Notes
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[1]
Recherche sous la responsabilité de C. Béraud, C. de Galembert et C. Rostaing, financée par l’Administration pénitentiaire et le GIP-Justice.
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[2]
Goffman parle de « total institution » qui avait été traduit par institution totalitaire dans la première traduction de Liliane Lainé en collaboration avec Claude Lainé et Robert Castel (Éditions de Minuit, 1968). Nous préférons la traduction littérale qui renvoie au caractère essentiel des institutions totales, celui d’appliquer à l’individu un « traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins » (p. 48). La traduction d’institution totale est à présent la plus fréquente, même par Robert Castel (Castel, Cosnier, Joseph, 1989).
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[3]
Voir pour plus de détails, Guiliani, Laforgue, Rostaing, 2011.
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[4]
Les tarifs des produits sont cependant plus élevés que ceux proposés en magasin.
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[5]
« L’autonomie devient une contrainte de masse pour se repérer et agir dans une société morcelée, elle exige de l’individualité, mais elle la fragilise. » (Ehrenberg, 1995, p. 245)
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[6]
Établissement réservé aux personnes prévenues et aux condamnés à de courtes peines.
-
[7]
L’État a d’ailleurs été condamné à plusieurs reprises depuis 2008 à payer des dommages et intérêts pour les conditions de détention n’assurant pas le respect de la dignité humaine.
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[8]
Selon l’enquête Insee (2002), le taux de personnes ayant quitté le système scolaire avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 19,6 points ; celui des personnes ayant commencé à travailler avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 11 points.
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[9]
La population carcérale a eu fréquemment recours à des soins psychiatriques, avec un taux de recours près de dix fois supérieur à celui qui est observé pour l’ensemble de la population (Coldefy, 2005, 5).
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[10]
54 % des entrants en détention en 2003 déclarent consommer au moins une substance psycho-active : psychotropes, alcool, drogues illicites.
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[11]
M. Weber, 1992, p. 385 : « Non seulement « tout comprendre » ne signifie pas « tout pardonner », mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver. »
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[12]
A. Strauss, La trame de la négociation, p. 47, 1992.
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[13]
C’est notamment le résultat d’une recherche menée sur les formations audiovisuelles (Anselme, Gervasoni, Rostaing, 2001).
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[14]
Ce constat est lié à une étude menée sur une action culturelle dans une maison centrale (Rostaing, Touraut, 2012).
1 La prison est souvent associée à la peine, la peine la plus grave de notre système pénal depuis l’abolition de la peine de mort. La prison pour peines est née au même moment que la République, elle s’est organisée et rationalisée pour s’inscrire dans l’ensemble des institutions de la démocratie, tout en gardant sa singularité, tout en étant confrontée à ses contradictions. Comment une institution, contraire aux principes démocratiques et notamment au prix attaché à la liberté, peut-elle répondre aux exigences démocratiques ? Quel sens peut-on donner aujourd’hui à la peine et à la prison dans la société démocratique ? Comment concilier deux missions contradictoires, au sein même des prisons, celle de maintenir la sécurité et de préparer la réinsertion, sans accentuer la tension entre ces deux missions, sachant que le dedans est soumis à une pression sécuritaire forte et que le dehors connaît la crise économique ? C’est pour trouver des réponses à ces questions fondamentales que j’ai mené des recherches sur le monde carcéral.
La prison comme terrain d’enquête sociologique
Les premières recherches empiriques aux États-Unis et en France
2 Il existe deux groupes de recherches sociologiques, le premier étudie la prison comme une société, l’autre analyse la société à travers ses prisons (Combessie, 2009, 71). Les chercheurs américains appartiennent au premier groupe, considérant la prison comme un monde particulier, un microcosme coupé du monde extérieur (Clemmer, 1940 ; Morris, 1963) : ils insistent davantage sur ses spécificités par rapport à d’autres organisations ou sur son caractère fermé plutôt que sur ses relations avec la société environnante. La prison, même si elle constitue, d’un point de vue sociologique, une situation limite, ne doit pas être considérée comme un univers à part. Elle représente, d’une certaine façon, un laboratoire privilégié d’analyse du social, dans la mesure où elle concentre dans un espace circonscrit et de façon amplifiée bien des phénomènes observés dans d’autres champs de la société (Faugeron, 1996, 40). Les prisons façonnent certes un univers de contraintes, de souffrances et de violences (Chauvenet, Rostaing, Orlic, 2008) mais elles font partie de notre société. L’idée de travailler sur les prisons parait d’autant plus pertinente qu’elles ont beaucoup changé ces vingt dernières années (Veil et Lhuilier, 2000).
