1 La contribution d’une analyse de didacticien à un numéro parlant de phobies peut sembler incongrue puisque cette notion de phobie n’appartient pas à son domaine. Toutefois, il nous a semblé nécessaire d’attirer l’attention des acteurs du champ éducatif sur une forme de violence particulière pouvant amener les élèves à rejeter les apprentissages. Il s’agit de la violence symbolique exercée par le système dans le domaine de « l’étude de la langue » et plus particulièrement en ce qui concerne la grammaire et la conjugaison.
2 La définition de la violence symbolique qui organisera cette étude est construite à partir de celle de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron en 1970?: « tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, c’est-à-dire proprement symbolique, à ces rapports de force. » Mais aussi à partir des éléments de la définition que Pierre Bourdieu a proposée ensuite, en 1980, en opposition à la violence directe entre maître et fermier?: « violence douce, invisible, méconnue comme telle, choisie autant que subie, celle de la confiance, de l’obligation, de la fidélité personnelle, de l’hospitalité, du don, de la dette, de la reconnaissance, de la piété, de toutes les vertus en un mot qu’honore la morale de l’honneur ». Nous tiendrons compte également de celle de Philippe Braud (2003), notamment pour le lien qu’il établit entre violence symbolique et souffrance identitaire du fait de la dépréciation et de l’ébranlement des repères.
3 Pour éviter les malentendus liés à l’emploi de cette expression par les chercheurs en sociologie, nous restreindrons, pour cet article, la violence symbolique dont Pierre Bourdieu a parlé pour l’école en général, en ce qui concerne ce qu’il a appelé l’action pédagogique, à celle qui est exercée lors de l’enseignement des outils de la langue française en milieu francophone, c’est-à-dire lors de l’« Étude de la langue française » selon les programmes de 2008 (MEN, p. 21). Il s’agit donc de la violence liée au contenu même des savoirs enseignés, compte tenu de l’enjeu de ces savoirs, violence liée à la façon dont ces savoirs sont enseignés du point de vue de la didactique, abstraction faite de l’effet maître, violence liée à la posture de l’enseignant.
Les données pour avancer cette affirmation
4 L’étude s’appuiera sur les prescriptions institutionnelles d’une part et sur des réponses d’élèves à différentes questions d’autre part.
5 En ce qui concerne les prescriptions institutionnelles, seront analysées?: les intentions préalables aux programmes que sont le socle commun (MEN, 2006), le préambule des programmes de 2008 (MEN, 2008) pour l’école primaire et les propositions de mise en œuvre des dits programmes.
6 Les données concernant les élèves proviennent en partie d’une enquête récemment effectuée dans un collège bénéficiant d’un programme Éclair (École, collège et lycée pour l’ambition, l’innovation et la réussite). Tous les élèves de 6e du collège (1re année du secondaire) ont été interviewés, soit 72 élèves. Leurs réponses ont permis de constater que les résultats d’une analyse déjà ancienne auprès de 401 élèves de 8 à 16 ans ne sont pas remis en cause en ce qui concerne le rapport à la langue française (enquête de Claudie Péret et Dominique Ulma en 2002, in Bertucci et Corblin, 2004). Nous nous appuierons donc également sur les éléments recueillis lors de cette enquête. Il est à noter que les élèves dont les impressions ont été recueillies début 2013 ont commencé à étudier la langue à l’école primaire après le début de la mise en œuvre des programmes 2008 et que ceux dont nous avions recueilli les réponses en 2002 ne pouvaient pas avoir bénéficié des instructions liées aux programmes de 2002, qui, au contraire des suivants, tenaient compte des avancées des recherches en didactique du français et mettaient l’accent sur les modalités d’apprentissage plutôt que sur la somme de connaissances. L’effet programme 2002 ne vient donc pas interférer directement.
7 Les items qui nous intéresseront pour cette étude sont les suivants?:
- Enquête de 2002?: qu’est-ce qu’une langue??
