Notes
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[1]
Conte indien de M. Zdenek.
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[2]
L’expression « éducation spéciale » a été retenue dans la loi d’orientation de 1975 en faveur des personnes handicapées, mais nous préférons conserver l’expression « éducation spécialisée » pour des raisons d’usage.
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[3]
Dès lors, retenons que certains de nos propos ont déjà été tenus dans un précédent article de La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation. S. Amaré, A. Moncel, « Éducation généraliste et éducation adaptée, l’enseignant spécialisé artisan d’une rencontre », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 51, édition INS HEA, Suresnes, 2010.
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[4]
Il s’agit du décret 2009-378 relatif à la coopération entre les établissements mentionnés à l’article L.351-1 du code de l’éducation et les établissements et services médicaux-sociaux mentionnés aux 2°et 3° de l’article L.312-1 du code de l’action sociale et des familles?; de l’arrêté stipulant les modalités de création et organisation d’unités d’enseignement dans les établissements et services médicaux-sociaux ou de santé.
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[5]
Kroeber et Kluckhohn, en 1952, ont recensé pas moins de 164 définitions de la culture à partir de l’examen de la littérature anthropologique.
-
[6]
Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés.
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[7]
Union nationale des associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence.
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[8]
Les instituteurs de l’instruction publique, hussards de la République et de la laïcité, sont suspectés par le régime de Vichy, de faire partie des responsables de la défaite, et de la dégradation des valeurs.
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[9]
Le terrain choisi concerne davantage les enfants déficients intellectuels. Au-delà de ce champ spécifique, la question de l’inclusion se pose pour tous les enfants en situation de handicap plus ou moins fortement.
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[10]
Le principe est énoncé par la Société des observateurs de l’homme, dans le questionnaire publié en 1799 par Gerando, à l’occasion de l’expédition du capitaine Baudin aux terres australes.
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[11]
Dimension de la connaissance, des pratiques, dimension individuelle et sociale.
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[12]
Déclinaison propre au Projet individualisé d’accompagnement dont nous avons eu connaissance dans le cadre de notre observation.
-
[13]
Propos recueillis lors d’une réunion pédagogique illustrant quelques caractéristiques du travail de l’enseignant spécialisé à l’IME.
-
[14]
Soren Kierkegaard (1813-1855).
« Il était une fois un jeune guerrier qui prit un œuf dans le nid d’un aigle et le mit à couver dans la basse-cour. Quand l’œuf vint à éclore, le petit aigle sortit et grandit parmi les poussins, picorant sa nourriture comme ses compagnons. Un jour, regardant en l’air, il vit un aigle qui planait au-dessus de lui. Il sentait ses ailes frémir et dit à un des poulets :
- “ Comme j’aimerais en faire autant ”.
-“ Ne sois pas idiot, seul un aigle peut voler aussi haut ”, répondit le poulet.
Honteux de son désir, le petit aigle retourna gratter la poussière. Il ne remit plus jamais en cause la place qu’il croyait avoir reçue sur cette terre [1]. »
2 D’une vulnérabilité particulière à la dépossession de soi, nous comprendrons ici que l’aiglon a accepté de se laisser assigner à une place et ne s’est pas appuyé sur son désir d’être comme l’aigle dans le ciel. Qu’en est-il de la place accordée à l’enfant en situation de handicap au sein de l’enceinte scolaire ? L’histoire de l’éducation destinée aux enfants dits à la pensée troublée – histoire de la séparation par rapport aux circuits ordinaires – n’est-elle pas celle de l’assignation à une place ? Ne sont-ils pas relégués au seuil de notre monde ordinaire ?
3Les représentations du handicap associées à une certaine conception du normal ont engendré l’édification d’une frontière imperméable entre l’École ordinaire et l’Éducation dite spécialisée [2] et ce depuis la création des classes de perfectionnement au début du XXe siècle. De part et d’autre, chacun est immergé dans un creuset culturel distinct, une petite tribu pour certains, une corporation pour d’autres, organisé autour de valeurs, de rituels, de manières d’agir et de penser [3]. Dans ce paysage spécifique et à l’heure où les deux systèmes sont amenés à coopérer pour répondre au droit à la scolarisation édicté par la loi du 11 février 2005 et aux décrets [4] qui lui ont fait suite, notre recherche interroge la coopération des acteurs éducatifs autour de l’enfant en situation de handicap à l’épreuve de deux cultures professionnelles, celle de l’École – sous la tutelle de l’Éducation nationale – et celle du secteur médico-social – relevant du ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale.
