Notes
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[1]
Depuis la circulaire nº 2015-129 du 21 août 2015, les Clis (Classes pour l’inclusion scolaire) sont désormais nommées Ulis école (Unités localisées pour l’inclusion scolaire à l’école).
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[2]
Dans la suite, l’acronyme Clis sera utilisé (au lieu de l’acronyme Ulis école), car l’expérience professionnelle relatée dans cet article a eu lieu au cours d’une année scolaire durant laquelle le type de dispositif ici étudié s’appelait encore une Clis.
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[3]
Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique.
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[4]
Revenu de solidarité active.
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[5]
Section d’enseignement général et professionnel adapté.
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[6]
Maison départementale des personnes handicapées.
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[7]
Auxiliaire de vie scolaire dont la mission est d’aider le collectif, c’est-à-dire l’ensemble des élèves du dispositif.
1 Cet article porte sur l’explicitation d’une expérience construite dans une pratique d’enseignant spécialisé exerçant en Clis (devenue Ulis école [1]), auprès d’élèves présentant des troubles importants des fonctions cognitives.
2 À partir de l’étude de la situation clinique de Ryan, un élève présentant des troubles du comportement et dont j’ai eu la responsabilité pédagogique pendant un an, je vais essayer d’apporter une analyse professionnelle en lien avec la thématique de recherche qui fait l’objet de ce dossier de La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, à savoir une approche pédagogique de ces troubles. Pour cela, je vais exposer les médiations pédagogiques, partenariales et institutionnelles qui m’ont semblé utiles au travail avec Ryan, et plus largement avec des élèves en grande difficulté de relation sociale et d’apprentissage. Cette contribution sera structurée en quatre parties : je vais en premier lieu présenter l’élève et m’intéresser à son arrivée dans la classe, puis je décrirai et analyserai la relation que l’école a pu construire avec son parent. Ensuite, je me pencherai sur les médiations croisées que mes collègues et moi-même avons mises en place autour de Ryan, pour enfin me centrer sur les activités proposées en classe et sur les interactions suscitées entre cet élève et les autres membres du groupe-classe.
Présentation d’un élève avec troubles du comportement
La classe comme contenant des affects
3 Je vais donc présenter ici un élève qui s’appelle Ryan. Ryan est arrivé dans ma classe au début d’une année scolaire. Il était auparavant scolarisé dans une autre Clis 1 [2], dans la même ville. Au début de l’année précédente, dans l’autre Clis, il semblait calme, mais au fur et à mesure que l’année a avancé, d’importants troubles du comportement se sont manifestés, en particulier envers sa maîtresse et envers la directrice de l’école. Ce qui a alors été décidé au niveau de la circonscription a été de le changer de Clis. C’est ainsi que Ryan a effectué sa rentrée scolaire suivante au sein du groupe d’élèves dont j’ai la responsabilité pédagogique. Il y a deux raisons pour lesquelles le dispositif dans lequel j’enseigne a été choisi pour être le nouveau lieu de scolarisation de Ryan :
- tout d’abord, il fallait qu’il reste scolarisé dans le même secteur ;
- ensuite, l’inspectrice de la circonscription a pris appui sur le fait que j’avais déjà eu la responsabilité d’élèves ayant des troubles du comportement, et que nous avions pu travailler ensemble de façon constructive.
5 En septembre, à son arrivée dans l’école où j’enseigne, les choses se sont relativement bien passées pour Ryan, car c’est un élève qui a des capacités d’apprentissage. Il allait alors avoir dix ans et il présentait un niveau scolaire qui se situait autour du CE2 ou du CM1, suivant les matières. D’emblée, j’ai eu le sentiment que c’était un enfant dont les remarques pouvaient être pertinentes, qui était plein de potentialités, mais qui semblait également envahi par beaucoup de choses, en raison d’un milieu de vie déstructurant (j’aurai l’occasion d’y revenir). Pendant le premier mois de sa scolarisation dans cette nouvelle Clis, il a accepté de travailler et s’est montré globalement à l’écoute. Il y a pu y avoir, de temps en temps, des moments de tension, mais cela ne représentait à mes yeux rien d’exceptionnel, car la plupart des élèves orientés en Clis vivent ce type de perturbations. À ce moment-là, j’ai eu le sentiment que Ryan et moi, nous nous en sortions bien, au plan de la relation pédagogique, et que je tenais le bon bout ! Ensuite, malheureusement, à partir du mois d’octobre, son comportement s’est fortement dégradé. J’en ai pris conscience lors d’une sortie au centre culturel de la ville où j’enseigne. C’était une sortie liée à une exposition, et pendant celle-ci, Ryan a tout fait pour se soustraire à ma vue. Il partait se cacher très loin au fond de la salle d’exposition, ce qui fait que j’ai dû occuper mon temps de visite au fait de tenter de discuter avec lui, d’essayer de comprendre ce qu’il se passait et ce qui pouvait le perturber. Il n’avait pas de réponse à me donner. Ce qu’il me renvoyait, c’est qu’il n’avait pas envie d’être là, qu’il n’avait pas envie de participer à cette exposition, et qu’il me le faisait sentir. Plus tard, il m’a avoué avec ses mots avoir eu envie de s’isoler du groupe et d’être le centre de mon attention. Ce qu’on peut noter ici, c’est que la première fois qu’il a réellement manifesté des troubles, c’était lors d’un changement de cadre. C’était comme si, dans ce nouveau lieu, il n’y avait plus de contenant à ses affects. J’avais observé durant le mois précédent des prémices de cette crise, via des refus de travail. Il avait pu arriver que je donne des consignes de travail à tout le groupe, et que Ryan réagisse de façon assez violente en disant qu’il n’avait pas envie de faire ce qui était demandé. Il avait tendance à qualifier la tâche (« c’est nul »), mais il finissait par entrer dans l’activité, au terme de nombreux échanges avec lui, durant lesquels j’avais une logique d’argumentation. Un positionnement de médiateur, qui sous-tend une posture réflexive de Ryan, était bien plus efficace qu’un positionnement de prescripteur, qui engendre une attitude applicationniste de l’élève. Je voulais ainsi lui montrer qu’il était capable de prendre une part active à ses apprentissages. J’optais aussi de temps en temps pour un changement de place. Parfois, cela l’a aidé que je l’isole provisoirement du groupe. Ceci témoigne du fait que l’espace d’une classe (et son agencement de proximité pour certains élèves) joue (ou non) un rôle de contenance psychique des affects. Des changements opérés au sein de ce lieu, ou une rupture d’avec cet espace scolaire usuel peuvent générer une forte insécurité chez un élève qui présente des troubles du comportement.
