Notes
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[1]
À la rentrée scolaire 2011, un quart environ des personnes détenues étaient scolarisées. Parmi elles, 1,4 % étaient inscrites dans un cursus d’études supérieures (Direction de l’Administration pénitentiaire, 2012, p. 9).
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[2]
Au sens où Alain Coulon parle d’affiliation (Coulon, 1997).
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[3]
Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été changés et les disciplines universitaires suivies ne sont pas précisées.
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[4]
Les « autruis significatifs » sont des personnes à qui les détenus-étudiants attribuent un degré de signification plus important et structurant dans la construction de leur expérience et de leur identité étudiantes.
1 Si l’école a aujourd’hui sa place en prison et si les enseignants peuvent justifier de l’aspect indispensable de leurs actions, il n’en est pas de même pour l’enseignement supérieur, à la marge et marginal. C’est pourquoi cet article se propose d’explorer une population peu nombreuse [1] et peu connue, les détenus-étudiants, par une analyse comparée de leurs trajectoires scolaire, familiale, professionnelle et carcérale, et de leurs manières d’être et de se sentir étudiant en prison. Il tente donc de saisir qui sont les étudiants en prison, quel est leur vécu scolaire et que donnent-ils à entendre de leur expérience étudiante ?
2 Il repose sur l’exploitation de soixante et onze questionnaires, complétée par quarante-cinq entretiens approfondis, conduits auprès de personnes incarcérées, âgées de 22 ans à 76 ans, inscrites dans un cursus d’études supérieures. Les entretiens, qui sont au cœur de cet article, cherchent à saisir, plus particulièrement, le sens que ces étudiants donnent à leurs choix et à leur expérience scolaires.
3 Se dessinent ainsi trois modes d’entrée dans les études et d’affiliation [2] au monde étudiant, qui diffèrent selon la dynamique dans laquelle s’inscrit la scolarité : en continuité ou en rupture avec la trajectoire scolaire et socioprofessionnelle antérieure. L’article développe successivement ces trois déclinaisons du « devenir » et du « être étudiant » en prison.
Rester soi, ou la logique de la « continuité »
4 Le premier profil concerne les détenus-étudiants (4 sur 10 environ) qui suivent une scolarité en « continuité directe » avec leur trajectoire scolaire et socioprofessionnelle antérieure, que la reprise soit immédiate ou différée.
5 Dans ce premier type, nous pouvons distinguer d’abord les personnes jeunes, incarcérées alors qu’elles étaient insérées dans un parcours de formation. Une fois en prison, elles reprennent rapidement des études, généralement en continuité directe avec le diplôme préparé à l’extérieur. Elles sont incitées à cette reprise d’études par les enseignants présents dans l’établissement pénitentiaire, qui font de cette continuité leur priorité. Également fortement soutenus à l’extérieur par leur famille, parents ou frères et sœurs, ces détenus-étudiants possèdent de nombreux capitaux scolaires, relationnels, sociaux, etc., qui leur permettent de surmonter le « choc carcéral » (Lhuilier, Lemiszewska, 2001) et de s’investir dans un processus scolaire.
6 Les autres personnes qui appartiennent à ce premier profil sont des détenus plutôt âgés, au passé scolaire et professionnel généralement favorisé. Issus de milieux eux-mêmes favorisés, ils reproduisent en prison le rapport à l’éducation et à la formation hérité et construit à l’extérieur. Qu’ils reprennent leurs études rapidement ou non, ils sont toujours dans une démarche de continuité, puisque la construction d’un projet scolaire et culturel est en étroite cohérence avec leur parcours de vie à l’extérieur. Familiers du monde scolaire, ils en maîtrisent les codes implicites de fonctionnement, connaissent les démarches à suivre et les acteurs à contacter pour mettre en place un cursus. Ils réinvestissent cette connaissance dans le milieu pénitentiaire, directement à un niveau élevé. Les enseignants sur place jouent alors un rôle de validation et de guidance, plus que d’incitation, auprès de ces détenus-étudiants, qui paraissent les moins dépendants d’une aide et d’un soutien extérieurs, et les plus susceptibles d’opérer de véritables choix et non pas des choix par défaut. Les études suivies, appartenant aux domaines des arts et des lettres au sens large, s’inscrivent majoritairement dans un rapport intellectuel et non utilitaire aux études. Notamment, parce que, compte tenu de leur âge et de leur niveau socioprofessionnel, peu de perspectives professionnelles s’offrent à eux.
