Notes
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[1]
Erri de Luca (1997) Alzaia, trad. fr. 1998, Paris : Payot Rivages, p. 95.
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[2]
Nous devons à Isabelle Menziès (1959) cette désignation qui spécifie le « travail » à partir duquel sont construites les institutions.
-
[3]
Des modes « d’exister » aurait dit Deligny, 2007.
-
[4]
Cf. Georges Gaillard (2010), Donner à la mort une place. Les groupes institués et la présence déliante de la pulsion de mort, Cahiers de Psychologie Clinique n°34 Groupes et individus, Bruxelles : De Bœck Université, p. 135-154.
-
[5]
En écho au titre de l’ouvrage de Françoise Dolto (1986).
-
[6]
Autour de l’Analyse de la pratique soulignons l’important travail de clarification proposé par Catherine Henri Ménassé (2009). Analyse de la pratique en institution. Scène, jeux, enjeux, Toulouse : Érès.
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[7]
Cf. Vincent Bompard et Stéphane Pawloff (2011), « Le travail politique d'inscription(s), nécessité des pratiques d'éducation spécialisée en institution et dans la formation », Forum n°133, 10/2011, p.48-56.
-
[8]
« Je sais bien, mais quand même… » : titre d’un chapitre de l’ouvrage d’Octave Mannoni 1969, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Seuil.
-
[9]
Bion W. (1962), Learning from experience, trad. Fr. Aux sources de l’expérience, Paris: PUF, 1979, 2014.
-
[10]
Soulignons que la traversée d’une telle position est inévitable, tant les processus mettent à mal les valeurs (parfois idéologisées) qui ont soutenues la création des institutions de ce secteur du travail social et médico-social.
-
[11]
Rappelons que René Kaës fait de « l’absence de répondant », l’une des caractéristiques du « malêtre » contemporain (Kaës, 2012).
-
[12]
Cf. Vincent Bompard et Khedidja Benarab (2012), Le subjectif à l'épreuve du management dans la formation et le champ médico-social, in M. Sassolas, Défense de la clinique en psychiatrie", Toulouse : Érès, p. 189-203 ; et (2015), L’analyse de la pratique ... du négatif, Canal Psy n°113/114, L’analyse de la pratique aux prises avec les mutations institutionnelles, p. 21-24.
-
[13]
Bollas C. (2018) Sens et mélancolie. Vivre au temps du désarroi, trad. fr. 2019, Paris : Ithaque, p.78.
-
[14]
Gaillard G., Pinel J.P. (2011), L'analyse de la pratique en institution : un soutien à la professionnalité dans un contexte d'emprise du modèle gestionnaire. Nouvelle Revue de psychosociologie n°11 /2011/1, p.97.
« Dans mon vocabulaire personnel, à côté du mot "indifférence", j’ai écrit : incapacité de distinguer les différences »
1Dans le champ du soin et du travail social, deux logiques hétérogènes sont à l'œuvre : celle qui œuvre au maintien de la centralité de la « tâche primaire [2] » – dont on peut dire qu’elle opère au niveau « micro » des histoires et des rencontres singulières –, et celle qui travaille à l’organisation du champ lui-même – qui elle, procède d’un niveau « macro », au rythme des reconfigurations incessantes des politiques publiques. Avec Isabel Menzies (1959) nous définissons par « tâche primaire » la mission de soin, d’éducation (...), confiée par les décideurs et les pouvoirs publics, aux institutions que sont les hôpitaux psychiatriques, les maisons d’enfants à caractères sociales, les ITEP, …. Ces institutions auront la légitimité dans la mise en œuvre de ces projets, dont nous postulons qu’ils participent au travail de culture. La fonction de cette « tâche primaire » est de chercher à nouer, à articuler fonction maternelle (représentée par la préoccupation maternelle primaire D.W. Winnicott) et fonction paternelle (ouverture tierce permettant un accès à la temporalité et à la pluralisation des identifications). C’est pourquoi si jusqu’à quelques années en arrière, la tension dialogique toujours présente, potentialisait des effets de liaison ou de déliaison entre ces deux registres micro et macro du soin et du travail social (...), force est de constater que la période actuelle voit ces logiques en passe de s’opposer radicalement.
