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Article de revue

L'élève en difficulté : retours sur une psychologisation du social

Pages 13 à 30

Notes

  • [1]
    Les classes de perfectionnement annexées aux écoles primaires, créées en 1909, sont destinées aux élèves qualifiés d’arriérés.
  • [2]
    Bourdieu (1966) ; Bourdieu et Passeron (1964, 1970) ; Bourdieu et Saint-Martin (1975).
  • [3]
    Groupes d’aide psycho-pédagogique : structures de soutien aux élèves en difficulté, créées en 1970, ancêtres des Rased.
  • [4]
    Voir à ce sujet la critique de la notion de « déficience intellectuelle légère   » chez Gateaux-Mennecier (2001) et la différenciation sociale de ces deux populations d’élèves chez Sicot (2005).
  • [5]
    Pour Wittgenstein (1965), la signification d’un mot est donnée par le rôle qu’il entretient dans un jeu d’usages, c’est-à-dire dans les règles qui prévalent à son emploi. Comme dans un jeu d’échec ou de tennis, le mot navigue dans un système de règles et de possibilités liées à son usage.
  • [6]
    Les travaux pédagogiques, marqués depuis le début des années 1990 par la prédominance des « pédagogies de l’apprentissage   » (Altet, 1997) sont essentiellement mentalistes, dans le sens où, fondant leur expertise sur les travaux de psychologie cognitive ou des neuro-sciences, ils proposent aux enseignants des modalités d’action destinées exclusivement à agir directement sur la cognition des élèves en difficulté (modifier les représentations mentales, différencier en fonction des styles cognitifs, travailler les compétences métacognitives…) et n’interrogent que très rarement les spécificités des savoirs à enseigner et des obstacles épistémologiques inhérents à leur apprentissage. Paradoxalement, la plupart des travaux didactiques actuels relèvent de ce même paradigme.
  • [7]
    Pour Wittgenstein (1965), la signification d’un mot est donnée par le rôle qu’il entretient dans un jeu d’usages, c’est-à-dire dans les règles qui prévalent à son emploi. Comme dans un jeu d’échec ou de tennis, le mot navigue dans un système de règles et de possibilités liées à son usage.
  • [8]
    Programmes personnalisés de réussite éducative : dispositifs de soutien aux élèves en difficulté, réalisés par les enseignants des classes ordinaires, pour des élèves repérés en difficulté, sur une durée n’excédant pas sept semaines.
  • [9]
    Section d’enseignement général et professionnel adapté (classes spéciales du collège pour « élèves en grande difficulté   »)
  • [10]
    Il ne saurait être question d’incriminer les enseignants quant à cette imprécision. En effet, comme nous l’avons vu, ne disposant pas de critères suffisamment stables et homogènes fournis par leurs instances de tutelle, ni de dispositifs d’évaluation standardisés (si ce n’est ceux de fin de cycle 2) où le repérage serait objectivé, ils ne peuvent que s’appuyer sur leurs intuitions ou leur expérience.
  • [11]
    Élèves de l’École normale, correspondant actuellement aux stagiaires des ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation).
  • [12]
    Ce qui correspond à 57 % de la population totale.
  • [13]
    Ces dates correspondent aux différentes appellations du diplôme de spécialisation des enseignants chargés d’enseigner aux élèves en contexte non ordinaire. Successivement : CAEA (Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés) ; CAEI (Certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et des adolescents déficients et inadaptés) ; Capsais. (Certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaires) ; Capa-SH (Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap).
  • [14]
    Ce qui corroborer les résultats de Sicot (2005, 275). D’un côté les élèves handicapés « biopsychologiques   », de l’autre les élèves handicapés « sociopsychologiques   » « qui se recrutent essentiellement dans les classes populaires et pour qui parler de handicap est un abus de langage   ».
  • [15]
    C’est ainsi que nous avons pu observer, dans le département de la Gironde, que des écoles, dont le score moyen aux évaluations nationales CE2 dépasse les 85 % de réussite, ont mis en place des aides personnalisées pour leurs élèves en difficulté. Pourtant le score de réussite de ces derniers les désignerait comme bons élèves s’ils étaient inscrits dans une école aux scores de réussite moyens moins importants. Les enseignants trouvent les élèves en difficulté lorsqu’on leur demande de les trouver.
  • [16]
    Qu’il s’agisse d’incriminer des spécificités cognitives ou conatives de naissance ou consécutives à une socialisation familiale princeps, on recourt aux mêmes postulats : c’est l’élève qui possèderait des caractéristiques supposées le définir. Or on pourrait invoquer un autre type de raisonnement non ontologique qui consisterait à penser les acteurs exclusivement depuis les situations qu’ils vivent et qu’ils traversent, comme émergence et réponse à ces situations.
  • [17]
    C’est nous qui ajoutons.
  • [18]
    La noosphère correspond au monde des idées : ce qui circule, se dit, se manifeste, se développe, se conceptualise dans un champ théorique donné à propos d’un milieu particulier (voir Sarrazy, 2002).

1 En France, à partir du moment où l’école a été rendue obligatoire, gratuite, publique et laïque (1882), et surtout à partir du moment où la démocratisation scolaire s’est réalisée avec l’arrivée en masse des enfants des classes populaires (dans les classes élémentaires au début du xxe siècle et dans les classes secondaires à partir des années 1960) s’est posée la question des élèves qui ne réussissent pas à l’école. Une certaine proportion d’élèves est déclarée en échec et les pouvoirs publics ont engagé, depuis plus de 50 ans, de nombreuses réformes pour endiguer ce phénomène. Au cours du siècle dernier, la dénomination des élèves qui ne réussissent pas a changé selon les périodes. On a parlé d’élèves en retard, d’enfants arriérés ou de débiles mentaux (de 1900 aux environs de 1960), d’élèves en échec ou inadaptés (à partir de 1960). À partir de 1990, une nouvelle dénomination a vu le jour, celle d’élèves en difficulté. Pourtant, si les dénominations changent, les faits demeurent, ou, pour reprendre l’expression de Watzlawick (1975, 49) « plus ça change, plus c’est la même chose   ».