7 Parvenant à maintenir des liens forts et structurants avec l’institution scolaire et le monde extérieur, les détenus-étudiants inscrits dans une logique de « continuité » ont par ailleurs peu de difficultés à faire valoir leur statut d’étudiant, surtout les jeunes qui continuent leur formation initiale. Ces derniers apparaissant comme tout à fait légitimes dans leur démarche et leur investissement dans un cursus universitaire. Cette reconnaissance leur évite des conflits avec l’administration, sauf quand la poursuite d’études participe directement d’une stratégie affichée de résistance à l’institution. Cette identification implicite, immédiate, au monde étudiant, les exonère par ailleurs de toute démonstration excessive de l’appartenance à ce groupe. L’affiliation au monde étudiant se construit donc majoritairement sans heurts ni obstacles.
8 Dans le cas des détenus-étudiants inscrits dans une logique de « continuité », les dimensions de l’« identité pour soi » et de l’« identité pour autrui » (Dubar, 2000) coïncident donc parfaitement.
Portrait de Frédéric
9 Frédéric a 43 ans, il est inscrit en deuxième année de Master [3]. Il est incarcéré en maison centrale et a été condamné à une peine de 18 ans.
10 Sa scolarité s’est passée sans difficulté. Il a fait des études supérieures, jusqu’à un 3e cycle, et exerce une profession dans le domaine de l’enseignement.
11 Une fois incarcéré, sa décision de reprendre des études, même si elle s’est concrétisée après la tenue du procès et l’annonce de la peine, a été prise assez vite, pour deux raisons principales : l’anticipation des difficultés à retrouver du travail à la sortie (avec l’interdiction de reprendre l’activité qui était la sienne auparavant) ; la volonté de continuer des manières d’être et de faire à l’extérieur.
12 Cette reprise d’études s’accompagne de l’occupation de la fonction de bibliothécaire, autant d’occasions d’exprimer et de maintenir une identité scolaire, sociale et culturelle existante.
« C’est important pour ne pas perdre une partie de ma continuité et puis de… c’est sûr que je suis plus à l’aise dans une bibliothèque que sur un terrain de foot quoi ! Donc c’est une espèce, y’a un côté habitus quoi, voilà, on est plus dans la civilisation qu’on connaît quand, quand je suis dans une salle de classe et dans une bibliothèque que sous un panneau de basket ! Même si j’aime bien les panneaux de basket. Mais en tout cas, oui, la dimension de l’habitus, du raccord au, à ce qui se manifeste de… dans le présent de la vie passée est très important : ouvrir des livres, c’est très important dans le maintien, limite, d’une personnalité quoi. »
14 Cet investissement universitaire, à un haut niveau, est possible grâce à un fort soutien de sa compagne qui lui sert de relais auprès des bibliothèques universitaires et à la mise en place de techniques de travail universitaire très cadrées.
15 Frédéric sait par ailleurs s’appuyer sur des soutiens extérieurs pour faire valoir ses droits aux études quand ceux-ci sont menacés ou, en tout cas, fragilisés par des contraintes inhérentes au fonctionnement de l’institution carcérale.
Rester autre, ou la logique de la « continuité transposée »
16 Le deuxième profil (2 détenus-étudiants sur 10 environ) concerne ceux qui réalisent une scolarité en « continuité transposée » avec leurs trajectoires antérieures.