2Les pratiques de régulation, dont l’Analyse de la Pratique (AdeP) constitue le paradigme, requièrent la présence de professionnels extérieurs à ces institutions. Elles placent ces intervenants à l’interface des modifications des politiques publiques, des réorganisations qu’elles entraînent, et du travail relationnel propre à un service, à une institution. Or ces pratiques témoignent des menaces de rupture qui se scénarisent, et ce, de façon spécifique, dans le premier temps de l’organisation de ces espaces, par ce qui est désigné comme les appels d’offres. À partir d’un service de formation continue (FC) d’un organisme de formation en travail social – dont la tâche est de répondre à des appels d’offre de marchés publics émanant des départements pour leurs services médico-sociaux de santé ou d’associations gérant des établissements dont la mission est d’assurer la tâche primaire ( accueillir-soigner-éduquer ) – nous allons, au fil de cet article, interroger ce moment charnière où la tension dialogique entre « maintenir la centralité de la tâche primaire » et travailler à l’organisation du champ lui-même est en voie de se délier radicalement. Pour que les pratiques de régulation, et celle toute particulière de l’analyse de la pratique, continuent à trouver des espaces suffisamment tenables dans le travail d’autoréflexivité avec les professionnels de ces services (de ces structures, de ces institutions...), il convient en effet de viser à « réduire les écarts » entre ces logiques ; ceci afin de contribuer à préserver du vivant et du liant, en travaillant à clarifier et à différencier ces registres, et en mettant à jour les logiques qui les sous-tendent.
La demande en analyse de la pratique : un risque de dissociation
3La première de ces logiques, la logique « micro » s’emploie à la mise en œuvre de la « tâche primaire » et travaille à la liaison psychique. Elle conçoit les pratiques autoréflexives (dont l’AdeP), comme indispensables à la réalisation de la tâche primaire. Elle suppose de porter attention à l’articulation entre les différents espaces qui participent à la réflexion et à l’élaboration (dont les espaces interstitiels (Roussillon, 1987), (Fustier, 1993, 2012). Cela implique qu’un certain crédit soit accordé à la parole et aux « effets de présence » (Avron, 1996). Il s’agit là d'un héritage de l’esprit de la psychothérapie et de la pédagogie institutionnelle, mouvement qui a largement contribué à dynamiser la préoccupation à l’endroit de l’institution et son incidence sur le travail de soin et d’accompagnement. Cela requiert aussi que le travail réalisé au niveau de la relation avec les sujets accueillis, accompagnés, etc., soit structurellement inséré dans une dimension groupale et une dimension institutionnelle.
4Lorsqu’un travail de liaison psychique est à l’œuvre, le « pourquoi » de l’activité déployée est inclus dans un « pour qui ». La place centrale du bénéficiaire en découle quasi naturellement puisqu’il s’agit de penser les dynamiques relationnelles, autrement dit les nouages transférentiels tels qu’ils se déploient dans l’intersubjectivité, dans les liens groupaux (les liens à l’équipe et à l’institution). Le professionnel se fait alors le témoin de modes d’existence [3], voire des modes de survie de cet autre accueilli (et/ou échoué) en institution. S’il accepte d'en être éprouvé, le professionnel va devoir en écouter et en décoder les résonnances, et pour ce faire, en passer par l'autre, et donc par les autres membres de l’équipe – l'Analyse de la Pratique est considérée ici comme l’espace emblématique de ces espaces de figuration et de transformation de l'affect, de dénouage des transferts. Dans de tels espaces le professionnel tente de construire un fil, un récit ; il tente d'accorder l'expérience et le symptôme dans l’intersubjectivité.
5L’autre logique en jeu, celle que nous avons désignée comme « macro », conditionne et infiltre le travail subjectif, et donc la proposition de « l’AdeP » elle-même. Elle requiert de ce fait, simultanément à la construction de ces espaces, une analyse des conditions de cette pratique, et un travail afin d’en garantir la visée.
