Couverture de NREA_001

Article de revue

L’offre et la demande

Pages 35 à 48

Des demandes nouvelles

1Une jeune femme se présente au cabinet d’un chirurgien ophtalmologue orienté vers la chirurgie esthétique. Elle pose une photo sur le bureau de consultation. C’est un gros plan sur le visage d’une actrice de cinéma. Elle demande : « Je voudrais des sourcils comme elle ». La jeune femme explique qu’elle n’est pas satisfaite de ses sourcils, pourtant bien dessinés, arrondis et symétriques. Elle veut des sourcils « qui fassent une pointe », en accent circonflexe.

2Une autre jeune femme se présente au cabinet d’un chirurgien plasticien. Elle pose un soutien-gorge sur la table. Le sous-vêtement est neuf avec son étiquette. Elle dit : « Je voudrais des seins qui correspondent à cette taille ».

3Les chirurgiens plasticiens racontent que leur consultation se développe avec une catégorie nouvelle de patients : des adolescents qui font des demandes esthétiques qui ne concernent aucune disgrâce, aucun défaut particulier, mais une demande singulière, celle de leur donner des traits physiques qu’ils n’ont pas et qu’ils ont identifiés chez d’autres personnes. Il y a peu de variations dans ces demandes. Ce sont souvent les mêmes, pour répondre à des canons esthétiques qu’ils trouvent sur Internet.

4Un moteur de recherche dans lequel ont été entrés les mots-clés Barbie surgery, Ken surgery, ou elfic surgery présente une série de jeunes personnes qui ont fait refaire leur visage et des parties du corps pour ressembler à un modèle idéalisé. Ils demandent l’apparence physique d’une idole du moment – elle-même déjà refaite par la chirurgie plastique —, d’une poupée célèbre, de personnages de cinéma. Ce n’est pas la beauté qui est demandée, c’est une identité forgée à partir d’une figure virtuelle. Ils veulent ressembler à un personnage connu. Ils peuvent même demander à devenir laids ou effrayants. Certains demandent le tatouage en noir de leur conjonctive avec la greffe de dents de vampire. D’autres des injections musculaires et un tatouage vert pour ressembler au superhéros Hulk. D’autres encore demandent à se faire couper la langue en deux pour avoir une langue reptilienne (Human snake tongue) …

5Ils ne demandent pas à s’individualiser, à être uniques. C’est même le contraire. Ils veulent ressembler à un personnage fictif qui existe en figurine ou au cinéma. Ils ne veulent plus être une personne pour incarner un personnage et en jouir sur les réseaux sociaux. Pour comprendre comment on en est arrivé à cette évolution en chirurgie esthétique, il faut comprendre comment s’est instaurée, entre un chirurgien et son patient, la relation entre l’offre et la demande.

Du droit à obtenir ce que la chirurgie propose

6Nous allons éclairer cette évolution avec deux histoires. La première fut le cas d’une femme de 45 ans que j’avais rencontrée dans un moment de crise, lors d’une consultation à l’hôpital. Elle était très en colère. Elle menaçait le chirurgien qui se tenait devant elle. Il était bien embarrassé, car elle venait de s’entailler le ventre avec une paire de ciseaux qu’elle avait prises sur son bureau. La colère de cette femme n’avait pas diminué après. Elle était juste un peu plus calme. Elle avait posé les ciseaux. La tension restait vive entre les deux. Dans le rapport de force qui l’opposait au chirurgien, le geste brutal qu’elle venait de faire lui donnait l’ascendant. Elle avait réalisé sur elle une esquisse de la chirurgie que le médecin lui refusait. Une dizaine d’estafilades superficielles et longues de vingt à trente centimètres lui barraient le ventre de gauche à droite. Elle s’était rhabillée. Elle voulait maintenant quitter l’hôpital pour mettre sa menace à exécution : prendre un couteau et ouvrir une plaie plus profonde pour être hospitalisée à nouveau via le service des urgences et obliger ce chirurgien ou un autre à faire ce qu’elle exigeait qu’ils lui fissent.

7Voilà ce qui avait déclenché sa colère. Elle devait se faire opérer la semaine suivante. Une chirurgie à visée esthétique pour corriger les plis de peau qui boudinaient son ventre. Au début le chirurgien avait accepté. Puis il s’était montré réticent à réaliser l’opération compte tenu de la personnalité de cette patiente. Il la sentait de plus en plus bizarre à mesure qu’il la rencontrait. L’ultime examen sanguin révélait une petite anomalie de la coagulation. Le chirurgien prit ce prétexte pour annuler l’opération.