17 Il s’agit de personnes présentant un parcours scolaire à l’extérieur plutôt court et professionnel, parsemé de difficultés et d’orientations plus ou moins bien vécues. Les parents, majoritairement d’un niveau scolaire bas ou moyen, ont cependant mis en place des tactiques de mobilisation, par l’intermédiaire de la fratrie – et des sœurs surtout – des voisins ou encore d’enseignants, qui ont permis de maintenir leurs enfants dans l’école, au moins jusqu’à la fin de l’âge obligatoire.
18 Par ailleurs, certaines figures positives dans la trajectoire scolaire émergent des récits et ont servi d’étais à la construction d’un rapport aux études non entièrement négatif.
19 Par la suite, le passage par l’armée, et l’engagement volontaire plus précisément, a permis à certains de continuer à avoir des pratiques scolaires dans un contexte différent toutefois du contexte alors rejeté de l’école traditionnelle.
20 Au cours de la trajectoire professionnelle enfin, grâce à la présence de compagnes incitatrices et mieux dotées scolairement et culturellement, des activités de formation ont été suivies, permettant ainsi d’amorcer un redressement partiel de la trajectoire scolaire initiale et d’accéder à des niveaux de diplômes moyens. Ces activités de formation peuvent avoir été accompagnées ou remplacées par des pratiques militantes (politiques ou syndicales), qui ont participé à un enrichissement culturel et intellectuel, et familiarisé la personne avec des activités de lecture et de rédaction, compétences transposées et réactualisées lors de l’investissement scolaire en prison.
21 Une fois incarcérés, ce sont encore leurs compagnes, ainsi que leurs enfants, qui les encouragent fortement à reprendre les études. Cette réversibilité du parcours scolaire se concrétise, entre autres, par le choix de formations supérieures courtes, professionnalisées et professionnalisantes (type BTS), dans un domaine proche de celui investi professionnellement ; ou par le choix de disciplines déjà « approchées » ou « attirantes » à l’extérieur.
22 Ces détenus-étudiants peinent toutefois à justifier leurs motivations ou leur légitimité à accéder à des activités d’éducation en prison auprès des personnels enseignants sur place. Ils passent souvent par des formations professionnelles et des niveaux intermédiaires, avant de démarrer un cursus d’études supérieures.
23 Ils revendiquent par ailleurs peu leur appartenance au monde étudiant. D’une part, parce que les contraintes qui pèsent sur eux obèrent en grande partie les possibilités d’affiliation. D’autre part parce que les études sont perçues comme une activité parmi d’autres et qu’elles sont loin d’être centrales dans leur détention. Elles sont constitutives de leur identité, mais en parallèle avec d’autres modèles d’identification et dans une perspective essentiellement professionnelle ou, en tout cas, utilitaire.
24 Autrement dit, ces détenus se reconnaissent, et sont reconnus, étudiants, en articulation avec d’autres dimensions identitaires et seulement quand les contraintes auxquelles ils sont confrontés, sont relativement neutralisées.
Portrait de José
25 José a 54 ans, il est inscrit en deuxième année de licence. Il est incarcéré en maison d’arrêt et a été condamné à une peine qu’il n’a pas souhaité communiquer. C’est sa deuxième incarcération.
26 José a une scolarité plutôt courte : il a été orienté vers une voie professionnelle, comme cela était le cas pour ces camarades du même quartier et du même milieu social.
« Et puis de toutes façons, dans mon quartier, dans le milieu dans lequel j’étais, on n’avait pas de choix et même on ne se posait pas la question : la voie était toute tracée et tous ceux du quartier, on partait pour devenir ouvrier. Donc on partait faire des CAP, des BEP… Donc ma 6e, juste, juste, ma 5e, juste aussi et puis je pars en CAP. »
28 Son CAP d’ajusteur lui permet d’exercer dans différents domaines et lui donne l’opportunité de partir à l’étranger sur des chantiers. Ces expériences enrichissent, selon lui, ses compétences techniques, mais également sociales et culturelles. C’est cependant la rencontre de sa compagne qui l’incite à compléter sa formation.
