Couverture de NRAS_072

Article de revue

Étude d’un cadrage institutionnel et de représentations sociales au sujet des élèves hautement perturbateurs

Pages 141 à 151

Notes

« Les jeunes aujourd’hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler, ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent.
Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres. »
Platon, citant les propos de Socrate dans La République, livre VII, 348 avant Jésus-Christ.

1 Ces considérations socratiques sont significatives d’une perturbation des usages sociaux et de la norme sociale de l’époque de ce philosophe. Elles apportent aussi un éclairage au sujet des représentations sociales sur la jeunesse de cette époque. Plus que la question – intemporelle – du conflit intergénérationnel, ce sont les représentations véhiculées par les affirmations de Socrate (cité par Platon) qui m’intéressent, dans ce qu’elles nous livrent de la norme sociale et des rapports sociaux, en particulier dans le domaine éducatif. Aujourd’hui, en 2015 après Jésus-Christ, il est bien sûr facile d’établir un parallèle entre les jeunes décrits dans La République et ceux que nous côtoyons au quotidien. Il n’est en effet pas rare d’entendre en salle des professeurs, que ce soit dans le premier ou le second degré, qu’un élève méprise l’autorité ou bavarde au lieu de travailler. Il est cependant plus rare d’y entendre que des jeunes tyrannisent leurs maîtres. Chez les Grecs, le tyran était « celui qui s’emparait de l’autorité souveraine sur une communauté républicaine, soit qu’il l’exerçât avec modération et douceur, soit qu’il en abusât[1] ». Certains élèves ont parfois des attitudes qui s’opposent à l’autorité de l’enseignant. J’entends ici sous le terme autorité une référence à la loi établie, dont l’adulte est le garant, ainsi qu’une référence aux savoirs, que l’on trouve par exemple dans l’expression faire autorité. Plus que l’enseignant lui-même et la fonction symbolique de son rôle, c’est la petite société du groupe-classe, ou même l’ensemble d’une école ou d’un établissement scolaire, que ces élèves vécus comme tyranniques viennent déranger.

2 Les qualificatifs par lesquels on les désigne sont variés : on parle d’élèves très difficiles, perturbés, à la personnalité troublée, en grande difficulté relationnelle, etc. Chacun, selon sa sensibilité personnelle et sa culture professionnelle, essaie d’employer le terme qui lui convient. L’expression qui a retenu mon attention est celle d’élève perturbateur. Comme nous le verrons plus loin, cette expression est institutionnellement employée depuis quelques années dans le département du Val-de-Marne, où j’exerce en tant que conseiller pédagogique pour l’ASH. Selon le dictionnaire du Centre national de ressources textuelles et lexicales [2], est considéré comme perturbateur « celui ou celle qui trouble l’ordre, qui cause du désordre, […] qui met en désordre ». Toujours selon le même dictionnaire, dans le domaine de l’astronomie, une force perturbatrice est une « force dont l’effet modifie celui d’une force plus importante ». Nombreux sont les professionnels de l’éducation, et je suis de ceux-là, qui ont vu de façon très pratique s’opposer ces forces, sans pouvoir toujours réguler ce phénomène. L’objet de cet article est de décrire et d’analyser la quête de sens que j’ai engagée au sujet de ces élèves.

Une nouvelle désignation institutionnelle : les élèves perturbateurs

3 Au cours de l’année scolaire 2007-2008, l’usage de l’expression élève perturbateur s’est accru dans les réunions institutionnelles auxquelles j’ai participé dans le Val-de-Marne. Ensuite, en septembre 2008, une circulaire académique intitulée « Régulation scolaire pour les élèves au comportement hautement perturbateur » est venue institutionnaliser à la fois la façon de désigner ce type d’élèves et les dispositifs mis en place pour les prendre en considération. En l’occurrence, un pôle d’aide et de ressources, constitué de trois enseignants régulateurs, a été constitué. Je me suis alors intéressé à la création de ce dispositif et me suis demandé quel public d’élèves était précisément visé par celui-ci.