8« À quoi sert tout ce que j’ai fait pour arriver jusque-là ? » Hurlait-elle. Elle fit le récit des échecs et des déceptions qui emplissaient sa vie. Elle raconta comment, en abordant la quarantaine, elle décida de se consacrer à la reconstruction de son corps. Elle avait déjà fait refaire ses seins et le visage dans d’autres hôpitaux. Il lui restait le ventre. Elle disait qu’elle n’avait que ça pour donner un sens à sa vie : refaire son corps.

9Le chirurgien essayait de temporiser et maintenait son refus de réaliser l’intervention. La patiente renouvelait la menace de se tailler elle-même le ventre si le chirurgien ne le faisait pas. Elle soulevait son vêtement et exposait à nouveau ses scarifications. Entretemps le sang avait séché. Elle l’exhibait pour réfuter le prétexte avancé par le chirurgien pour annuler l’opération. Finalement il la laissa partir après avoir négocié, via le psychiatre, que la patiente fût confiée à la surveillance de son entourage familial.

10Par la suite cette patiente écrivit à diverses grandes instances médicales pour se plaindre. On découvrit ainsi qu’elle avait fait le tour de France des hôpitaux. Puis elle ne s’est plus manifestée. Elle avait probablement obtenu ailleurs ce qui venait de lui être refusé.

11Cette histoire nous montre une revendication singulière. La patiente réclamait comme un droit ce que la chirurgie moderne pouvait lui offrir, à savoir des retouches pour rendre son corps conforme à son désir. Elle mettait en jeu sa santé physique avec les gestes qu’elle réalisait et ceux qu’elle menaçait de faire. Elle voulait commander la main du chirurgien. Si elle avait pu faire elle-même ce geste, elle s’y serait précipitée.

Imposer au chirurgien un geste qui lui est interdit

12Voici le deuxième cas. C’est celui d’une femme qui disait que son corps n’était pas le bon en parlant de ses jambes. « Je ne veux plus de mes jambes ». Elle marquait une limite en haut de ses cuisses et elle expliquait : « à partir de là, ce n’est plus moi. » La rencontre s’est faite dans le service des brûlés d’un hôpital. Cette femme bénéficiait d’un rapatriement médicalisé pour des brûlures sur une jambe. Les brûlures étaient secondaires à une immersion prolongée dans la neige carbonique. L’acte était intentionnel : elle voulait s’infliger une brûlure suffisamment étendue et profonde pour d’obtenir l’amputation de sa jambe. Elle a réalisé sa tentative à l’étranger, car elle voulait être à proximité d’un chirurgien qui s’était fait une réputation internationale en militant pour ce type d’amputation « à la demande ». Manque de chance pour elle, la veille de l’intervention, la direction de l’hôpital avait évoqué un principe de précaution, au prétexte du flou éthique et juridique sur cette situation. Et ce chirurgien s’était vu refuser l’autorisation de pratiquer cette amputation. Le succès médiatique de ce médecin était devenu suspect aux yeux de ses autorités de tutelle. Trop de personnes venaient de l’étranger pour se faire amputer après s’être infligé ce type de brûlures. C’est dans ces circonstances inattendues que cette femme fut rapatriée en France sans avoir été amputée, mais toujours avec ses brûlures à la jambe et son ardente demande d’en être séparée.

13Le premier entretien eut lieu dès son admission. La douleur était intense, malgré l’ingestion de morphine qu’elle avait prise à hautes doses avant l’automutilation. Le contact fut bon d’emblée. Bien qu’épuisée, la patiente insistait pour expliquer les circonstances de son geste. Elle déclara qu’elle était atteinte d’un trouble peu connu des médecins : le BIID — acronyme de Body Identity Integrity Disorder — soit un trouble de l’identité et de l’intégrité corporelle. Elle parlait de ses jambes comme d’une extension parasite de son corps. Elle répétait : « Je n’aurais jamais dû naître avec ces jambes. Je ne serai moi que lorsque je ne les aurai plus. » Elle disait que ces jambes l’empêchaient de réaliser la vie qu’elle souhaitait, celle d’une handicapée assistée par les moyens adaptés pour reconstruire son autonomie.