« Ben moi, j’ai eu la chance de rencontrer des femmes qui m’ont poussé… à cette époque-là [avant l’incarcération], j’étais avec une nana qui était ingénieur en informatique et elle m’a beaucoup poussé dans tout ce que j’ai entrepris, dans la volonté de continuer à me former. […] Non, vraiment, ça a été cette fille avec qui j’ai vécu qui m’a donné le goût aux études. À cette époque aussi, peut-être que j’y étais prêt : j’étais plus mûr, j’avais évolué quoi, dans ma tête, notamment sur l’importance de l’école et de la formation. Donc j’ai fait des stages, des formations, par l’AFPA, pour évoluer dans ma branche. »
30 Ceci se traduira par l’accession à des postes d’encadrement.
31 Lors de sa première incarcération, José reprend des études au niveau BEPC puis passe ensuite le DAEU. Lors de sa deuxième incarcération, après s’être remis à niveau sur certaines connaissances en autodidacte et avoir préparé son projet, il s’inscrit dans un cursus d’études supérieures.
32 Au moment de l’entretien, il approche de sa sortie et se sent partiellement démotivé. Notamment parce qu’il est confronté à de nombreuses difficultés qui entravent la bonne menée de ses études. Une de ces difficultés est la relation avec le personnel de surveillance.
33 « – Vous pensez qu’ils vous perçoivent comment les surveillants ?
34 – Moi je crois qu’ils me prennent un peu de haut : ils se disent « regarde celui-là, il se prend pour un intellectuel… ». Ça les emmerde en fait, ça les emmerde ce que je suis. […] Pour eux, ça sert à rien de faire des études, ils pensent qu’on fait ça uniquement pour les remises de peine et c’est tout quoi. »
35 Si José persiste dans sa scolarité, c’est grâce à un fort soutien de l’équipe pédagogique sur place, ainsi que celui de sa mère, qui l’encourage et qui est pratiquement la seule personne avec qui il parle de ses études.
Devenir autre, ou la logique de la « rupture »
36 Le troisième et dernier profil regroupe des détenus-étudiants dans une trajectoire scolaire de « raccrochage », inscrits dans un processus plus global de « rupture », notamment identitaire, avec le passé. Il concerne un peu plus du quart de la population rencontrée.
37 Les détenus-étudiants de ce groupe sont ceux qui se rapprochent le plus du profil de la population carcérale en général : ils présentent en effet un parcours scolaire initial très court, chaotique, souvent interrompu prématurément (Insee, 2002). Majoritairement orientés vers des filières courtes et professionnelles, ils gardent de très mauvais souvenirs de l’école. La scolarité semble dans ce cas avoir été plus subie que véritablement investie et les décisions scolaires aux points de bifurcation importants, imposées par des agents scolaires appliquant des politiques d’orientation, perçues comme discriminatoires et inégalitaires. Tout ceci contribue à faire de ces élèves des décrocheurs.
38 La trajectoire professionnelle apparaît également instable et marquée par de multiples embûches : démissions, licenciements, déménagements, reconversion forcée, etc. En lien, la trajectoire familiale et amoureuse est très souvent chaotique et traversée d’événements fortement déstabilisateurs, comme la séparation, le divorce, l’absence de relations avec les parents, la perte du droit de garde des enfants. À ceci s’ajoutent enfin des pratiques d’addiction qui maintiennent l’individu dans un ensemble de difficultés relationnelles, économiques, professionnelles.
39 Quelques pratiques de compensation peuvent toutefois se mettre partiellement en place au cours du passage par différentes institutions, telles que l’armée ou la prison, lors de précédentes incarcérations, ou par quelques pratiques autodidactes éducatives, culturelles ou artistiques.