3 C’est dans les années 1990 que des enquêtes commencent à se développer au sein des prisons françaises, des enquêtes qui portent davantage sur les personnels (Casadamont, 1984 ; Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994 ; Combessie, 1994 ; Lhuilier, Aymard, 1997 ; Milly, 2000), que sur les détenus (Seyler, 1988 ; Fabiani, Soldini, 1996 ; Marchetti, 1997) et encore plus rarement sur les personnels et les détenus de façon symétrique (Rostaing, 1997).
4 Mes recherches, menées dans des prisons de femmes et d’hommes, portent sur les relations qui se nouent entre des individus (incarcérés ou travaillant en prison) et à travers elles, leurs réactions dans une situation de fortes contraintes. Il s’agit de donner toute sa place au contexte, en considérant indissolublement le cadre et ses effets sur les individus, sans négliger leurs possibilités d’action. Cette posture méso-sociologique vise à trouver un équilibre entre une perspective théorique trop macrosociologique, générale et plus extérieure, et une perspective micro-sociologique, plus réduite et très proche de certains acteurs. La dernière recherche sur la religion en prison entend à la fois analyser la gestion des questions religieuses par l’administration pénitentiaire, la religion des détenus dans leur vie (avant et pendant l’incarcération) comme dans leurs relations carcérales, et les représentations et pratiques des aumôniers [1].
L’approche ethnographique
5 Pour ce faire, il faut « aller voir » afin d’observer directement in situ, dans le cadre d’une approche ethnographique de longue durée. « Le travail de terrain sera envisagé ici comme l’observation des gens in situ : il s’agit de les rencontrer là où ils se trouvent, de rester en leur compagnie en jouant un rôle, qui, acceptable pour eux, permette d’observer de près certains de leurs comportements et d’en donner une description qui soit utile pour les sciences sociales. Tout en ne faisant pas tort à ceux qu’on observe. » (Hughes, 267) Il s’agit concrètement d’être présente dans certains lieux (couloirs, atelier, salle d’activité, aumônerie par exemple), de suivre le travail des personnels ou les activités des détenus, de participer à des discussions informelles avec les uns ou les autres. C’est une manière de se faire connaître avant de solliciter la parole des personnels comme des détenus, de prendre le temps de les écouter, plutôt que de se limiter à les questionner.
6 Cet article commencera par analyser le cadre, à partir du concept d’institution totale, avant de s’intéresser aux réactions possibles de l’acteur et aux manières de retrouver de la dignité en prison, notamment par la formation, le travail ou des relations.
La prison, un cadre contraignant
La prison dans la société
7 Deux grands auteurs contemporains, le philosophe français M. Foucault avec Surveiller et punir (1974) et le sociologue américain E. Goffman avec Asiles (1968), ont abordé la question carcérale. Michel Foucault appartient au second groupe de chercheurs qui étudie la société à travers ce que révèlent les prisons. Il a marqué la réflexion sur les prisons en les plaçant au cœur du débat politique. Il ne traite pas seulement de la naissance d’une institution répressive, mais du pouvoir de normalisation et de formation du savoir dans la société moderne. La prison chez Foucault n’était pas un objet en soi, c’était « un objet de surface » selon Pierre Lascoumes (2007, 20) et un révélateur des disciplines. Sa thèse sera fortement discutée par les historiens qui lui reprochent la « rapidité fulgurante de l’analyse » (Perrot, 1980, 11). Son analyse s’appuie davantage sur les discours (projet utopique de prison modèle, modèles d’enfermement qui n’ont jamais été appliqués, projets de réformes) que sur les pratiques pénales. Les sociologues inversent généralement la démarche, en mettant à l’épreuve de la recherche empirique les discours tenus sur la prison (Faugeron, 1996, 36), et leurs travaux vont souvent à l’encontre de l’image, largement diffusée, d’une prison parfaitement contrôlée, d’une disciplinarisation des corps, d’un pouvoir omniprésent et d’acteurs sociaux passifs.