Une nécessaire identification à des pairs
6 J’ai pu observer que Ryan vivait assez mal le fait d’être scolarisé au sein d’un groupe constitué d’enfants qui étaient pour la plupart plus jeunes et beaucoup plus en difficulté que lui sur le plan scolaire. Cet état de fait n’allait dans le sens ni d’une motivation à apprendre, ni d’une identification à des pairs. De plus, dans la Clis où il était précédemment scolarisé, les élèves avaient globalement un meilleur niveau scolaire. De mon point de vue, au sein de cette nouvelle Clis, il se demandait : « Mais qu’est-ce que je fais là ? » Jusqu’aux vacances d’automne, les solutions que j’ai mises en place pour canaliser son comportement ont été d’être dans un échange valorisant avec lui, d’entretenir des discussions argumentatives faisant appel à son intelligence et sa maturité, et de l’isoler du groupe si le besoin s’en faisait sentir. Cet enfant vivait seul avec sa maman, qui ne travaillait pas, et qui, de son propre aveu, éprouvait des difficultés à s’habiller (c’est-à-dire à quitter sa robe de chambre) ou à sortir de chez elle. De plus, cette personne exprimait le sentiment de ne pas détenir de clés éducatives concernant Ryan. Il me semble important de préciser ici ce contexte familial, car celui-ci a eu une influence sur l’attitude de cet élève et sur l’évolution de celle-ci. Ryan n’avait quasiment aucun contact avec son père, leurs rencontres ponctuelles ayant lieu en moyenne une fois par an. De mon côté, je n’ai eu de contact qu’avec la mère de Ryan. Elle m’a notamment appris qu’après la rentrée scolaire, elle avait accueilli chez elle un neveu, c’est-à-dire un cousin de Ryan, plus âgé que lui, et qui semblait faire office de figure paternelle pour l’enfant. Ce garçon ne travaillait pas, et, d’après les dires de Ryan, il se couchait à deux ou trois heures du matin, après l’avoir incité à regarder des images qui n’était pas de son âge (c’est-à-dire des images violentes ou pornographiques). Ce cousin expliquait à Ryan comment voler des objets dans des magasins, notamment des jeux vidéo. L’élève était heureux de me raconter tout cela et s’en vantait devant les autres élèves. C’était comme une confession empreinte de fierté. Il se rendait bien compte que tout cela n’était pas de son âge et constituait une forme de transgression, mais je crois que c’était cela qui lui plaisait. Lorsqu’il exprimait ce type de propos, j’avais un double objectif. En premier lieu, ne pas casser son discours par un jugement péremptoire au sujet de ce membre de sa famille, de façon à maintenir le lien de confiance existant entre nous et à rester en mesure de savoir ce qu’il se passait de potentiellement grave dans sa vie, pour pouvoir agir de mon côté. En second lieu, j’indiquais systématiquement à Ryan qu’il vivait des choses qui n’étaient pas de son âge et qui pouvaient être perturbantes pour lui, de façon à le repositionner par rapport à un cadre de normalité. De ce fait, à partir du mois d’octobre, cette nouvelle référence masculine dans la vie de cet élève n’était pas du tout une chose positive pour son développement. D’ailleurs, au cours du mois d’avril de la même année, la mère de Ryan a fini par mettre ce cousin à la porte de chez elle, sans doute influencée en ce sens par les alertes répétées que j’ai pu exprimer, et dont la directrice de l’école a pris le relais. Mais dès que cette personne a emménagé chez Ryan et sa maman, et pendant toute la durée de son séjour, j’ai senti un changement dans le comportement de mon élève : cela se manifestait notamment par des moments de grande fatigue en classe, des allusions sexuelles, des gestes déplacés, des dessins obscènes réalisés dans son cahier, et de la colère. De mon point de vue, il fallait bien qu’il métabolise, en quelque sorte, quelque chose qui le dépassait. Ryan était donc confronté à une double problématique : un défaut d’identification aux membres de son groupe-classe, en raison du sentiment de supériorité intellectuelle qu’il éprouvait vis-à-vis d’eux ; une identification à un jeune adulte au comportement toxique et déstructurant. Face à cela, je n’ai eu de cesse de resituer Ryan dans son statut de membre de la classe et d’enfant qui gagnerait à vivre des expériences adaptées à son âge. Cela n’a pas été simple, car il m’a fallu à la fois le responsabiliser, le positionner comme un enfant qui grandit et à qui on peut tenir un discours de grand, et dans le même temps, lui faire comprendre qu’il existait des choses réservées au monde des adultes.
La relation avec le parent de l’élève
Une situation familiale problématique
7 Après les vacances d’automne et l’arrivée d’un cousin de Ryan chez lui, il a commencé à se produire en classe des choses préoccupantes. Le lundi, j’avais pour habitude de demander aux élèves de narrer quelque chose de leur week-end, à l’oral, et pour ceux qui le pouvaient, également à l’écrit. Ryan faisait partie des élèves capables de s’exprimer à l’écrit, et il notait sur son cahier les transgressions qu’il avait pu vivre pendant le week-end, comme par exemple le fait de jouer à un jeu vidéo interdit au moins de dix-huit ans, dans lequel l’action passait par des meurtres et des viols. J’avais pour habitude de reprendre avec les élèves ce qu’ils avaient pu écrire sur leur cahier, et de le commenter auprès de la classe. S’agissant de Ryan, j’ai essayé d’avoir un rôle de recadrage, en lui indiquant notamment que les jeux auxquels il jouait étaient trop violents pour son âge. Il avait alors une réaction agressive, refusait qu’on le prenne « pour un bébé » et revendiquait sa capacité à jouer à ce type de jeu. Quand j’ai réalisé que Ryan n’avait pas conscience du caractère anormal de la situation qu’il vivait, j’en ai parlé à l’équipe et nous avons décidé de solliciter un entretien auprès de sa maman. En effet, nous avons tenu à alerter celle-ci au sujet de ce qu’il se passait chez elle, ce dont elle n’avait que partiellement conscience, d’après ses propres dires. Elle nous a par exemple dit qu’elle observait effectivement que Ryan jouait régulièrement avec son cousin à des jeux vidéo, mais qu’elle ne savait pas à quels types de jeux ils jouaient. Elle a reconnu avoir constaté que Ryan n’était pas encore couché, la plupart du temps, aux alentours de minuit. La directrice et moi-même lui avons alors demandé d’intervenir, et nous avons dû lui expliquer que le fait de manquer ainsi de sommeil et de jouer à des jeux violents était préjudiciable pour un enfant de l’âge de Ryan. Le parent de Ryan a mis plusieurs mois à entendre notre point de vue et à comprendre qu’effectivement, il se passait au domicile familial des choses qui ne devaient pas se produire. On peut souligner ici le fait que, au fur et à mesure de la construction d’une relation de confiance, nos propos sont progressivement devenus entendables, et ont commencé à influencer sa perception de la situation vécue par Ryan. Quand je parle de nos propos, j’indique ici que, dans le but d’avoir un échange constructif avec cette personne, je l’ai souvent rencontrée en présence de la directrice de l’école, de la psychologue scolaire, ou de l’enseignant référant de la ville. Le fait d’être ainsi en binôme pour recevoir ce parent d’élève a été utile, d’abord parce que ce n’est pas une situation évidente pour le professeur de la classe, que de suggérer à autrui des repères éducatifs qui nous semblaient relever d’une évidence (ce qui témoigne d’une grille de lecture de la situation initialement différente), et ensuite, parce que cela donnait à voir l’implication de plusieurs personnes dans la situation de Ryan, ce qui montrait qu’un intérêt conjoint était porté à cet enfant.