- Enquête de 2013?: quels souvenirs avez-vous de ce que vous avez appris sur la langue française à l’école?? En quoi ce que vous avez appris vous est-il utile maintenant que vous êtes collégiens?? Qu’avez-vous appris sur le futur?? Par ailleurs, les élèves devaient dire ce qu’ils pensaient d’une phrase écrite par une élève de CE2, phrase incorrecte parce que l’élève avait oublié un verbe.
9 L’enquête de 2002 se présentait sous forme de questionnaire écrit, celle de 2013 consistait en entretiens semi-directifs par groupes de 3 à 4 élèves.
10 La mise en relation de ces différentes sources va nous permettre de répondre aux questions suivantes?: en quoi les prescriptions institutionnelles et les pratiques professionnelles qui en découlent imposent-elles comme légitimes des significations qui leur sont propres?? En quoi sont-elles liées à une relation de confiance (non choisie, il est vrai) ? En quoi ont-elles pour conséquence une dépréciation de l’élève et l’ébranlement de ses repères identitaires?? Quelle est la part de l’enseignant dans le processus??
Quels savoirs sur la langue, pour quel enjeu??
Une première imposture?: entre enjeu annoncé et enseignement programmé
11 Imposture, tromperie, leurre?? Difficile de le savoir dans la mesure où l’intentionnalité n’est pas avérée. La mise en œuvre des politiques publiques – et les programmes de l’école entrent dans ce cadre – tient compte de l’existant et n’est que le résultat de la résolution de tensions entre différents partenaires. Dans le cas qui nous préoccupe, la part de la tradition transmise par les manuels scolaires n’est pas à négliger (Elalouf, 2008?; Péret, 2013). Toujours est-il qu’un décalage existe entre les intentions affichées dans le socle commun, le préambule des programmes et ce qui est ensuite proposé.
12 En effet, le socle commun, avec raison, signale que « l’élève doit maîtriser suffisamment les outils de la langue que sont le vocabulaire, la grammaire et l’orthographe pour pouvoir lire, comprendre et écrire des textes dans différents contextes » (MEN, 2006, p. 5).
13 Ceci est renforcé par le préambule des programmes 2008 qui stipule qu’« il est indispensable que tous les élèves soient invités à réfléchir sur des textes et des documents, à interpréter, à construire une argumentation […]. Ils doivent partager le sens des mots, s’exprimer à l’oral comme par écrit pour communiquer dans un cercle élargi » (MEN, 2008, p. 10).
14Que devient ensuite cette intention de doter l’élève d’outils pour accéder à toutes sortes de connaissances, à s’intégrer dans la société par la maîtrise de la communication verbale?? Quand les apprentissages techniques qui devraient permettre cet outillage commencent, le programme de grammaire, dès les deux premières années du primaire, (années de l’apprentissage de l’autonomie en lecture et écriture), se présente comme suit?: « la première étude de la grammaire concerne la phrase simple. Les marques de ponctuation et leur usage sont repérés et étudiés. Les élèves apprennent à identifier la phrase, le verbe, le nom, l’article, l’adjectif qualificatif, le pronom personnel (formes sujet). Ils apprennent à repérer le verbe d’une phrase et son sujet. Ils apprennent à conjuguer… » (MEN, 2008, p. 17). Ce ne sont pas les moyens de s’exprimer qui sont repérés, classés, manipulés, mais les éléments qui les constituent sans que ne soit indiqué le lien entre cette analyse et la maîtrise du langage dont les élèves ont besoin. Certes, ces derniers ne lisent pas les programmes mais s’ils osent poser la question de l’utilité des travaux sur la langue qui leur sont proposés, ce sont les termes du socle commun ou du préambule qui seront convoqués par l’enseignant. Parmi les mauvais souvenirs que les élèves de 6e ont gardé de leur scolarité, deux fois il a été fait mention du COI. « Je vois pas trop ce que c’est ».