La prison, une institution totale
8 C’est le sens du travail d’Erving Goffman ; à partir d’un travail de terrain dans un immense hôpital psychiatrique américain et des comparaisons documentées, il a défini le concept d’institution totale [2] pour analyser le fonctionnement d’espaces tels les hôpitaux psychiatriques, prisons, monastères, pensionnats, etc. L’institution totale est caractérisée par sa clôture et son caractère enveloppant et il la définit comme « un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Asiles, 41). Une caractéristique de ces institutions est qu’elles appliquent à l’individu un « traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins » (Asiles, 48) et leur procure « une sorte d’univers spécifique qui tend à les envelopper » (Asiles, 45).
9 La prison est explicitement citée par Erving Goffman comme faisant partie des institutions totales. Elle partage ce trait commun aux autres institutions totales de dresser des barrières avec l’extérieur, barrières qui marquent la frontière entre la liberté et l’enfermement, entre la vie recluse et la vie normale. La dimension sécuritaire y est poussée à l’extrême, la sécurité externe par la construction de filins anti-hélicoptères et la sécurité interne par le quadrillage de l’espace et par le contrôle des détenus. Au nom de la sécurité, des oeilletons permettent au personnel de contrôler la présence des détenus, leur état, leur comportement ; des fouilles corporelles sont pratiquées.
10 L’analyse des « techniques de mortification » s’applique particulièrement bien à la vie carcérale, même si les « cérémonies d’admission » ont changé [3]. L’emprisonnement implique l’attribution d’un nouveau statut et ce processus de reclassement institutionnel modifie la perception que l’individu a de lui-même et le force à se défaire de son moi antérieur, ce qui le rend vulnérable.
11 La prison n’est pas un lieu normal de vie. Les reclus dorment, travaillent, étudient, se divertissent, se soignent… dans un même lieu. La vie en collectivité impose de subir la présence, le bruit et les odeurs des co-cellulaires, de manger la même nourriture, d’utiliser les douches collectives ou de partager des objets ayant appartenu à d’autres personnes. Le détenu, sauf en établissement pour peine, partage sa cellule avec d’autres personnes qu’il n’a pas choisies. L’espace réduit suppose des concessions dans la vie journalière et cet espace partagé, jamais personnel, contraint à la promiscuité. La « contamination » est à la fois physique, puisqu’il est impossible de préserver certains domaines intimes comme le corps, ses actions spontanées, ses pensées, et elle est morale par le fait d’établir des relations interpersonnelles imposées, de subir la coexistence avec des personnes d’âge, d’origine, de culture, de milieu différents.
12 La gestion de masse, l’organisation bureaucratique, les multiples contraintes ont pour résultat une vie artificielle et une déresponsabilisation constante. Les détenus ne disposent pas de leur argent. Ils ne se rendent pas dans un magasin, ils « cantinent », c’est-à-dire qu’ils passent commande et ce montant est déduit de leur pécule. Ils ont besoin de passer par un intermédiaire, le Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, pour effectuer des actes de la vie courante. De multiples domaines de décisions, qui relèvent normalement de la volonté de chacun, requièrent ici le consentement des autorités. Le temps est prévu, réglé par l’organisation. Droits et devoirs sont précisés dans un règlement intérieur qui détaille tous les aspects de leur existence (alimentation, tenue, déplacements, courrier…) et qui exige le respect des ordres du personnel. Le contrôle n’est cependant jamais total et chacun va tenter d’étendre ses marges de manœuvre.
Ce qui a changé dans les prisons contemporaines
13 Cette analyse du fonctionnement général des institutions totales par Goffman constitue une base heuristique féconde en vue de comparer ce qui a changé dans les prisons françaises contemporaines.
