Couverture de NRAS_075

Article de revue

L’imposture du handicap

Pages 61 à 69

Notes

  • [1]
    Pour les plus jeunes : Bonne action.
  • [2]
    Sur France Inter le 11 septembre 2015. Tobie Nathan est ethnopsychiatre et ancien diplomate.
  • [3]
    Je garde toujours cette même ligne. À chacune de nos rencontres j’invite des personnes de grandes qualités, connues pour leur ouverture, pour leur engagement, pour leur solidarité.
  • [4]
    Haut conseil à l’égalité femmes/hommes.
  • [5]
    Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains.
  • [6]
    Publié sous ce titre la même année à L’Harmattan.
  • [7]
    Écrit et produit par FDFA, réalisé par Catherine Cabrol. Il est édité en DVD et accessible sur notre site.

1 Entendu près de la machine à café (ou au bistro du coin) :

2

« Vous êtes aveugle ? Ce n’est pas vrai ! Vous avez un regard clair, de beaux yeux bleus, vous me regardez en face… »
« Les handicapés sont des imposteurs, ils mentent. »
« Vous nous dites que vous perdez la vue et vous ne vous cognez pas dans les meubles, vous ramassez plus vite que moi un stylo tombé à terre. »
« Comment prendre au sérieux les handicapés ? Comment les croire ? Ils ne sont pas comme nous les valides. Ils utilisent leur handicap… »

Les handicapés n’existent pas

3 Disons tout de suite que les handicapés n’existent pas. Il y a des personnes singulières, différentes, que l’on nomme handicapées. Nous sommes des personnes à part entière, des personnes handicapées, nous ne sommes ni des objets, ni des adjectifs qualificatifs. C’est étonnant ce besoin de réduire l’Autre à une représentation négative ou dévalorisante.

4 Le handicap révèle chez l’Autre une angoisse fondamentale liée à la différence, à l’imprévu, au hors-norme. Le handicap bouleverse, agresse, blesse. Il est l’inconcevable que l’on doit ranger dans les oubliettes du mépris, les tiroirs du déni, les poubelles de l’insupportable.

5 Vous allez me dire : « Tout cela a bien changé ! Depuis la loi de 2005, que de progrès, que d’avancées spectaculaires, que d’ouvertures… »

6 Oui mais… qui parle ? Les personnes handicapées ou… les autres ?

7 Le handicap dérange fondamentalement. Il établit une différence qui questionne, qui désigne le manque d’accessibilité dans tous les domaines. Il est le prix à payer pour l’égalité. Parlons donc d’égalité, celle qui est sur le fronton de nos mairies, mot fort et riche certes, mais qui s’applique très rarement aux personnes handicapées et encore moins aux femmes handicapées. Comment vivre notre citoyenneté quand les bureaux de vote ne permettent pas aux personnes aveugles de voter ? Et d’ailleurs qui cela intéresse-t–il ? Le peuple des personnes handicapées est pris en otage entre le statut d’êtres dérangeants, sans importance, sans visage et celui du remarquable-mais… Ce mais terrible qui excuse tout, qui renvoie à la frustration, au manque, à la culpabilité, qu’une société construit au détriment des personnes handicapées, puis au déni encore et toujours que ces dernières opposent à la réalité en guise de défense. La personne handicapée est ballotée entre plusieurs représentations dont on l’affuble, celle de la pauvrette (avec l’assent de Pagnol !), de la misérable (merci Victor Hugo), de la déficiente intellectuelle (pour lui parler on s’adresse à son mari ou… à son chien-guide), de l’incapable (les anglais disent bien disabled people), de la contagieuse (dans le métro on s’éloigne), ou bien tout au contraire de la personne héroïque (qui a gravi le Kilimandjaro sur une jambe), de la surdouée (romancière écrivant sans mains), de l’exceptionnelle (en couverture de Paris-Match), de la mère-courage avec deux enfants et un fauteuil roulant… J’associe volontairement handicapée et femme, c’est tellement plus vendeur.

