrait dire que la dépendance de la personne polyhandicapée est comparable à celle d’un nourrisson. En revanche, alors même que cette dépendance ne conduira pas à beaucoup d’autonomie, il n’en est pas moins vrai que ces jeunes grandissent, vieillissent et ne sont pas « d’éternels enfants ». Considérer leur croissance et leur développement psychique implique de les considérer comme des sujets : « On a un peu l’impression qu’ils ont tous les âges à la fois ». Le risque serait autrement que le jeune/la personne soit infantilisée, et sans possibilité de s’affranchir en étant perçue pour elle-même. Or, les jeunes ont à grandir et à devenir des adultes, même si cela ne peut se faire que dans des conditions particulières, bien éloignées de conditions ordinaires.
4. Analyse des pratiques et dimension groupale.
42Le travail en groupe, mais aussi le travail « sur » le groupe, sont aussi là pour permettre une régulation des émotions, des ressentis, et éviter que des blocages ne s’installent ou perdurent. Il est un outil qui permet aux professionnels d’affiner leur perception des différents enjeux de leur travail, quel que soit leur métier.
43L’analyse de pratiques, c’est s’autoriser à revenir sur les pratiques et travailler la dimension groupale des équipes, pour notre part dans une orientation psychanalytique. C’est donc autant que possible instaurer un transfert groupal qui permet l’expression des difficultés, mais plus largement, de l’expérience de chacun, en libérant suffisamment la parole. Il me revient d’être attentive aux mouvements transférentiels et contre transférentiels qui travaillent le groupe pour que celui-ci puisse continuer à étayer les personnes accueillies, à travailler en continuant à contenir ce qui s’exprime au quotidien, à interpréter non dit et indicible… De la manière la plus juste possible, c'est-à-dire, en premier lieu, en faisant la part de ce qui est induit par les jeunes et de ce qu'eux-mêmes peuvent ressentir.
1/ Le travail en groupe, le passage de relais
44La question de la fatigue, physique et psychique, est souvent évoquée par les professionnels. Sur le plan physique, elle rappelle que cette dimension est très présente dans le travail. Aider une personne à se déplacer, faire un change, lui proposer une activité, incluent dans tous les cas une dimension de manipulation fonctionnelle dans laquelle il est nécessaire de « faire avec » le poids de celle ou celui que l’on manipule, déplace, aide à se mouvoir.
45Poids physique, forcément mêlé au poids des émotions de ce qui autrement pourrait être plus exprimable, mais reste enfoui dans des corps pouvant devenir lourds et/ou extrêmement fragiles d’émotions, d’inexprimé et peut-être de non pensé, « communiquant » sans doute dans une sorte de matière signifiante non élaborée, avec le professionnel.
46Lors d’une séance, l’une des professionnelles évoque ainsi la difficulté pour elle d’effectuer une toilette à une jeune fille qui manifeste une opposition. La question (physique) des “transferts de poids” (faire tenir la jeune en équilibre, ne pas perdre soi-même l’équilibre) paraît ici très intéressante à comprendre et illustre à mon sens la difficulté qu’il y a à faire la part des choses entre dimension organique, physiologique, et charge émotionnelle, autant que refus possible, conscient ou inconscient. La question de l’interprétation y prend une acuité particulière, pour la sécurité de la jeune et de la professionnelle.
47S’il est difficile de comprendre ce qui anime la jeune, la professionnelle se sent physiquement en danger face au « poids » de l’opposition ressentie, qu’elle ne sait comment interpréter. La jeune fille ne peut-elle se mouvoir autrement ? Exprime-t-elle un refus par rapport au soin de son corps ? Un rejet de la relation avec la professionnelle qui s’occupe d’elle ? C’est alors la professionnelle qui est en souffrance, se sentant « attaquée » dans son désir de s’occuper de la jeune, et ébranlée dans son désir de “prendre soin.” La fatigue, voire la douleur deviennent pour elle plus perceptibles.
48Il lui est alors nécessaire d’exprimer ce qu’il se passe, de pouvoir sortir de cette tension et de pouvoir se réassurer. La cohésion de l’équipe doit aussi permettre que des relais se mettent en place.
2/ Penser ensemble : élaborer et confronter les interprétations.
49Si des temps de parole informels s’instaurent souvent spontanément lorsque les équipes sont suffisamment soudées et se connaissent bien, la fluidité des passages de relais suppose cependant une certaine stabilité des équipes. Ils permettent que l’excès de tension ou de pression soit assez rapidement évacué et ne devienne pas une entrave supplémentaire. Un “figement”, autre nom d’une angoisse de mort consciente ou inconsciente, mettrait alors en danger l’ensemble du fonctionnement en pesant trop lourdement sur le travail.