S’entretenir avec le(s) parent(s) de l’élève
8 Les entretiens avec la mère de Ryan étaient très délicats, car, sur le fond, nous pointions un dysfonctionnement éducatif. Pour arriver à être entendus (ce qui a pris plusieurs mois), nous nous sommes beaucoup appuyés sur ce que nous disait Ryan. Bien entendu, nous n’avons jamais porté de jugement sur cette personne lors de ces entretiens, nous n’avons jamais donné à penser qu’elle représentait à nos yeux une mauvaise mère. Nous avons plutôt pointé des choses que Ryan faisait, qui n’étaient pas adaptées à son âge car elles généraient des perturbations dans son comportement. De ce fait, la mère de cet enfant a entendu nos propos comme des formes de conseils, des formes de participation au fait d’aider Ryan, des préoccupations partagées de répondre à ses besoins. Je crois que, de par cette centration sur les besoins de Ryan, notre discours l’a aidée à poser davantage de limites éducatives, à cerner le cadre qu’elle pouvait poser à la maison. Cela a nécessité un changement de ses représentations sur ce qu’elle mettait en place ou pas, et c’est pour cela que ça a occasionné plusieurs rencontres avec elle.
9 En effet, quand nous avions échangé pour la première fois avec cette personne au mois de septembre, elle avait affirmé poser un cadre strict à la maison, ce qui n’était absolument pas le cas, de notre point de vue et au regard des retours implicites que nous en avions par Ryan. Pour reprendre cette idée de cadre avec elle, nous lui avons posé beaucoup de questions personnelles, qui auraient pu être vécues comme intrusives mais dont je fais l’hypothèse qu’elles ont été acceptées car elles ont toujours été posées dans le souci explicite de mieux cerner les besoins de son enfant. Nous lui avons notamment demandé à quelle heure Ryan se couchait, à quelles heures il prenait ses repas, etc. Cela a permis de voir ce qu’elle mettait en place en termes de cadrage, et quelles autres choses pouvaient être à installer. Par exemple, pendant nos échanges, elle a réalisé qu’elle n’avait aucune idée de l’heure réelle à laquelle Ryan s’endormait le soir. Elle le voyait se coucher en même temps qu’elle, vers vingt-et-une heures, mais elle a réalisé, de par les propos de Ryan que nous lui avons rapportés et de par ses propres observations, qu’il se relevait dès qu’elle était endormie. Là encore, pour l’aider à prendre conscience des changements à opérer, nous avons centré notre propos sur Ryan, sur sa fatigue en classe, et, sur un autre plan, nous avons évoqué les idées noires qu’il véhiculait après avoir vu des images violentes. Nous avons sincèrement essayé d’accompagner cette mère dans le fait de trouver un cadre à poser, de construire un rythme de vie plus régulier pour l’enfant, de réaliser qu’il vivait des choses qui n’étaient pas de son âge. Ce qui a été le plus bénéfique a tout de même été le départ du cousin de la maison. Je pense que notre discours à la fois récurrent et bienveillant a aidé cette dame à prendre conscience, d’une part, de l’influence néfaste qu’exerçait sur son fils le neveu qu’elle avait accueilli sous son toit, et, d’autre part, de sa nécessité d’intervenir à ce sujet. Le fait que nous ayons régulièrement eu un discours partagé, non accusateur, centré sur les besoins de Ryan, l’a aidée à cheminer progressivement vers quelque chose qui a priori n’était pas évident pour elle : faire un choix éducatif significatif, qui incarnait sa responsabilité maternelle.
Accompagner un (des) parent(s) en difficulté
10 Cependant, dans le cadre de ces échanges, ce que la mère de Ryan a progressivement verbalisé a été une grande difficulté à assumer la responsabilité éducative de son enfant. C’est d’ailleurs pour cette raison que, l’année suivante, Ryan a été accueilli à la fois dans un Itep [3], en journée, et dans l’internat associé à cette structure, le soir, et que sa mère s’est déclarée pleinement d’accord avec cette orientation. Le fait que, pendant la semaine, Ryan soit pris en charge par des professeurs et des éducateurs l’a soulagée de la difficulté éducative qu’elle vivait. Malheureusement, aux nouvelles que j’ai pu en avoir au cours du premier trimestre de l’année scolaire suivante, la scolarisation de Ryan en Itep n’a pas été suffisamment bénéfique et apaisée pour qu’il puisse bénéficier d’un temps partiel d’inclusion en milieu ordinaire : il se montrait d’une manière générale plus calme mais restait dans un refus systématique, et parfois violent, du travail scolaire. Si la mère de Ryan avait pu assumer de pouvoir s’occuper de lui durant la moitié de la semaine scolaire, il aurait été intéressant qu’il soit scolarisé à temps partiel en Itep/internat, et à temps partiel dans le dispositif où j’enseigne. Cela aurait permis d’éviter à l’élève une rupture d’avec le milieu ordinaire. Cela aurait également permis de soulager les autres élèves de la classe de sa présence, à certains moments de la semaine, car son comportement a pu faire souffrir certains de ces élèves.
11 Nous avons également beaucoup insisté auprès de cette maman pour que les soins thérapeutiques de Ryan en CMP, qui avaient été interrompus l’année précédente, reprennent deux après-midis par semaine. Là encore, étant à l’écoute de notre intérêt pour les besoins de l’enfant, elle a accepté. Au CMP, Ryan affectionnait particulièrement les ateliers de cuisine, car il apprenait des recettes qu’il pouvait ensuite, selon ses dires, refaire avec sa mère, c’est-à-dire qu’il appréciait les activités par lesquelles il pouvait construire un lien privilégié avec sa mère. Il était également très fier de pouvoir montrer à sa maman, quand elle venait le chercher au CMP, les préparations qu’il avait réussies à élaborer dans ces ateliers de cuisine. J’ai pu constater que, durant les jours qui suivaient ce type de médiation au CMP, son comportement en classe était davantage auto-régulé, qu’il était plus détendu et plus agréable envers autrui. De plus, ces après-midis au CMP constituaient une véritable accroche pour des échanges avec lui (« Qu’as-tu fait hier au CMP, raconte-nous… »). J’étais en contact téléphonique régulier avec le psychologue qui le suivait au CMP, lequel m’indiquait (sans entrer dans les détails) comment cela se passait là-bas (notamment en termes d’interaction avec autrui), tandis que je l’informais de mon côté du comportement scolaire de Ryan. En effet, il avait été convenu en équipe éducative que nous nous appelions régulièrement pour faire le point sur les évolutions de Ryan, à chaque fois que quelque chose de significatif (positif ou négatif) pouvait se produire. J’indiquais en particulier au psychologue comment s’était comporté Ryan en classe après une séance au CMP et, à partir de cela, il faisait des liens avec des informations plutôt factuelles au sujet des ateliers de cuisine, en raison du secret professionnel auquel il était tenu.