40 Cependant, c’est majoritairement pourvus d’un niveau scolaire et socioprofessionnel très bas que ces détenus-étudiants entrent en prison. La trajectoire carcérale, par sa longueur (ces détenus sont condamnés à des peines très lourdes et certains sont (multi)récidivistes), est l’occasion de mettre en place des pratiques de compensation de la trajectoire scolaire. C’est alors une volonté de s’élever scolairement et culturellement et, par-là, de donner une nouvelle orientation à leur biographie, qui préside à l’entrée dans les études. Recommençant à un niveau généralement faible, par l’intermédiaire d’activités scolaires et culturelles diverses, ils construisent peu à peu une scolarité intra-muros qui va aboutir au suivi d’études supérieures, essentiellement universitaires, dans des cursus littéraires ou de sciences humaines et sociales.
41 Ce « raccrochage » est généralement précédé d’une réhabilitation sanitaire, physique et psychologique, parfois longue et douloureuse.
42 Cependant, non familiers du système scolaire et du fonctionnement institutionnel, les détenus-étudiants en « rupture » subissent très durement le manque d’informations et de soutiens lors du démarrage de leur cursus scolaire en prison. Essentiellement épaulés par d’autres détenus, ils font état dans les entretiens de « non-choix » du niveau, de la discipline, de la structure de scolarisation et sont généralement contraints de travailler pour subvenir à leurs besoins.
43 Une fois leur cursus entamé, ces personnes détenues ne se reconnaissent étudiantes et ne sont reconnues étudiantes que grâce à un surinvestissement pédagogique et un soutien sans failles de personnes extérieures, majoritairement leur compagne. Peu pourvus socialement, scolairement, culturellement, les détenus-étudiants en « rupture », s’ils arrivent à faire reconnaître leur légitimité à accéder à des activités d’éducation au sein de leur famille, peinent en effet à y parvenir en prison, que ce soit auprès des personnels pénitentiaires, enseignants ou des détenus, et à défendre leur identité étudiante.
44 Nous retrouvons là les propos de Corinne Rostaing (2008) : le processus de reconnaissance est long à établir et se fait au prix d’efforts intenses et soutenus. Il est cependant fragile et peut basculer rapidement en expérience du mépris. Ainsi, « le détenu doit faire ses preuves en permanence et cela a des effets sur les identités en construction ou en reconstruction. On peut se demander si cela n’entraîne pas des risques pour les personnes faibles ou isolées, d’autant plus que les processus de déni de reconnaissance sont moins réversibles et plus durables que les processus de la reconnaissance » (Rostaing, 2008, p. 148).
45 Toutefois, la rencontre avec un « autrui significatif [4] » (Berger, Luckmann, 1986 [1966]), enseignant ou compagne, l’existence d’un « laboratoire de transformation », comme l’écrit Claude Dubar (2000), constitué ici par la reprise d’études, permettent au processus de « conversion identitaire » ou d’« alternation » (Berger, Luckmann, 1986 [1966]) d’opérer. Ainsi, les études sont un moyen pour certains détenus-étudiants de « se trouver », d’acquérir une nouvelle identité ; ils décrivent un cheminement qui aboutit à une véritable transformation de soi. Cette conversion identitaire s’accompagne d’ailleurs chez certains d’une conversion spirituelle.
46 Ce sont les personnes de ce profil qui revendiquent, logiquement, le plus vivement leur identité étudiante (puisqu’elle participe de leur nouvelle identité, voire en est la base) ; mais ce sont également elles qui apparaissent les moins légitimes dans ces revendications, nous l’avons vu. Nous sommes donc ici dans un cas de désajustement entre l’identité pour soi et l’identité pour autrui, dans le sens où si ces détenus revendiquent fortement leur identité étudiante, ils peinent souvent à être reconnus comme tels par les acteurs avec qui ils sont en relation permanente au sein de la détention.
Portrait de Yannick
47 Yannick a 36 ans, il est inscrit en première année de licence. Il est incarcéré en maison centrale et a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité (avec une peine de sûreté de 18 ans). C’est sa deuxième incarcération.
48 Yannick nous décrit un parcours scolaire difficile, porteur de souvenirs douloureux, de sentiments d’échec et de ressentiments vis-à-vis de l’institution.