8 Ces multiples représentations arrangent tout le monde. Cela va permettre à certains d’accomplir leur BA [1], à d’autres de profiter des talents de ces handicapé(e)s pour leur faire monter les marches du podium des réussites, ce qui, souvent, permet de déprécier les autres au pied du monument, celles qui n’ont pas été performantes ! L’emprisonnement du corps abimé, de l’esprit fou, engendre une diminution de certaines capacités qui rendent la personne handicapée prétendument dépendante, in-capable. Nous n’allons pas nier que le handicap est une force d’étonnement, de dérangement des habitudes, de questionnement. Il est donc plus facile, plus rassurant d’enfermer la personne handicapée dans le désir dominant de la personne valide. Il est plus facile d’aider que d’accompagner l’Autre. Il est préférable d’attirer la pitié, le mépris, de donner le ton au misérabilisme, cela conforte les personnes dites valides dans leur domination, leur pouvoir et leur savoir, mais aussi leur permet d’être charitables, de laver dans un acte de bonne action leur propre culpabilité qu’engendre la rencontre de la différence.

Entre la négation et la sublimation

9 La personne handicapée est un être humain, totalement égal à l’autre dit valide. Pourquoi ces clivages, pourquoi regarder la personne handicapée comme inférieure, pourquoi ne pas nous croire sur parole, pourquoi le doute de l’authenticité, du fragile comme du héros ?

10 Je suis une femme handicapée, je suis une citoyenne et mon handicap n’est pas mon identité.

11 Je me rappelle qu’il y a un certain nombre d’années, j’avais postulé à une école de psychanalyse pour pouvoir intégrer la formation de cette illustre institution. J’ai suivi au préalable les étapes requises. J’ai rencontré plusieurs analystes comme il se doit. Je n’ai pas été acceptée sous le prétexte que je perdais la vue et que cela pourrait gêner les patients… Ces honorables psychanalystes avaient été traumatisés sans doute par ma perte visuelle qui, je le pense vraiment, leur avait fait peur… Ou encore par mon autonomie et ma capacité d’écoute, et surtout ma mémoire développée (car à l’époque je n’avais pas d’ordinateur pour prendre des notes). Ils m’ont enfermée dans leur représentation, dans leur habitus. Ma façon différente d’appréhender les patients les a décontenancés. Ils ont préféré refuser plutôt que de changer leur manière de voir et de penser. À cette époque, ma demande s’est heurtée à l’angoisse et aux fantasmes d’un autre regard, d’une autre approche, d’une autre écoute.

12 Peur d’une vulnérabilité imaginaire. Le handicap disqualifie celui qui en est porteur. Je suis psychanalyste, j’ai travaillé de nombreuses années, mais j’ai dû toujours prouver que j’avais les connaissances requises, que je savais faire. Ma parole était menace de vérité.

13 Mais l’inverse se produisait : j’étais une superstar analysante puisque j’étais aveugle ! J’avais une écoute tellement supérieure ! Un don de marabout ! Mais la personne réelle, la psychanalyste qui exerce son métier, la voit-on ? Ou bien disparait-elle sous l’amas des incapacités ? Aujourd’hui cela a changé, des psychologues ou psychanalystes aveugles ou perdant la vue pratiquent cette profession.

14 Cet exemple veut montrer que le handicap engendre des représentations soit négativées, soit positivées à l’extrême.

15 Pourquoi la personne handicapée serait-elle mauvaise ou exceptionnelle ? Pourquoi notre parole est-elle mise en doute, pourquoi notre intelligence est-elle condamnée à la suspicion ?

16 La question qui me taraude en tant que femme handicapée est celle de l’identité, de mon identité remise en cause. Je suis experte en certains domaines, bien sûr, sur le handicap et plus particulièrement sur la cécité. Pourquoi mon discours suscite-t–il un tel malaise ?