Aider à redéfinir une posture parentale
12 Au cours de nos échanges avec la mère de Ryan, nous lui avons suggéré de modifier ses sanctions, c’est-à-dire de les revoir à la baisse mais de s’y tenir : il s’agissait par exemple d’éviter de le priver de télévision pendant quinze jours, alors que c’était une sanction difficile de mener à son terme (en effet, à force d’insistance, Ryan obtenait la levée de sa punition au bout de quelques heures). Nous avons essayé de l’accompagner dans le fait de poser un cadre acceptable et tenable. Comme nous n’avons jamais posé de jugement de valeur sur cette personne en tant que mère, elle s’est progressivement autorisée lors de nos réunions à réfléchir avec nous et elle a commencé à se révéler actrice de la situation, en proposant de faire différentes choses. Elle semblait reconnaissante de l’intérêt que nous portions à Ryan et nous a d’ailleurs appelés plusieurs fois l’année suivante pour nous donner de ses nouvelles. J’imagine qu’elle a également eu cette démarche car elle nous a sentis désireux et soucieux d’avoir des nouvelles de l’enfant.
13 Le fait que Ryan n’ait jamais vu sa mère travailler (celle-ci touchait le RSA [4] et son dernier emploi datait d’une dizaine d’années) a visiblement altéré sa relation au travail. Dans une rédaction où il devait décrire ce qu’il envisageait comme futur métier, il m’a expliqué que cela ne servait à rien de travailler, qu’il suffisait de se rendre à un distributeur et d’y retirer de l’argent. C’était difficile pour moi de remettre en question cette représentation de la vie active d’un adulte sans que l’élève ne perçoive dans mon propos un fond de critique envers le mode de vie de sa mère. Celle-ci essayait de le motiver à travailler en lui disant que, plus tard, s’il gagnait sa vie, il l’emmènerait en vacances. Elle ne semblait pas réaliser que c’était pour le moment à elle d’essayer d’emmener son enfant en vacances… Cette inversion de la responsabilité éducative nous a surpris, et nous avons essayé, avec tact, de lui rappeler ce qui relevait de son rôle. Ryan devait avoir du mal à trouver une place correspondant à son âge réel, entre son cousin qui lui faisait voir des images pornographiques, sa mère qui comptait sur lui pour assumer celle-ci plus tard et le cadre éducatif flottant qui avait pris place à la maison. C’est pourquoi, en classe, nous avons essayé d’installer un cadre de travail stable, à la fois ferme et juste, au sein duquel Ryan n’était jamais infantilisé mais où il pouvait vivre un rôle ordinaire d’enfant-élève co-responsable de ses apprentissages et de ses évolutions positives. Au cours du second trimestre de l’année scolaire, l’assistant social de la mère de Ryan a aidé celle-ci à trouver un travail d’employé de service à la cantine d’une école de la ville où j’enseigne, mais cette expérience professionnelle n’a duré que deux semaines, car elle l’a trouvée trop fatigante. Je dirais à ce sujet que c’est dommage, car, durant cette courte période, Ryan s’est montré heureux que sa mère travaille et l’a verbalisé à plusieurs reprises.
Les médiations croisées au niveau de l’école et l’accompagnement institutionnel
Les médiations de la directrice de l’école
14 Durant les mois où la situation s’est aggravée avec Ryan, celui-ci a passé beaucoup de temps à se calmer devant le bureau de la directrice, laquelle était déchargée à plein-temps. Ces temps de mise au calme faisaient suite à des actes violents, au cours desquels il saisissait des chaises et les jetait sur autrui, frappait ses camarades et parfois les adultes, insultait les enfants et les référents présents. Après ce type de débordement, la seule chose qui pouvait le canaliser et lui faire du bien était un isolement partiel, c’est-à-dire un isolement par rapport au reste du groupe d’enfants, incluant le maintien d’une présence adulte, d’un référent à qui il pouvait parler, et qui pouvait l’aider à mettre du sens sur ce qu’il s’était produit. Durant ces moments, la directrice jouait régulièrement le rôle de ce référent adulte. Elle donnait alors à Ryan de quoi dessiner, de quoi manipuler (de la pâte à modeler, etc.), de façon à ce qu’il puisse canaliser son attention sur autre chose que sa crise, qu’il puisse mettre à distance les raisons de celle-ci. Je ne sais pas si cela représentait la chose la plus pertinente à faire, mais c’est en tout cas de cette façon que nous avons collectivement choisi de gérer la situation à ce moment-là. Ce qui me semble important ici, c’est que, quel que soit le protocole établi en cas de crise, celui-ci soit anticipé au plan institutionnel et fasse l’objet d’un consensus, d’une adhésion de la part des personnes qui y participent et qui s’y tiennent. Il fallait que Ryan perçoive que nous étions cohérents, que les réponses à ses crises étaient toujours les mêmes quel que soit l’adulte concerné, et que nous ne changions pas de ligne directrice en fonction des frustrations qu’il vivait. Il était en effet important pour nous de ne pas investir un rapport de force qui nous aurait fait perdre notre crédibilité et qui l’aurait conforté dans ce type de relation problématique. Il nous a également paru nécessaire de trouver une façon ritualisée de gérer ce genre de problème, et ce afin de stabiliser le comportement de Ryan, de contenir ses émotions, de lui donner des repères en termes de réponse institutionnelle à ses crises. Il fallait qu’il puisse se recentrer sur lui-même tout en étant accompagné en ce sens, qu’il attribue du sens à la situation vécue, qu’il comprenne les ressorts (déclencheurs) de ses débordements émotionnels, et qu’il soit sous surveillance pendant ce moment de grande vulnérabilité psychique que représente la retombée de la crise. L’implication de la directrice dans ce protocole de gestion de crise s’est d’ailleurs révélée importante lors des entretiens avec la maman de Ryan, car cette référente pouvait alors témoigner de choses observées.
15 Non seulement le bureau de la directrice a fait office de contenant pour apaiser l’élève après une crise, mais il a également constitué un cadre de prévention de celle-ci. En effet, quand Ryan commençait à être en colère, ce que je pouvais faire pour éviter une crise de sa part était de lui proposer de sortir tout de suite de la classe et d’aller faire un tour dans le bureau de la directrice. Parfois, ce changement d’espace et de mode relationnel a suffi à le calmer. Mais d’autres fois, il a pu arriver que la crise ait lieu dans le bureau, et non en classe… Ryan s’employait alors à tenter de détruire l’espace matériel, en jetant notamment des objets au sol. Dans ce cas, la directrice lui disait que, lorsqu’il se trouvait dans cet état-là, ce qu’il était en train de faire ne l’intéressait pas, et que, quand il aurait retrouvé ses esprits, elle s’intéresserait de nouveau à lui et qu’il aurait à ranger le bureau. Généralement, il le faisait, c’est-à-dire que tout discours qui le responsabilisait tout en pointant ce qui était normalisé chez lui pouvait avoir un effet positif sur son comportement.