4 Ce travail de recherche s’inscrit dans une perspective compréhensive et non dans une logique expérimentale guidée par une volonté d’administration de la preuve. Nous ne manquerons pas de souligner que la coécriture de cette thèse par une éducatrice spécialisée et un enseignant fait directement écho à l’objet de notre recherche qu’est la coopération de ces deux acteurs. Et si l’idée nous a semblé suffisamment riche dans le domaine du savoir, il est vite apparu que le travail de la pensée en commun se heurte à deux cultures distinctes.
5 Cet article devrait nourrir la réflexion sur la coopération des acteurs éducatifs – enseignants au sein des écoles élémentaires et éducateurs au sein des établissements médico-sociaux, point nodal d’une École inclusive. Il se découpe en trois temps.
6 Tout d’abord, dans une première partie, nous présenterons quatre traits caractéristiques des deux cultures qui sont, comme nous le montrerons, hérités du passé, mais encore présents dans les pratiques actuelles. Nous exposerons, dans une deuxième partie, notre méthode d’investigation sur le terrain que nous illustrerons par des exemples en lien avec la collaboration possible entre enseignants et éducateurs. Enfin, nous interrogerons l’emprunt d’une nouvelle voie, celle qui mène à une culture en commun.
Comment les empreintes culturelles d’hier marquent-elles les pratiques professionnelles d’aujourd’hui ?
7 Depuis quelques années, nous voyons apparaître les prémices d’une métamorphose culturelle favorisant un partenariat entre deux cultures professionnelles et institutionnelles, celle de l’École et celle du secteur médico-social. À l’intérieur de ces deux mondes cloisonnés, les acteurs éducatifs concernés sont bousculés dans leurs représentations, invités à apprendre à se connaître et, au-delà, à conjuguer leurs compétences et leurs efforts. L’objectif est « d’apprendre la rencontre » (Abdallah-Pretceille, 2004) et de créer un nouvel espace culturel d’interactions tout en promouvant l’intérêt de l’enfant. Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes interrogés sur ce qui est au fondement de ces cultures et ce qui pourrait œuvrer à l’émergence des pratiques coopératives. Comment se définissent ces institutions, tant au niveau du cadre réglementaire, que des missions qui leur sont confiées ? Qui sont ces femmes et ces hommes, leur héritage et parcours, leur engagement et les fondements de leurs idéologies ? Quelles sont leurs pratiques, leurs méthodes et outils ?
8 À partir de ces interrogations, nous nous sommes attachés à ne retenir dans ces deux cultures que les traits nous permettant de poser une réflexion en termes de collaboration. Préalablement, il nous a fallu définir le concept de culture [5]. Nous avons privilégié la définition de Godelier (2007) pour qui la culture est un « ensemble des représentations et des principes qui organisent consciemment les différents domaines de la vie sociale, ainsi que l’ensemble des normes, positives ou négatives, et les valeurs attachées à ces manières d’agir et de penser ». Cette définition nous permet de guider notre réflexion à partir de quatre axes principaux (représentations, normes, valeurs, manières d’agir et de penser). Selon Linton (1845), « c’est le propre de toute définition que de sélectionner certains aspects dans la totalité du concept que le terme exprime, et d’insister sur ceux-là au détriment des autres. La façon dont l’accent est placé, et par conséquent la valeur que la définition possède par rapport à son objet, dépendent de la fin propre que vise celui qui définit ».
9 Nous nous sommes également engagés à interroger l’Histoire car « une culture ne saurait être comprise si, dans la mesure du possible, on ne tient pas compte de son passé, en ayant recours à toutes les méthodes disponibles – sources historiques, études comparées des genres de vie, matériel archéologique – pour connaître ses racines et son développement » (Herskovits, 1950). Lecture après lecture, et en lien avec les quatre axes retenus à partir de la définition proposée par Godelier, nous avons sélectionné les trait saillants des deux cultures, celle des enseignants et celle des éducateurs spécialisés, tout en étant conscients que ces caractéristiques sont partagées majoritairement – et non unanimement – par l’ensemble de la population étudiée. C’est à travers ces traits saillants que nous allons voir, en creux, la possibilité ou l’impossibilité de créer des ponts entre les deux cultures permettant aux enseignants et aux éducateurs de s’engager dans une véritable coopération.