15 Il est intéressant de remarquer la façon dont les connaissances visées sont mentionnées. Dans le socle, il est dit que l’élève « doit maîtriser la langue française ». Le contexte induit à interpréter le verbe devoir avec une valeur injonctive, mais les autres valeurs du verbe peuvent tendre à en atténuer l’effet. C’est encore devoir qui est utilisé dans le préambule. Par contre, la force d’injonction est plus grande dans les formulations des programmes?: « Les élèves apprennent à identifier la phrase, le verbe… » L’éventualité qu’ils n’apprennent pas ne semble pas envisagée. Une fois de plus, les élèves n’ont pas un accès direct à ces injonctions mais ils les perçoivent.
16 Que reste-t-il de tout cela lorsque les élèves arrivent en 6e??
1758 élèves sur 72 ont répondu à la question sur l’utilité, au collège, des apprentissages antérieurs en langue française. 8 élèves ne voient pas l’utilité de ce qu’ils ont appris, 5 sont indécis, 45 ont jugé utile ce qu’ils avaient appris à l’école primaire, mais 32 n’y voient qu’une utilité restreinte aux seuls apprentissages en langue française?: « on a fait beaucoup d’exercices et ça nous sert pour faire des exercices ». 17 n’ont pas explicité la nature de l’utilité. Restent 9 élèves (soit 1 élève sur 7) qui pensent que ce qu’ils ont appris les aide à comprendre, à mieux parler ou mieux écrire, à « nous propulser » dit l’un d’eux. Le retard scolaire n’est pas un critère discriminant dans ce domaine. Ces résultats sont à rapprocher de ceux de l’enquête de 2002. En effet, sur les 401 élèves qui ont répondu à la question « qu’est-ce qu’une langue?? », 30 % des élèves de l’enseignement adapté n’ont pas répondu (contre seulement 2,5 % pour les élèves en cursus ordinaire) ; 6 élèves de l’enseignement adapté ont répondu que c’était « des exercices » (1 seul élève en cursus ordinaire) et un élève a répondu (par écrit, en utilisant le français) que cela ne sert à rien. Il apparait bien que l’enjeu des apprentissages sur le fonctionnement de la langue n’a pas été perçu et donc que l’enseignant, le système éducatif, ont tenu un discours d’une part et ont imposé des apprentissages sans finalisation sociale d’autre part.
18 Par ailleurs, les élèves découvrent l’arbitraire du signe linguistique, ce qui n’est pas propre au français, mais cet arbitraire est doublé en français par une orthographe opaque qui garde des traces d’une histoire complexe de l’évolution de la langue. Ils peuvent avoir entendu dire que d’apprendre le latin, voire le grec, permettait de mieux comprendre l’orthographe du français. Ces discours renforcent l’idée que les apprentissages de l’école sont faits pour l’école. Difficile de trouver pire motivation pour apprendre une langue étrangère (langue morte de surcroît) que son utilité pour l’acquisition de l’orthographe. Le lien entre apprentissage du latin et apprentissage du français est ainsi renoué mais de façon inversée. Les premières grammaires scolaires du français ont été écrites pour permettre aux élèves d’apprendre plus facilement le latin (Péret, 2013). Les programmes qui se sont succédé ont gardé la même trame (Chervel, 1977). Et trois siècles plus tard, on justifie l’apprentissage du latin pour apprendre le français. Où sont les objectifs (déjà énoncés par les premiers auteurs de grammaire scolaire du xviie siècle) de maîtrise de la lecture, de la parole??
19 L’arbitraire de l’apprentissage des outils de la langue joue-t-il un rôle d’apprentissage de l’arbitraire des règles sociales?? Les élèves peuvent-ils percevoir cet exercice à la nécessaire contrainte d’intégration sociale?? C’est sans doute parce que ce n’est jamais exprimé en ces termes qu’il s’agit là d’une violence symbolique.