Les médiations des collègues de l’école
16 S’agissant des temps d’inclusion dans une classe du cycle 3, deux de mes collègues craignaient fortement d’avoir à gérer Ryan dans leur classe, et il a été important que la relation (de confiance) au sein de l’équipe pédagogique de l’école soit telle que ces collègues puissent verbaliser leur ressenti et qu’on évite de mettre en place des temps d’inclusion contre-productifs. Ryan a en premier lieu bénéficié d’une inclusion dans la classe de CM1, lors des séances d’histoire-géographie et de sciences. Nous avons privilégié ces disciplines pour les temps de scolarisation en classe dite ordinaire car c’étaient celles qui l’intéressaient le plus et cela lui offrait la possibilité de côtoyer uniquement des enfants de son âge. Comme le collègue concerné avait une expérience professionnelle antérieure en Clis et en Segpa [5], il n’a pas exprimé d’appréhension initiale par rapport à l’accueil de Ryan. Au début, c’est plutôt ce dernier qui a exprimé une appréhension, laquelle était celle de devoir travailler autant que les élèves de CM1 alors qu’il n’était pas scolarisé en CM1. Cette réticence, exprimée par l’enfant de manière quantitative (travailler autant), était plus probablement liée à une crainte de sa part de ne pas se sentir à la hauteur, par rapport aux élèves de la classe d’accueil. Pour l’aider à dépasser cela, mon collègue lui a initialement donné du travail à faire en lui indiquant que c’était un travail spécifique, élaboré spécialement pour lui, même si ce qu’il faisait lui permettait de suivre la séance au même titre que les autres élèves. Au début de l’année scolaire, Ryan allait volontiers en CM1, mais dès que sa situation s’est dégradée (autour des vacances d’automne), il n’a plus voulu s’y rendre. J’ai insisté auprès de lui pour que ces moments de scolarisation ordinaire soient maintenus, allant même, une fois, jusqu’à le porter dans les couloirs de l’école tout en lui disant que ces temps étaient importants pour lui. Comme il a hurlé, je n’ai pas renouvelé l’expérience. D’autant que l’évolution de son attitude en classe ordinaire a été similaire à l’évolution de son attitude en Clis : il a fini par ne plus rien faire et ne plus écouter du tout. Ceci dit, durant cette période critique de l’année, il a conservé plus longtemps une posture d’élève en CM1 qu’en Clis, et ce avant l’arrêt de ses temps d’inclusion. J’attribue cela au fait qu’il se sentait davantage appartenir à un groupe d’élèves ordinaires, des élèves qu’il considérait comme ses pairs parce qu’ils étaient en quelque sorte de son niveau.
17 Comme les séances d’EPS étaient menées conjointement par une collègue et moi-même pour les élèves de CM2 et de Clis, Ryan connaissait bien cette collègue. Quand celle-ci me voyait (ou m’entendait) être en difficulté avec lui, il lui arrivait souvent d’ouvrir sa porte, de l’appeler et de lui dire de venir dans sa classe. Elle formulait toujours sa demande de façon à valoriser Ryan et à lui donner un rôle à la fois social et scolaire : « Viens, tu vas nous aider à… ». Cette invitation pouvait le calmer, car Ryan se trouvait alors en situation d’aider les élèves de CM2, les grands. Pour étayer cette idée d’aide, ma collègue lui demandait son avis sur ce qu’elle était en train de faire avec le groupe : « Qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que tu ferais à notre place ? ». Cette médiation qui nourrissait son sentiment de compétence avait pour effet d’apaiser et de valoriser Ryan. Ensuite, dès qu’il était calmé, le professeur le renvoyait dans ma classe. De plus, cette collègue avait une classe de CM2 particulièrement difficile cette année-là, ce qui rend à mes yeux sa solidarité professionnelle d’autant plus appréciable. Elle a réussi à faire comprendre à ses élèves qu’ils devaient apprendre à ne pas réagir aux provocations de Ryan par les coups ou l’insulte. Pour ce faire, elle a mis en avant, d’une part, le fait que cet élève vivait des difficultés personnelles, et, d’autre part, que c’étaient aux adultes de gérer la situation. C’est-à-dire qu’en dehors des moments ponctuels de présence de Ryan dans la classe de CM2, le bon déroulement de ce dispositif d’accueil provisoire et des séances d’EPS communes a nécessité que ma collègue mette en place des micro-régulations régulières avec ses élèves. En d’autres termes, il a été nécessaire que ses médiations ne restent pas un implicite de la vie du groupe d’élèves impliqués dans celles-ci.
Les médiations partagées au sein de l’école
18 S’agissant des temps de récréation, mes collègues de l’école et moi-même avons progressivement mis en place un dispositif de retour en classe différé pour Ryan, qui quittait la cour quelques minutes après ses camarades. En effet, nous avons estimé en équipe qu’il avait besoin d’un temps pour se retrouver avant de se remettre au travail, d’une sorte de temps transitionnel pour soi, au cours duquel il lançait systématiquement un ballon contre un mur. Nous avons contractualisé ce moment avec lui, en lui indiquant qu’il lui serait accordé cinq minutes supplémentaires de récréation (sous la surveillance discrète de la directrice), à condition qu’il s’engage à monter de lui-même en classe. Cela fonctionnait la plupart du temps, mais pas toujours ! Il pouvait arriver qu’il refuse obstinément d’aller en classe et qu’il reste devant le bureau de la directrice jusqu’à ce qu’il soit de nouveau prêt à investir le groupe. Là encore, on peut remarquer sa difficulté à gérer une frustration : la fin de la récréation correspondait à la fois à la fin d’un moment qu’il aimait, et dont il ne voulait pas qu’il s’arrête, et à la reprise de ce qu’il aimait moins, à savoir le travail en classe. Cette frustration a fait qu’il ne vivait pas le moment de retour en classe comme une transition, mais comme une rupture, qu’il a fallu que nous aménagions en douceur. Le fait d’avoir accordé ce temps de récréation supplémentaire à Ryan n’a pas donné lieu à un sentiment d’injustice de la part des autres élèves de la Clis, car cette décision a été justifiée auprès d’eux comme relevant d’une logique généralisée de prise en compte de besoins personnels. Par exemple, en production d’écrits, certains élèves pouvaient bénéficier en classe d’une dictée à l’adulte tandis que Ryan devait tout écrire, et chaque enfant du groupe avait conscience de cette personnalisation des besoins, car je l’explicitais régulièrement.
Les temps transitionnels et l’organisation institutionnelle
19 D’une façon générale, tous les temps transitionnels entre un espace de vie et l’école en tant que lieu d’apprentissage étaient problématiques pour Ryan et ont nécessité un aménagement. Par exemple, en raison des difficultés de sa mère à assumer son rôle éducatif, un taxi missionné par la MDPH [6] le conduisait à l’école. Pour le dire simplement, le chauffeur de taxi n’en pouvait plus ! Au-delà des insultes envers les enfants et l’adulte, Ryan enlevait sa ceinture de sécurité et passait souvent une partie de son corps par la fenêtre de la voiture. Quand il faisait cela, le chauffeur continuait à rouler, et semblait, de par ce qu’il nous en disait, n’avoir aucune prise sur les agissements de Ryan. Nous lui avons vivement conseillé de s’arrêter, de discuter avec l’enfant et de s’assurer que celui-ci était en sécurité avant de reprendre le volant. Afin que les autres enfants présents dans le taxi arrivent à l’heure à l’école, nous lui avons également suggéré de déposer ces derniers avant de prendre Ryan chez lui (ce qui n’a pas été fait). Nous tenions à privilégier la sécurité de Ryan, même si c’était au détriment de sa ponctualité.