17 Quand j’ai présenté mon DEA sur le thème « Des perdant la vue » je me suis entendu dire : « Ce n’est pas possible que vous écriviez sur un sujet qui vous concerne, vous allez manquer d’objectivité » (comme le voulait une tradition universitaire qui n’est plus partagée par tous mais qui perdure malgré tout). Ce sont au fond toujours les mêmes arguments que je rencontre. Être handicapée et parler en tant que sujet, occupant une place singulière, me confronte soit au doute, soit à l’admiration. Il est difficile pour l’autre bien portant de me regarder comme une personne citoyenne dans les normes de la vie, ni faussaire, ni admirable.

18 Lorsque j’affirme que je n’aime pas les mots inclusion, intégration concernant les personnes handicapées, pourquoi me considère-t–on comme inapte à comprendre ce que tout le monde affirme ; en somme je serais une déficiente mentale !

19 On me dit que je suis incluse (ou que je dois être incluse) dans une société. Est-ce que ces mots ont pour objet de me faire croire qu’on s’intéresse à moi ? Qu’il s’agit là d’un grand pas en avant ? N’est-ce pas tout simplement de la démagogie ?

20 Je suis citoyenne d’un pays, en l’occurrence la France. J’ai droit au même statut que les autres, que tous les citoyens. Pourquoi m’annoncer aujourd’hui que j’y suis incluse ? Étais-je jusqu’alors exclue ? Est-ce que les enfants, les adultes handicapés que l’on inclut aujourd’hui étaient marginaux ? Ces beaux discours écrits par des personnes valides ne me conviennent pas. Je ne veux pas être incluse, intégrée, je le suis déjà ! Ce que je veux avec toutes les personnes singulières c’est pouvoir vivre une vie Citoyenne pleine et entière. Je ne veux pas me laisser enfermer dans un discours qui rassure, qui déculpabilise la société. Je ne veux pas de cadeau, ce que je désire c’est une vraie ouverture, un autre regard sur les différences, d’autres pratiques en définitive.

21 Je parle ici en tant que personne ayant perdu la vue progressivement à la suite d’une maladie génétique. Je n’ai jamais vu comme l’on doit voir. J’ai perdu la vue progressivement jour après jour et j’ai dû inventer un regard nouveau. J’ai perdu la vue, mais pas le regard. On regarde avec tout son corps. Je pense très rarement que je suis aveugle. Ma singularité me demande de créer, d’inventer, de regarder la vie autrement. Pas comme se le figurent les personnes dites voyantes. Je parle en même temps en tant que psychanalyste, ma formation et mon métier, qui m’ont permis d’entendre, d’écouter de nombreuses personnes porteuses d’une différence. La singularité de cette différence, nous oblige à être autrement capables de réaliser les actes de la vie quotidienne. Le handicap interpelle les autres dans leur identité. Il est plus compliqué de s’identifier à l’Autre différent si l’on s’accroche à des représentations, à des savoirs rassurants face à la peur, à l’angoisse que suscite cet être étrange, monstrueux parfois, insupportable toujours, qui oblige à sortir des sentiers battus de la connaissance commune, des stéréotypes courants. Mais alors, pensent les valides en manque de bonne conscience, pourquoi se poser des questions sur l’adaptation des lieux, l’accessibilité des sites Internet, la vision ou l’audition des films dans les salles publiques ? Pourquoi être dérangés par ces personnes handicapées qui, en fin de compte, se débrouillent plutôt bien toutes seules ? Nous faisons pour le mieux pensent-ils !