6Les logiques qui prévalent au niveau organisationnel et/ou associatif peuvent en effet être dissociées du lieu d’exercice et d’intelligibilité de la pratique de soin et d’accompagnement, etc., du fait que l’institution se trouve terriblement occupée à penser sa mise en conformité, dans une période placée sous le primat du contrôle et de la mise en œuvre d’une standardisation des pratiques. L’institution, et donc l’espace d’AdeP en tant qu’espace où viennent se rejouer les dynamiques en cours, se retrouvent alors envahis par la réification du résident d’une part, et par l’aveu d’impuissance collective fait par les professionnels d’autre part (soit donc par du mortifère et de la déliaison).
7Il est toujours possible de jouer du semblant et de considérer que cette dynamique d’envahissement n’est pas un problème en soi du fait que l’intervenant a comme idée et/ou idéal de travailler précisément à s’approcher de ce négatif – c’est même la tâche primaire de l'Analyse de la Pratique, de travailler à donner sa place à la part traumatique et sa répétition [4]. Mais aujourd’hui le « Pour qui ? », la raison d’être de ces institutions, s’éloignent, et il est de plus en plus difficile de parler du résident, de la personne accueillie (etc.), et de penser les nouages relationnels. La question du « Pourquoi ? » rencontre alors une impossible mise en sens, et les professionnels se débrouillent comme il peuvent afin de savoir « comment » naviguer sur un tel radeau, et en demeurent bien souvent médusés.
8Cette possibilité de déliaison, inhérente à l’accompagnement de la souffrance, de la « difficulté de vivre [5] », et à la pathologie institutionnelle usuelle (discours idéologique, jeux de dépendance et d’emprise ...), peut se mettre en travail si le désir institutionnel (d’accueil, de soin, d’accompagnement) est en mesure de se présentifier, si le souci inhérent à la « tâche primaire » fait précisément souci, inquiétude et « responsabilité pour l’autre » (Lévinas, 1982).
9Nous sommes actuellement face à une potentialité de dissociation entre le travail des acteurs relatif à la tâche primaire et les attendus institutionnels. Une configuration organisationnelle en passe de se généraliser dans le champ du soin et du travail social, est celle d’une structuration par pôle, c’est-à-dire d’un découpage par entités (sans autre lien entre elles qu’un lien fonctionnel et/ou communicationnel). Or du fait que ce registre est tenu en dehors du champ de l’analysable, une telle configuration organise les conditions d’une déliaison. L’œil des responsables institutionnels demeure rivé sur la viabilité économique de ces structures organisationnelles qui se traduit bien souvent en préoccupation obsessionnelle de la file active. Cette situation instaure une disjonction entre l’économie financière et l’économie psychique, comme si le coût psychique ne « répondait » pas à ce primat de l’économique, et ne se prolongeait pas par des coûts « réels ».
10La dissociation entre ces différents niveaux de coûts clive collectivement ce qui divise déjà le sujet-professionnel ; c’est là l’une des raisons facilitant l’épuisement professionnel le sujet se « brûle » à se retrouver seul à affronter les forces des clivages, sans un étayage groupal et sans « holding » institutionnel.
11Pour le commanditaire l’AdeP peut en effet avoir pour mission une déviation (possiblement involontaire) du but premier, à savoir que le coût financier est investi s’il permet de faire des économies en évitant « burnout » et risques (dits) « psycho-sociaux ». Il y a là une première aporie, car selon cette logique, au niveau des décisionnaires « la réduction des risques » peut être la réponse au « Pourquoi ? », et les professionnels la réponse au « Pour qui ? ». Les personnes accueillies, accompagnées, disparaissent alors ; le sens du travail institutionnel s’évanouit !
12L’AdeP se centre en effet sur les pratiques de chaque professionnel et de l’équipe, en vue d’une transformation des angoisses primitives, des mouvements de violences (vécus comme des « attaques ») dans la réalité [6]. Elle n’est pas destinée, en première intention, à éponger les effets sur les professionnels et entre les professionnels de la négativité inhérente aux liens institutionnels et organisationnels (incidence psychique des rapports de place et de pouvoir : liens de subordination...).