2 En premier lieu, les élèves en difficulté appartiennent pour plus de 80 % aux familles des classes populaires. Ce phénomène relève d’une désespérante régularité macrosociale. Depuis plus de 100 ans, avec une incroyable persistance, toutes les recherches françaises montrent le même portrait type de l’élève qui ne réussit pas à l’école : enfant de classe populaire, issu d’une famille nombreuse, monoparentale si possible. Les inégalités scolaires mises en exergue par les enquêtes Ined au début des années 1960 n’ont pas bougé d’un pouce en 50 ans. Au contraire, depuis une dizaine d’années, elles se sont amplifiées dans le pays (Enquêtes Pisa, 2009, 2013). En second lieu, depuis plus de 100 ans, l’État a encouragé et promulgué un certain type de compréhension des élèves en échec en expliquant leurs difficultés selon une causalité exogène à l’institution scolaire (Roiné, 2009). Si certains enfants ne réussissent pas à l’école, c’est qu’il faudrait chercher les causes de l’échec dans les individus (les élèves ou les parents), mais jamais (ou rarement) comme résultat d’une fabrication culturelle où les « arrangements entre les personnes, les idées, les communautés, les contraintes, et les interprétations   » (McDermott et al., 2006, p. 13) prennent tout leur sens. Non seulement, l’État a expliqué l’échec de certains élèves de la sorte, en s’appuyant sur de nombreuses recherches psychologiques ou sociologiques qui en donnaient une sorte de légitimation scientifique, mais il a en outre mis en œuvre des « dispositifs, procédures, techniques, machineries   » (Foucault, 1969) qui rendaient cette hypothèse crédible.

3 Nous souhaitons dans cet article interroger la figure de l’élève en difficulté : que recouvre cette expression ? Comment comprendre son apparition et la généralisation de son emploi au tournant des années 1990 ? Quels arrière-plans théoriques président à son usage ?

4 Dans un premier temps, nous ferons un retour sur les dénominations des élèves qui ne réussissent pas à l’école. L’analyse des textes officiels montrera que le terme d’élève en difficulté est apparu récemment, faisant disparaître ceux de retard et d’échec scolaire. Le paradigme dominant pour comprendre le phénomène de l’échec scolaire est marqué par la mise en cause des caractéristiques psycho-sociales des élèves qui ne réussissent pas et notamment des enfants des classes populaires.

5 Puis, nous essaierons de trouver une définition suffisamment stable de la catégorie ainsi désignée. L’analyse des rapports officiels consacrés à la question des élèves en difficulté indique à quel point ce type d’élèves ne répond à aucune définition ou catégorisation précise sur laquelle les enseignants puissent se baser pour penser et agir leur enseignement auprès d’eux.

6 Nous reviendrons sur la psychologisation de l’échec scolaire. Elle est patente dans les représentations des enseignants, mais aussi dans les discours officiels et les travaux de recherche. Elle comporte deux aspects : non seulement, elle a valeur explicative des difficultés avérées des élèves en difficulté, mais encore elle préconise aux enseignants des actions destinées à agir directement sur la cognition des élèves (développer la métacognition, agir sur les représentations). En réalité quels sont les élèves visés ? N’assiste-t-on pas à une psychologisation du social et à un retour déguisé du handicap socio-culturel censé caractériser les élèves issus des classes les plus défavorisés ? Est-on vraiment certain que la difficulté scolaire soit la conséquence de caractéristiques psycho-sociales d’une catégorie spécifique d’élèves ? Nous tentons ici d’instruire ces questions.

Brève histoire des jeux de langage concernant les élèves qui ne réussissent pas à l’école

7 Au cours du xxe siècle, les termes employés pour parler des élèves qui ne réussissent pas à l’école ont varié selon les époques. Nous distinguons trois grandes périodes : des années 1900 à la fin des années 1940, le terme de retard scolaire s’impose dans les discours ; les années 1950-1980 voient apparaître la notion d’échec scolaire (sans toutefois que le terme de retard ne disparaisse) ; aux débuts des années 1990 l’expression élève en difficulté s’implante et se généralise. Ces jeux de langage ne sont pas anodins, car ils témoignent des conceptions sous-jacentes des populations désignées et des causalités explicatives de leur non-réussite à l’école. Pourtant, comme nous l’évoquions plus haut, l’Arrière-plan (Searle, 1985) qui préside à ces changements de dénomination relève d’un même paradigme d’interprétation : « ça change   » (les dénominations) mais « c’est la même chose   » (le paradigme explicatif). Reprenons brièvement cette histoire.

8 Le retard scolaire relève d’une construction psycho-pédagogique fondée autour de la figure de Binet et de sa société savante (la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant). C’est Binet lui-même qui invente la notion en 1906 (Ravon, 2000). À cette époque, le psychologue cherche à différencier les élèves selon leurs aptitudes, afin de fonder une organisation sociale du travail reposant sur des critères scientifiques. Il met en place une mesure de l’intelligence, qui « met en équivalence [jusqu’à les confondre] intelligence et instruction   » (Ravon, id., 87). En effet, l’échelle métrique de Binet-Simon mesure un niveau d’acquisition scolaire, en référence à une norme construite statistiquement. C’est l’âge réel qui servira de critère normatif pour distinguer les populations : d’où la notion de retard (intellectuel et scolaire). L’invention du retard scolaire est concomitante de l’arrivée en masse, dans les écoles primaires, de nombreux enfants issus des classes sociales les plus défavorisées qui, jusque-là, n’étaient pas scolarisés. La notion masque alors une réflexion sur les conditions économiques de cette nouvelle population et contribue à cacher ce qu’on ne peut (ou ne veut) pas voir : l’école n’est pas en mesure de répondre pertinemment à l’arrivée en son sein des classes populaires les plus démunies qui « mettent en péril   » l’ordre scolaire (Bourgeois, 1983). Comme l’a justement relevé Gateaux-Mennecier (2001, 2005), l’équation entre déficience (intellectuelle), délinquance et pauvreté est patente à cette époque. Ce que résume cet extrait des Idées modernes sur les enfants d’Alfred Binet :

9 « Les classes pauvres et misérables ne présentent pas seulement des signes de dégénérescence physique. Leur dégénérescence physique s’accompagne de dégénérescence intellectuelle et morale   » (Binet, 1947, 64, cité par Gateaux- Mennecier, 2001).

10 De fait, aux débuts du xxe siècle, le retard scolaire est synonyme de retard d’intelligence et de développement des classes populaires principalement, suspectées de venir troubler l’ordre social.

11 Cette notion de retard scolaire inaugure un profond sillon dans les réflexions sur les élèves qui ne réussissent pas à l’école. Il « médicalise   » l’échec de certains élèves (Pinell et Zafiropoulos, 1978) notamment par l’emploi de catégorisations psychologiques, directement importées de l’univers aliéniste. Jusqu’à la fin des années 1940, outre les enfants inscrits dans les classes de perfectionnement [1], la notion de retard scolaire s’imposera pour désigner tous les élèves qui ne réussissent pas à l’école et contribuera à porter sur ceux-ci un regard médicalisant, excluant leurs conditions sociales. On ne trouve pas, précisément, d’occurrences de la notion dans les premiers textes officiels relevant de l’adaptation scolaire, mais le terme d’enfants arriérés, présent dans les circulaires du 15 avril et du 18 août 1909 créant les classes de perfectionnement, témoigne de la prégnance du paradigme psychométrique dans les discours officiels.