22 Chaque singularité, chaque forme de handicap engendre une approche différente, particulière. Je ne veux pas écrire pour les autres personnes dites handicapés. Chacune est porteuse d’une richesse unique, inimaginable, source de force, de souffrance, qu’il faut apprendre à gérer, à apprivoiser. Il me plait de dire à la suite de Tobie Nathan que chaque rencontre est source de richesse. Il ajoute : « Toi, différent, que peux-tu me donner que je n’ai pas, je partage avec toi ce que je suis ». Ce même Tobie Nathan déclare : « Le concept d’assimilation vient d’un monde qui n’existe plus[2] ».

Femmes pour le dire, femmes pour agir

23 En 2003, j’ai créé l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir, qui accueille des personnes handicapées quelle que soit leur singularité, leur différence. Je n’en pouvais plus de la représentation négative, compassionnelle que véhiculait notre société à propos des personnes handicapées et plus particulièrement des femmes handicapées. La majorité des responsables des associations de personnes handicapées étaient des hommes, nous avions très peu la parole. La femme handicapée vivait une double peine, celle d’être femme et celle d’être handicapée.

24 J’ai donc décidé avec l’appui de Lucie Aubrac, et d’un groupe d’amies et d’amis de mettre en place un forum sur le thème : « Femmes handicapées Citoyennes ». Mon amie Lucie m’avait dit : « Vous les femmes handicapées vous êtes des citoyennes avant tout, avant d’être handicapées. » J’ai tout de suite ajouté : « le handicap n’est pas notre identité ».

25 Ce 25 novembre 2003 j’accueillais plus de mille personnes à l’Hôtel de Ville de Paris. Des tables rondes étaient organisées sur des thèmes féminins, tels que « Maternité et handicap, Emploi et handicap », etc. J’avais décidé que toutes les participantes à ces tables rondes seraient des femmes et, de plus, des femmes handicapées. Je voulais aussi qu’interviennent des personnalités connues afin de placer d’emblée le forum a un haut niveau. Femmes handicapées, nous ne voulions pas d’une nourriture intellectuelle au rabais [3] ! Nous avons ainsi entendu outre Lucie Aubrac notre marraine de 90 ans, Yvonne Knibiehler, historienne, Nicole Diederich, sociologue, Julia Kristeva, psychanalyste, etc. La journée du 25 novembre 2003 fut un vrai succès. Je précise qu’on trouvait bien entendu dans l’assistance des hommes, valides ou handicapés ; des femmes valides…

26 Nous avons eu des critiques évidemment, mais notre association existait ; 250 personnes avaient adhéré, femmes, hommes, handicapés, valides, de tous âges. Nous avions pris la parole et nous tenions à la garder. En ce temps-là, la parole était détenue par les grandes associations qui avaient à leur tête des hommes ! Ce sont ces associations qui ont eu le plus de mal à nous reconnaître, et encore plus à nous soutenir. Aujourd’hui, il y a de réels progrès mais ce n’est pas suffisant. L’association Femmes pour le dire, femmes pour agir lutte contre toutes les formes de discrimination et plus particulièrement contre la double discrimination qu’entraîne le fait d’être femme et d’être handicapée. Nous disons haut et fort que nous sommes des Citoyennes à part entière, que le handicap n’est pas notre identité, il est dû au hasard de la vie. Il a fallu du temps, de la persuasion, un combat de tous les jours, pour que FDFA soit reconnue, entendue, écoutée.

27 Les femmes handicapées sont les grandes oubliées de notre société, sur le plan de l’emploi, du salaire, de la santé. Sait-on qu’une femme handicapée ne voit un(e) gynécologue en moyenne que tous les 20 ans ? La femme handicapée est plus que l’homme handicapé réduite à son seul handicap. Son identité de femme est niée ou occultée. Par exemple lorsqu’une femme handicapée est enceinte c’est le plus souvent vécu par l’entourage comme une calamité. Lorsqu’un homme handicapé annonce qu’il va avoir un enfant, on le félicite ! Dans les représentations stéréotypées, c’est évidemment la femme qui transmet le handicap !