Ainsi de ce service de soin auprès d’adolescents où des restrictions budgétaires sont à l’ordre du jour, et où des postes-clés d’éducatrice spécialisée et de responsable pédagogique de l’enseignement sont supprimés sans perspective de remplacement, et la chef de service désavouée. Lors des vœux de « Bonne année » les professionnels se trouveront face à un double énoncé paradoxant : « Vous faites un travail formidable ! ... Il faut continuer les efforts ! ».
14Dans de telles situations, la question qui prime est celle du « Comment ? », alors même que le « Pour qui » et « Pourquoi » voient leur champ s’estomper. Du coup, pour les cliniciens qui interviennent en AdeP ce « Comment », ce primat de l’organisationnel (standardisations, mises en conformité...), déplacent leur lieu d’exercice [7], non pas seulement à l’intérieur du AdeP mais autour.
15Dès lors, la question qui se pose aux intervenants est celle de comment travailler à la nécessaire liaison entre les instances ; comment travailler avec les responsables-qualité, les responsables Ressources humaines ; comment ne pas se couper de la parole non protocolisable, issue du cœur des pratiques – mentionnons au passage que ces acteurs institutionnels mettent à mal, « attaquent » les pratiques (de soin et les pratiques éducatives) à la mesure de leurs propres anxiétés, étant eux-mêmes aux prises avec des contraintes budgétaires parfois inconsidérées.
16S’il a toujours fallu s’occuper, a minima, des conditions de mise en place de l’AdeP, les « attaques » pouvaient ne porter que sur la membrane extérieure au groupe, la direction composant avec le rituel : « Je sais bien... que vous ne pouvez rien dire de ce qui se dit dans le groupe..., mais quand même [8] ! ». De tels propos contiennent au minimum deux composantes : l’attaque envieuse (d’un espace qui échappe au regard panoptique, qui matérialise une limite, et une différence, un « pas tout ») et l’intime conviction que s’y déposent des paroles peu amènes à l’égard de la direction (et des « psys ») de l’institution.
17Il importe, donc, pour que l’AdeP ait quelque chance d’exister (sans rétorsion envers le cadre-dispositif lui-même et envers les professionnels), de « détoxifier » et de réintégrer dans le circuit de la parole les différentes strates prises dans la logique de la technostructure ; l’une des visées étant de refaire liaison, de reconstruire des enveloppes contenantes. Il s’agit là de la tâche que nous désignons comme « travail articulaire en amont de la tâche primaire ». Ce travail dont l’intervenant va devoir s’acquitter est en effet en passe de devenir tout aussi essentiel que la mise en œuvre de la « tâche primaire » elle-même ; il en conditionne l’existence, et en potentialise la dynamique à même de s’y déployer.
18Ce travail en amont, oblige à penser les articulations, les rapports dynamiques contenant/contenu (Bion, 1962 [9]), rendant compte de la complexité des fonctions de liaisons et de la fonction conteneur (Kaës 1976) et de leurs caractères polysémiques. Travailler à lier, à contenir, et à transformer les débordements inhérents aux logiques de la technostructure permet de réhumaniser des demandes qui sous le règne des appels d’offre se retrouvent désincarnées, désymbolisées, dans le même temps où se devine une demande d’appel d’air.
Le « travail articulaire en amont », au regard de l’organisation
19Comme nous le précisions dans notre introduction un service de « formation continue » (FC) inscrit dans le champ du médico-social dont l’une des activités se trouve être du côté de l’offre et de la demande de l’analyse de la pratique, recevait jusqu’à récemment les demandes d’AdeP majoritairement par le biais d’institutions représentées par des directions et/ou des responsables institutionnels. S’engageait alors avec ce service un échange singulier, unique pour la mise en œuvre d’un ou de plusieurs groupes d’AdeP au sein des institutions demandeuses ; un travail préparatoire en somme, nécessaire afin d’assurer une trame pour le travail des intervenants futurs. Dans cette rencontre de l’offre et de la demande, il s’agissait de faire connaissance, d’évoquer l’histoire de l’institution, de repérer la manière dont la tâche primaire était pensée, travaillée ainsi que les attentes des professionnels, les intentions des directions « face » aux équipes, et de mesurer les enjeux autour de l’analyse de la pratique. Aucun traitement de demande ne se faisait en et dans l’urgence même si bien sûr la part anxiogène liée aux tâches primaires des institutions demandeuses avait toute sa place dans l’écoute nécessaire au « travail de la demande ». Le rapport entre demande et offre suppose toujours une adresse à un autre identifié, incarné dans une place, une fonction ; il suppose également un besoin, un désir porté par la parole de cet autre ou de ces autres.