« Alors moi, j’ai arrêté l’école dehors… avant la 5e, avant la 5e et le point faible de ma vie, le point faible de ma vie, c’est les études. De toute ma vie dehors, c’est les études. […] J’étais un cancre ! J’ai fait vraiment le minimum, le minimum. L’âne de la classe, c’était moi quoi, l’âne de la classe, c’était moi. Et j’en ai subi des humiliations, j’en ai subi des moqueries et tout ça… »
50 Ce qui caractérise également cet étudiant est son passage par différentes structures de contention (foyers, centres pour jeunes délinquants), qui ont participé à la construction d’un rapport à l’institution carcérale très négatif.
51 À la suite d’une scolarité interrompue prématurément, sa trajectoire professionnelle apparaît comme très instable, voire inexistante. Elle est intimement liée à et dépendante de la trajectoire scolaire et le fait de ne posséder aucun diplôme le cantonne dans des tâches manutentionnaires subalternes et dévalorisées.
52 De petits boulots en grosses galères, de fugues en rébellions, d’addictions en délits, Yannick est incarcéré deux fois. Le choc carcéral que constitue l’incarcération, mais surtout la condamnation à perpétuité, entraînent une lente et longue descente aux enfers, caractérisée par des pratiques autopunitives et autodestructrices.
53 Cependant, Yannick rencontre une visiteuse de prison avec qui une relation amicale puis amoureuse va se nouer. Cette rencontre va servir de déclencheur au processus de réhabilitation, qui se met en place très lentement. Réussissant à surmonter l’anéantissement qu’a signifié sa condamnation à perpétuité, encouragé par sa femme, Yannick s’inscrit dans un CAP et construit peu à peu une scolarité intra-muros qui va aboutir au suivi d’études universitaires. Pour la première fois, il ressent une véritable fierté dans le domaine scolaire et l’analyse comme une revanche. La découverte de la philosophie, dans le cadre du DAEU, lui donne véritablement le goût de lire et de continuer des études supérieures : il s’engage alors dans un cursus de lettres. La préparation du DAEU agit donc comme un moment de découverte disciplinaire, d’éveil et de révélation intellectuels.
« Ça a vraiment commencé au DAEU, avec Nietzsche ! Avec Nietzsche, la philosophie. Les questions que ça m’a posées, j’ai commencé en philosophie tout doucement, et c’est là que j’ai découvert en philosophie toutes les armes pour me construire mentalement, psychologiquement et pour continuer le cursus scolaire. La première page du premier bouquin que j’ai ouvert et que j’ai vraiment… trouvé ça intéressant, c’est La Généalogie de la morale de Nietzsche. »
55 Aujourd’hui, il se décrit comme une autre personne ; il se construit une nouvelle identité, à travers les études et grâce à sa compagne.
« Je me découvre… je me découvre, au travers des lectures, au travers des choses que je comprends que ça me renvoie, je vois les choses différemment. […] Je suis en train, je suis beaucoup plus fort dans ma tête, euh… je suis beaucoup plus fort dans ma tête ! Et toujours en construction. […] Avec l’aide, ben de ces cours et tout ça, j’ai dit : “j’arrête de me détruire quoi et je vais me reconstruire“. La démarche, elle est là. »
57 Cette démarche, selon Yannick, est peu reconnue par l’Administration pénitentiaire, voire paraît suspicieuse. Cette résistance, cette méfiance de l’institution, si elle a constitué un obstacle au début, semble aujourd’hui participer au maintien et à l’entretien de sa motivation.
« La démarche d’étudier… a créé un froid… la démarche de persister dans les études, je dirais plus ça, la démarche de persister dans les études et d’avoir des résultats, c’est encore plus énervant, c’est une démarche qui agace. À chaque fois qu’un surveillant ouvre la porte et me voit avec un livre à la main ou un stylo ou en train de réfléchir, c’est comme si la pénitentiaire se prenait un coup de poing [sourires], ça me donne cette idée-là ou cette impression-là. »
Conclusion
59 L’article définit trois modes d’entrée dans les études et d’affiliation au monde étudiant, qui diffèrent selon la dynamique dans laquelle s’inscrit la scolarité des détenus-étudiants : en « continuité directe », en « continuité transposée » ou en « rupture » avec leurs trajectoires scolaire et socioprofessionnelle antérieures. Ces différentes modalités de parcours se déclinent à la fois dans la façon d’entrer dans les études, mais également d’être, de se sentir et d’être reconnu étudiant.