Un discours sur mesure et une symptomatologie blanche

14Au cours des entretiens, elle répéta les mêmes phrases : ses jambes ne lui appartenaient pas, elles étaient étrangères à son corps et cette idée était présente dès l’enfance. Elle envisageait depuis un an diverses solutions pour s’en débarrasser. Elle planifia de se mutiler une jambe à la fois pour ne pas se mettre en danger de mort. Elle montrait ainsi qu’elle n’était pas suicidaire et qu’elle tenait à protéger son corps, du moins les parties qu’elle reconnaissait comme siennes. Elle expliqua qu’elle était en relation par Internet avec d’autres personnes qui souffraient de la même pathologie. Elle avait pu les rencontrer, elles avaient cherché l’amputation en se couchant sur une ligne de chemin de fer, méthode qu’elle jugeait trop dangereuse. C’est pourquoi elle tenta, en suivant des instructions obtenues par Internet, de se brûler avec de la neige carbonique. Quelques années plus tôt, une première tentative avait échoué en raison de la douleur. Elle n’avait pu maintenir assez longtemps sa jambe immergée dans le froid. Cette fois-ci elle avait prolongé au maximum l’immersion en prenant de la morphine. Malgré la douleur, le handicap qui allait suivre et les risques infectieux encourus, elle tint jusqu’au bout du temps nécessaire pour obtenir une brûlure suffisante de sa jambe.

15Son récit était précis, factuel, sans émotion, sans hésitation et sans critique. Elle ajouta qu’elle ne souffrait ni d’anxiété, ni de dépression, ni de délire ; elle savait l’importance de ces éléments sémiologiques, car elle avait déjà répondu à plusieurs entretiens psychiatriques à la demande des chirurgiens précédemment consultés. Elle rassurait les psychiatres en confiant qu’elle avait conscience que tout cela paraissait fou et qu’elle avait longtemps dissimulé ses idées pour ne pas inquiéter son entourage. Elle complétait d’elle-même l’entretien psychiatrique en précisant qu’il ne s’agissait pas d’une perversion et que son geste n’avait aucun rapport avec un fantasme sexuel. Elle nous invita à recevoir son mari à qui elle avait confié son projet. Il la soutenait sans réserve. Il dit qu’il avait fini par se ranger de son côté et qu’il adhérait à son projet d’amputation. Il ajoutait que sa femme menait une vie normale, avec une bonne entente familiale et une vie sociale active.

Une pathologie sans antécédent

16La patiente n’avait aucun antécédent médical, chirurgical ou psychiatrique particulier. On ne repérait aucun évènement majeur ou significatif dans son histoire familiale. Tout était lisse dans son récit. Seule paraissait la problématique de l’image corporelle.

17Enfant — elle situa ce souvenir dès l’âge de 5 ou 6 ans — elle s’asseyait sur ses jambes dans une posture qui lui permettait de se comporter comme si elle ne les avait pas. Elle dessinait au stylo la ligne entre ce qu’elle considérait encore comme son corps et ce qu’elle considérait qui ne l’était plus. Elle mesura ainsi une limite de quelques centimètres sur chaque cuisse. Ces traits fixaient, comme elle le formulait : « la fin de son corps ». Pour autant, son développement psychologique et son adaptation sociale furent tout à fait normaux. Elle était sportive et pratiquait la course à pied. Mais aussitôt qu’elle repartait dans ses rêveries imaginatives, elle se voyait sans jambes. Elle s’imaginait en robe, flottante au-dessus du sol, rien ne dépassant en dessous. Elle était attentive aux différentes scènes de rues lorsqu’elle avait l’occasion d’observer des amputés. Elle en concevait occasionnellement un sentiment d’envie.

18Lorsqu’elle rencontra son mari, elle lui annonça qu’elle avait un problème de santé et qu’elle serait peut-être obligée un jour de se déplacer en fauteuil roulant. Son mari ne fit pas attention à cette remarque, car il la jugeait en bonne santé. Ils se marièrent. Ainsi présentée, leur vie familiale paraissait tout à fait normale. Elle était, au moment où nous la rencontrâmes, mère de plusieurs enfants. Socialement, elle était engagée dans la vie associative de sa commune.