4 J’ai tout naturellement interrogé mon expérience professionnelle : en quinze ans d’enseignement en Segpa [3], il se trouvait chaque année des élèves venant perturber notre vie de classe. Notamment des jeunes qui, ayant décodé les subtilités d’un fonctionnement institutionnel, les utilisaient comme des ressorts pour le faire dysfonctionner, au grand dam du garant institutionnel et pédagogique que j’étais. Mais jamais, autant qu’il m’en souvienne, je n’ai été tenté d’utiliser à leur égard le terme d’élève perturbateur. Je n’ai pas non plus le souvenir que l’expression ait été employée lors des réunions d’équipe pédagogique auxquelles je participais régulièrement. Pourtant, il est un fait avéré : ces élèves perturbaient l’institution, les adultes et les autres jeunes.

5 Ensuite, en tant que conseiller pédagogique, j’ai travaillé pendant une dizaine d’années autour de différentes problématiques touchant au domaine des pathologies mentales et du handicap. J’ai ainsi eu à réfléchir aux répercussions pédagogiques de l’autisme, des troubles psychotiques ou névrotiques, des troubles cognitifs ou du comportement. Mes investigations à ce sujet m’ont donné l’occasion de rencontrer des médecins, et en particulier des psychiatres, qui ont témoigné de différentes conceptions sur la façon de diagnostiquer les troubles et d’y apporter des réponses. Ces diverses situations d’enfants et d’adolescents, touchant au handicap, sont également de celles qui interrogent, en le bousculant, le fonctionnement scolaire normal. Ces situations demandent des aides et adaptations spécifiques, qui dépassent la seule sphère de l’école, comme par exemple des prises en charge thérapeutiques et éducatives. Ma mission de conseil pédagogique m’a ainsi conduit à rencontrer un large éventail de professionnels, lesquels investissaient des approches différentes et faisaient usage de terminologies différentes. Et dans ce contexte non plus, il n’était nullement question de l’élève perturbateur.

6 Aussi, jamais, dans mon souvenir, au cours de plus de vingt-cinq années d’enseignement et de formation, je n’ai eu à côtoyer le terme perturbateur en tant que catégorie désignant une population spécifique d’élèves, ou que concept se référant à une nouvelle approche éducative, à la différence des autres dénominations que j’ai énoncées plus haut. Certes, j’ai rencontré le verbe perturber à quelques reprises, dans des dossiers ou bilans scolaires, et j’ai pu entendre le terme perturbateur en tant qu’adjectif utilisé par un enseignant pour décrire oralement un élève agité en classe. L’élève perturbateur ne semblant relever officiellement ni de la difficulté scolaire, ni du domaine de la pathologie ou du handicap, j’ai recherché ce qui se rapportait à lui au plan réglementaire. J’ai utilisé Mentor, le moteur de recherche du site du Bulletin officiel de l’Éducation nationale. C’est un outil performant, qui autorise des recherches exhaustives, puisqu’il permet de retrouver les références de l’intégralité des textes officiels depuis août 1989, avec une indexation détaillée et des options de recherche variées (par mots-clés, par nature du texte, etc.). À ma grande surprise, ma recherche s’est soldée par un échec : je n’ai trouvé aucun texte qui soit paru au Bulletin officiel et qui contienne le terme perturbateur. À ce stade de mon questionnement, je me suis rendu compte que le dispositif de Régulation scolaire pour les élèves au comportement hautement perturbateur créé par l’Inspection académique du Val-de-Marne se référait à des élèves pour lesquels il n’existait aucune directive émanant du ministère de l’Éducation nationale. Ce dispositif relevait donc d’une innovation institutionnelle, que j’ai éprouvé le besoin d’explorer pour en cerner les contours pédagogiques.