10 Progressivement et pour chacune de ces cultures, à travers une tentative de modélisation anthropologique, nous avons fait émerger quatre dimensions interdépendantes en partant des caractéristiques retenues.
- La dimension de la connaissance est en lien avec les missions assignées aux deux institutions. Elle relève du rapport qu’enseignants et éducateurs entretiennent avec le sens donné à l’éducation. Nous avons choisi de présenter cette problématique dans la mesure où elle pourrait amener une réflexion en termes de culture en commun.
- Pour aborder la dimension sociale des deux cultures, nous proposons ici une interrogation sur le regard que la société porte sur les enseignants et les éducateurs. S’agit-il d’un regard diamétralement opposé, susceptible d’être une entrave dans toute tentative de collaboration entre les acteurs ?
- Pour illustrer la dimension des pratiques, nous ouvrirons la réflexion sur le rapport à l’espace dans la mesure où c’est de ce rapport que peut émerger un rapprochement des deux institutions dans un espace partagé.
- Enfin, la dimension individuelle dans la culture des acteurs nous amènera à une réflexion sur le rapport à l’identité professionnelle. Peut-il y avoir une identité professionnelle partagée entre éducateurs et enseignants ?
12 Nous proposons ici, et dans l’état actuel de notre recherche, de ne présenter qu’un élément constitutif de chacune de ces quatre dimensions respectives. Nous esquisserons certains réseaux de significations de ces deux cultures, permettant d’envisager une collaboration entre éducateurs et enseignants tout en soulevant des questions essentielles en termes de coopération entre les acteurs concernés.
Entre l’acte d’enseigner et l’acte d’éduquer
13 Quelle est la mission de l’école ? A-t-elle vocation à instruire ou à éduquer ? N’est-ce pas la primauté accordée à l’une ou à l’autre de ces missions qui va influencer les pratiques des enseignants ? Sans remonter jusqu’à l’Académie de Platon, ce sont dans les idéaux postrévolutionnaires que se développent ces tensions – entre instruire et éduquer – qui vont marquer la culture enseignante jusqu’à nos jours. Pour Condorcet, l’instruction est intrinsèquement liée au progrès de l’humanité et à l’accession au bonheur universel. C’est en ce sens qu’il présente en 1792 un « rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique ». Cependant, à la même époque, l’idée d’une « éducation commune » est défendue par les Montagnards qui, comme Saint-Just, proposent la création de « maisons d’éducation » en s’appuyant sur l’idéal républicain d’une éducation semblable pour tous. Ces propositions resteront sans effet et les objectifs de l’École postrévolutionnaire valideront la primauté de l’instruction. Les enseignants auront comme mission de transmettre un savoir, décliné en termes de fondamentaux dont le triptyque Lire-Écrire-Compter reviendra régulièrement au gré des différentes directives ministérielles.
14 Un rapide parcours de l’évolution des missions assignées à l’École met en exergue la suprématie de la transmission de connaissances à travers un vecteur unique : l’enseignant. Même si l’École de la Troisième République a progressivement inséré l’éducation dans ses missions, il s’agit d’une éducation fondée sur la place centrale du maître, garant de la compatibilité des savoirs qu’il transmet avec les objectifs de l’idéal républicain. Si les années soixante-dix marquent une orientation des missions de l’École vers la formation et le développement de la personnalité de l’élève, la loi d’orientation de 2005 associe la transmission des connaissances avec le partage des valeurs de la République. Or, les nouvelles orientations nationales de la politique éducative, engagées depuis 2005, entraînent une orientation nouvelle des missions de l’École fondées davantage sur l’éducation que sur l’instruction. Dans cette perspective, la place du maître est-elle toujours aussi centrale ? Si le face à face pédagogique est adapté à une finalité visant la transmission de connaissances, cette modalité convient-elle toujours dans le cadre d’une éducation entendue dans son sens le plus large, c’est-à-dire une éducation impliquant l’intervention de différents partenaires ? La confusion des termes entre éducation et instruction n’est-elle pas alors devenue l’image spéculaire de ce qui peut apparaître pour les enseignants comme une confusion dans les missions assignées à l’École ? N’est-ce pas sur cette question des missions, qu’éducateurs et enseignants se retrouvent dans l’impossibilité actuelle de partager un rapport commun dans la relation à l’enfant ?