20La préexistence de ce lien intersubjectif qui pouvait s’avérer parfois complexe, en recherche des équilibres nécessaires à la construction d’une intervention, était jusque-là intégrée dans les attendus de nos pratiques de mise en œuvre de l’analyse de la pratique. Or la logique des appels d’offre survenue il y a une petite décennie nous a contraints, après un temps de mélancolisation [10], à sortir des implicites constitutifs des alliances antérieures, entre service de FC et institutions demandeuses, dès lors que ceux-ci ne reposaient plus sur ce qui avait été construit précédemment (échange, rencontre préalable, histoire institutionnelle partagée…).
21La confrontation au sevrage radical d’un accordage princeps nous a conduits à faire avec ce travail articulaire ; autrement dit, de nous confronter avec un nouveau principe de réalité, et œuvrer à (re)trouver un nouvel accordage. Tout d’abord en acceptant en tant que service de formation continue de répondre aux appels d’offre concernant l’AdeP, à partir d’une réponse écrite sans rien savoir de l’adresse et du « répondant [11] », sans interlocuteur. Notre expérience depuis plusieurs décennies dans ce domaine et une pensée sur la place des groupes d’analyse de la pratique dans les institutions de soin et médico-sociales nous obligeaient à nous positionner sur cette nouvelle scène, et ce, au-delà de la seule dimension économique. D’une certaine manière tout au long de ces années nous étions les obligés de ce travail et ne pouvions pas rompre avec ce qui d’une certaine manière avait animé et soutenu nos pratiques.
22Dans ce nouvel univers des appels d’offre, nous avons été aux prises avec une rencontre choc : celle du nombre de groupes auxquels le service de formation continue se devait de postuler. Il est en effet régulièrement question de « lots » qui correspondent à des métiers ou à des regroupements de professionnels pour une prestation à l’intention d’usagers d’un territoire urbain (Santé / PMI, etc.).
Ainsi, de la mise en place d’une réponse à un appel d’offre qui supposait la mise en place d’une trentaine de groupes avec une dizaine d’intervenants.
24Dans cet attelage technocratique nous sommes passés d’une taille humaine à celle des minuscules habitants de l’Ile de Lilliput, décrite dans le Voyage de Gulliver. Nous avons dès lors très vite éprouvé des vécus d’écrasement, des sentiments de menaces palpables dans cet attelage improbable. Au vu de la taille de ces demandes tout peut en effet déraper très vite. Le couplage attaque/défense est un alliage hautement inflammable et radioactif : d’une part la dimension comptable et gestionnaire est massive et d’autre part nous nous sentons nous-mêmes attaqués d’être là, bien que l’ayant choisi, ayant peur de perdre notre identité, voire notre âme, nous retrouvant de ce fait dans un mouvement réactionnel renforçant ces aspects persécutoires.
25Du côté du service de formation continue, le travail avec les intervenants pressentis devient dès lors incontournable. Il s’agit aussi de faire exister auprès d’eux ce « travail articulaire en amont », ce nouveau rapport entre contenant et contenu, de s’efforcer à la traduction, à la transformation des menaces, d’autant que ces intervenants auront – la pratique nous le démontrera vite –, à rencontrer la colère voire le rejet/refus des professionnels à faire de l’AdeP avec de nouveaux intervenants. Dans la situation à laquelle nous faisons allusion, ces professionnels se sont en effet vus contraints d’arrêter leur groupe d’analyse de la pratique antérieur, et de se séparer des intervenants avec lesquels ils étaient en travail. Les vécus d’arrachement ont été tels que nous avons dû penser pour certains groupes un dispositif d’après-coup pour les intervenants (en dehors des temps de réunions bimestrielles habituels) afin de détoxifier ces effets et de travailler à symboliser la violence.