Le cadrage départemental de l’aide apportée aux élèves hautement perturbateurs

7 Le dispositif évoqué dans ce qui précède a fait l’objet d’un document de cadrage auquel j’ai eu accès, car il était destiné à l’institution scolaire et avait vocation à apporter une réponse fonctionnelle à des perturbations relationnelles. Le document était titré Régulation scolaire pour les élèves au comportement hautement perturbateur, et sous-titré Dispositif d’aide aux élèves et aux écoles. L’utilisation du terme dispositif place d’entrée le texte dans une logique institutionnelle. On peut remarquer que la réponse à la problématique de l’élève dit perturbateur est une réponse en termes de fonctionnement institutionnel. Cette approche se retrouve aussi dans l’organisation globale du texte, celui-ci étant composé de cinq parties :

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  • Une introduction, destinée à définir les objectifs du dispositif.
  • Une description du profil et des missions de l’enseignant régulateur, clef de voûte du dispositif.
  • Le protocole de régulation scolaire, qui a pour objet de cadrer la saisine des enseignants régulateurs.
  • Les démarches et actions possibles de l’inspecteur de circonscription avant l’intervention de la régulation scolaire, cet inspecteur étant le garant du fonctionnement institutionnel du dispositif.
  • L’évaluation du dispositif, qui a pour but de discerner sa pertinence.

9 Je vais me centrer dans ce qui suit sur ce qui m’a le plus interpellé à la lecture du document, et non sur l’intégralité de celui-ci. L’introduction du document de cadrage m’a semblé particulièrement intéressante à étudier, car cette dernière permet de comprendre les enjeux associés à la création du dispositif. Elle est en effet assez claire quant aux objectifs énoncés : Il n’est pas question de l’élève, mais des enseignants et du fonctionnement de l’école : « Ce dispositif est destiné à venir en aide aux enseignants » ; « L’objectif est d’apporter un appui direct aux équipes pédagogiques » ;

10 « Cette démarche est un moyen de rompre l’isolement du professeur en situation de crise ». Des expressions particulièrement significatives témoignent d’une recherche de normalisation : il est visé un « retour à l’équilibre sur l’école », un « nouveau contrôle de la situation ». La lecture de cette introduction m’a fait penser à Michel Foucault, pour qui « le pouvoir de la normalisation contraint à l’homogénéité[4] ». On voit bien ici que l’élève perturbateur bouleverse l’homogénéité relative de l’école. L’institution prend acte d’une perte de contrôle et s’efforce de contribuer à aider les enseignants à retrouver une situation de fonctionnement normale, chacun devant se repositionner. J’ai retrouvé cette fonctionnalité dans l’énoncé du profil et des missions de l’enseignant régulateur, lequel vise « la sécurité des personnes », « aide à retrouver un équilibre sur l’école » et doit « se positionner en terme de ressources ». Cette dernière considération met en avant la nécessaire disponibilité de cet enseignant, qui se situe à la fois au service du dispositif dans son ensemble et de chaque acteur.

11 Le document de cadrage se place aussi dans le contexte global de l’école. Il ne se contente pas de considérer la relation élève/enseignant (sans toutefois minimiser les difficultés du maître). Le texte indique l’ensemble des personnes concernées : l’élève, l’enseignant, l’équipe, la famille. L’enseignant régulateur se doit d’ailleurs d’« assurer un lien avec la famille » et de s’inscrire dans les rouages habituels de l’institution : réunions d’équipe, réunions d’harmonisation, réunions pluricatégorielles de prévention, d’évaluation ou d’orientation.