50Le travail d’analyse de pratiques permet de comprendre ce qui vient faire blocage en distinguant ce qui provient de l’organicité du corps lui-même (ici, l’impossibilité de bouger, au sens physique du terme), et de ce qui provient peut-être de quelque chose qui ne peut s’exprimer autrement. Ainsi se créent des chemins de réflexion qui, en passant par l’évocation de la réaction aidant.e/aidé.e, ramènent souvent à l’histoire des personnes et des relations avec leur famille.
51Recontextualiser le geste du « prendre soin », c’est aussi désenclaver d’un moment relationnel essentiellement duel, et touchant à l’intimité du sujet. C’est aussi permettre aux professionnels de se protéger eux-mêmes sur le plan émotionnel.
Conclusion : Un visage tourné vers l’ad-venir
52« En regardant son visage dans le miroir, j’ai eu l’impression de prendre sa douleur en pleine face » dit un jour l’une des professionnelles. Peut-être l’exigence de ce travail, qui se retrouve dans les séances d’analyse des pratiques réside-t-elle là, dans le fait d’accepter de regarder ce visage, sans le réduire à sa douleur, sans se laisser non plus réduire à elle ?
53Travailler dans ce domaine est difficile, car le polyhandicap interroge et dérange nos raisonnements plus ou moins routiniers. Il nous précipite aussi dans des zones de la psyché humaine que nous ne connaissons la plupart du temps que très peu et dans lesquelles il peut nous être pénible de nous projeter. C’est un travail exigeant qui doit aussi tenir compte d’un « principe d’incertitude » qui seul peut éviter de « parler à la place de l’autre » en se substituant à lui et en lui déniant une position de sujet, celle-ci étant toujours à soutenir et maintenir, là où le corps et ses différentes expressions tendent aussi, pour une part, à la fragiliser.
54Cela demande à la fois finesse et empathie, générosité aussi. Le travail d’équipe et la possibilité de penser et élaborer ensemble à partir de ce qui est perçu comme douloureux se trouvent au cœur de la relation et des résonnances qu’elle ne manque pas de produire chez les professionnels. Or, « prendre soin », dans ce contexte, implique que la relation ne devienne ni trop douloureuse ni trop pesante afin de pouvoir maintenir une relation constructive et qui reste « vive ». L’analyse de pratiques y contribue en permettant aux professionnels de travailler la négativité sans y céder, et de se recentrer sur ce qui anime. À condition, bien sûr, d’accorder la possibilité du sens à ce qui apparaît de prime abord comme inarticulé, voire indicible, et qui, pour une part, restera insondable. En d’autres termes, à condition de faire confiance à la parole autant qu’à l’indicible, d’accorder un visage à ce qui advient.
Bibliographie
- Bion, W. R. (2002) : Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF.
- Ciccone, A. (Dir.) (2018) : Handicap et mort. Paris : Érès.
- Freud, S. (2012) : Notre relation à la mort. Paris : Payot.
- Korff-Sausse, S. (2011). Le miroir brisé, L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste. Paris : Pluriel.
- Levinas, E. (1995). Altérité et transcendance. Paris : Poche pp. 108-115. (Entretien avec Anne-Catherine Benchelah, dans Phréatique, 1986.)
- Oury, J. (2008) : La psychose, l’institution, la mort. Paris : Hermann.
- Schaller, J.-J. (1999) : Accompagner la personne en difficulté, Politiques sociales et stratégies de direction. Paris : Dunod.
- Article : Ménès, M. (2004) : L’inquiétante étrangeté. La lettre de l’enfance et de l’adolescence (2004/2, n°56).
- Lien : APF, Polyhandicap.
Mots-clés éditeurs : Polyhandicap, indicible, interprétation, relation
Date de mise en ligne : 27/11/2020
https://doi.org/10.3917/nrea.003.0147Notes
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Levinas Emmanuel (1986).
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[2]
Je renvoie ici au site de l’APF France : https://www.apf-francehandicap.org/polyhandicap-1556.
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[3]
Aide médico-psychologique.
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[4]
Cf. Bibliographie.
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[5]
Makaton est le nom d'un système de communication qui utilise un vocabulaire gestuel et des symboles graphiques. Il permet aux enfants qui présentent de graves troubles de la communication verbale, de pouvoir s'exprimer et de comprendre le langage.