26Du côté de nos interlocuteurs (responsables institutionnels et service des ressources humaines) de l’entité territoriale, ils se sont trouvés confrontés à leur propre dimension de technostructure, dépassés par une supra-organisation : le nombre de professionnels, les réservations de salles, l’établissement des feuilles d’émargement sur lesquelles figuraient même des professionnels en retraite ! Nous avons organisé un certain nombre de rencontres, mutualisé certains de nos savoir-faire, refusé aussi certaines commandes (de statistiques notamment), tentant de travailler à l’endroit nécessaire pour réduire les écarts afin de garantir le travail d’analyse de la pratique en référence à la tâche primaire.
27Presque trois ans plus tard, nous pouvons faire le constat que tous les groupes d’analyse de la pratique sont au travail avec leurs spécificités, leurs rythmes, leurs résistances, mais avec une fréquence de présence des professionnels en augmentation. Le rapport comptable est de moins en moins superposable au nombre de professionnels présents, il n’est plus le seul indicateur du bien-fondé de l’existence de ces groupes. Nous partageons des questions, des soucis quant à la charge mentale du portage des professionnels au regard des problématiques des usagers et l’intérêt des réunions avec nos intervenants est reconnu, un partage s’est mis en place autour de l’idée de « ne pas être seul ». En somme nous commençons à faire œuvre commune [12], à construire une histoire commune.
Homogénéisation, désubjectivation, re-subjectivation
28Dans ces nouvelles donnes de travail autour des pratiques institutionnelles (analyse de la pratique, analyse institutionnelle...), et de la nécessité de réponses aux appels d’offre, nous considérons qu’un nouveau « travail articulaire en amont » est essentiel pour sécuriser les pratiques. Les institutions (soignantes, médico-sociales) se sentent elles-mêmes menacées par l’envahissement des données procédurales, comptables qui prennent le dessus sur la vie subjective des équipes, et sur la centration auprès des « usagers » de ces structures. Nous ne pouvons plus négliger cette tâche, même si elle est source de vécus d’ingratitude ; nous nous devons de l’investir comme partie intégrante du travail du négatif.
« Dans sa passion pour les données factuelles, il ne tend pas à élaborer un savoir partagé susceptible de promouvoir la créativité d’un groupe … Il collecte et amasse les faits parce que cette activité le rassure. Elle participe d’une dynamique personnelle à travers laquelle il cherche inconsciemment à se changer en objet dans un monde d’objets. »
30Aux prises avec l’homogénéisation, et ses effets de désubjectivation, nous n’avons d’autre choix que d’en passer par un travail de re-subjectivation, afin de se décaler du destin normopathique (Mac Dougall, 1978) de l’AdeP. Refabriquer de la groupalité au regard des effets de violence de la dématérialisation et de la dépossession des espaces élaboratifs que subissent les professionnels, conduit au sentiment d’absurdité évoqué par A. Camus dans le Mythe de Sisyphe : « le divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité » C’est la dépossession de la parole avec l’autre, « d’une adresse possible à un autre vivant, un autre avec lequel il soit possible de se confronter, de dialoguer, de s’affronter [14] ».
31Il convient dès lors de travailler à opérer un nouveau croisement des identifications entre celles émanant de la « tâche primaire » liée aux besoins des usagers, celles des enjeux de la professionnalité des équipes, et celles découlant de l’architecture technocratique. Cette nouvelle transitionnalité, ce travail articulaire en amont nécessite des rencontres, des ajustements de langage, d’acceptation de perte, de la régulation des violences perpétrées par le modèle de la technostructure, etc. Ce n’est que dans cette articulation qu’une dimension humaine, intersubjective pourra être retrouvée et qu’il sera possible de travailler à réduire l’écart entre « logique des appels d’offre » et « tâche primaire ».
Bibliographie
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- Deligny, F. (2007). Œuvres. Paris : L’Arachnéen.
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- Gaillard, G. (2010), Donner à la mort une place. Les groupes institués et la présence déliante de la pulsion de mort, Cahiers de Psychologie Clinique n°34 Groupes et individus, Bruxelles : De Bœck Université, p. 135-154.