14 D’abord, la coupure entre la vie normale et la vie recluse tend à être moins marquée. L’octroi de l’autorisation du port des vêtements personnels (en 1985) favorise l’individualisation des personnes. Le développement de la « cantine » (tabac, journaux, produits de beauté, alimentation confessionnelle, produits frais, vêtements de sport, ordinateur, consoles de jeux…) permet aux détenus d’accéder à la société de consommation, à condition d’en avoir les moyens [4]. Le détenu est moins coupé de l’extérieur grâce à la radio et à la télévision en cellule. Il rencontre des « tiers », des personnels non pénitentiaires ou bénévoles, comme les personnels de l’éducation et de la formation, des personnels hospitaliers, médicaux et para-médicaux, des aumôniers (dont le nombre a doublé au cours des 15 dernières années, passant de 638 en 1995 à 1 298 en 2011) sans oublier les professionnels du droit (avocats, dans les commissions disciplinaires ou représentants du médiateur de la république). Les contacts avec les proches, outre lors des parloirs et par courrier, sont possibles par un accès élargi au téléphone ou dans le cadre des Unités de vie familiale.
15 Un autre changement concerne le processus de détotalisation de l’organisation et de déprise institutionnelle (Rostaing, 2009) avec le transfert de la prise en charge médicale au secteur hospitalier, la privatisation de certains services ou la place croissante du droit et des droits qui marque le début d’un « processus de judiciarisation carcérale » (Rostaing, 2007).
16 L’emprise institutionnelle sur le « moi » s’est également atténuée à travers les références faites, comme dans la société actuelle, à des normes d’autonomie [5] et de responsabilisation. Le travail, conçu comme moyen d’amendement, ou la promenade pour l’hygiène, ne sont plus obligatoires. Les détenus peuvent « choisir » de rester en cellule ou de suivre des activités (sportives, éducatives, culturelles, manuelles) parmi des propositions plus ou moins développées selon les établissements et dont l’accès peut s’avérer fort limité en pratique du fait de la surpopulation en maison d’arrêt [6]. La prison est « sous tensions » (Rostaing, 2012) : si certaines tensions sont anciennes, comme l’ajustement impossible entre sécurité et réinsertion ou l’indécence des conditions de détention face à l’absence de volonté politique et de moyens [7], d’autres sont plus nouvelles, comme la tension liée à la faible capacité de réhabilitation au sein d’une institution totale.
17 L’injonction à l’autonomie ne suffit pas à produire du sens auprès d’une population socialement défavorisée, en priorité des marginaux ou des personnes sans travail, et moralement disqualifiée. La population se compose majoritairement d’hommes (à plus de 96 %), jeunes, d’un niveau scolaire peu élevé [8], issu de milieux défavorisés (père ouvrier ou sans emploi ou artisan). Comment expliquer aujourd’hui encore cette sur-représentation de certaines populations défavorisées en prison autrement que par la criminalisation de certains délits et par le processus pénal qui opère une sélection des personnes incarcérées selon la métaphore de l’entonnoir (Robert, 1977). Ces personnes cumulent, outre une précarisation croissante (absence de logement, solitude, désaffiliations multiples, chômage…), des problèmes médico-psychiatriques importants (maladies, maladie mentale, dépressions, toxicomanie, tendances suicidaires) [9]. La respectabilité de cette population est d’autant plus réduite que cette population est vulnérable et que les conduites addictives sont très répandues [10]. Ces éléments tendent à en faire une population marginale, occupant une place inférieure dans la hiérarchie de la crédibilité (Becker, 1970 ; 2006). Les personnes, avant leur détention, se sentent souvent dépossédées de leur propre vie et ce sentiment s’accroit avec l’incarcération qui les prive de prise d’initiative et du contrôle sur leur vie. L’injonction à l’autonomie fragilise encore plus les détenus les plus faibles (isolés, étrangers, malades…) qui ne parviennent pas à obtenir du travail ou des formations. L’inoccupation est souvent source d’isolement et de violence. Les tentatives pour les responsabiliser s’avèrent délicates dans une situation d’enfermement, d’assujettissement et de vie artificielle.
L’identité blessée par l’incarcération
18 L’expérience carcérale concerne de plus en plus de personnes. La population carcérale a doublé entre 1975 (26 000 détenus) et 1995 (58 000 détenus) et elle atteint régulièrement de nouveaux records (65 000 détenus sous écrou en janvier 2012), du fait d’une politique sécuritaire qui tend à définir de nouveaux délits et à allonger les durées des condamnations. La construction de nouvelles places de prison n’a pas suffi à réduire la surpopulation (différence entre le nombre de détenus et le nombre de places réelles) qui concerne entre 10 000 et 14 000 personnes, principalement en maison d’arrêt. Comment, dans ces conditions, les individus incarcérés parviennent-ils à vivre, survivre ou résister ? Comment retrouver sa dignité en prison ?