12 Le terme d’échec scolaire apparaît, selon Plaisance (1989), dans les années 1944-45. Des années 1940 aux années 1960, le retard scolaire restera toutefois central dans les discours, mais il se teintera de plus en plus d’une réflexion sociologique mettant en doute le caractère naturel du développement intellectuel de l’enfant. Des auteurs comme Wallon ou Naville commencent à penser la question du développement de l’enfant en référence à un milieu susceptible d’en orienter la construction. Une critique des aptitudes se fait jour. Pour ces auteurs en effet, la notion d’aptitudes ne prend pas en compte le caractère construit qui préside à leur émergence. Ce sont bien les conditions sociales que manifestent les aptitudes ; elles participent d’un « héritage social   » qu’il convient d’interroger (Ravon, id.). Cette sociologisation de la notion témoigne d’un changement opéré après guerre. Alors que la période vichyste avait vu se développer une pédopsychiatrie imprégnée d’eugénisme, avec Alexis Carrel notamment, le formidable élan démocratique qui survient à la libération promeut, en matière d’éducation, une égalité de traitement entre les différentes strates de la population et une volonté manifeste de considérer la culture avec et pour le peuple. La charte du Conseil national de la Résistance (1944), le manifeste Peuple et Culture (1946), le plan Langevin Wallon (1947) sont autant de balises qui jalonnent l’histoire d’une prise en compte de plus en plus explicite de la question sociale, par une volonté affichée de revendiquer une place scolaire aux enfants d’origine populaire, et d’inaugurer un lien social porteur d’espoir.

13 Aux débuts des années 1960, le caractère socioculturel de la question va s’imposer, en même temps qu’émerge une politique de démocratisation qui conduit à refonder les structures éducatives et à interroger les méthodes pédagogiques traditionnelles (Prost, 1997). En rencontrant la problématique de la démocratisation, l’échec scolaire devient un objet central dans les discours sur l’école. Ravon parle de « consécration sémantique   » (id., 263). On retrouve l’expression dans les circulaires ministérielles de 1962 et 1964 relatives aux classes de transition et celle de 1972 consacrée aux Classes pré-professionnelles de niveau (CPPN).

14 Il faut voir aussi que les grandes enquêtes Ined et les travaux sociologiques concernant les inégalités scolaires (on pense aux théories de la Reproduction [2]) contribuent jusqu’à la fin des années 1980 à donner une sorte de légitimité à l’interprétation moins naturelle de la problématique de la non-réussite à l’école (problèmes d’aptitudes ou de retard de développement) aux bénéfices d’une conception plus culturelle (différences de socialisation, notion de capital culturel).

15 Toutefois, ne nous y trompons pas. Si les travaux sociologiques investissent le champ scolaire et apportent un éclairage sur les conditions sociales des enfants en échec scolaire, le terme de handicap socioculturel, venu des États-Unis dans les années 1960, devient rapidement une « sorte d’idéologie officielle de l’institution scolaire   » (Terrail, 2002, 99). Avatar sociologisant de la médicalisation de l’échec scolaire, en postulant que « les enfants des classes populaires manquent des moyens culturels, des conditions de vie correctes qui leur permettraient de réussir à l’école, ce qui les handicaperait dans leur développement psychologique par des retards linguistiques et intellectuels   » (voir Sicot, 2005, 276), le handicap socioculturel témoigne d’une distinction de nature psychologique opérée entre les enfants de familles pauvres et les autres, parangon d’un dar winisme social présent depuis la fin du xixe siècle, mais qui ne dirait plus son nom.

16 L’élève en difficulté est une expression que l’on rencontre une première fois dans la circulaire de création des Gapp [3] (1970). Elle désigne alors une population définie essentiellement selon deux critères :

17

  • les enfants présentant des difficultés de développement intellectuel « que le quotient intellectuel conduirait à classer dans la catégorie des débiles légers   » (MEN, 1970),
  • les enfants présentant des difficultés d’ordre relationnel « troubles du comportement ne permettant pas une adaptation satisfaisante à la vie d’une classe normale   » (Id.[4]). L’expression sera reprise dans la loi du 11 juillet 1975 (loi Haby) et la circulaire Gapp de 1976. Elle concerne à cette époque une catégorie spécifique d’élèves, relevant de l’adaptation scolaire et dont on peut faire l’hypothèse qu’elle recouvre en réalité la plupart des élèves « inassimilables   » (pour reprendre l’expression de Chauvière, 1980).

18 À partir de 1990, les termes de retard ou d’échec disparaissent complètement des textes officiels. L’expression élève en difficulté se généralise et finit par désigner tout retard scolaire, tout insuccès même provisoire (redoublement, non réussite aux évaluations), toute orientation vers des filières dévalorisées… comme le résultat d’autant de difficultés d’apprentissage susceptibles de concerner une proportion de plus en plus massive d’élèves (Chabert-Ménager, 1996 ; Chabanne, 2003). La création des Rased (Réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) en 1990 consacre officiellement la notion. Et, à son tour, l’enseignement ordinaire s’empare de l’expression pour l’appliquer massivement. Dès lors, on parle abondamment des élèves en difficulté (par exemple, dans les Programmes et Instructions officielles 2004, 2007, 2008) ; des rapports ou notes de synthèse sont publiés par le ministère (Ferrier, 1998 ; Gossot et Dubreuil, 2003 ; Suchaut, 2003 ; Hussenet et Santana, 2004 ; Do, 2007 ; Delaubier et Saurat, 2013).

19 Dans cette histoire des jeux de langage (au sens de Wittgenstein, 1965 [5]) concernant la non-réussite à l’école, le paradigme psychologisant (l’échec est attribué aux individus, à leurs défaillances, retards ou anomalies) est premier et prépondérant. Remarquons qu’il relève toujours de causalités exogènes à l’école (les élèves, les familles) et rarement de causalités endogènes où les dispositifs de scolarisation et les processus concrets d’enseignement sont mis à l’étude [6].