19Puis, lorsqu’elle considéra que sa vie de mère de famille était réalisée, elle voulut accomplir son rêve. La mutilation d’un organisme en bonne santé est impossible en France, en application de l’article 41 du code de déontologie qui précise qu’« Aucune intervention mutilante ne peut être pratiquée sans motif médical très sérieux et, sauf urgence ou impossibilité, sans information de l’intéressé et sans son consentement. » La patiente s’était renseignée via Internet. Elle découvrit une communauté de personnes ayant un problème d’identité corporelle identique au sien. Elle put mettre un nom sur son trouble. Elle communiqua avec des personnes qui avaient pu se faire opérer. Elle envisagea un temps de se faire amputer en Asie dans un pays où cette intervention était possible, mais le prix cumulé du voyage et du tarif chirurgical la fit renoncer. Elle pensa alors provoquer volontairement la nécrose de sa jambe pour obliger un chirurgien à pratiquer le geste qu’elle attendait depuis longtemps.

Le refus du soin chirurgical

20Le chirurgien qui la reçut après son rapatriement mit en place un traitement par greffes. Parallèlement elle bénéficia d’un suivi psychologique. Elle affichait beaucoup de courage à chaque épreuve chirurgicale, mais jamais elle n’adhéra à la perspective de reconstruire sa jambe. Photos à l’appui le chirurgien tenta de la convaincre que ses brûlures avaient un très bon pronostic et qu’elle pourrait à terme, comme beaucoup d’autres blessés, comme l’espèrent les accidentés, marcher normalement. Elle soutint jusqu’au bout qu’elle préférait une amputation de sa jambe et accepta la mise en place d’une prothèse. Au fil du temps la guérison ne vint pas. Ses plaies ne cessèrent de suinter. On émit l’hypothèse qu’elle entretenait volontairement l’infection de ses greffes de peau. L’articulation de la cheville prit une position vicieuse qu’elle ne voulait pas corriger. Les chirurgiens convinrent alors que le pronostic fonctionnel serait meilleur avec une amputation et une prothèse. Mais elle demandait une amputation à mi-cuisse, conformément à son fantasme, alors que sa jambe était saine jusqu’à sa cheville. Une prothèse de jambe est plus fonctionnelle, parce que l’amputé une fois appareillé peut conserver la flexion du genou. Cependant, elle insista avec obstination pour que soit enlevée sa jambe bien au-delà de la partie blessée. Elle soutint alors qu’elle refuserait toute prothèse de jambe. Elle interpellait le chirurgien : « pourquoi vouloir lui faire conserver un bout d’organe non fonctionnel dont elle ne voulait plus ? »

21Elle donna tous les renseignements sur les systèmes permettant aux handicapés de conduire un véhicule. Elle tenta encore de convaincre ses médecins. Son discours était paradoxal. Elle s’appuyait sur des arguments sensés pour justifier l’insensé. Plusieurs chirurgiens de différents établissements de la région nous contactèrent alors pour demander un avis. Nous recommandions de ne pas accéder à sa demande d’amputation d’une partie saine du corps.

22Finalement, après deux années de soins auxquels elle n’adhérait plus, parce qu’elle avait compris que notre avis n’évoluerait plus, elle se déroba à l’équipe pluridisciplinaire qui la prenait en charge. Nous la perdîmes de vue.

Un discours relayé par Internet

23Mais l’affaire ne s’arrêta pas. Au fil des mois, plusieurs évènements prolongèrent nos surprises. La patiente fit envoyer de l’étranger par des amis amputés des courriers aux chirurgiens et aux psychiatres impliqués pour les faire céder. Ils reçurent aussi des mails de colère et de menace de son entourage amical fortement mobilisé par elle. Son entourage louait son courage et dénonçait l’acharnement des médecins à vouloir conserver cette jambe dont elle ne voulait plus et pour la destruction de laquelle elle avait déjà tant souffert.

24Sur des forums Internet consacrés à ces troubles, de façon anonyme, une femme se présentait avec ses caractéristiques identitaires, biographiques et médicales, à ceci près qu’elle disait avoir été victime d’un accident de la voie publique. Sur d’autres forums, elle se présentait comme biamputée.