12 J’ai également remarqué que le texte ne fait aucune remarque ou recommandation en lien avec les représentations sociales des professeurs au sujet des élèves perturbateurs ou des interventions pédagogiques des enseignants régulateurs. Il est bien question d’un « rôle éducatif et pédagogique », et d’une nécessité de « mettre en place des situations pédagogiques et éducatives », mais cette dimension est laissée à l’appréciation des acteurs, ainsi que la différenciation entre pédagogie et éducation. En ce sens, le document est plutôt technique et laisse à supposer que seul l’élève perturbateur nécessite la mise en place de situations pédagogiques et éducatives. Une certaine liberté est laissée à l’enseignant régulateur sur les modalités de son action. Quelques précisions sont cependant fournies : il s’agit de « faire comprendre à l’élève son besoin d’aide », « d’aménager des espaces de médiation », de « savoir concilier patience et fermeté ». Ces compétences sont considérées comme déterminantes, car elles font partie de la définition du rôle de l’enseignant régulateur : il doit donc être médiateur et montrer des compétences relationnelles.

13 Le cadrage montre également que la régulation est modulable dans le temps pour ce qui concerne la durée de chaque intervention avec l’élève. Par contre, la durée globale de l’intervention auprès de l’équipe d’une école est limitée dans le temps, à trois semaines maximum. Je fais l’hypothèse qu’il s’agit ici d’éviter des confusions par rapport à l’aide (notamment à dominante rééducative) apportée par le Rased aux élèves signalés comme n’entrant pas dans les apprentissages, ainsi que le risque qu’une posture d’assistanat de la part des équipes de terrain (si l’action du régulateur s’ancre dans le temps).

14 Le protocole de saisine de l’enseignant régulateur est précis et envisagé d’un point de vue hiérarchique : les enseignants doivent contacter leur IEN, qui contacte à son tour l’inspecteur référent de l’enseignant régulateur. Il s’agit pour cet inspecteur d’une mission complémentaire, qui s’ajoute à ses missions habituelles.

15 À la lecture de ce document de cadrage, il m’est donc apparu que :

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  • Le rapport institution/élève perturbateur est perçu comme un rapport de force, au sens astronomique (vu plus haut), c’est-à-dire comme un rapport entre de deux dynamiques qui interagissent et s’opposent.
  • Cependant, la réponse institutionnelle ne relève pas d’un rapport de force au sens strict (du type : sanction, coercition, dissuasion, répression…). C’est une réponse fonctionnelle qui met en avant les interactions entre les différents acteurs.
  • La régulation s’inscrit dans les rouages institutionnels. J’ai d’ailleurs appris par la suite que la création du dispositif avait été initiée par des cadres de l’Éducation nationale, pour répondre à des dysfonctionnements scolaires.

17 On voit ici que la situation de l’élève perturbateur ne peut constituer un phénomène spécifique en soi. Sa prise en compte requiert la conjonction d’un ensemble de facteurs. Le système des relations, le contexte institutionnel, le climat de la classe, la conception pédagogique sont autant de facteurs sous-tendus comme conditions potentielles du surgissement des formes de perturbation. Il ne s’agit donc pas d’étudier chacun des éléments qui gravitent autour de l’élève perturbateur, mais d’analyser l’articulation de ces différents éléments entre eux.

Les représentations et médiations des professionnels

18 Pour en apprendre davantage sur le dispositif de Régulation scolaire pour les élèves au comportement hautement perturbateur, j’ai décidé de contacter les trois enseignants régulateurs en charge du dispositif et de m’entretenir avec eux. Le choix de l’entretien s’est en quelque sorte fait par élimination. En effet, il m’était impossible de m’immiscer dans les actions de régulation : en raison de ma mission de conseil pédagogique, cela aurait pu mettre mal à l’aise les enseignants et les élèves, voire perturber la dynamique de la médiation, notamment si j’avais été tenté de m’impliquer dans la réflexion d’équipe. J’ai également mis de côté l’idée d’un questionnaire à faire renseigner par les enseignants régulateurs, car je n’avais pas d’objectif quantitatif (et l’échantillon aurait été de toute façon trop restreint pour procéder à une analyse quantitative). L’entretien m’a semblé le plus adapté car il permet de donner une orientation aux échanges en fonction d’objectifs. Il autorise, par la relance, à demander des précisions, à entrer dans les détails, à voir se révéler les représentations, par une « immersion dans le monde subjectif d’autrui[5] ». Le tableau ci-dessous résume ce que je cherchais à élucider dans le cadre de ces échanges individuels.