20 Au plan institutionnel, l’inspecteur de la circonscription est beaucoup intervenu pour accompagner la scolarisation de Ryan. Il a constitué une ETR (Équipe technique de régulation) au sujet de cet élève, ce qui n’est pas fréquent pour un élève de Clis, car ce type d’équipe concerne généralement des élèves en situation de crise majeure. Cette équipe était constituée de membres permanents (l’inspecteur, un directeur d’école, un directeur d’établissement spécialisé, un enseignant spécialisé) et de personnes directement en lien avec l’élève (la directrice de l’école, la psychologue scolaire et moi-même). L’inspecteur était au courant de tout ce qui se passait à l’école avec Ryan, car la directrice de l’école lui adressait des e-mails au sujet de tous les faits importants, et il a convoqué cette ETR au mois de janvier, c’est-à-dire à une période où la situation était critique. Cette réunion a été l’occasion pour nous d’évoquer les difficultés rencontrées, d’exposer ce que nous avions mis en place quand la situation de Ryan s’est dégradée et de réfléchir à l’avenir scolaire de Ryan.
Les médiations en classe et les interactions entre les élèves
Un aménagement des activités scolaires
21 Dès son arrivée le matin à l’école, Ryan manifestait de par son comportement comment allait se passer la journée avec lui. Parfois, il était souriant, avait envie de raconter quelque chose de positif qui s’était produit la veille, et, d’autres fois, il jetait son sac et manifestait d’emblée une forme de colère. Le facteur numéro un qui déterminait son comportement en classe était ce qui avait pu se passer la veille à la maison. Le facteur numéro deux était le travail que je lui proposais. Il arrivait que Ryan rejette d’emblée, le matin, le travail à effectuer, et cela pouvait durer toute la journée. Lors de ces journées, j’arrivais généralement à l’impliquer dans quelque chose de moins introspectif qu’une activité sur feuille, de plus collectif, comme une étude groupale de conte ou une activité sportive. D’ailleurs, en consultant son cahier d’activité, j’ai pu constater qu’il y avait précisément une réduction du volume de ses écrits pendant la période entre novembre et mars, c’est-à-dire durant la période où il était particulièrement perturbé à la maison. On peut remarquer que les perturbations qu’il vivait se sont accompagnées d’un refus de toute trace écrite et d’un désintérêt pour les traces écrites d’autrui. Quand il s’agissait de réaliser une production d’écrit à partir d’un texte étudié en classe, je proposais souvent à Ryan de passer par une activité intermédiaire de dessin avant de se lancer dans l’écriture. Plus précisément, je lui demandais d’exprimer par écrit non pas le sens de l’histoire, mais le sens de la traduction figurative et personnelle qu’il faisait de cette histoire. J’ai pu remarquer que le dessin pouvait alors opérer une transition entre le monde de l’oral, qu’il acceptait, et le monde de l’écrit, qu’il refusait la plupart du temps. Cette médiation, qui passait par la mise en place d’un moment transitionnel de dessin entre l’activité orale et l’activité écrite, a pu aider Ryan à continuer à produire des écrits. Cependant, il s’est produit durant l’année scolaire un événement qui a eu un effet très négatif sur Ryan : l’hospitalisation de sa mère, pendant une semaine. En effet, deux ans avant qu’il n’intègre la Clis, Ryan vivait avec sa mère et sa grand-mère, et c’est plutôt cette dernière qui assumait son éducation. Le problème est qu’elle a été hospitalisée durant l’année qui a précédé l’arrivée de Ryan dans mon école, pour une opération a priori plutôt bénigne, et qu’elle est décédée à l’hôpital. Or, lorsque la mère de Ryan s’est rendue à l’hôpital pour y subir elle aussi une opération, elle a dit à son enfant à peu près la même chose que ce que lui avait dit sa grand-mère un an auparavant : « Tout va bien, je reviens dans une semaine. » Pour résumer les choses, nous avons tous vécu une semaine de folie, pendant cette hospitalisation. Ryan tentait d’évacuer son angoisse en insultant autrui de façon permanente, il exprimait tout le temps le besoin de voir sa mère. Il a même fugué de l’école en se jouant des deux services de cantine, c’est-à-dire en faisant croire au personnel de cantine de chaque service qu’il déjeunerait durant l’autre service. La directrice de l’école, partie à sa recherche, l’a finalement trouvé en bas de chez lui : il attendait que quelqu’un lui ouvre la porte d’entrée et ne voulait pas s’éloigner de cette porte. Il avait l’espoir que sa mère soit chez eux. Pour le faire revenir à l’école, la directrice a proposé à Ryan d’essayer d’appeler sa mère à l’hôpital depuis son bureau, et il l’a accepté. Sans cela, elle n’aurait pas réussi à le faire revenir à l’école de son plein gré. Durant cette semaine, Ryan était également en permanence dans l’affrontement physique. D’habitude, quand je sentais de la frustration monter en lui, il m’arrivait de lui poser les mains sur le dos, pour le contenir, pour lui offrir un contact rassurant. Mais là, le moindre contact était suivi de coups de poings dans le ventre et de coups de pieds dans les jambes. J’étais obligé de le maintenir au sol pour le calmer et éviter toute blessure, ce qui était très désagréable pour lui, pour moi, et pour les autres élèves de la classe. Le fait de voir l’autorité du maître remise en cause a été très déstabilisant pour certains enfants. Durant cette période, l’un d’eux s’est même créé une amie imaginaire pour se protéger. J’ai remarqué que cette amie imaginaire a ensuite disparu quand Ryan est allé mieux, plus tard dans l’année.