25Puis fut diffusé sur une chaîne française un feuilleton télévisé américain sur le thème de la vie de deux chirurgiens plasticiens : l’épisode Ben White de la série Nip Tuck. Cet épisode racontait le cas d’un homme qui demandait une amputation. C’était au mot près le même discours que celui de la patiente. Une répétition singulière, les mêmes formules et les mêmes arguments. Deux hypothèses étaient possibles. Soit les scénaristes d’Hollywood s’inspiraient directement des témoignages postés par les patients sur les forums Internet, soit les téléspectateurs étaient influencés par les récits qui leur étaient montrés dans les séries télévisées.

26Trois ans plus tard, de manière fortuite, nous aperçûmes la patiente sur une grande avenue. Elle se promenait seule. Elle marchait avec des béquilles. Son pantalon blanc moulait le moignon de sa jambe amputée à mi-cuisse. Manifestement elle avait obtenu ce qu’elle avait demandé.

Comment et pourquoi émerge ainsi, comme une mode, une pathologie aussi spectaculaire ?

27La première présentation médiatique de cette affection eut lieu en 2000. Le 17 février la BBC diffusa un reportage qui présentait Gregg, un homme âgé de 55 ans. Il ne sentait pas « complet ». Bien qu’il fût valide et en bonne santé, il éprouvait depuis des années l’impression pénible, presque douloureuse, qu’il n’était pas lui-même. Il ne pouvait être lui-même avec des jambes qu’il percevait comme étrangères à son corps. Il avait consulté plusieurs médecins avec la demande de pouvoir être amputé. Les spécialistes avaient confirmé son intégrité psychologique. Il n’était pas fou. Les spécialistes déclarèrent que Gregg souffrait d’une maladie particulière. Dans un premier temps, ils appelèrent cette maladie du nom de dysmorphie corporelle. Le cas de Gregg n’est pas unique même s’il est rare. D’autres cas sont répertoriés. Les traitements psychologiques ont une portée thérapeutique limitée. Ces malades continuent à souffrir à un tel point qu’ils tentent de s’amputer ou menacent de se suicider. La communauté médicale est divisée. Pour simplifier, on distingue deux catégories de médecins. D’un côté les praticiens pragmatiques – le plus souvent des chirurgiens — qui signalent les cas où l’amputation a nettement soulagé le patient malheureux. D’un autre côté des praticiens réservés pour des raisons éthiques — surtout les psychiatres et les neurologues —, car pour eux rien ne justifie l’amputation d’un organe sain. En ce qui concerne le cadre légal, la loi laisse une marge d’appréciation : le risque avéré d’automutilation ou de suicide peut justifier un acte qui soulage la douleur morale de ces patients.

28Les cas de personnes en bon état de santé demandant une amputation se sont multipliés en quelques années. Les médias ont rapporté plusieurs cas dont l’issue a été dramatique. En mai 1998, un homme partit de New York au Mexique pour se faire amputer de sa jambe gauche, déboursant 10 000 dollars dans ce marché noir chirurgical ; il périt de la gangrène dans un motel. En octobre 1999 un homme du Milwaukee jugé psychologiquement sain se blessa sévèrement au bras avec une guillotine fabriquée artisanalement ; il menaça le chirurgien de récidiver si celui-ci tentait de le réimplanter. La même année en Californie une femme, après s’être vu refuser une amputation à l’hôpital, plaça un garrot à ses deux jambes et les emballa avec de la glace afin de produire une nécrose ; la douleur la fit renoncer et elle déclara qu’elle allait tenter l’amputation par un train ou bien de se tirer une balle dans la jambe. Sur Internet, les forums de discussion se développent, comptant progressivement plusieurs dizaines d’inscrits. Le phénomène semble se développer en tache d’huile.

29Ces témoignages présentent une particularité : ils se ressemblent. Il existe un facteur d’imitation flagrant. Aujourd’hui les manifestations promotionnelles de ces troubles sont nombreuses. On les trouve sur des forums vidéo aussi connus que You Tube ou Dailymotion avec les mots clés amputee by choice ou BIID. Toujours le même discours, toujours les mêmes mots, et maintenant les images des mêmes gestes.

30Depuis une dizaine d’années sur Internet apparaissent les mots devotees, wannabes, pretenders, needobees qui déclinent différents stades dans la démarche de devenir amputé, de la simple envie déclenchée par la vision de personnes handicapées à ceux qui éprouvent du plaisir à simuler une amputation en marchant avec des béquilles ou se déplaçant en fauteuil roulant.