Analyse des textes officiels concernant les élèves en difficulté

20 À la lecture des circulaires et des rapports ministériels consacrés à la question, force est de constater que jamais une définition précise ne vient donner un fondement à la notion d’élève en difficulté. Prenons pour exemple les travaux de la commission Gossot-Dubreuil (2003) qui, pour fonder son rapport et étudier ces élèves à l’entrée en 6e, avance une méthodologie pour le moins étrange. Les élèves en difficulté étudiés sont ceux qui répondent à l’un de ces trois critères :

21

  • les élèves signalés en difficulté par les enseignants du primaire à leur entrée au collège ;
  • les élèves qui échouent aux épreuves des évaluations nationales ;
  • les élèves déclarés en difficulté par le premier conseil de classe de l’année [sic]. Nous avons là à une définition tautologique de la notion : est en difficulté l’élève qui est signalé en difficulté  [7]: tautologie que l’on retrouve fréquemment dans les textes officiels et qui permet bien des amalgames et des imprécisions. Ainsi par exemple la circulaire du 25 août 2006 (mise en œuvre des PPRE [8]) :

22 « Il s’agit d’élèves rencontrant des difficultés importantes ou moyennes dont la nature laisse présager [sic] qu’elles sont susceptibles de compromettre à court ou moyen terme, leurs apprentissages.   »

23 Considérons de même, la Charte pour bâtir l’école du xxe siècle (MEN, Charte, 1998) qui distingue sans trop qu’on ne sache sur quels critères, les élèves en difficulté légère et moyenne des élèves en difficulté grave, et les assimile massivement aux « élèves défavorisés   ».

24 Selon les occurrences, les élèves en difficulté recouvrent les élèves concernés par les dispositifs d’adaptation (Rased, Segpa [9], classes spéciales), les élèves ayant redoublé au moins une fois, les illettrés, les élèves à besoin éducatif spécifique, les élèves inscrits dans un établissement ZEP, les élèves ne sachant pas bien lire et écrire, les décrocheurs, auxquels pourraient s’ajouter « les élèves nouvellement arrivés en France et non francophones, les enfants issus des familles de voyageurs, les enfants malades, les enfants intellectuellement précoces, les détenus (mineurs ou non), les élèves porteurs de troubles spécifiques du langage   » (Delaubier et Saurat, 2013). Comme l’écrit Chabert-Ménager (id., 50) :

25 « Le terme générique accueille sous son immense bannière la cohorte de ces “petits bambans“ de l’éducation… II y a les enfants porteurs de handicaps reconnus (déficiences physiques, sensorielles ou mentales), les “inadaptés scolaires“ (immatures, instables, inhibés, agités) les “défaillants instrumentaux“ (dyslexiques, dysorthographiques, dyscalculiques, agnostiques) les “peut mieux faire“ (refusant l’effort, inattentifs, non motivés, chahuteurs), les absentéistes, les délinquants précoces (rebelles à la loi scolaire, agressifs, opposants, déviants), les redoublants chroniques.   »

26 Remarquons en outre que l’élève en difficulté n’existe pas à l’étranger. Les principales conventions internationales ne comportent aucune mention de la difficulté scolaire. On lui préfère l’expression de besoins éducatifs spécifiques qui, dans le cadre d’un paradigme de l’école inclusive, ne cible pas une population spécifique d’élèves, mais postule une diversité normale et positive et insiste plus volontiers sur la pluralité des besoins des élèves que sur l’écart à la norme scolaire (cf. Delaubier et Saurat, id.). Le caractère nébuleux et foisonnant de la notion conduit à s’interroger sur la façon dont on peut déterminer le nombre de ces élèves en France. La tentative sera faite pour la première fois en 1998 dans le rapport Ferrier, puis renouvelée en 2003 dans le rapport Gossot. On ne peut-être que dubitatif à la lecture des chiffres avancés :

27 - soit par la fluctuation des pourcentages d’élèves repérés en difficulté en fonction des rentrées scolaires :

28 « Depuis 1994, à l’entrée en CE2, le pourcentage des élèves en très grande difficulté varie entre 7,7 % et 16,8 %, celui des élèves en difficulté entre 14,7 % et 25,5 %. À l’entrée en 6e, la très grande difficulté concerne de 6,0 % à 9,6 % des élèves et les difficultés de 15,1 % à 24,9 %   » (Ferrier, 1998).

29 - soit par l’étendue de la population concernée : ainsi, Gossot (2003) situe le nombre d’élèves en difficulté entre 20 et 40 % de la population globale d’élèves entrant en sixième de collège [sic].

30 La tentative d’objectivation de la notion, réalisée en 2004, ne résiste pas non plus à l’analyse. Le rapport n° 13 du Haut conseil de l’évaluation de l’école (Hussenet et Santana, 2004, 32) reconnaît la difficulté et l’arbitraire d’un dénombrement objectif :

31 « Si la difficulté scolaire, à la fin de l’école obligatoire, est définie comme la non maîtrise de compétences générales attendues, alors 15 % des élèves seront considérés en difficulté ou en grande difficulté. Si elle s’apprécie à partir des notes obtenues au Diplôme national du brevet (DNB), alors on dénombrera 8 % d’élèves en grande difficulté (moins de 7/20 au contrôle continu). Si l’on choisit de la mesurer par la persistance de difficultés de lecture alors, selon les moments de la prise d’information et selon les types d’enquêtes, ce sont entre 4 et 15 % des élèves (ou anciens élèves) que l’on classera dans la catégorie “en difficulté“ (ou sortis de la scolarité obligatoire en situation d’échec). Si l’on retient les sorties sans qualification, ce qui est à la fois fréquent en France et dans le monde, ce seront de 14 à 20 % de jeunes qui seront considérés en grande difficulté scolaire et en conséquence empêchés d’accéder à l’emploi dans des conditions acceptables et donc en risque d’exclusion sociale   ».

32 S’il est d’usage de distinguer les difficultés passagères pouvant être surmontées par un soutien spécifique et temporaire des difficultés graves et persistantes (expression utilisée dans les décrets ministériels), il est notoire qu’une fois encore « aucune définition rigoureuse et partagée   » (Delaubier et Saurat, 2013) ne permet de préciser les affaires :

33 « Comment déterminer des critères pertinents et fiables permettant de distinguer l’élève en grande difficulté de celui qui présente des lacunes ou difficultés passagères. […] la relativité de cette notion rend fragile toute estimation du nombre d’élèves concernés.   » (id., 16).