Thématique de l’échangeObjectifQuestion
L’élève perturbateur.Cerner les représentations des enseignants régulateurs au sujet des élèves ciblés par leur action.Pour vous, qu’est-ce qu’un élève perturbateur ?
Les réponses apportées par l’équipe.Connaître les stratégies pédagogiques engagées au sein de l’école et des classes.Quelles réponses ont été apportées ?
Le protocole de demande d’aide.Comprendre comment l’information concernant le dispositif s’est diffusée et comment s’est opérée la demande de régulation.Comment avez-vous eu connaissance de la demande de régulation ?
Le dispositif d’aide.Susciter une analyse réflexive/critique au sujet du cadrage du dispositif.Le document vous semble-t-il correspondre
à… ?
La médiation du régulateur.Connaître les stratégies du régulateur.Quels sont pour vous les éléments clefs de la régulation ?

19 Les trois enseignants régulateurs ont accepté que je m’entretienne avec eux, sur la base des questions que j’avais anticipées. J’ai préféré proposer à chacun un entretien individuel (au lieu d’organiser un échange collectif avec les trois personnes réunies) dans le but de limiter les effets d’influence du propos de l’un sur celui de l’autre. Ce que je retiens en premier lieu de nos échanges est que trois motivations essentielles animent le discours des régulateurs :

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  • leur première motivation est d’agir en marge du cadre ordinaire de la classe. Pour certains d’entre eux, il s’agit de sortir de ce cadre, pour d’autres de ne pas y entrer. Il est question de ne pas végéter, de ne pas être dans la routine de la classe plan-plan. Ils disent avoir été attirés, lors du mouvement des personnels du premier degré, par la vacance ou la création de postes à « fonction pédagogique exceptionnelle ». C’est ce caractère d’exception qui les a attirés. Ces enseignants ont tous trois des parcours atypiques, avec des expériences en dehors de l’Éducation nationale ou dans l’ASH.
  • La nouveauté du dispositif constitue une deuxième motivation : le fait d’initier, de créer, d’expérimenter témoigne de la dimension innovante, à leurs yeux, de la mission qu’ils ont investie.
  • La troisième motivation renvoie à leurs expériences antérieures : il est important pour eux de trouver des réponses à des questions qu’ils se sont posées dans le cadre de leurs fonctions, en tant que professeurs d’une classe ou en dehors de l’Éducation nationale.

21 Il me semble intéressant de noter ici que pour atteindre un objectif de fonctionnement serein dans le cadre ordinaire de l’école via la mise en place d’un dispositif spécifique, l’institution recrute pour faire vivre ce dispositif des personnes que leur parcours tend à positionner aux limites de ce cadre. Les expériences acquises par ces trois enseignants montrent que pour agir dans le cadre de leur mission, il est préférable qu’ils aient un certain recul, une certaine distance par rapport au fonctionnement de l’institution. Aussi, pour fonctionner, celle-ci cherche-t-elle des ressources capables de porter un regard élargi et pluriel sur la profession.