31Que le phénomène soit apparu ou bien, que longtemps caché, il ait été révélé, son émergence date de la fin des années 70. Le premier terme apparu est celui de « Monopede Mania ». C’était dans les colonnes d’une revue pornographique. Les personnes concernées ont d’abord été désignées sous le terme d’acrotomophiles : ceux et celles qui avaient une affinité élective pour se faire amputer une ou plusieurs parties du corps. Ce terme est ambigu puisqu’il désigne autant ceux qui désirent être amputés que ceux qui sont attirés par une personne amputée. Lorsque l’orientation de ce désir est très clairement à finalité sexuelle, ils sont désignés sous le terme d’apotemnophiles. D’autres auteurs inventent le mot d’amelotasis pour désigner les comportements fétichistes avec des personnes amputées.

32Aujourd’hui le désir d’être amputé est détaché de la question d’une attraction sexuelle et devient à lui seul une entité proprement médicale avec la création en 2000 d’une rubrique nosologique spécifique, l’Amputee Identity Disorder (AID), devenue ensuite le Body Identity Integrity Disorder (BIID), le trouble de l’identité et de l’intégrité corporelle qui fait son entrée dans le vocabulaire officiel de la psychiatrie.

Le chirurgien apprenti sorcier

33Ce problème de santé n’aurait pas pris cette ampleur s’il n’y avait pas eu le jeu mutuel de fascination entre les malades et leurs médecins. Le Dr Robert Smith exerçait la chirurgie à l’Infirmerie royale du district de Falkirk en Écosse. En 1997 il se fit connaître avec le cas d’un patient qu’il « sauva » du suicide en procédant à l’amputation de sa jambe saine. Il s’agissait d’un homme qui présentait une douleur morale devenue insupportable et qui suppliait qu’on lui amputât sa jambe, sans quoi il aurait attenté à sa vie de façon imminente. L’opérateur avait obtenu à l’époque le feu vert du directeur médical de la clinique. Ce fait divers chirurgical lui apporta une célébrité amplifiée par Internet. Un deuxième patient originaire d’Allemagne se présenta à lui deux ans plus tard en 1999 pour une intervention identique. Par la suite il reçut la visite d’un patient venant des États-Unis, mais cette fois-ci la direction de la clinique lui refusa l’autorisation de procéder à l’amputation.

34L’affaire fit du bruit. La porte-parole du ministre écossais de la Santé fut interpellée. Le Dr Smith se défendit avec plusieurs arguments sérieux. Le premier était qu’il constatait l’échec des prises en charge psychiatriques et psychologiques. Le second était que les patients, faute d’obtenir satisfaction de la main d’un chirurgien, procédaient eux-mêmes à leur amputation, ce qui mettait leur vie en danger. Il cita plusieurs faits divers de patients qui s’étaient allongés sur une voie ferrée attendant le passage d’un train et d’autres qui avaient tiré dans leur jambe avec une arme à feu. Le Dr Smith fut l’auteur du premier article médical consacré à cette pathologie. Il appelait à la reconnaissance de cette nouvelle maladie. Il proposa de l’identifier avec des critères diagnostiques. Il milita pour un consensus sur sa prise en charge, en indiquant que la chirurgie restait ce qui pouvait se faire de mieux pour soulager ces patients. Une nouvelle maladie était née faisant émerger une nouvelle pratique médicale.

Une possible explication physiologique

35On peut imaginer différentes explications à cette nouvelle maladie. Ce trouble de l’image mentale du corps ne peut être réduit à la folie. Dans le cas que nous venons de raconter comme dans d’autres, rapportés dans la littérature médicale et dans les médias, il n’y a aucun lien avec un trouble schizophrénique ou paranoïaque.