15 L’éducateur, quant à lui, « O.S. de la vie quotidienne partagée avec les jeunes, fantassin de l’action sociale, piétaille de la rééducation, il torche les gosses, assume les crises, fait des activités réputées éducatives. […]. Il intervient dans le vécu » (Brichaux, 2001). Principalement issu du scoutisme, l’éducateur se sent initialement mobilisé pour servir. Longtemps, il concevra l’éducation comme un acte d’amour. Il va s’agir de vivre avec, de s’engager généreusement, de s’impliquer totalement auprès des enfants confiés. Ce savoir-être sera, au cours des années soixante-six, remis en cause par de nouvelles générations qui, déterminées à rendre leurs pratiques plus efficaces, agissent désormais à partir de connaissances scientifiques. Progressivement, ces valeurs de l’éducation spécialisée que sont l’accompagnement et le vivre avec, seront alors détrônées par la transmission de savoir-faire. Pour autant, l’éducateur ne revendique-t-il pas toujours le fait de n’avoir aucune discipline à transmettre ? « Le travail social, c’est d’abord une posture : être là où les gens (en) sont. Il ne s’agit pas de poser des objectifs que la personne doit s’efforcer d’atteindre, mais d’être avec, au même rythme, et scruter les possibles » (Le Goaziou, 2001). N’est-ce pas ce qui pourrait distinguer l’acte éducatif de l’acte d’enseigner et qui rendrait la relation collaborative difficile ? Et si l’éducation était tout autant une question de relation et d’accompagnement qu’une affaire de savoir et d’apprentissage, n’y aurait-il pas alors la possibilité de mettre en commun les compétences de chacun pour accompagner l’enfant dans son parcours éducatif ?
Besoin de reconnaissance et quête de légitimité
16 L’image que l’enseignant a de lui-même est consubstantielle de celle que la société, mais aussi le pouvoir politique, lui renvoie. En effet, « les enseignants se construisent à la fois comme sujets sociaux et historiques, et en tant qu’enseignants sujets » (Malet, 2008). La quête de reconnaissance a été et reste une revendication prioritaire des instituteurs et des professeurs des écoles. C’est dans l’écart entre les missions dévolues aux enseignants et leur position sociale et matérielle, qu’il faut peut-être chercher l’émergence de ce besoin de reconnaissance. La circulaire que le ministre Guizot envoie à chaque instituteur en 1833, illustre bien cette tension : « Il faut qu’un sentiment profond de l’importance de ses travaux soutienne l’instituteur et l’anime, que l’austère plaisir d’avoir servi des hommes et contribué au bien public devienne le digne salaire que lui donne sa conscience seule. C’est sa gloire de s’épuiser en sacrifices et de n’attendre sa récompense que de Dieu. » L’avènement de la troisième République marquera un tournant – entamé sous le régime précédent – dans la valorisation et la reconnaissance du métier d’instituteur. En témoigne la lettre qui leur est adressée par Jules Ferry en 1883 : « Il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. » Néanmoins, le combat pour la reconnaissance sociale sera à nouveau la revendication principale des instituteurs à partir des années soixante. Aujourd’hui, « la baisse de reconnaissance sociale, voire la perte de statut social, perçue par les enseignants, ce qu’ils accusent d’être une immixtion des parents dans la sphère pédagogique, un désintérêt pour les savoirs scolaires de la part des élèves, ne sont que des manifestations visibles et socialement objectivables de ce mouvement » (Lantheaume, 2008). N’y a-t-il pas alors, dans la redéfinition des métiers et des secteurs qui se profile au travers des instructions officielles actuelles, une nouvelle voie de revalorisation des enseignants susceptible de mettre en adéquation leur besoin de reconnaissance et leur quête de légitimité ? N’est-ce pas dans cette redéfinition des métiers et des secteurs que la collaboration entre enseignants et éducateurs peut s’amorcer et engendrer une reconquête de la légitimité des uns et des autres ?