34 On le voit, la difficulté de la tâche réside dans la détermination d’un seuil en deçà duquel on considèrera le passage des difficultés transitoires aux difficultés graves et persistantes. Les seuls critères relativement objectifs (en comparaison notamment des critères internationaux) traditionnellement retenus sont ceux de la sortie sans qualifications ou de la non acquisition des compétences de base à la fin de la scolarité obligatoire. Le problème de ces critères est qu’ils situent la difficulté en fin de parcours scolaire et ne sont pas à même de fonder une politique préventive à l’égard de ces élèves dans la mesure où, d’une certaine manière, ils manifestent la difficulté trop tardivement. Pourtant, comme l’écrit le ministère depuis longtemps : « la prévention de la difficulté scolaire est une mission fondamentale de l’école   » (MEN, 1994, 8).

Représentations chez les enseignants des classes ordinaires et spécialisées

35 Que disent les enseignants des élèves en difficulté ? Pour le savoir, nous nous appuierons sur plusieurs enquêtes réalisées selon des méthodologies différentes mais concourant à des résultats relativement homogènes.

36 En l’absence de définition institutionnelle ou scientifique, c’est aux enseignants que revient la responsabilité de déterminer et d’attribuer aux élèves les caractéristiques laissant supposer que tel élève est en difficulté alors que tel autre ne l’est pas. Cela se fait le plus souvent dans une approximation notoire, les professeurs ne pouvant s’appuyer que sur des critères subjectifs pour repérer ces élèves [10].

37 Beckers montre en 1994 que les jeunes normaliens [11] attribuent majoritairement les difficultés des élèves à des causes externes à l’école (enfant et famille). Monfroy (2002) indique que les discours des enseignants vis-à-vis des élèves en difficulté, lorsqu’ils sont tenus sur des élèves génériques (les élèves en général), sont plutôt négatifs et globalisants, pointant du doigt une classe sociale (classe populaire) décrite en termes de déficits et handicaps socioculturels. Par contre, lorsqu’il s’agit de parler des élèves en difficulté concrets auquel ils sont confrontés, les discours deviennent plus interrogatifs (quant à leurs propres compétences à y faire face) et concomitamment plus psychologisants (en termes psychoaffectifs d’angoisse, de motivation, de maturité…).

38 Le rapport Do (2007), commandité par le Ministère, interroge les « représentations de la grande difficulté scolaire par les enseignants   ». On trouve chez ces derniers les mêmes définitions tautologiques que celles précédemment notées dans les textes officiels : l’élève en grande difficulté est celui qui « est incapable de suivre en classe   » (43,5 % des définitions spontanées données par les professeurs des écoles lors de la passation du questionnaire), qui a « des manques   », des « difficultés de compréhension   » (9,6 %), du « retard   » ; mais aussi un élève « qui est dans l’incapacité d’acquérir ou maîtriser des compétences de base   » (26,9 % des réponses) ou encore « marqué par un comportement caractérisé par de graves manques ou déficits   » (12,2 %) tel que « absence de motivation   », « manque de concentration   ». Relevons dans le même ordre d’idées quelques propos recueillis par Delaubier et Saurat (2013) qui manifeste un certain désarroi chez les enseignants pour définir cette population : « lorsqu’il s’agit de dénombrer le nombre d’élèves en grande difficulté, on ne sait pas où placer la barre   » (p. 11) ; « l’élève en difficulté est celui que l’on n’arrive pas à atteindre   » (p. 13) ; « la grande difficulté commence quand le Rased doit prendre le relais   » (id.).

39 Les moyens d’expertise utilisés par les enseignants pour repérer la grande difficulté scolaire relèvent d’outils personnels d’évaluation quand il ne s’agit pas de simples constats informels voire intuitifs. En outre, les définitions spontanées recueillies montrent une prévalence des causalités psychologisantes et mentalistes que nous évoquions plus haut. Dans l’enquête que nous avons réalisée par questionnaire auprès des professeurs d’école exerçant en Segpa dans la région Aquitaine (N= 126 [12]), à la question : « selon vous, qu’est-ce qui explique le plus les difficultés scolaires des élèves de Segpa ?   » : 61,5 % des réponses sont de nature psychologisantes (désintérêt, défaut de concentration, mauvaise estime de soi, précarité affective, problèmes psychologiques…), 22,6 % invoquent des causalités sociologisantes proches des thèses du handicap socioculturel (pauvreté culturel de la famille, milieu carencé, problèmes sociaux, absence de suivi familial…). Seulement 15,9 % des enseignants interrogés invoquent des causalités endogènes à l’institution scolaire (enseignement peu adapté, problèmes de repérage et d’orientation, effectif des classes trop important, ratages dans l’enseignement au primaire…). Remarquons en outre que 72 % des enseignants de notre enquête pensent « qu’il faudrait assurer un suivi psychologique à chacun des élèves de Segpa   ».

Psychologisation de l’échec scolaire, psychologisation du social

40 Malgré le caractère flou de la notion, un même paradigme d’interprétation est à l’œuvre (chercheurs, discours officiel, enseignants) pour comprendre ce qu’est l’élève en difficulté et en conséquence, pour proposer des actions d’aide et de soutien en cohérence avec cette interprétation princeps. Pour résumer, nous avancerions la proposition suivante : la plupart des chercheurs, décideurs ou enseignants (qu’ils soient spécialisés ou non ) s’accordent pour penser que l’élève en difficulté possède des caractéristiques (cognitives, comportementales, sociales…) qui le distinguent des autres élèves et qui expliquent les difficultés rencontrées au cours de sa scolarité. Soit qu’il s’agisse de problèmes de cognition ou de comportement, soit qu’il s’agisse de sa socialisation familiale, sociale, culturelle, on s’accorde très majoritairement pour dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez lui.

41 Ce type d’interprétation n’est pas nouveau. Il remonte en fait à la constitution même de l’adaptation scolaire et résulte le plus souvent de luttes dans le champ scientifique pour imposer des disciplines naissantes qui, par et grâce à l’école, trouvent une sorte de légitimité (cf. Pinell et Zafiropoulos, 1978) ou, plus généralement, accroissent leur zone d’influence (psychologie différentielle au début du xxe siècle ; neuro- psychiatrie infantile dans les années 1950 ; psychanalyse dans les années 1960 ; psychologie cognitive dans les années 1980 et neuro-sciences dans les années 2000). La proximité de l’élève en difficulté avec l’élève en situation de handicap est consubstantielle du champ de l’A-SH et confirme une longue tradition bipolaire tendant à mettre en œuvre des actions pour les « arriérés et instables   » (1909-1963), « déficients et inadaptés   » (1963-1987), « handicapés et inadaptés   » (1987-2006 [13]).

42 À l’intérieur de chaque binôme, les premières acceptions désignent ce qui relève du handicap, les secondes ce qui relève de la difficulté scolaire.