28 La parole des femmes singulières a beaucoup de mal à se faire entendre. Elle est d’emblée disqualifiée. Ce que nous disons n’est pas vrai. Ainsi, je me bats depuis plusieurs années auprès des instances politiques, institutionnelles, associatives, pour faire connaitre les violences que vivent les femmes handicapées. Dans un premier temps je me suis heurtée à une fin de non-recevoir tant de la part des associations féministes que des hommes et femmes politiques, sans compter les associations de personnes handicapées. La majorité des personnes auxquelles je parlais des violences subies par les femmes handicapées ne me croyaient pas. J’étais une hystérique, je racontais des histoires…

29 J’ai dû beaucoup travailler, convaincre, pour que l’on m’écoute. Au début, je prenais la parole de force dans les réunions ou colloques. Puis je fus connue et on me donnait le micro en me disant « sois brève… ». J’étais dans l’assistance, jamais à la tribune. Je sentais que dans le public j’avais des supporters, ce qui m’a beaucoup stimulée. J’ai vécu des moments douloureux et difficiles car je devinais l’hostilité, l’agressivité. Je dirais que je me sentais coupable de ma différence. Je dérangeais et l’on me renvoyait une image dépréciée qu’on me demandait d’intérioriser. J’étais la seule femme handicapée la plupart du temps dans ces assemblées. J’ai compris que le handicap engendre soit rejet, intolérance, mise à l’épreuve des paroles prononcées, soit admiration béate ou étonnement.

30 Je ne voulais rien de cela. Je ne voulais pas lâcher le combat. Je voulais être une citoyenne à part entière qui avait des messages à partager.

31 C’est par la connaissance et la reconnaissance de nos différences que s’est ouvert ce monde fermé des personnes dites valides, c’est par le partage et la solidarité que les portes se sont au moins entrebâillées. C’est par une lutte constante que le HCEf/h [4] m’a ouvert son assemblée, que la Miprof [5] m’a encouragée à prendre la parole… Je le répète : les femmes handicapées sont les grandes oubliées de la société, elles dérangent. Mais aujourd’hui elles parlent haut et fort, elles ne veulent plus se soumettre, elles sont sur l’agora.

32 Tout ces combats, toutes ces rencontres, mon métier de psychanalyste, la présidence de l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir m’ont permis de mettre en place avec les adhérentes de FDFA, un numéro d’appel : Écoute violences femmes handicapées,
le 01 40 47 06 06

33 Nous avons fait des recherches, j’ai écouté de nombreuses femmes handicapées, nous avons organisé un forum sur le thème : « Violences envers les femmes, le non des femmes handicapées » en 2009 [6]. Nous avions rédigé un questionnaire remis à chaque participante à l’issue de la journée. Lors du dépouillement, les chiffres nous ont glacés. 4 femmes handicapées sur 5 vivaient des violences !

34 La commission européenne a corroboré ces chiffres : 80 % de femmes handicapées sont victimes de violences. Bien sûr on ne nous a pas crues ! « Elles disent n’importe quoi ! Ce n’est pas possible, ça se saurait… » Et pourtant 4 femmes handicapées sur 5 vivent des violences, physiques, psychologiques, institutionnelles, alimentaires, médicamenteuses, financières. « Mais comment est-ce possible ? On ne peut pas vous croire. » Comment la parole des handicapées pourrait-elle être vraie ? Ce qui est intéressant, c’est que même les associations de personnes handicapées ne nous croyaient pas. Seules les associations féministes nous ont fait crédit.