22 S’agissant des élèves dits perturbateurs, les enseignants régulateurs affirment tous trois que les difficultés relationnelles se révèlent d’abord dans le groupe. L’un cite un élève : « Trop de monde, ça m’excite, alors je tape ». Ils se posent la question de savoir qui l’élève perturbe. Ils constatent qu’à l’école maternelle, où se construit la socialisation, les attitudes hors normes sont plutôt en direction des autres élèves. En cycle 3, dans une période de préadolescence, l’adulte est davantage visé. Ils soulignent que l’élève perturbateur a besoin de parler, mais que les échangent n’ont souvent lieu que par l’intermédiaire d’une activité qui fait tiers, qui fait office de média de l’interaction. Les enseignants régulateurs échangent d’abord avec l’élève sur l’activité en question, puis s’en éloignent pour amorcer une discussion sur la situation de l’élève. On peut noter que cette pratique de l’activité tiers, qui est peu abordée dans le cadre de la formation des professeurs, constitue l’un des piliers de la pratique professionnelle des éducateurs spécialisés. Les enseignants régulateurs s’accordent aussi sur le fait que l’élève perturbateur rencontre souvent des difficultés d’apprentissage. « C’est jamais les premiers de la classe qui sont perturbateurs » remarque l’un d’eux. Le fait que les élèves perturbateurs aient souvent du mal à apprendre se rapporte dans leurs propos à un problème plus large : une mauvaise représentation de ce qu’est l’école et de ce qui y est demandé à l’écolier dans le domaine relationnel et dans celui des apprentissages. Il m’apparaît donc que les représentations des enseignants régulateurs au sujet des élèves concernent moins l’apprentissage lui-même que la situation d’apprentissage. Chercher à comprendre le fonctionnement de l’élève perturbateur demande de le resituer dans un certain contexte (de classe et d’équipe).

23 L’un des enseignants régulateurs, qui a suivi une formation spécialisée, a orienté son discours vers les troubles du comportement. Il a à ce sujet utilisé une formule intéressante, en évoquant « les troubles du comportement de l’élève perturbateur ». L’expression trouble du comportement nous projette dans le domaine pathologique et laisse entendre l’importance d’une prise en charge psychologique ; celle d’élève perturbateur nous renvoie à une analyse systémique et situationnelle qui laisse présager des interventions centrées sur l’environnement, les interactions et les institutions. Du point de vue de cet enseignant régulateur, même s’il reconnait que la question du trouble implique aussi le domaine thérapeutique, le point commun entre l’aspect pathologique d’un comportement et l’attitude d’un élève qui perturbe le cadre scolaire se situe dans les conséquences du comportement sur l’environnement humain, et, en particulier, dans « l’atteinte au droit des autres[6] ».

24 Les représentations des enseignants régulateurs au sujet des équipes pédagogiques à l’origine d’une demande d’aide semblent au premier abord assez manichéennes : en résumé, soit elles s’investissent, soit elles baissent les bras. Cette représentation est cependant relativisée si l’on entre dans le détail : toutes les équipes concernées ont, sans exception, tenté de mettre en place des actions internes avant d’en appeler à la régulation scolaire. Les trois régulateurs s’accordent à dire que l’élève perturbateur a auprès des enseignants une image assez dévalorisée et dévalorisante. Par dévalorisée, j’entends que cette image ne porte pas les valeurs habituelles que l’on trouve dans les discours d’enseignants lorsqu’ils parlent de leurs élèves. Par dévalorisante, je souligne le fait que les élèves n’alimentent pas le sentiment de compétence de leurs pédagogues. Les enseignants régulateurs rapportent beaucoup de préjugés liés à une image qui semble figée et qui génère même une certaine démobilisation, un certain fatalisme à l’égard de l’élève perturbateur. L’un cite un professeur : « Je n’en peux plus, je laisse tomber », l’autre parle d’élèves qui errent dans les couloirs. On peut d’ailleurs établir un parallèle entre les représentations des enseignants et celles de leurs élèves, telles qu’elles sont décrites par les régulateurs. Les élèves perturbateurs expriment dans leur attitude une certaine méfiance à l’égard de leur référent adulte : ils refusent de lui parler et se confrontent assez systématiquement à la loi dont le professeur est le garant. Il semblerait qu’eux aussi aient une image dévalorisée de l’autre, c’est-à-dire que l’on ne retrouve pas dans leur discours, rapporté par les régulateurs, les valeurs qu’un enfant retrouve habituellement chez un adulte. Il apparait donc que les uns et les autres se renvoient une image dévalorisée et dévalorisante, ce qui contribue largement à la dégradation de l’image narcissique de chacun.