Expérience totale et processus de stigmatisation
19 Parler d’expérience sociale, c’est souligner le fait que des individus partagent une condition sociale objective qui s’impose à eux, tout en soulignant la pluralité des conduites, des sens donnés aux actions, des réactions possibles dans des situations précises. Il ne s’agit pas de considérer les détenus ou les personnels comme appartenant à des groupes homogènes ou définis par des rôles ou des positions sociales.
20 L’expérience carcérale est bien une expérience extrême fort différente de l’expérience sociale normale. Elle se compose d’une triple épreuve : celle d’une prise en charge institutionnelle enveloppante qui maintient les personnes en situation de subordination permanente et de déresponsabilisation prolongée, ce qui peut entraîner une certaine incapacité à assumer des responsabilités ordinaires ; celle d’une remise en cause identitaire et de la stigmatisation de la personne comme délinquante et celle d’une atteinte à la dignité (Rostaing, 2006, 39).
21 Les réactions sont variées face à cette expérience et il s’agit de comprendre les perceptions qu’ont les individus de leur situation, l’analyse qu’ils en font, les possibilités d’action qu’ils envisagent, les actions qu’ils effectuent. Dans une approche compréhensive, proche de M. Weber, comprendre ne signifie pas approuver, voire pardonner, l’attitude des individus [11], mais chercher à dégager des éléments d’intelligibilité du comportement humain du point de vue des acteurs.
22 Si la plupart des personnes incarcérées disent qu’il faut « faire son temps », cette expression renvoie ensuite à de multiples manières de « faire sa prison ». Face à la richesse des matériaux coproduits sur le terrain, une schématisation raisonnée des formes de rapports à la prison a été construite à partir de deux dimensions : le rapport à la justice et le rapport aux activités. Ce qui compte, c’est de comprendre la signification que le détenu donne à ses activités, comment il réinterprète son emploi du temps, pour lui donner un sens.
23 Deux logiques d’attitudes des détenus à l’égard de la prison ont été ainsi dégagées : le refus et la participation.
24 Le refus prend sa source dans la non-reconnaissance de l’acte reproché ou sa justification par des circonstances particulières (acte involontaire, colère, passion, vengeance, autodéfense) ou atténuantes (par complicité ou sous l’effet de la drogue, de calmants). La sanction leur paraît injuste ou excessive par rapport à l’acte accompli dont ils ne se considèrent pas comme totalement responsables. Le refus se traduit alors par une participation réduite ou nulle à la vie carcérale. Les détenus qui s’en rapprochent préfèrent rester en cellule pour protéger au maximum leur vie personnelle de la promiscuité ou de la violence. C’est le cas d’Angèle qui dit avoir été incarcérée illégalement :
« On m’a dit que j’avais volé, c’est pas vrai. On m’a accusé pour rien. […] Comme activités ? Je ne fais rien, je suis toute la journée en cellule. Je reste en cellule, au moins, je ne dois rien à personne, je lis. Je suis seule. On ne fait rien, on s’ennuie. En prison, il n’y a pas de dignité. On n’a plus de dignité, on est soumis à leur système. On n’est plus soi-même. J’ai l’impression d’être une chose qu’on déplace, qu’on fouille. On est sous leur discipline. Toutes les filles pensent comme moi. À part ça, ça va. »
26 C’est aussi le cas de jeunes détenus qui refusent de participer au « système », avec ses obligations (inscription, horaires, assiduité) ou s’ils y participent, c’est « pour passer le temps » ou voir leurs copains. Ils développent un rapport discursif négatif sur le règlement, la discipline et les tensions sont fréquentes avec le personnel. Cette inactivité est source d’ennui et de violences, elle contribue au sentiment que le temps passe lentement et que la peine est inutile.
27 La participation suit une tout autre logique. Les détenus qui s’en rapprochent assument la sanction imposée, puisqu’ils reconnaissent généralement leur responsabilité et assument la sanction jugée « normale » pour ceux qui enfreignent la loi.