60 Ainsi, l’article montre que les détenus-étudiants en « continuité », parce qu’ils sont déjà étudiants ou élèves à l’extérieur et/ou porteurs d’un haut niveau social et scolaire à l’entrée en prison, sont majoritairement reconnus comme étudiants, que ceci crée des conflits ou pas. Pour les autres, leurs parcours carcéral et scolaire, leur manque de clés de lecture du fonctionnement de l’institution scolaire, les font apparaître moins légitimes dans leurs demandes de scolarisation et dans leur revendication identitaire étudiante. Cette reconnaissance a toutefois lieu pour certains, au prix d’efforts soutenus et constants, de sur-investissements pédagogiques et éducatifs, et d’accompagnements sans faille de personnes extérieures.
61 Plus globalement, l’enquête permet de constater que l’affiliation au monde étudiant est fragilisée par les contraintes inhérentes au contexte de scolarisation, que certains détenus-étudiants arrivent plus que d’autres à mettre à distance, parce qu’ils ont des ressources pour les contrer.
62 Toutefois, malgré ces difficultés, ce sont les personnes détenues inscrites dans une logique de « rupture » qui se revendiquent le plus fortement étudiantes, notamment parce qu’elles ont trouvé dans les études un levier de transformation identitaire. Ainsi, les identifications « revendiquées par soi-même » et celles « attribuées par les autres » (Dubar, 2000) ne paraissent pas coïncider pour ces étudiants, ou alors avec difficulté, ce qui obère leurs chances de réussite et de persévérance dans un cursus d’études supérieures.
Bibliographie
- Berger (P.), Luckmann (T.), La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, Paris, 1966, 1986.
- Coulon (A.), Le métier d’étudiant. L’entrée dans la vie universitaire, Puf, Paris, 1997.
- Direction de l’Administration pénitentiaire, Les chiffres clés de l’Administration pénitentiaire au 1er janvier 2012, ministère de la Justice, 2012. Consultable à : <http://www.justice.gouv.fr/art_pix/Chiffres_cles_2012.pdf>
- Dubar (C.), La crise des identités : l’interprétation d’une mutation, Puf, Paris, 2000.
- Insee, « L’histoire familiale des hommes détenus », Synthèses, n° 59, janvier, Insee, Paris, 2002.
- Lhuilier (D.), Lemiszewska (A.), Le choc carcéral. Survivre en prison, Bayard, Paris, 2001.
- Rostaing (C.), « De la reconnaissance en prison ? Vulnérabilité des ordres de reconnaissance et du mépris », in J.-P. Payet, A. Battegay, dir., La reconnaissance à l’épreuve. Explorations socio-anthropologiques, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2008, p. 140-148.
Mots-clés éditeurs : Identité, Continuité/Rupture, Prison, Affiliation, Trajectoire scolaire, Étudiant
Date de mise en ligne : 07/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.059.0165Notes
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[1]
À la rentrée scolaire 2011, un quart environ des personnes détenues étaient scolarisées. Parmi elles, 1,4 % étaient inscrites dans un cursus d’études supérieures (Direction de l’Administration pénitentiaire, 2012, p. 9).
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[2]
Au sens où Alain Coulon parle d’affiliation (Coulon, 1997).
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[3]
Pour des raisons de confidentialité, les prénoms ont été changés et les disciplines universitaires suivies ne sont pas précisées.
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[4]
Les « autruis significatifs » sont des personnes à qui les détenus-étudiants attribuent un degré de signification plus important et structurant dans la construction de leur expérience et de leur identité étudiantes.