25 Les régulateurs font aussi le constat du dysfonctionnement de certaines équipes, ce qui les amène à différencier dans leur propos la perturbation du dysfonctionnement. L’élève perturbateur peut être envisagé comme le symptôme du dysfonctionnement d’une équipe, en ce sens qu’il cristallise les ressentis et les tensions internes de celle-ci, et en constitue finalement le mauvais objet, ce qui renforce son statut d’élève hors normes. On pourrait presque dire ici qu’une équipe dysfonctionnelle trouve une forme de cohésion dans le regard porté sur un élève perturbateur, car elle trouve un point d’accord à son sujet, en se fédérant autour d’un rejet unanime ! Deux régulateurs vont même jusqu’à inverser les rapports de causalité des situations scolaires qu’ils ont observées : certes l’élève perturbe, mais c’est l’équipe qui dysfonctionne. Ils inversent ainsi la situation initiale telle qu’elle apparaît dans le document de cadrage du dispositif institutionnel de régulation, quand ce document situe l’élève perturbateur à l’origine d’un dysfonctionnement scolaire. Je ne m’aventurerai pas ici à rechercher qui est l’œuf et qui est la poule. Ce sont peut-être les deux visages de Janus qui contribuent, avec d’autres éléments, à l’émergence de la situation de perturbation et de dysfonctionnement. Les interventions des enseignants régulateurs sont l’occasion pour les équipes d’un temps de pause réflexive, d’un temps de latence nécessaire à la construction interne de réponses adaptées. J’ai pu remarquer que les régulateurs situent plutôt leur mission du côté de la médiation que de l’intervention : ils se définissent comme des médiateurs qui contribuent à ce que des équipes deviennent elles-mêmes leurs propres forces de ressources, s’agissant de la prise en compte des élèves perturbateurs qu’elles accueillent à l’école.

Conclusion

26 Je conclurai cet article par une synthèse des besoins des élèves dit perturbateurs tels que je les ai perçus dans le discours des enseignants régulateurs, et par une mise en perspective de ma propre pratique de conseiller pédagogique.

27 Je dirai en premier lieu que ce type d’élèves nécessite une importante restauration narcissique : l’image qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes est fortement attaquée par les représentations que les adultes ont d’eux. La posture du professeur, et plus largement de l’équipe impliquée, me semble déterminante dans la construction d’une image de soi plus valorisée. On peut ici faire un lien entre l’image de soi et la clarté du cadre pédagogique et institutionnel de la classe. Ce cadre peut être perçu comme un miroir où se regarde l’enfant. Plus le cadre est clair, plus l’image est nette, en quelque sorte. La cohésion et la cohérence des actions des adultes constituent l’élément essentiel de cette clarté (« Ne pas se contredire entre adultes », m’a dit l’un des régulateurs). Il faut non seulement que l’image renvoyée soit nette, pour alimenter le sentiment de sécurité des apprenants, mais également que le reflet soit constructif et positif. Je dirai ensuite que ces élèves ont également besoin d’une grande clarté au sujet des objectifs et des enjeux de l’école : il me semble nécessaire de leur expliciter les procédures relationnelles, l’organisation institutionnelle, la finalité des apprentissages, des règles et des lois. Ces explicitations peuvent se faire tant au niveau microsocial que macrosocial, la classe apparaissant alors comme un champ d’expérimentation de l’organisation de la société. C’est peut-être ici que le terme d’éducation peut s’associer à celui de pédagogie et prendre tout son sens. Enfin, il me semble essentiel de contribuer à la reconstruction du sentiment d’appartenance des élèves perturbateurs, dont les difficultés relèvent du plan relationnel. Cela passe par le maintien d’une relation entre l’enfant et l’adulte. La relation duelle est difficile, il faut qu’elle soit médiatisée par d’autres référents adultes et par le groupe, mais il est nécessaire qu’elle existe (sa restauration est d’ailleurs, dans ce que j’ai relevé, l’un des enjeux prépondérants de la régulation). Nourrir le sentiment d’appartenance, c’est aussi travailler sur les représentations des autres élèves au sujet d’un pair vécu comme perturbateur ainsi que sur les représentations de ce qu’est un groupe pour les élèves et leur professeur.