28 Il s’agit pour eux de gérer leur temps le mieux possible, en évitant de le perdre et en essayant de sortir le plus vite possible. Travailler ou suivre des cours permet de s’occuper, de cantiner et d’obtenir des remises de peines supplémentaires et des possibilités de libération conditionnelle, donc de « gagner du temps sur le temps ». C’est cette logique que suit Malik, 50 ans, incarcéré depuis 7 ans en maison centrale :
« Je suis parti du principe que pour sortir plus vite, fallait que je me tienne tranquille. J’ai tout de suite bossé à l’atelier, je passe ma journée devant une machine… Je fais beaucoup de sport pour évacuer le stress. Je cours tout seul pour décompresser. Ça passe très très vite. On ne voit pas les jours passer comme ça. Levé tôt, travail à 7 heures 30, je fais mon quota, il y a une bonne ambiance et c’est pour aider ma famille. »
30 L’idéal-type exagère les traits les plus significatifs des comportements qui sont en réalité bien plus complexes. Aucun détenu ne suit à la lettre l’une ou l’autre logique. La typologie ne classe pas des personnes, elle intègre au contraire une forme dynamique. Car le comportement d’un détenu évolue avec le temps : il est fréquent que le choc de l’incarcération favorise la logique du refus, mais l’attitude de « rebelle » étant coûteuse (punitions supplémentaires, allongement de la peine, énergie pour résister), elle se modifie lors de l’arrivée en établissement pour peine, du fait de l’installation dans la durée, des possibilités de travail ou de formations. Inversement, un détenu proche de la participation peut adopter une attitude de refus à la suite d’un sentiment d’injustice (changement de cellule ou de division, alors que le détenu s’entend bien avec ses co-cellulaires, non obtention d’un avantage, alors que le détenu estime le mériter, refus de libération conditionnelle).
31 Les attitudes de refus sont donc plus fréquentes en maison d’arrêt, du fait de la plus grande dépendance au personnel liée à l’enfermement au quotidien, de la promiscuité, de l’incertitude de la peine jusqu’au procès. Elles sont plus rares pour les condamnés à de longues peines, car cette logique est difficile à tenir, psychologiquement et physiquement. Les détenus tendent à s’adapter au système et s’y opposent moins frontalement : on peut « tenir » en jouant le « bon détenu », celui qui accepte le jeu institutionnel, au moins en apparence.
La négociation de marges de manœuvre
32 L’expérience carcérale, celle du détenu en particulier, se traduit par une réduction de la marge de manœuvre. Cela ne signifie pas pour autant que ces personnes sont sans réaction face à la situation imposée. Erving Goffman, dans Asiles, montre comment des « reclus » (internés en hôpital psychiatrique), pourtant fort démunis, pouvaient s’adapter, réagir individuellement ou s’organiser collectivement en ayant recours à des adaptations secondaires, le fait d’« utiliser des moyens défendus ou de parvenir à des fins illicites » (Goffman, 245). Avec les changements évoqués, les personnes incarcérées utilisent également des stratégies informelles de négociation de leurs intérêts avec des personnels de plus en plus diversifiés et ils mobilisent aussi des ressources légales, comme le droit, en multipliant les recours.
33 C’est au travers de l’analyse des échanges avec les autres qu’il est pertinent de dégager les moyens mis en œuvre par chacun pour exister, pour résister à cette situation sociale extrême, pour retrouver de la dignité. Erving Goffman met en évidence, dans un autre ouvrage, Stigmate, les stratégies adoptées par les personnes stigmatisées pour ne pas être déconsidérées. Mickael Pollak analyse les stratégies développées par des femmes déportées pour survivre dans les camps de concentration. Comment des personnes, dont l’identité est blessée par l’incarcération, chercheront-elles à récupérer un peu de leur dignité, à renverser le sens de certaines de leurs actions pour rétablir une image plus positive de soi ?
Les ilots de reconnaissance
34 L’identité en devient préoccupation lorsqu’elle ne va plus de soi. L’incarcération entraîne une remise en question de l’identité personnelle et sociale de l’individu et un effritement de l’image positive que la personne pouvait avoir d’elle-même ou que lui renvoie son entourage (demande de divorce par le conjoint, incompréhension avec les parents, aucune visite des amis…) Le processus de stigmatisation est à la fois durable (dans le temps, même après la sortie de prison) et contagieuse, s’étendant aux proches (Touraut, 2012).