43 Cette bivalence, loin de distinguer et de séparer les deux types d’élèves a le plus souvent tendance à les fusionner voire les confondre. Prenons quelques exemples dans les circulaires relatives au Rased (et à son ancêtre le Gapp). En 1970 la description des caractéristiques des élèves accueillis dans les Gapp, mélange aspects pathologiques, retards scolaires et caractéristiques environnementales.

44 « Ces classes [classes d’adaptation] sont destinées à accueillir les enfants qui […] semblent voués à l’échec au niveau de l’enseignement élémentaire : enfants présentant des retards de maturation, enfants subissant des blocages affectifs, des troubles psychomoteurs divers, enfants dont le milieu familial ou social a retardé le développement, principalement sur le plan de la communication, enfants présumés déficients intellectuels, handicapés moteurs ou sensoriels légers, déficients physique   » (MEN, Gapp, 1970).

45 En 1998, dans la circulaire relative aux actions de soutien, la liaison conditions sociales/développement psychologique est là aussi explicitement formulée : « [les retards] sont provoqués par les conditions dans lesquelles l’enfant s’est développé   » (id.). C’est un « diagnostic   » psychosocial qui semble alors le plus pertinent pour pouvoir agir sur les troubles psychiques occasionnés par les situations de pauvreté.

46 « Il est souhaitable d’identifier les problèmes dont peut souffrir un enfant en grande difficulté, notamment les problèmes de santé et de maltraitance, les conflits familiaux, les situations de pauvreté. Les personnels, les psychologues scolaires, les assistantes sociales doivent être associés à ce diagnostic   » (MEN, Soutien, 1998).

47 Dans la circulaire de 2002 relative au Rased, la difficulté scolaire s’associe naturellement à la déficience et aux besoins particuliers :

48 « […] certains élèves dont la situation nécessite une attention plus soutenue, soit parce qu’ils présentent des difficultés marquées, exigeant une analyse approfondie et un accompagnement spécifique, soit parce qu’ils expriment des besoins particuliers, en relation avec une déficience sensorielle ou motrice ou avec des atteintes d’origines diverses perturbant leur fonctionnement mental   » (MEN, Rased, 2002).

49 Nombre de ces extraits concourent à penser la difficulté scolaire comme provenant avant tout d’une difficulté psychologique pour les élèves issus des classes les plus défavorisées de la société : « difficultés d’ordre relationnel   » (MEN, Gapp, 1970) « défaillances ou carences d’ordre psychologique   » (MEN, Soutien, 1977) ; « difficultés de développement   » (MEN, Rased, 2002).

50 En ce sens, nous sommes amenés à penser que les élèves en difficulté relèvent, dans l’esprit des législateurs, de ce que nous appelons un pseudo-handicap tant la frontière entre ces élèves et ceux relevant de l’inclusion scolaire est floue voire poreuse [14]. Ne répondant pas aux attendus de la norme scolaire, l’élève en difficulté ressort d’un tableau clinique plus ou moins élaboré et reposant, au choix, sur des caractérisations mettant en avant l’indigence de ses aptitudes, les troubles de sa conduite, ses carences affectives, ou encore le dysfonctionnement de certaines de ses fonctions psychiques. L’amalgame, historiquement situé, entre élèves en situation de handicap et élèves en difficulté contribue à pathologiser ces derniers, d’autant plus que cette catégorie d’élèves est de plus en plus large et hétérogène.

51 À ce sujet, la disparition programmée des Rased au tournant des années 2010, au profit des dispositifs « d’aide personnalisée   », est exemplaire du changement opéré et de l’élargissement considérable de l’empan des élèves concernés. Rappelons le principe de ce nouveau dispositif : les écoles, lors du conseil des maîtres, proposent une liste nominative des élèves en difficulté qui pourront être concernés par le dispositif. Chaque école est ainsi tenue d’organiser des cours personnalisés, le soir ou entre midi et deux heures, selon les modalités qui lui conviennent. La difficulté scolaire apparaît dès lors, comme une donnée relative, car relative à un contexte :

52

  • dans la mesure où le dispositif est imposé, les écoles doivent trouver des élèves en difficulté ;
  • dans la mesure où la difficulté n’apparaît plus que comme l’écart à la norme représentée par les élèves d’une même école [15].

53 Cette généralisation et cet amalgame ne sont pas anodins. En psychologisant la difficulté scolaire, on euphémise ce qui relèverait spécifiquement des retards scolaires inhérents à des problèmes avérés de développement et/ou d’efficience (aspect pathologique) et dans le même temps tous les élèves en difficulté voient leurs difficultés potentiellement apparentées à des pathologies [16]. L’élève en difficulté est potentiellement un élève relevant des structures de la scolarité adaptée, d’autant plus qu’aucun signalement n’est actuellement en mesure de légitimer le caractère pathologique des difficultés rencontrées.

54 « Le psychologue scolaire conseille aux parents une consultation extérieure […] lorsque des investigations approfondies semblent nécessaires (notamment quand des troubles psychopathologiques ou neuropsychologiques peuvent être suspectés)   » (MEN, Rased, 2002).

55 Dès lors, face à l’injonction qui leur est faite de réduire les difficultés scolaires de tous leurs élèves, les enseignants ne peuvent prendre appui, pour légitimer leur action, que sur les représentations et les modalités d’action qui façonnaient jusqu’alors le champ de l’adaptation scolaire. Penser maintenant la difficulté scolaire, c’est recourir aux catégories d’analyse qui jusque-là s’imposaient dans le champ strict de l’adaptation scolaire et c’est supposer pertinents et applicables à une large population d’élèves, les critères et l’ensemble des représentations qui s’appliquaient jadis aux seuls élèves signalés et orientés.

Adapter son enseignement aux particularités cognitives des élèves en difficulté

56 Si l’émergence et la généralisation de la notion d’élèves en difficulté sont des phénomènes intéressants, c’est qu’ils témoignent d’un profond remaniement survenu dans le monde scolaire à la fin des années 1980. La prise en compte des difficultés de l’élève s’inscrit dans une philosophie nouvelle qui a connu son expression officielle dans la loi d’orientation de 1989. En proclamant « organiser le service public en fonction des élèves et promouvoir un enseignement adapté à sa diversité   » (MEN, LO, 1989), l’État marque sa volonté de transformer l’école en modifiant son rôle, son organisation et les conceptions pédagogiques servant de fondements à l’enseignement. La loi d’orientation de 1989 a contribué, en effet, à renverser les perspectives. Jusqu’alors, pour fonder la justice sociale, l’école proclamait l’obligation scolaire. À partir de 1989, elle se situe dans une autre logique, celle du droit aux usagers (Chabert-Ménager, 1996). Être juste, équitable, c’est, dès lors, rendre un service aux usagers, répondre à leurs besoins dans toute la diversité de leur expression, leur garantir une réussite potentielle. Chacun peut dès lors revendiquer un « droit à la réussite   » (Hussenet et Santana, 2004).