Une seconde imposture?: entre enseignement programmé et enseignement effectué
20 Lors de l’enquête auprès des élèves de 6e, une question portait sur les souvenirs qu’ils avaient des apprentissages de la langue. Sur 62 élèves qui ont répondu, 22 ont commencé par citer la conjugaison, 7 l’ont mentionnée en deuxième position. Ce qui fait que près de la moitié des élèves qui ont répondu commencent par citer cette composante de l’étude de la langue qui ne figure pas en tant que telle dans les programmes (Gourdet, 2012). Par contre, elle apparait dans de nombreux manuels scolaires. L’étude de la langue se distribue en lexique, grammaire et orthographe mais les élèves de 6e ont essentiellement des souvenirs concernant la conjugaison. Bon souvenir, dit l’un d’eux, parce que « c’est facile, on apprend les terminaisons et voilà ». Les élèves ont fait beaucoup de conjugaison, ont appris les terminaisons mais n’ont pas forcément mis en lien ces terminaisons avec leur usage de la langue. 27 élèves disent, en ce qui concerne ce qu’ils ont appris sur le futur, que c’est ce qui permet de dire « ce qui va se passer », 4 utilisent le présent et un adverbe pour situer dans le futur et 2 disent « ce qui se passera plus tard ». La plupart utilise donc, spontanément, le verbe aller suivi de l’infinitif. Pour préciser la façon dont se marque le futur, 15 d’entre eux font référence aux terminaisons du futur simple, 2 à celles de l’imparfait. Aucun n’évoque la possibilité d’utiliser le verbe aller. Ces réponses confirment l’hypothèse selon laquelle les élèves ne mettent pas en relation la langue qu’ils emploient quotidiennement avec la variante de cette langue qu’ils apprennent à l’école.
21 Il semble que la conjugaison soit emblématique de la violence symbolique?: l’apprentissage des tableaux n’a, en soi, aucune valeur si les élèves ne savent pas quand employer les formes. Les formes verbales, quand il ne s’agit pas des seules terminaisons, sont apprises hors contexte et ne sont que très mal utilisées en production. Ce n’est sans doute pas un hasard si la conjugaison sert de punition. Une petite enquête de proximité (quelques membres des équipes éducatives de deux collèges) sur l’usage de la conjugaison comme punition a donné les résultats suivants?: ce sont plutôt les personnels chargés de la vie scolaire qui donnent des punitions. Les professeurs l’évitent. Un enseignant et le directeur de la Segpa se positionnent clairement contre une telle pratique. Y compris quand ils disent ne pas donner de conjugaison en punition, plus de la moitié des personnes interrogées pensent que c’est une punition utile pour l’élève, non parce que cela lui apprend à respecter une norme arbitraire et qu’en cela elle a sa place en tant que punition, mais parce que cela lui permet d’« assurer les bases ».
Quelle didactique pour quels effets??
22 Les extraits des programmes précédemment cités, montrent que l’enseignement est focalisé sur les éléments constitutifs de la langue et non sur leur fonction en langage.
23 La pratique de la didactique du français, dans le domaine de l’étude de la langue, résiste à une évolution salutaire alors que des recherches dans le domaine ont été effectuées, que depuis longtemps des enseignants militants tentent de faire progresser les élèves à partir de leurs productions?; alors que les autres domaines disciplinaires favorisent l’approche par la manipulation, l’expérimentation, la prise en compte des connaissances des élèves sans jugement de valeur, même si ces dernières sont erronées et largement lacunaires?; alors que ceux mêmes qui utilisent des démarches traditionnelles reconnaissent leur peu d’efficience…
24 Les résistances à cette évolution et cette différence de traitement du savoir de l’élève ne peuvent qu’accroître le malaise des élèves qui n’utilisent pas le français reconnu par l’école. Dans ce domaine, on ne tient pas compte de ce qu’ils sont. Quand ils ont eu à commenter une phrase incorrecte, les élèves ont massivement dit?: « c’est pas français ». De quelle langue alors s’agit-il?? Comment un enfant francophone peut-il recevoir un tel jugement?? Si les élèves ont utilisé cette expression, c’est qu’ils l’ont entendue à propos de ce qu’ils ont pu dire ou écrire. Il s’agit bien là de la violence infligeant la souffrance identitaire du fait de l’ébranlement des repères dont parle Philipe Braud.