35 L’identité se joue surtout lors de la confrontation avec les autres, au cours des interactions : « C’est, en effet, au cours du face à face interactionnel, et grâce à lui, que l’on évalue le mieux et soi-même et les autres [12]. » C’est au travers des relations que la personne va tenter de se dégager des formes de liberté et rétablir une identité moins stigmatisante. Pour certains détenus, les contraintes de la situation présente sont trop prégnantes et vont en partie définir leur identité, identité qui sera dite « incarcérée ». Le détenu ne parvient pas à dépasser les murs de la prison pour mobiliser une image plus valorisante. Il souligne les injustices du système judiciaire, dénonce le racisme, mentionne l’abandon de leur famille (« Si même ma famille ne veut plus de moi ! ») mais le processus de victimisation, s’il favorise les discours de dénonciation et de rebellion, ne favorise guère l’action ou la responsabilisation pour se former comme pour se soigner.
36 Pour d’autres, l’extérieur constitue la référence positive. Ces personnes parviennent à négocier un statut plus valorisant que celui de détenu, sans faire référence à la situation carcérale, en mobilisant des identités valorisées à l’extérieur. Ces identités seront dites « décarcérées », puisque les valeurs de référence de ces personnes se situent en dehors de la prison. Une des stratégies est résumée par la phrase « ne pas se laisser aller ». S’entretenir, comme on le faisait dehors, montre sa capacité à résister au temps et à la prison. C’est une manière de prouver que le temps n’a pas de prise sur eux et qu’ils visent à « rester comme avant » :
« On fait tout pour rester femme. On ne va pas se laisser détruire. Quand on rentre, on a un coup au moral, c’est important de se dire : « Je suis entrée comme ça, je resterai comme ça. » On essaie de rester bien dans sa tête, on ne se laisse pas aller. Faut au contraire se battre. Faut éviter les cachets, ça tue toute énergie. » [Cathie, 28 ans, homicide, condamnée à 14 ans, depuis 2 ans.]
38 Une autre stratégie passe par le fait d’« être actif », travailler, étudier, « se bouger », ne pas attendre passivement. Évoquer un statut actuel (travail à l’atelier par exemple) ou un ancien statut professionnel constitue l’occasion de mettre en avant ses qualités (conscience professionnelle, amour du travail bien fait, assiduité…) Suivre une formation, même si la formation s’inscrit davantage dans une logique occupationnelle que dans une logique de (ré)insertion, permet de sortir de cellule et du monde réduit de la détention, de rencontrer d’autres personnes, voire de se projeter dans l’après. La rencontre avec des « autruis qui comptent » est essentielle et l’établissement d’une relation de confiance constitue une marque de reconnaissance inestimable dans un contexte général de perte de crédibilité. Ce peut être un formateur, un « psy », un moniteur de sport, un contremaître, un aumônier… La relation qui s’établit avec cet autrui significatif permet de mettre en avant un statut plus valorisant, le détenu devenant à cette occasion un étudiant, un patient, un sportif, un travailleur, un croyant. Cette reconnaissance peut devenir mutuelle et authentique dans le cadre d’une « relation personnalisée » (Rostaing, 1997), les partenaires se reconnaissant en tant que personne, en dehors des rôles imposés par l’institution. Et même si le suivi d’études ou de formation n’est pas synonyme d’insertion professionnelle, il appartient à ce que j’ai appelé des « îlots de reconnaissance » (Rostaing, 2008), une petite étendue de confiance au sein d’un monde qui nie ordinairement l’individualité de la personne incarcérée. Comme l’exprime ce détenu à propos d’une formation audiovisuelle qu’il a suivie [13] :
« Ce n’est pas parce que la formation ne débouche pas sur un travail qu’elle est inutile, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas d’utilité directe qu’elle n’apporte pas beaucoup aux uns et aux autres. »
40 Les activités apportent en effet aux uns et aux autres. « Le professeur n’a pas eu un détenu en face de lui, mais un élève. » (Andrieu, 2012, p. 322). Comme notre étude sur une action culturelle nous l’a démontré (Rostaing, Touraut, 2012) et comme le constate Andrieu, les intervenants sortent aussi de prison avec d’autres représentations du détenu.