57 Le changement de focalisation est radical puisqu’il inverse l’ordre des priorités : alors que, traditionnellement, l’école assumait sa fonction normative (obligation scolaire, normativité des programmes, universalité des propositions et des attentes), elle s’engage dorénavant sur une fonction adaptative de réponses aux besoins spécifiques des populations concernées et de prise en compte des individualités. D’où la célèbre formule inscrite dans le rapport annexé à la loi d’orientation de juillet 1989 : « l’élève [est] au centre du système éducatif   » (MEN, LO, 1989, 19).

58 Concomitamment, alors que l’on impose moins de contraintes aux usagers, ce sont les enseignants et les cadres de direction qui se voient de plus en plus imposer une rationalisation de leurs tâches, des contrats d’objectifs, une standardisation des méthodes et des techniques dans un pilotage de plus en plus pressant de leurs gestes professionnels, au nom d’une efficacité et d’une modernisation du service prônées par leurs dirigeants (cf. Laval, 2003). Une logique managériale se met en place, au moment où la fonction adaptative de l’école prend le pas sur la fonction normative. Cette rupture a dessiné une nouvelle géographie conceptuelle dont témoigne la notion de difficulté. La notion d’élève en difficulté se conjugue avec d’autres concepts apparus concomitamment dans les discours officiels : hétérogénéité, différenciation, individualisation, évaluation, projet…

59 La psychologisation de l’échec scolaire est à double face. Non seulement, elle a valeur explicative des difficultés avérées de certains élèves, mais encore elle émet « l’idée que la connaissance [des processus mentaux à l’œuvre dans l’apprentissage [17]] constitue[nt] un préalable et une légitimation de la pratique pédagogique   » (Ottavi, 2001, 5). Bien enseigner revient ainsi à placer le centre de gravité, non pas dans les savoirs à transmettre ou les situations d’enseignement susceptibles d’en favoriser l’appropriation, mais dans le cerveau de l’enfant lui-même.

60 Dès lors, l’enseignant qu’il enseigne dans une classe ordinaire ou plus spécifiquement en classe d’adaptation se doit de débusquer, pour le comprendre, ce qui se passe à l’intérieur de la tête de l’élève (expertise mentaliste) et d’ajuster en conséquence son action, fort de cette compréhension. Les stratégies opératoires des élèves, les capacités métacognitives, les représentations préalables, les procédures de traitement de l’information, quand il ne s’agit pas des capacités de mémorisation, sont les leviers qui président aux choix curriculaires et aux stratégies pédagogiques et didactiques des enseignants. On le voit, cette novlangue contemporaine est baignée des concepts de psychologie cognitive, et largement reprise dans les travaux pédagogiques ou didactiques actuels (voir Roiné, 2010).

61 On pourrait s’interroger sur cette « logique de l’adaptation   » (Giroux, 2007). Les enseignants ont-ils les moyens d’une expertise mentaliste ? Et dans ce cas, forts de cette expertise, que peuvent-ils mettre en œuvre ? Des entraînements spécifiques à la métacognition ou à la mémorisation ? Mais alors, quid des savoirs disciplinaires spécifiques qui constituent pourtant le cœur du métier d’enseignant (qu’il soit spécialisé ou non) ?

Discussion

62 Des élèves réussissent à l’école et d’autres non. C’est un fait qu’il ne serait question de remettre en cause ici. L’échec ou les difficultés de certains relèvent de causalités multiples et généralement imbriquées les unes aux autres. Il serait très imprudent de ne pas admettre que certaines d’entre elles ont une origine psychologique. Nous nous interrogeons néanmoins sur l’univocité des réponses apportées par la noosphère [18] en matière de difficulté scolaire. En effet, en considérant la difficulté scolaire sous le seul angle des individus (les élèves et les parents), on oublie les conditions scolaires, c’est-à-dire les usages propres à l’avancée des savoirs dans des situations spécifiques d’enseignement. Si certains élèves ne réussissent pas à l’école c’est bien la rencontre entre les propositions qui leur sont faites, les savoirs en question et les interactions de connaissances (Conne, 2003) mises en jeu dans leur enseignement qui paraitraient heuristiques en la matière. Il existe bien un paradigme manquant (Shulman, 2006) dans les analyses actuelles sur la difficulté scolaire. Quelles propositions didactiques et pédagogiques pour agir auprès des élèves en difficulté ? Sur quels critères les fonder ? Au sein de quels dispositifs, individualisé, collectif, ordinaire ou spécialisé ? Quelles situations seraient les plus propices aux apprentissages ?

63 Nous avons maintenant suffisamment de résultats concordants pour interroger les pratiques d’aide aux élèves en difficulté dans les différents contextes de l’adaptation scolaire. Force est de constater que l’individualisation de l’enseignement, le recours à des stratégies didactiques différentes de celles utilisées en classe ordinaire et, plus sûrement, les intentionnalités mentalistes présidant à leur mise en œuvre (vouloir agir directement sur la cognition des élèves) montrent leurs limites, mises en exergue par plusieurs auteurs (Tambone et Mercier 2003 ; Sensevy et al., 2006 ; Marlot et Toullec-Théry, 2011 ; Toullec-Théry et Marlot, 2013). L’aide aux élèves en difficulté, le plus généralement orientée par ces intentionnalités mentalistes, crée pour ces élèves des conditions spécifiques dont on pourrait interroger la pertinence (voir Roiné, 2012).