35 La parole des femmes handicapées est trop souvent mise en cause. Quand une femme handicapée aveugle veut aller porter plainte au commissariat on peut entendre : « Mais cette pauvre dame, elle ne voit pas, elle n’est pas belle, elle fait pitié, personne ne peut la frapper, elle doit se tromper ! »

36 La femme handicapée déclenche des sentiments mêlés, de pitié, de compassion, ou d’agacement, d’agressivité (« folle », « menteuse », « hystérique », « mythomane »…) La femme handicapée violentée elle, la plupart du temps, et je le constate dans mes thérapies, se sent coupable, elle a honte de sa différence. Elle excuse son conjoint ou toute autre personne qui l’a violentée. Elle pense que son handicap peut justifier ces violences, elle pourra même dire : « Je l’ai mérité. Il s’occupe de moi, il fait les courses. Moi, je suis bonne à rien, mon handicap l’énerve… »

37 Malgré les obstacles rencontrés, malgré le manque de moyens financiers, l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir a lancé le premier numéro d’appel genré pour les femmes handicapées ; nous avons formé des écoutantes, nous sommes toujours en recherche de bénévoles pour développer nos permanences d’écoute. C’est encore à ce moment qu’est née en moi la certitude absolue qu’il fallait partager notre expérience d’accueil des femmes handicapées vivant des violences. Huit courts métrages intitulés : Violences du silence[7] sont venus illustrer mon désir de faire savoir la vérité sur l’intolérable vécu par les femmes handicapées. Les mots sont trop petits, trop faibles, pas adéquats pour traduire dans leur réalité ces violences. Il fallait des images, évocatrices (et non descriptives). J’ai voulu associer à cette dénonciation des grandes personnes, je veux dire des personnalités connues pour que le film soit encore plus fort, pour qu’il interpelle, qu’il fasse réfléchir, que nous soyons accompagnées par des femmes qui partagent notre combat. Elles ont prêté leur voix spontanément, avec une grande solidarité.

38 L’écriture donne à penser, à réfléchir, à se questionner. Arrivant à la fin de ce texte, de nombreuses questions me taraudent, m’obligent à poursuivre ma réflexion. Je voudrais évoquer une attitude que j’ai fréquemment remarquée, vécue, et qui m’a toujours plongée dans l’étonnement. Il m’est apparu que les personnes dites valides expriment de l’incompréhension, oserai-je dire de la jalousie, de l’envie devant la réussite des personnes dites handicapées. Si je dis : « Notre film a rencontré un vrai succès ; la salle de cinéma était pleine lors de sa diffusion. », je peux entendre : « Tu es sûre que la salle était vraiment pleine ? » « Crois-tu que ton écriture est bonne, tu n’y vois pas ? ». Si une personne handicapée psychique réalise des performances artistiques, on entend dans un murmure de pitié : « C’est bien, la pauvre au moins elle aura fait quelque chose ! »

39 Ces quelques exemples pour illustrer l’envie, la jalousie que l’on sent pointer de la part de certaines personnes valides face à la singularité qui peut émouvoir mais qui en aucun cas ne doit permettre la citoyenneté pleine et entière de la personne handicapée. Vraiment nous ne sommes pas sur un pied d’égalité.

40 Certaines femmes handicapées sont rejetées de leur milieu familial du fait de leur réussite, ce qui est pour le moins paradoxal ! On peut se demander si leur famille ne peut vivre la réussite, l’aboutissement d’un travail citoyen, sans être parasitée par la cécité, par la surdité, par la difformité qui viennent télescoper la réussite en entraînant la honte au lieu de l’émerveillement, le dénigrement au lieu de la valorisation. Il faut que le handicap reste à sa place, qu’il ne se fasse pas remarquer et que surtout il ne soit pas performant. Il doit rester dans ses limites, dans le regard d’assisté et surtout ne pas crier haut et fort sa liberté, son autonomie, son indépendance. Je m’interroge au terme de court témoignage : suis-je à mon tour dans la plainte, la récrimination ? Ai-je besoin de susciter la compassion, ou l’admiration ? Ne suis– pas entrée dans le jeu que je dénonce et auquel me pousse une société qui est obsédée par la norme et qui en fait par ses moyens de communication de plus en plus sophistiqués une dictature ? Sortir de la norme, c’est sortir du bois comme un gibier prêt à être tiré à vue…

41 N’est-ce pas cela aussi qui donne l’excitation du partage, de la persuasion, de la certitude que les choses changeront avec nous les personnes singulières, mais avec cette richesse inestimable des différences qui est le cadeau le plus merveilleux que l’on se donne dans un vivre ensemble solidaire ?