41 Ces manières de « résister » peuvent paraître de l’ordre du détail, mais ce détail a son importance dans la vie monotone de la prison. Ces ilots de reconnaissance, ces « petites victoires », sont autant d’occasions de valoriser un autre statut et de conquérir un peu de dignité. Les personnes incarcérées démontrent ainsi leur volonté de ne plus être des sujets passifs de traitement, font preuve de résistance à la stigmatisation. Tout contact avec le monde extérieur, qu’il passe par l’art, le sport, la formation, la culture, permet aux personnes doublement enfermées, socialement et carcéralement, de changer le regard sur le monde et d’ouvrir le champ des possibles, une étape nécessaire mais non suffisante à l’insertion [14].
42 Des détenus parviennent à trouver ces ressources directement à l’extérieur. Le maintien, voire la création, de liens à l’extérieur (soutien de la famille ou d’amis, contacts créés suite à une annonce, aide d’un collectif pour les « détenus politiques »…) sont essentiels pour « résister », surtout à long terme. Autant de manières différentes de résister, ou tout simplement d’exister pour l’extérieur.
Bibliographie
Quelques références bibliographiques
- Andrieu (Mickael), « Réalités musicales en prison » in Georges Benguigui, Fabrice Guilbaud et Guillaume Malochet, Prisons sous tensions, 2012, p. 307-327.
- Anselme (Léo), Gervasoni (Jean-Luc), Rostaing (Corinne), Les actions audiovisuelles en milieu pénitentiaire, Rapport final ARSEC pour le ministère de la Culture et le ministère de la Justice, 2001.
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Mots-clés éditeurs : Identité, Prison, Institution totale, Reconnaissance, Autonomie, Dignité, Organisation
Mise en ligne 07/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.059.0045Notes
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[1]
Recherche sous la responsabilité de C. Béraud, C. de Galembert et C. Rostaing, financée par l’Administration pénitentiaire et le GIP-Justice.
-
[2]
Goffman parle de « total institution » qui avait été traduit par institution totalitaire dans la première traduction de Liliane Lainé en collaboration avec Claude Lainé et Robert Castel (Éditions de Minuit, 1968). Nous préférons la traduction littérale qui renvoie au caractère essentiel des institutions totales, celui d’appliquer à l’individu un « traitement collectif conforme à un système d’organisation bureaucratique qui prend en charge tous ses besoins » (p. 48). La traduction d’institution totale est à présent la plus fréquente, même par Robert Castel (Castel, Cosnier, Joseph, 1989).
-
[3]
Voir pour plus de détails, Guiliani, Laforgue, Rostaing, 2011.
-
[4]
Les tarifs des produits sont cependant plus élevés que ceux proposés en magasin.
-
[5]
« L’autonomie devient une contrainte de masse pour se repérer et agir dans une société morcelée, elle exige de l’individualité, mais elle la fragilise. » (Ehrenberg, 1995, p. 245)
-
[6]
Établissement réservé aux personnes prévenues et aux condamnés à de courtes peines.
-
[7]
L’État a d’ailleurs été condamné à plusieurs reprises depuis 2008 à payer des dommages et intérêts pour les conditions de détention n’assurant pas le respect de la dignité humaine.
-
[8]
Selon l’enquête Insee (2002), le taux de personnes ayant quitté le système scolaire avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 19,6 points ; celui des personnes ayant commencé à travailler avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 11 points.
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[9]
La population carcérale a eu fréquemment recours à des soins psychiatriques, avec un taux de recours près de dix fois supérieur à celui qui est observé pour l’ensemble de la population (Coldefy, 2005, 5).
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[10]
54 % des entrants en détention en 2003 déclarent consommer au moins une substance psycho-active : psychotropes, alcool, drogues illicites.
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[11]
M. Weber, 1992, p. 385 : « Non seulement « tout comprendre » ne signifie pas « tout pardonner », mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver. »
-
[12]
A. Strauss, La trame de la négociation, p. 47, 1992.
-
[13]
C’est notamment le résultat d’une recherche menée sur les formations audiovisuelles (Anselme, Gervasoni, Rostaing, 2001).
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[14]
Ce constat est lié à une étude menée sur une action culturelle dans une maison centrale (Rostaing, Touraut, 2012).