17 Les éducateurs, quant à eux, s’ils bénéficient de signes de reconnaissance, notamment en provenance de l’État qui certifie leur utilité sociale, se vivent pour autant comme une profession en quête de légitimité. L’éducateur spécialisé ne serait-il pas victime des diverses représentations qui lui sont associées ? Ce secteur professionnel récent – ce métier n’est reconnu par un diplôme d’État et une formation spécifique que depuis 1967 – s’est construit en faisant coexister dans un paradoxe permanent deux références idéologiques : l’éducateur spécialisé qui serait ce praticien substitut parental, apologiste de la référence amour-vocation, et l’éducateur spécialisé qui serait cet opérateur technique, chargé d’appliquer aux problèmes de la pratique les savoirs et les outils issus de la recherche scientifique (Fustier, 1972). Considéré comme salvateur, militant, parfois complice des actes délinquants de ses usagers, il est aussi empreint de valeurs humanistes, héritier de références idéologiques de type caritatif ou militant. L’éducateur réclame reconnaissance sociale et professionnelle dans la nébuleuse du champ de l’action sociale : « l’éducateur ne sait pas qui il est, il parle de son malaise à être, à exister professionnellement, il ne sait plus s’il doit collaborer ou résister » (Cailleux, 1993). S’il revendique professionnalisme et technicité, il oscille selon un mouvement pendulaire, entre résistance à l’ordre établi et recherche d’une innovation permanente, autour de ce que Muel-Dreyfus (1983) nomme une « communauté de l’innovation et du refus ». Dans ce contexte, pour s’affirmer davantage ou pour se protéger, se sentant parfois menacés, les éducateurs n’accentueraient-ils pas leurs différences pour consolider leurs frontières ?
Deux espaces clos
18 Le quotidien d’une institution est rythmé par la mise en œuvre de pratiques professionnelles qui trouvent leurs fondements dans la culture propre de l’institution. Or, ce quotidien « met en jeu trois types de rapports : un rapport à l’espace, un rapport au temps et un rapport au pouvoir » (Abélès, 1995).
19 L’École est souvent considérée comme un « espace clos et tout entier ordonné à l’accomplissement par chacun de ses devoirs » (Vincent, 1994). Si le maître a pour mission de transmettre les connaissances, alors les élèves doivent entrer dans les apprentissages, dans le temps qui leur est imparti au risque d’être maintenus dans un cycle ou de quitter la filière dite ordinaire. Quant à la transmission de connaissances et l’accès aux apprentissages, elle nécessite un cadre qui fut et reste celui de la classe. Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, l’École à classe unique va petit à petit faire place à une répartition par niveaux « La “classe” devenait une réalité nouvelle. Elle ne correspondait ni à l’âge, ni à l’ancienneté dans l’école, ni au niveau atteint dans une matière particulière. Elle prenait comme repère essentiel le niveau moyen dans toutes les disciplines, comme dans les établissements secondaires » (Mayeur, 1981). La classe se transforme alors en un lieu d’uniformisation des savoirs où l’enseignant est seul maître de sa pédagogie sous le regard hiérarchique de l’inspecteur. Les instructions officielles vont aller, jusqu’à nos jours, dans le sens de cette uniformisation des savoirs à dispenser dans chacun des trois niveaux du cycle primaire par le biais de programmes que les enseignants devront suivre.
20 Mais aujourd’hui, pouvons-nous toujours définir l’École comme une « espace clos », alors qu’une politique inclusive notamment en direction des enfants en situation de handicap appelle à une ouverture sur un partenariat pluriel avec les collectivités territoriales et le secteur médico-social ? N’est-ce pas dans cette perspective d’ouverture de l’école qu’il est alors possible d’envisager un espace culturel d’interactions entre enseignants et éducateurs ?
21 Si « la culture individualiste des enseignants les a longtemps incités à considérer que leur environnement commençait à la porte de leur classe » (Perrenoud, 1999), il en est de même pour les éducateurs. En effet, il est souvent reproché à la structure médico-sociale de fonctionner telle une mère protectrice maintenant l’enfant contre elle, à l’intérieur, et refusant tout tiers. L’histoire de ces établissements nous révèle une volonté de mise à l’écart, évoquant des lieux clos qui protègent et où sont mises en œuvre des pratiques communautaires. Ainsi, ces structures ont souvent été assimilées à un bouillon de culture, à un monde autarcique régi par des repères spatio-temporels différents d’ailleurs, isolé du regard des autres. Elles ont longtemps été perçues comme un cocon pour certains, et comme un ghetto pour d’autres.
22 Mais là encore, ne percevons-nous pas aujourd’hui un glissement progressif d’un système clos, avec une centralisation de la prise en charge globale en établissement des enfants en situation de handicap, vers un système ouvert, en partenariat avec l’école ? La clé de la collaboration ne serait-elle pas dans la reconfiguration de ces deux espaces clos, facteur de résistance à une culture en commun ?