Bibliographie

Publications de l’association FDFA

  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2006). Femmes handicapées citoyennes. Actes du colloque de FDFA le 25 novembre 2003, avec Lucie Aubrac. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2006). Femmes handicapées : la vie devant elles. Actes du colloque de FDFA le 16 novembre 2005, avec Simone Veil. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2007). Être mère autrement-Handicap et maternité. Actes du colloque du 17 mars 2007, avec Albert Jacquard. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2009). Femme, Création, Handicap. Forum du 11 décembre 2007, avec Nicoletta. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2007). Communication et handicap. Actes du colloque du 5 avril 2008, avec Noëlle Châtelet. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2010). Le fœtus, une personne ? Actes du colloque du 16 mai 2009, avec Benoîte Groult. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2010). Violences envers les femmes : le NON des femmes handicapées. Actes du colloque du 19 juin 2010, avec Michelle Perrot. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2010). Femme Travail Handicap. forum du 19 novembre 2009, DVD de 95 minutes, avec Claudie Haigneré. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2011). Handicap, estime de soi, regard des autres. Actes du colloque du 5 mars 2011. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2012). Des Solitudes. Actes du forum du 6 décembre 2011, avec Anne Quéméré. Paris : L’Harmattan. Il existe également un DVD de ce forum réalisé par Éric Canda (Jaris Productions).
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2013). Autonomie enchaînée, autonomie déchaînée. Actes du forum du 24 mars 2012, avec Françoise Héritier. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2013). Femmes handicapées, citoyennes avant tout, 2003-2013. Livre du 10e anniversaire de FDFA. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2013). La citoyenneté au féminin. forum du 11 avril 2013. 10e anniversaire de FDFA. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2014). Vulnérabilités, handicaps, discriminations : On en parle ! Forum du 19 novembre 2013, avec Charles Gardou. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2016). Du corps imaginaire à la singularité du corps (le féminin en question). Colloque du 11 avril 2015, avec Simone Korff-Sausse. Paris : L’Harmattan.
  • FDFA, Piot, M. (dir.) (2016). Violences de genre, violences du handicap. Forum du 15 octobre 2015, avec Ségolène Neuville. Paris : L’Harmattan.
  • Piot, A. (2009). La diabolisation de la femme. On brûle une sorcière. Préface d’Yvonne Knibiehler. Paris : L’Harmattan.
  • Piot, A. (2012). La spirale de la misogynie. Préface de Djemila Benhabib. Paris : L’Harmattan.
  • Piot, M. (2004). Mes yeux s’en sont allés. Variations sur le thème des perdant la vue. Préface de Christian Corbé. Paris : L’Harmattan.

Mots-clés éditeurs : Handicap, Différence, Négation, Citoyenneté, Femmes, Invisible, Violences

Date de mise en ligne : 26/01/2017.

https://doi.org/10.3917/nras.075.0061

Notes

  • [1]
    Pour les plus jeunes : Bonne action.
  • [2]
    Sur France Inter le 11 septembre 2015. Tobie Nathan est ethnopsychiatre et ancien diplomate.
  • [3]
    Je garde toujours cette même ligne. À chacune de nos rencontres j’invite des personnes de grandes qualités, connues pour leur ouverture, pour leur engagement, pour leur solidarité.
  • [4]
    Haut conseil à l’égalité femmes/hommes.
  • [5]
    Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains.
  • [6]
    Publié sous ce titre la même année à L’Harmattan.
  • [7]
    Écrit et produit par FDFA, réalisé par Catherine Cabrol. Il est édité en DVD et accessible sur notre site.
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