36Il pourrait s’agir d’une agénésie du schéma corporel. Dans ce cas, ce serait le phénomène inverse du membre fantôme. Dans le cas du membre fantôme, la persistance au niveau des aires cérébrales de la représentation correspondante du membre disparu fait que le sujet amputé continue à ressentir comme présent un membre qui a matériellement disparu ; il continue à en avoir une perception spatiale, il a le sentiment que son corps est toujours prolongé au-delà de la limite après laquelle il n’existe plus. À l’inverse dans ce trouble de l’identité et de l’intégrité du corps, on pourrait postuler que le schéma corporel ne s’est pas « imprimé » normalement au moment du développement psychomoteur dans l’enfance, et que le sujet se trouve pourvu d’une partie de corps qui n’a pas de représentation correspondante au niveau des aires cérébrales pariétales. Son schéma corporel s’arrête à mi-cuisse ou à mi-bras. La partie de son corps réel qui se prolonge au-delà de cette limite est donc perçue comme étrangère. Dans le cas de notre patiente, nous avons conduit des explorations neurophysiologiques poussées qui n’ont pas donné d’éléments susceptibles de confirmer cette hypothèse.

Une explication psychopathologique

37Une autre explication fait intervenir l’inconscient individuel et l’inconscient collectif. L’emprise de l’imaginaire du patient, la plasticité de ses représentations mentales et sa suggestibilité seraient les mécanismes pathogéniques de ce trouble. Ce désordre individuel serait ensuite amplifié par l’attitude compassionnelle des médecins, attitude où se mêlent la bienveillance du thérapeute et, pour les chirurgiens, le désir de soigner en coupant quelque chose. Ces patients offrent leurs symptômes et leurs corps pour satisfaire le désir du chirurgien qui les considère comme un meccano dont les parties seraient amovibles à volonté. La force émotionnelle attachée à ces images d’amputation ferait lien entre les différents individus, entraînant un phénomène épidémique comme il y eût autrefois des épidémies de possession à Morzine, des épidémies d’amnésiques fugueurs à Paris et plus récemment une épidémie de personnalités multiples outre Atlantique.

38L’émergence de cette pathologie est indicative, dans notre culture, du déplacement des rapports qu’une personne entretient avec son corps. On peut postuler une hypothèse hardie, à contre-courant des laïus ordinaires qui font la promotion du BIID : ces troubles ne sont pas des affections anciennes méconnues et récemment découvertes, ces troubles sont des phénomènes pathologiques nouveaux, contemporains et induits. Ils sont à la conjonction de plusieurs éléments au premier rang desquels on repère un discours qui pratique la désarticulation de la relation entre le « soi » et le corps. Le « soi » est l’identité qui émerge de la construction de son rapport au corps, bâti à partir des phénomènes biologiques intriqués aux éléments culturels apportés par l’environnement éducatif et social.

Une société qui offre un réajustement chirurgical du « soi »

39Phénomène propre à notre société, ce « soi » est devenu négociable. Aujourd’hui quelqu’un peut dénoncer cette construction comme ne lui convenant pas et en demander une rectification chirurgicale. Si un discours rend possible « qu’un corps ne soit pas le bon », c’est parce qu’il existe en même temps des personnes qui offrent d’y remédier. L’un n’existe pas sans l’autre. Ces phénomènes pathologiques n’apparaissent que parce qu’il existe une proposition de réassignation chirurgicale qui offre de rectifier un corps jusque-là uniquement issu des aléas biologiques de la création.

40Nous sommes des apprentis sorciers. Aujourd’hui, le biologiste fabrique du vivant dans des éprouvettes. Le chirurgien plasticien propose de retoucher le costume du corps et le rendre adéquat à la demande : la réassignation sexuelle dans les troubles de l’identité de genre et maintenant les rectifications anatomiques qui leur sont structurellement très proches. Dans le cas des réassignations sexuelles, nul ne peut croire qu’un homme puisse être transformé en femme ou inversement ; tout au plus lui enlève-t-on des organes vécus comme indésirables. Au-delà de la prouesse opératoire, du maniement habile de lambeaux de chair et de l’art de la suture, ce que la chirurgie plastique transforme n’est que du semblant auquel chacun, patient et chirurgien, voudra croire. Mais on hésite encore en se disant, devant des patients opérés venus nous voir et qui disent se sentir mieux. S’ils sont mieux, c’est la démonstration que le soin chirurgical a été adéquat.

41Cependant une inquiétude nous étreint : aussi loin que les chirurgiens auront des audaces à transformer un corps sain, jusqu’où les patients leur demanderont-ils d’aller ?


Mots-clés éditeurs : Barbie surgery, Transformation du corps, modèle idéalisé (, ), Body Identity Integrity Disorder, chirurgie

Mise en ligne 07/01/2020

https://doi.org/10.3917/nrea.001.0035

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