25Et pourtant, le socle commun, dans la partie « attitudes » de la maîtrise de la langue précise?:
« L’intérêt pour la langue comme instrument de pensée et d’insertion développe?:
- la volonté de justesse dans l’expression écrite et orale, du goût pour l’enrichissement du vocabulaire?;
- le goût pour les sonorités, les jeux de sens, la puissance émotive de la langue?;
- l’intérêt pour la lecture (des livres, de la presse écrite)?;
- l’ouverture à la communication, au dialogue, au débat. »
28Ce qui n’est pas contradictoire avec ce qui était énoncé préalablement?: « l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire doit conduire les élèves à saisir que le respect des règles de l’expression française n’est pas contradictoire avec la liberté d’expression?: il favorise au contraire une pensée précise ainsi qu’un raisonnement rigoureux et facilement compréhensible ».
29 Mais cet esprit-là ne se retrouve guère par la suite car il s’agit de compétences qui ne peuvent être évaluées en termes d’« acquis, partiellement acquis ou non-acquis ». Il est très difficile de les retrouver dans la longue liste des items à apprendre qui figurent dans les programmes. D’où cette difficulté à partir de jeux, de défis, d’énigmes linguistiques, de classements et manipulations, de moyens linguistiques, en fonction des besoins langagiers.
30 Les réponses des élèves de 6e concernant leurs souvenirs de l’école primaire sont en cela édifiants.
3128 ont des souvenirs positifs et ces bons souvenirs sont liés à la réussite?: « j’étais bonne », « j’avais de bonnes notes ». Seulement deux élèves font référence au bon souvenir lié à des jeux sur la langue.
32Cela est à rapprocher de ce passage du préambule des programmes?: « Le véritable moteur de la motivation des élèves réside dans l’estime de soi que donnent l’apprentissage maîtrisé et l’exercice réussi ». Pourquoi faut-il que ce soit l’apprentissage, l’exercice qui soient valorisés et non l’utilisation des moyens linguistiques en discours?? Et si l’estime de soi liée à la réussite est le véritable moteur de la motivation, il est facile d’en déduire les effets de l’échec?: mauvaise estime de soi, démotivation. Il s’agit là de la souffrance liée à la dépréciation dont parle Philippe Braud.
33Alors qu’advient-il des 40 élèves qui ont des souvenirs négatifs?? « J’étais pas bon », « j’avais de mauvaises notes », « je n’y comprenais rien ». Majoritairement c’est l’échec qui est mis en avant. Les élèves ont pu faire les exercices, apprendre les terminaisons verbales, mais ils ont échoué aux évaluations, et sont donc jugés comme n’ayant pas appris. Leur bonne volonté peut trouver ici ses limites.
34 Il est logique qu’une didactique centrée sur une somme de connaissances à acquérir débouche sur des évaluations en termes d’apprentissages et d’exercices. La conséquence d’un tel choix didactique fait que l’élève construit l’objet de l’étude de la langue de façon erronée. Il faut dire qu’il est plus difficile d’évaluer l’acquisition de moyens discursifs et leur appropriation dans la maîtrise de la langue.
35 En 2002, les programmes avaient tenu compte de ce que la recherche en didactique du français avait mis en évidence. L’accent y était mis sur les modalités d’apprentissages plutôt que sur la somme des connaissances. Il est regrettable que des maladresses aient eu lieu dans la façon dont ces programmes ont été présentés, à quoi il faut ajouter l’absence de formation suffisante pour accompagner les enseignants dans l’abandon d’une didactique multiséculaire.
L’enseignant, agent et victime du processus de violence
36 Les analyses précédentes font apparaître que l’enseignant joue un rôle central dans le processus de violence symbolique. Mais il en est sans doute autant victime qu’acteur. On ne peut faire le procès aux enseignants de vouloir délibérément faire souffrir les élèves dès qu’il s’agit des apprentissages en langue française. Ils avouent être en difficulté, reconnaître l’inefficience de ce qu’ils proposent mais le proposent malgré tout, étant donnée l’injonction des programmes.