- Gaillard, G., Pinel J.P. (2011), « L'analyse de la pratique en institution : un soutien à la professionnalité dans un contexte d'emprise du modèle gestionnaire ? » Nouvelle revue de psychosociologie n°11 2011/1, Toulouse : Érès, p. 85-103, repris dans A.C. Giust Olivier et F. Oualid, Les groupes d’analyse des pratiques, Toulouse : Érès, 2015, p. 126-156.
- Henri-Ménassé, C. (2009). Analyse de la pratique en institution. Scène, jeux, enjeux. Toulouse : Érès.
- Kaës R. (1976, 2° édition révisée 2000). L'appareil psychique groupal. Paris : Dunod.
- Kaës, R. (2012). Le Malêtre. Paris : Dunod.
- Lévinas, E. (1982). Éthique et infini. Paris : Arthème Fayard.
- Mannoni, O. (1969). Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène. Paris : Seuil.
- McDougall, J. (1978). Plaidoyer pour une certaine anormalité. Paris: Gallimard.
- Menzies, I. (1959). The Dynamic of Organizational Changement. A psychoanalytic Perspective on Social Institutions. London, Ed. Human Relations.
- Roussillon, R. (1987). « Espaces et pratiques institutionnelles. Le débarras et l'interstice », in R. Kaës et al. L'institution et les institutions. Études psychanalytiques, Paris : Dunod, p. 157-178.
Mots-clés éditeurs : intersubjectivité, Travail « articulaire », analyse de la pratique, « tâche primaire », parole, appel d’offre
Date de mise en ligne : 27/11/2020
https://doi.org/10.3917/nrea.003.0095Notes
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[1]
Erri de Luca (1997) Alzaia, trad. fr. 1998, Paris : Payot Rivages, p. 95.
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[2]
Nous devons à Isabelle Menziès (1959) cette désignation qui spécifie le « travail » à partir duquel sont construites les institutions.
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[3]
Des modes « d’exister » aurait dit Deligny, 2007.
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[4]
Cf. Georges Gaillard (2010), Donner à la mort une place. Les groupes institués et la présence déliante de la pulsion de mort, Cahiers de Psychologie Clinique n°34 Groupes et individus, Bruxelles : De Bœck Université, p. 135-154.
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[5]
En écho au titre de l’ouvrage de Françoise Dolto (1986).
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[6]
Autour de l’Analyse de la pratique soulignons l’important travail de clarification proposé par Catherine Henri Ménassé (2009). Analyse de la pratique en institution. Scène, jeux, enjeux, Toulouse : Érès.
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[7]
Cf. Vincent Bompard et Stéphane Pawloff (2011), « Le travail politique d'inscription(s), nécessité des pratiques d'éducation spécialisée en institution et dans la formation », Forum n°133, 10/2011, p.48-56.
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[8]
« Je sais bien, mais quand même… » : titre d’un chapitre de l’ouvrage d’Octave Mannoni 1969, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Seuil.
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[9]
Bion W. (1962), Learning from experience, trad. Fr. Aux sources de l’expérience, Paris: PUF, 1979, 2014.
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[10]
Soulignons que la traversée d’une telle position est inévitable, tant les processus mettent à mal les valeurs (parfois idéologisées) qui ont soutenues la création des institutions de ce secteur du travail social et médico-social.
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[11]
Rappelons que René Kaës fait de « l’absence de répondant », l’une des caractéristiques du « malêtre » contemporain (Kaës, 2012).
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[12]
Cf. Vincent Bompard et Khedidja Benarab (2012), Le subjectif à l'épreuve du management dans la formation et le champ médico-social, in M. Sassolas, Défense de la clinique en psychiatrie", Toulouse : Érès, p. 189-203 ; et (2015), L’analyse de la pratique ... du négatif, Canal Psy n°113/114, L’analyse de la pratique aux prises avec les mutations institutionnelles, p. 21-24.
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[13]
Bollas C. (2018) Sens et mélancolie. Vivre au temps du désarroi, trad. fr. 2019, Paris : Ithaque, p.78.
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[14]
Gaillard G., Pinel J.P. (2011), L'analyse de la pratique en institution : un soutien à la professionnalité dans un contexte d'emprise du modèle gestionnaire. Nouvelle Revue de psychosociologie n°11 /2011/1, p.97.