64 Les élèves en difficulté sont-ils des élèves pas comme les autres ? Certes, ils appartiennent en grande majorité aux familles défavorisées, mais peut-on dès lors invoquer des spécificités cognitives qui justifieraient un traitement différent (et un traitement à part). Une fois encore, la question mérite d’être posée. L’étude que nous avons réalisée (Roiné, 2011) dans un contexte proche de celui des Rased (l’ensemble des collégiens de Segpa d’Aquitaine) est susceptible d’interroger cette psychologisation du social. Nous y remettons en question l’hypothèse selon laquelle les élèves scolarisés dans ces classes d’adaptation possèderaient des caractéristiques cognitives qui les distingueraient des autres élèves. L’analyse des résultats aux évaluations nationales de 6e indique en effet qu’en comparaison des autres collégiens, les élèves de Segpa ne sont pas différents des autres élèves d’un point de vue didactique. Certes leurs résultats sont plus faibles que ceux des élèves scolarisés en classe ordinaire, mais les épreuves échouées sont les mêmes pour tous les élèves. Si les élèves de Segpa échouent à tel ou tel type d’exercice ce n’est pas tant parce qu’ils seraient plus déficitaires dans la compréhension des consignes, le traitement de l’information ou les capacités d’attention (entre autres explications potentielles) que parce que ces exercices sont plus difficiles que les autres. Tous les collégiens éprouvent les mêmes difficultés sur ces items. Les différences entre les élèves en difficulté et les autres élèves sont de degré et non de nature. Postuler des spécificités cognitives des élèves en difficulté nous semble dès lors quelque peu hasardeux. En outre, nous montrons que les signalements et les affectations en Segpa dépendent plus de l’appartenance sociale et de l’implantation géographiques que des paramètres strictement scolaires. Ces résultats sont aussi corroborés pour les signalements Rased (Cresas, 1988 ; Monfroy, 2002 ; Terrail, 2002).

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Mots-clés éditeurs : Psychologisation, Histoire de l'adaptation scolaire, Élèves en difficulté

Mise en ligne 06/02/2015

https://doi.org/10.3917/nras.066.0013

Notes

  • [1]
    Les classes de perfectionnement annexées aux écoles primaires, créées en 1909, sont destinées aux élèves qualifiés d’arriérés.
  • [2]
    Bourdieu (1966) ; Bourdieu et Passeron (1964, 1970) ; Bourdieu et Saint-Martin (1975).
  • [3]
    Groupes d’aide psycho-pédagogique : structures de soutien aux élèves en difficulté, créées en 1970, ancêtres des Rased.
  • [4]
    Voir à ce sujet la critique de la notion de « déficience intellectuelle légère   » chez Gateaux-Mennecier (2001) et la différenciation sociale de ces deux populations d’élèves chez Sicot (2005).
  • [5]
    Pour Wittgenstein (1965), la signification d’un mot est donnée par le rôle qu’il entretient dans un jeu d’usages, c’est-à-dire dans les règles qui prévalent à son emploi. Comme dans un jeu d’échec ou de tennis, le mot navigue dans un système de règles et de possibilités liées à son usage.
  • [6]
    Les travaux pédagogiques, marqués depuis le début des années 1990 par la prédominance des « pédagogies de l’apprentissage   » (Altet, 1997) sont essentiellement mentalistes, dans le sens où, fondant leur expertise sur les travaux de psychologie cognitive ou des neuro-sciences, ils proposent aux enseignants des modalités d’action destinées exclusivement à agir directement sur la cognition des élèves en difficulté (modifier les représentations mentales, différencier en fonction des styles cognitifs, travailler les compétences métacognitives…) et n’interrogent que très rarement les spécificités des savoirs à enseigner et des obstacles épistémologiques inhérents à leur apprentissage. Paradoxalement, la plupart des travaux didactiques actuels relèvent de ce même paradigme.
  • [7]
    Pour Wittgenstein (1965), la signification d’un mot est donnée par le rôle qu’il entretient dans un jeu d’usages, c’est-à-dire dans les règles qui prévalent à son emploi. Comme dans un jeu d’échec ou de tennis, le mot navigue dans un système de règles et de possibilités liées à son usage.
  • [8]
    Programmes personnalisés de réussite éducative : dispositifs de soutien aux élèves en difficulté, réalisés par les enseignants des classes ordinaires, pour des élèves repérés en difficulté, sur une durée n’excédant pas sept semaines.
  • [9]
    Section d’enseignement général et professionnel adapté (classes spéciales du collège pour « élèves en grande difficulté   »)
  • [10]
    Il ne saurait être question d’incriminer les enseignants quant à cette imprécision. En effet, comme nous l’avons vu, ne disposant pas de critères suffisamment stables et homogènes fournis par leurs instances de tutelle, ni de dispositifs d’évaluation standardisés (si ce n’est ceux de fin de cycle 2) où le repérage serait objectivé, ils ne peuvent que s’appuyer sur leurs intuitions ou leur expérience.
  • [11]
    Élèves de l’École normale, correspondant actuellement aux stagiaires des ESPE (Écoles supérieures du professorat et de l’éducation).
  • [12]
    Ce qui correspond à 57 % de la population totale.
  • [13]
    Ces dates correspondent aux différentes appellations du diplôme de spécialisation des enseignants chargés d’enseigner aux élèves en contexte non ordinaire. Successivement : CAEA (Certificat d’aptitude à l’enseignement des enfants arriérés) ; CAEI (Certificat d’aptitude à l’éducation des enfants et des adolescents déficients et inadaptés) ; Capsais. (Certificat d’aptitude aux actions pédagogiques spécialisées d’adaptation et d’intégration scolaires) ; Capa-SH (Certificat d’aptitude professionnelle pour les aides spécialisées, les enseignements adaptés et la scolarisation des élèves en situation de handicap).
  • [14]
    Ce qui corroborer les résultats de Sicot (2005, 275). D’un côté les élèves handicapés « biopsychologiques   », de l’autre les élèves handicapés « sociopsychologiques   » « qui se recrutent essentiellement dans les classes populaires et pour qui parler de handicap est un abus de langage   ».
  • [15]
    C’est ainsi que nous avons pu observer, dans le département de la Gironde, que des écoles, dont le score moyen aux évaluations nationales CE2 dépasse les 85 % de réussite, ont mis en place des aides personnalisées pour leurs élèves en difficulté. Pourtant le score de réussite de ces derniers les désignerait comme bons élèves s’ils étaient inscrits dans une école aux scores de réussite moyens moins importants. Les enseignants trouvent les élèves en difficulté lorsqu’on leur demande de les trouver.
  • [16]
    Qu’il s’agisse d’incriminer des spécificités cognitives ou conatives de naissance ou consécutives à une socialisation familiale princeps, on recourt aux mêmes postulats : c’est l’élève qui possèderait des caractéristiques supposées le définir. Or on pourrait invoquer un autre type de raisonnement non ontologique qui consisterait à penser les acteurs exclusivement depuis les situations qu’ils vivent et qu’ils traversent, comme émergence et réponse à ces situations.
  • [17]
    C’est nous qui ajoutons.
  • [18]
    La noosphère correspond au monde des idées : ce qui circule, se dit, se manifeste, se développe, se conceptualise dans un champ théorique donné à propos d’un milieu particulier (voir Sarrazy, 2002).
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