37 Plusieurs causes à ce repli sur des pratiques non efficientes, ou sur leur conservation, peuvent être proposées. La première est sans doute, prosaïquement, que l’édition des manuels scolaires est le principal vecteur de la reproduction de méthodes traditionnelles. Partir de l’expression des élèves, classer leurs productions et les éléments constitutifs de celles-ci, est une pratique enseignante qui ne s’appuie pas exclusivement sur les livres et on comprend le poids que peuvent avoir les éditeurs dans la résistance au changement.
38 La seconde est liée à la formation et à la compétence des enseignants. Pour pouvoir repérer dans les productions des élèves ce qui relève des apprentissages suggérés fortement par les programmes, il faut une grande capacité d’analyse linguistique, laquelle ne peut être développée dans le peu de temps imparti à la didactique du français en formation initiale. Les enseignants ayant eu une bonne formation linguistique dans leur cursus universitaire précédant leur spécialisation s’y risquent. Les autres ont besoin de la sécurité qu’apporte le manuel. Une autre sécurité est celle des scénarios qu’ils ont connus étant élèves et qui ne les ont pas empêchés de devenir enseignants. La formation continue pourrait faire évoluer les pratiques. Mais cela suppose des dispositifs de formation suffisamment longs pour l’appropriation de nouvelles postures enseignantes (Brissaud, Cogis, Péret, 2013). N’est-ce pas encore une forme de violence que de demander aux enseignants de venir à bout d’une tâche si complexe, en leur laissant la liberté pédagogique, le choix des méthodes, mais sans que les outils nécessaires pour exercer ce choix ne leur soient donnés??
39 La troisième cause, et sans doute la plus ancrée et la plus difficile à contourner, est dans le poids d’une tradition socialement partagée. L’enseignement de la grammaire doit ressembler à l’image qui est véhiculée dans les familles, dans la littérature, le cinéma. Et il est difficile de braver le regard des collègues, des parents en faisant un choix audacieux (Péret, Sautot, Brissaud, 2008).
40 Les enseignants sont donc aussi victimes de la violence symbolique puisque, comme les élèves, ils doivent accepter une norme, une démarche d’enseignement dont ils ne voient pas l’utilité et, de plus, ils se trouvent dans la situation de bourreaux, plus ou moins conscients et consentants. Ils perçoivent que les difficultés des élèves sont liées aux modalités d’apprentissage, ils sont contraints de les évaluer sur des compétences qui ne sont pas celles qui correspondent à ce qu’ils souhaiteraient pour leurs élèves. Ils sont également eux-mêmes soumis à un système complexe d’évaluation sur leur capacité à mettre en œuvre les programmes, via les compétences des élèves et non forcément leurs progrès.
41 Dans la difficulté où ils se trouvent, les enseignants, pour la plupart, font passer les enseignements de type traditionnel en proposant des ouvertures culturelles intéressantes, en proposant aux élèves des projets d’écriture, tout en espérant que les liens se feront. Les liens se font effectivement puisqu’une très grande majorité d’élèves accède à une maîtrise de la langue qui leur permet de s’insérer socialement, même si l’exercice de la langue française n’est pas sollicité dans le milieu familial. Mais ces liens se font de façon implicite. Les élèves acceptent l’arbitraire de la langue, le lien distordu entre les exercices et la pratique des discours, parce qu’ils acceptent le jeu scolaire, parce qu’ils sont reconnaissants aux enseignants des projets dans lesquels ils ont été engagés. Ils acceptent la « violence douce ».
Et soumis à cette violence, que fait l’élève??