28 Après avoir étudié un dispositif d’aide à la prise en considération institutionnelle et pédagogique des élèves perturbateurs, je dirai pour finir que le dispositif étudié me semble essentiellement constituer un palliatif. J’ai pu relever dans le propos des enseignants régulateurs que ce dispositif s’est révélé utile dans la gestion urgente de situations explosives. Sans doute nécessite-t-il d’être complété par un travail de fond sur la prise en compte des difficultés d’apprentissage (lesquelles sont sources de grande frustration chez certains élèves), sur l’analyse des difficultés relationnelles, et par voie de conséquence sur l’adhésion de certains élèves au système scolaire. Ces questions restent ouvertes.

29 La réflexion que j’ai menée a influencé ma pratique professionnelle de conseiller, puisqu’elle consiste à chercher de façon plus pointue ce qui peut contribuer, dans la pratique pédagogique quotidienne d’un professeur, à favoriser l’émergence d’une perturbation. Cela engage à analyser la vie de la classe d’un point de vue systémique. J’aimerais avoir l’opportunité d’explorer les interactions entre un régulateur et l’enseignant d’une classe, pour cerner comment peut se construire (ou non) une représentation commune qui fonde une réponse pratique aux besoins de l’élève. Enfin, les aspects institutionnels du dispositif de régulation étudié m’ont passionné et m’apparaissent désormais comme déterminants dans le jeu complexe des interactions. Il y a sans doute beaucoup à chercher dans la construction des représentations des institutions au sujet du public scolarisé à l’école.

30 Pour ce qui concerne les dispositifs d’aide scolaire, une approche à la fois systémique et interactionniste des moments pédagogiques, c’est-à-dire une approche via l’analyse des interactions mises en jeu dans des situations complexes, permet d’entrer dans une lecture plus claire des perturbations. Cette approche, qui représente pour moi une nouvelle sensibilité professionnelle, peut sans doute me permettre d’investir davantage une posture réflexive dans l’immédiateté de mes relations professionnelles. Il s’agit par exemple de réagir aux discours non seulement pour le sens qu’ils portent, mais aussi en fonction de ce qui amène des personnes à les énoncer (contexte, motivation, implication, position, interaction…). Ce sont des paramètres que l’on perçoit toujours plus ou moins de façon intuitive mais qu’une approche résolument systémique met clairement à jour, car elle permet de tenir compte de paramètres relationnels ou institutionnels. Cependant, je ne pense pas que ce type d’entrée dans la réflexion pédagogique puisse se suffire à lui-même. Quel intérêt y aurait-il à mettre en évidence des interactions entre des personnes, par exemple entre un maître en difficulté d’enseignement et un élève perturbateur, sans les étayer d’un éclairage psychologique, psychanalytique, sociologique… ? Quelle finalité y aurait-il à décortiquer l’implication professionnelle et à mettre en avant des valeurs éthiques et des ancrages épistémologiques, si ce n’est en développant les fondements théoriques ou idéologiques qui les soutiennent ? Il me semble donc que c’est au travers de l’investigation vers d’autres domaines de réflexion que l’approche systémique de la scolarisation d’un élève dit perturbateur dévoile tout son intérêt.


Mots-clés éditeurs : Régulateur, Enseignant, Dispositif, Institutionnel, Cadrage, Perturbateur, Représentation, Élève

Mise en ligne 03/06/2016

https://doi.org/10.3917/nras.072.0141

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