Identité professionnelle et appartenance à un corps professionnel
23 Différents travaux de recherche traitant de l’histoire des enseignants mettent en exergue leur besoin d’appartenance à un corps reconnu socialement, tant par la société dans son ensemble que par le pouvoir politique. Selon Prost (2007), « l’émergence d’une conscience collective » date du Second Empire. Les instituteurs « se désignent comme membres du corps enseignant. Ils souhaitent le renforcement de l’esprit de corps et ils l’attendent des écoles normales. » Ainsi, en fonctionnant sur le modèle des écoles militaires et des séminaires, les écoles normales vont jouer un rôle non négligeable dans l’appropriation de cet esprit de corps. Plus encore, du concours d’entrée, aux rituels imposés aux élèves-maîtres, en passant par l’effacement des différences culturelles, ces écoles de la norme vont permettre aux instituteurs l’appropriation d’un esprit collectif visant l’uniformisation non seulement des pratiques, mais aussi d’une idéologie fondée sur des valeurs communes.
24 Quant au pouvoir politique de la seconde moitié du XIXe siècle, il va largement « participer à la structuration du corps des instituteurs » (Nicolas, 2004) en favorisant le développement de la presse professionnelle, la mise en œuvre concrète des rencontres entre instituteurs sous la forme d’animations pédagogiques, et autres signes extérieurs d’une identité corporatiste. Par ailleurs, c’est aussi « le besoin chez les enseignants de l’école publique, de se regrouper pour mieux se protéger » (Vincent, 2001) qui va permettre la montée en puissance des associations laïques de défense, et la création de sociétés de secours mutuel. Comment va se manifester aujourd’hui ce besoin d’appartenance à un corps, à l’heure où la formation des professeurs des écoles est en train d’évoluer vers une formation sur le terrain, et non plus au sein d’une institution au poids culturel aussi fort que l’École normale ? N’y a-t-il pas dans cette formation actuelle une ouverture possible sur une professionnalité rassemblant enseignants et éducateurs et favorisant la rencontre ?
25 C’est dans les années d’immédiate après-guerre que les éducateurs éprouvent le besoin de se retrouver et de s’unir. Ainsi naît, en 1947, l’ANEJI [6] se donnant pour tâche d’organiser la profession, alors que des éducateurs exercent déjà leur métier depuis quelques années : « une première période de développement peut être qualifiée de tentative corporative, avec en 1947 la mise en place de l’ANEJI, qui sans jamais devenir un Ordre des éducateurs, sera tout de même la « gendarmerie morale » du nouveau secteur. L’administration, les premiers éducateurs et leurs employeurs communient dans une commune référence à l’intérêt général et surtout dans un commun amour de l’intérêt de l’enfant, assez forts pour intégrer les acquis de la période de Vichy et de la guerre et les orientations institutionnelles de la période de reconstruction » (Martinet, 1993). Cette association professionnelle, essentielle dans la construction de la profession d’éducateur, va longtemps occuper l’ensemble du terrain professionnel : de la structuration du groupe professionnel et de la définition du métier, jusqu’à des négociations aboutissant à la signature, en 1958, d’accords collectifs de travail ANEJI-UNAR [7] ayant pour finalité de régler le sort des éducateurs et d’unifier les conditions de travail. Elle a joué un rôle central pour des éducateurs dispersés exerçant dans des institutions variées. Elle a édicté les normes professionnelles et spécifié la fonction d’éducateur qui s’est alors définitivement distinguée de celle de l’instituteur [8] : « nous entendrons par ce terme (éducateur) celui ou celle qui, dans un établissement d’enfants inadaptés, a la charge de ces enfants à toutes heures où ceux-ci ne sont pas en classe, en apprentissage ou au travail, qui ont donc le rôle habituel des parents et à ce titre assurent, à proprement parler l’éducation » (Boussion, 2007).
26 Un renversement significatif semble se produire à la fin des années soixante et se poursuivre jusqu’à aujourd’hui avec la mise en place du diplôme d’état d’éducateur spécialisé et ses réformes successives. À la lecture des textes, nous pointons en effet un mouvement progressif d’éloignement de la relation éducative au profit de la coordination d’équipe et de l’élaboration de projets. De même, un fort clivage apparaît entre les différents référentiels de métiers de ce secteur d’activités du travail social. Dans ce contexte, se pose la question de ce que sera le métier d’éducateur spécialisé au XXIe siècle. Et conséquemment, sans un contour défini de ce métier, il apparaît difficile d’envisager un espace culturel d’interactions avec d’autres corps de métiers.