Un travail coordonné avec celui de l’AVS
22 Durant les moments de tension extrême, au cours desquels Ryan était si perturbé que les autres élèves ne pouvaient plus poursuivre leur activité, j’ai mis en place avec l’AVS-Co [7] qui travaillait dans ma classe une sorte de protocole : je m’occupais de Ryan et je sortais de la classe avec lui si c’était nécessaire, tandis qu’elle proposait au groupe un petit jeu (du type Dessinez c’est gagné) afin de recréer une ambiance sereine en attendant que je revienne. Le fait que l’élève en crise sorte de la classe était également rassurant pour ses pairs. Quand je revenais dans la classe, sur le moment, je ne m’attardais pas sur ce qu’il s’était passé, afin de ne pas rompre la dynamique engagée par l’AVS. Par contre, à un moment ultérieur, nous revenions sur les événements vécus au cours de la semaine et les élèves pouvaient en particulier exprimer leur ressenti par rapport aux actes de violence qui s’étaient déroulés. Ce type de régulation groupale avait lieu un après-midi sur deux. L’AVS et moi avions alors un discours modérateur, centré sur le fait que chacun dans le groupe pouvait rencontrer des difficultés spécifiques, que les difficultés de Ryan étaient comportementales, qu’il avait du mal à accepter certaines contraintes et que, malheureusement, cela se traduisait par de la violence. Durant ces temps d’échanges, nous insistions sur le fait que notre rôle était de faire en sorte que personne dans le groupe ne soit violent envers les autres. Autrement dit, nous nous positionnions en tant que garants du cadre. Il me semble que cette mise en sens des situations vécues et cette explicitation de notre rôle ont fait que les élèves ont fini par accepter les spécificités de Ryan et ont su éviter des réactions marquées de rejet en sa présence. Cependant, dans le même temps, ils ont développé des modes de défense quand ils se sont sentis agressés par lui (comme le fait de le repousser physiquement). Les moments de crise n’ont globalement pas empêché la poursuite des jeux entre élèves à la récréation, même si j’ai pu constater que trois élèves de la Clis, qui craignaient fortement Ryan, ne s’en approchaient pas. Pendant les moments où Ryan manifestait une très forte opposition, l’AVS et moi coordonnions nos actions de la façon suivante : l’un essayait de contenir l’élève et de le calmer, tandis que l’autre se plaçait entre lui et les autres enfants afin de protéger ceux-ci. Quand il m’arrivait de sortir de la classe avec Ryan, deux cas étaient possibles : soit les élèves étaient clairement en train de poursuivre leur travail, et dans ce cas l’AVS les accompagnait en ce sens. Soit les élèves étaient visiblement perturbés, et l’AVS les rassemblait alors au coin regroupement, pour une activité ludique décrochée. Il arrivait également que ce soit l’AVS qui sorte de la classe avec Ryan ou lui propose une activité, afin de privilégier à ce moment-là une interaction duelle. Elle l’amenait aussi à se focaliser sur des productions scolaires personnelles : par exemple, s’il avait fait un dessin, elle l’interrogeait au sujet de celui-ci, et faisait de même pour une production écrite. Elle ne le questionnait pas tout de suite : elle attendait qu’il soit de nouveau engagé dans une activité pour échanger verbalement avec lui. Aussi, en fonction de la gravité de la situation, cela pouvait être elle ou moi qui essayions d’apaiser Ryan au cours d’un moment de crise ou après ce moment. Cela me semble important que chacun des deux adultes présents dans la classe puisse tenir ce rôle de référent symbolique privilégié. L’AVS et moi-même avons beaucoup discuté au sujet de ce que nous pouvions mettre en place pour gérer ces situations violentes. Nous avons parfois vécu des moments de découragement, mais ce qui nous a fait tenir a été le fait de nous centrer sur la nécessaire protection physique et psychique de Ryan et des autres élèves, associé au sentiment d’être responsables d’eux.
L’influence du comportement de l’élève sur autrui
23 Ce qui m’a semblé particulièrement problématique au cours de l’année de scolarisation de Ryan dans la Clis a été que des élèves déjà perturbés ou fragiles soient aux prises avec des actes violents auxquels ils n’étaient pas préparés. En tant que professionnels de l’éducation, nous pouvons anticiper ce type de situations en lien avec des troubles du comportement, ou tout du moins savoir qu’elles peuvent se produire. En tant qu’élèves de la Clis, c’est différent. Par exemple, quand Ryan m’insultait, cela ne m’atteignait pas, et je le lui disais, d’ailleurs : je lui expliquais qu’à certains moments il n’était pas lui-même et que tout ce qu’il pouvait dire lui servait uniquement à se défouler. Ce discours adressé à l’élève était également entendu par ses pairs, ce qui était à mes yeux important car ces derniers étaient déstabilisés par la transgression du cadre relationnel que représentait ce type d’insulte à l’adulte. Par contre, quand Ryan agressait verbalement ses camarades, c’était pour moi difficile à vivre, car cela les blessait, et Ryan savait qui provoquer verbalement pour que cela provoque une forte réaction. Une fois calmé, il ne manifestait pas de remords et ne semblait pas ressentir d’empathie envers eux. Il se montrait cependant en recherche d’affection de la part de l’adulte. Après une crise, il adoptait une voix enfantine pour s’adresser à moi, cherchait mon contact, et j’avais le sentiment d’un véritable moment de régression, d’un moment où il se positionnait comme un tout petit garçon. Peut-être qu’il avait intégré qu’en se comportant comme cela avec sa mère, il arrivait à obtenir son affection après un comportement violent. De mon côté, je gardais une posture d’adulte et, tout en le rassurant, je n’alimentais pas sa posture enfantine (par exemple, je ne changeais pas de ton de voix pour m’adapter au sien), j’essayais au contraire de le responsabiliser par rapport à ses actes.
24 Les propos et gestes orduriers de Ryan n’ont pas provoqué, en classe, de contagion auprès des autres élèves, mais certains parents m’ont néanmoins signalé que leur enfant reproduisait à la maison les insultes et gestes obscènes entendus ou observés pendant la journée (doigts d’honneur, par exemple). Quand cela s’est produit, je n’ai jamais pointé Ryan comme étant à l’origine de cela, j’ai dit aux parents que malheureusement, les enfants entendaient et voyaient des choses ordurières à l’école et avaient tendance à les reproduire. J’interprète le constat selon lequel cela ne s’est jamais produit en classe par le fait que les élèves m’entendaient systématiquement dire à Ryan que c’était interdit. Ils ont alors testé ce type d’expression dans un autre cadre !
25 Un jour, à force de répéter à Ryan « Tais-toi », je me suis entendu lui dire « Ta gueule ». Il m’a regardé d’un air surpris, et j’ai été moi-même étonné par mon propos, car ce n’est pas du tout une expression que j’utilise, même en étant en colère. En revanche, c’est quelque chose que Ryan m’a très souvent dit. Le risque de mimétisme du comportement d’autrui me semble donc bien réel. J’ai tout de suite rectifié mon propos en indiquant que celui-ci était allé trop loin, et en le reformulant : « Tu gênes les autres, tais-toi ». Je me souviens qu’un autre élève m’a entendu et a levé la tête dans ma direction. Il m’a écouté me reprendre et s’est tout de suite remis au travail, sans un regard de soutien envers Ryan ou de mécontentement envers moi.
Des activités qui contribuent à une évolution positive
26 L’attitude de Ryan a évolué quand j’ai mis en place au second semestre de l’année une activité qui lui a donné envie de s’investir, en l’occurrence l’équitation. Ce que j’ai observé de nouveau a été qu’il aidait ses camarades, et en particulier les plus petits ou les plus craintifs, à s’occuper des poneys. Après l’avoir observé, je pense que ce qui lui plaisait vraiment dans cette activité était le fait de prendre soin de l’animal. De plus, comme l’éducateur sportif du centre équestre attendait des enfants qu’ils aient un comportement calme face aux poneys, quand Ryan entrait dans ses débordements (par exemple les insultes), il lui demandait de s’éloigner quelques minutes des animaux. C’était efficace, car la motivation de Ryan lui permettait d’accepter cette sanction et de revenir, calmé, au sein du groupe.