42 L’examen des formes de violence symbolique infligées par l’école aux élèves, via non pas l’action pédagogique comme l’avait analysé Pierre Bourdieu, mais l’action didactique et plus particulièrement la didactique de l’étude de la langue, inciterait à conclure que les élèves auraient de bonnes raisons de se rebiffer plus qu’ils ne le font. Ils sont en droit d’être démotivés. L’institution les assujettit à une norme, à un fonctionnement, à des pratiques paradoxales eu égard au discours tenu, qui parfois les atteint dans leur identité de locuteur. Il est même remarquable de constater combien les élèves acceptent des contraintes et des exercices inutiles sans remettre en cause l’autorité de l’enseignant. Certains élèves se rebiffent?? Ce serait une bonne nouvelle si les raisons de leur colère étaient clairement exprimées. Malheureusement, comme ils n’ont pas forcément eu accès aux outils nécessaires pour l’argumentation, ils ne peuvent être que maladroits dans l’expression de leur réaction, si tant est qu’ils aient pu l’analyser. Si l’école leur fournissait les moyens de mettre en mots la tension à laquelle ils sont soumis, elle aurait rempli ses missions et la contestation pourrait se faire sur le mode de l’argumentation. Et surtout, le futur citoyen sortirait du système scolaire avec une réelle maîtrise de la langue. Pour arriver à ce résultat, il est souhaitable que les pratiques d’enseignement de l’étude de la langue évoluent massivement. Ce qui aurait aussi comme conséquence de limiter les souffrances scolaires, au moins dans ce domaine.
Bibliographie
Bibliographie
- Bourdieu (P.), Passeron (J.-C.), La reproduction?: Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Éditions de minuit, Paris, 1970.
- Bourdieu (P.), Le sens pratique, Éditions de minuit, Paris, 1980, p. 219.
- Braud (P.), « Violence symbolique et mal-être identitaire », Presses de Sciences Po, n° 9, 2003, p. 33-47.
- Brissaud (C.), Cogis (D.), Péret (C.), L’orthographe en 4 dimensions, Champion, Paris, 2013, à paraître.
- Elalouf (M.-L.), « Des outils effectifs du futur enseignant à la convocation des savoirs linguistiques et réciproquement » » in E. Coail & P. Gourdet, dir., Dyptique n° 14, « Savoirs d’actions et savoirs scientifiques?: leur articulation dans la formation des enseignants », Presses universitaires de Namur, 2008.
- Gourdet (P.), « Le cahier de règles » à l’école élémentaire, outil institutionnel et référence grammaticale?: le cas du verbe en CE2. Communication au colloque « Enseigner la grammaire » École polytechnique, 15 et 16 novembre 2012, 2012.
- Ministère de l’Éducation nationale, « Horaires et programmes d’enseignement de l’école primaire » BOEN hors série n° 3, 19 juin 2008, <http://www.education.gouv.fr/bo/2008/hs3/default.htm>
- Ministère de l’Éducation nationale, « Socle commun de connaissances et de compétences », BOEN 29 du 20 juillet 2006, <http://www.education.gouv.fr/bo/2006/29/MENE0601554D.htm>
- Péret (C.), « Construction diachronique des usages scolaires du futur périphrastique » LIDIL, n° 47, 2013, p. 61-80.
- Péret (C.), Sautot (J.-P.), « Le verbe?: entre curriculum institué et curriculum réel » in J.-L. Dumortier, J. Van Beveren & D. Vrydaghs, dir., Curricum et progression en français, Presses universitaires de Namur & CEDOCEF, Namur, col. « Diptyque », 2012, p. 217-230.
- Péret (C.), Sautot (J.-P.), Brissaud (C.), « Les professeurs entrant dans le métier et la norme orthographique » in C. Brissaud, J.-P. Jaffré, J.-C. Pellat, Nouvelles recherches en orthographe, Actes des journées d’études des 14 et 15 juin 2007, Université de Strasbourg, éds, Limoges, Lambert Lucas, 2008, 203-214.
Mots-clés éditeurs : Étude de la langue, Violence symbolique, Didactique
Mise en ligne 07/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.062.0045