27 Le souci est que le niveau scolaire de Ryan a peu évolué au cours de cette année, et j’y vois un grand gâchis en raison de ses capacités. Quand j’arrivais à obtenir de lui qu’il travaille, il s’employait à saborder ce qu’il faisait, en écrivant très gros, en gribouillant sa feuille, etc. J’ai remarqué que lorsque j’associais des supports imagés à des activités plus symboliques, comme les activités de lecture, le refus de travailler était moins marqué. Il acceptait régulièrement de travailler avec ses pairs, mais ces derniers n’étaient pas vraiment emballés ! Quand cela se produisait, je veillais à le faire interagir avec des enfants de son âge, et je privilégiais alors des enfants assez pertinents, qu’il puisse considérer comme des pairs. Si je lui demandais de travailler avec des enfants qui étaient davantage en difficulté que lui, il ne pouvait même pas envisager d’avoir un rôle de tuteur par rapport à eux, ma demande générait immédiatement des hurlements. Il n’hésitait pas à argumenter son refus en disant que, de toute façon, ces élèves étaient « nuls » et qu’ils ne feraient « jamais rien de leur vie ». Ce qui était paradoxal, c’est que les élèves visés sentaient bien qu’il les critiquait, mais ne comprenaient pas ses arguments !
28 Dès qu’en littérature de jeunesse, nous abordions la question de l’amour, cela faisait l’objet de débordements. Ryan se levait, faisait des mouvements explicites, et bien sûr les autres élèves étaient très gênés. Quand ce genre de choses se produisait, dans un premier temps, par rapport aux membres du groupe, je demandais à Ryan d’arrêter ce qu’il était en train de faire, pour pointer qu’il y avait là un comportement déplacé et que j’attendais en classe une attitude correcte. Il obéissait plus ou moins, mais uniquement quand mes yeux étaient posés sur lui. Comme j’avais la chance d’être aidé dans ma classe par l’AVS, nous étions convenus que, dans ces moments-là, son rôle était d’essayer de canaliser Ryan sur le texte étudié, et pour cela, de l’isoler un petit peu du groupe si nécessaire. Mon double objectif était que Ryan ne perde pas le fil de l’histoire, et que ce soit également le cas pour les autres élèves, c’est-à-dire que leur attention ne se focalise pas sur lui. Comme les histoires que l’on étudiait l’intéressaient beaucoup, Ryan arrivait à se recentrer sur la tâche. Les livres étaient quelque chose qui le passionnaient. D’ailleurs, quand il était disposé à apprendre, il lisait et écrivait bien. Quand il s’intéressait à une histoire, il voulait en connaître la suite et il lui arrivait régulièrement de prendre un livre ou un magazine dans la bibliothèque de la classe. Il est vrai que les lectures qu’il choisissait s’adressaient à des enfants bien plus jeunes que lui, mais il prenait un réel plaisir à lire.
29 Lorsqu’il nous arrivait de lire ensemble un conte, que je posais des questions de compréhension au sujet de l’histoire et que des élèves n’arrivaient pas à faire des inférences, il les traitait de débiles ou me prenait à témoin pour me dire « Tu as vu ? Il n’a pas compris ça, il est complètement c…, lui ! ». Pour gérer ce type de situation, en plus d’un recadrage, j’essayais de pointer le fait que chaque enfant a des domaines de réussite et des domaines de difficulté. Je mettais également en avant une égalité contractuelle, c’est-à-dire le fait que les autres élèves ne réagissaient pas de la même façon quand lui-même rencontrait des difficultés. J’avais le même type de discours quand c’était lui qui ne comprenait pas un texte et qu’il finissait par s’exclamer : « Mais qu’est-ce que je suis c…, moi aussi ! ».
30 En mathématiques, Ryan n’acceptait que les procédures qu’il maîtrisait. Il voulait bien effectuer de nombreux calculs, mais à condition que cela passe par les techniques opératoires qu’il connaissait. Je suppose qu’il appréciait leur côté répétitif et structurant. Face à une soustraction avec retenue, il changeait le signe « - » en signe « + » et le justifiait de façon logique : « Sinon je ne sais pas le faire ». Il me disait même : « Ne t’inquiète pas, j’ai changé le « - » ! ». En mathématiques, il gérait ses erreurs par l’évitement, mais il lui arrivait aussi de vouloir détruire son support d’activité, de se dévaloriser (« Je suis nul »), de dénigrer la tâche. Quand il appréciait l’activité, il la poursuivait et corrigeait son erreur mais, dans tous les cas, ses réactions avaient en commun de lui éviter d’avoir un regard introspectif sur sa production. Je fais ici l’hypothèse que sa relation à l’erreur allait de pair avec son manque de sécurité interne, tout comme son besoin d’activités plutôt « systématiques » (que j’articulais néanmoins avec des activités plus réflexives).
Conclusion : une approche pédagogique, clinique et systémique de la situation
31 Tout au long de cet article, j’ai tenté d’expliciter et d’analyser une expérience d’enseignement auprès d’un élève présentant des troubles du comportement. Je dirais que, quelle que soit la complexité de la situation, le fait de garder le cap d’une approche à la fois pédagogique, clinique et systémique des troubles m’a aidé à construire une ligne directrice dans mon travail avec cet élève. En effet, j’ai maintenu un ancrage pédagogique de ma relation avec Ryan, en ce sens que je n’ai jamais quitté ma posture d’enseignant (qui tente de prendre en compte des besoins dans le but de favoriser des apprentissages) pour investir une autre posture (de parent, de psychologue, etc.) qui aurait pu être induite par les situations problématiques que cet élève vivait. Je me suis également employé à analyser sous un angle clinique ce que renvoyait Ryan, sans attribuer de façon unilatérale ses comportements scolaires à une carence éducative, à une faille parentale, mais en tentant de situer ce qu’il disait ou faisait à l’interface de sa subjectivité propre, de son environnement et des dispositifs d’apprentissage qui ont pu être mis en place. Enfin, je n’ai eu de cesse, pour interpréter ceux-ci, de rechercher les déclencheurs d’une attitude acceptable (ou non) de la part de cet élève (dans les activités proposées en classe, dans ses relations avec ses pairs, son parent, mes collègues, nos partenaires, moi, etc.). Autrement dit, en plaçant Ryan au centre d’un réseau de médiations pédagogiques, institutionnelles, éducatives, partenariales, mon équipe et moi-même avons envisagé de façon systémique l’aide que l’on pouvait apporter à cet élève.
Mots-clés éditeurs : Enseignement, Ulis école, Besoins, Apprentissage, Troubles du comportement
Date de mise en ligne : 03/06/2016.
https://doi.org/10.3917/nras.072.0193Notes
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[1]
Depuis la circulaire nº 2015-129 du 21 août 2015, les Clis (Classes pour l’inclusion scolaire) sont désormais nommées Ulis école (Unités localisées pour l’inclusion scolaire à l’école).
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[2]
Dans la suite, l’acronyme Clis sera utilisé (au lieu de l’acronyme Ulis école), car l’expérience professionnelle relatée dans cet article a eu lieu au cours d’une année scolaire durant laquelle le type de dispositif ici étudié s’appelait encore une Clis.
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[3]
Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique.
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[4]
Revenu de solidarité active.
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[5]
Section d’enseignement général et professionnel adapté.
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[6]
Maison départementale des personnes handicapées.
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[7]
Auxiliaire de vie scolaire dont la mission est d’aider le collectif, c’est-à-dire l’ensemble des élèves du dispositif.