Comment la réalité culturelle façonne-t-elle ces pratiques professionnelles ?
27 Les interrogations issues de nos lectures et soulevées en première partie de cette contribution, nous ont alors conduits à construire une méthode d’investigation spécifique. Nous en exposons les grands traits dans cette deuxième partie.
28 Notre recherche procède de deux étayages méthodologiques à dimension anthropologique :
- Une recherche bibliographique nous permettant de décliner les racines historiques et l’essor des deux systèmes décrits dans la première partie de l’article.
- Une recherche de terrain [9] par le biais de l’observation et des entretiens ethnographiques auprès des acteurs des deux cultures que nous allons présenter ci-après.
30 Le choix de cette méthode spécifique se justifie par trois raisons principales :
- La conception de notre cadre interprétatif demeure une construction progressive dont la méthodologie de traitement des données est davantage inductive.
- L’observation directe et prolongée dans la communauté éducative étudiée est la seule à permettre la compréhension d’un objet dans ses spécificités. « Le premier moyen pour bien connaître les sauvages est en quelque sorte de devenir l’un d’eux [10]. »
- L’observation participante favorise la combinaison d’éléments factuels – qui relèvent de l’agir – et le sens que les acteurs y attribuent – qui relève du penser. Mais cerner les contours de ces deux cultures professionnelles concernées dont « certains aspects sont dissimulés dans les pratiques et d’autres peuvent être explicitement exposés dans les discours » (Abric, 2003), nous obligera à prendre en compte deux formes majeures d’investigation : décrire ce qu’ils font et écouter ce qu’ils disent.
Décrire ce qu’ils font en passant inaperçu
32 La compréhension d’une culture nécessite de pénétrer dans le groupe de l’intérieur et de s’imprégner des catégories mentales de ceux que l’on étudie. « On ne peut étudier les hommes qu’en communiquant avec eux, ce qui suppose que l’on partage leur existence d’une manière durable ou passagère » (Laburthe-Tolra, Warnier, 1997). Seule l’observation participante permet de vivre la réalité des sujets observés et d’appréhender certains phénomènes difficilement décryptables pour celui qui demeure en situation d’extériorité. En effet, par l’observation participante, nous nous approchons au plus près des pratiques afin de saisir comment la réalité culturelle les façonne. « L’observation participante consiste à participer réellement à la vie et aux activités des sujets observés, selon la catégorie d’âge, de sexe ou de statut dans laquelle le chercheur parvient à se situer par négociation avec ses hôtes, en fonction de ses propres desiderata ou de la place que ceux-ci consentent à lui faire » (Vial, 2001). Il s’agit à la fois d’un apprentissage et d’un dispositif de travail. Étranger au groupe dont il veut décrire et analyser le fonctionnement culturel, l’ethnologue s’immerge dans le terrain, cherchant à faire partie de ce groupe qu’il étudie. B. Malinowski invitait l’ethnologue à « fourrer son nez partout, même là où un indigène bien éduqué ne songerait pas à s’immiscer » (Malinowski, 1922). L’enjeu consiste à être « affecté » par le terrain d’étude (Favret-Saada, 1990).
33 Nous conduisons cette observation depuis deux années scolaires :
- au sein d’un Institut médico éducatif (IME) implanté au cœur de la ville de Lyon, accueillant des enfants déficients intellectuels, auprès des éducateurs responsables du groupe des « grands » – enfants âgés de 10 à 14 ans ;
- au sein de l’école voisine, auprès d’un enseignant de Cours préparatoire.
35 Munis de notre journal de recherche, nous nous laissons surprendre par une culture à découvrir. Nous nous appliquons à décrire le moindre petit fait, à la manière de celui qui contemple, sans trier selon des critères préalablement déterminés, et à transcrire avec autant de fidélité et d’objectivité qu’il est possible de le faire. Car « il ne peut y avoir d’observation qui satisfasse au critère d’un détachement total du chercheur vis-à-vis de son objet d’étude […] Même s’il prétend que sa seule activité est d’observer et qu’il s’applique à l’objectivité, il y introduit des éléments personnels issus de sa propre culture » (Roussiau, Bonardi, 2001). Seule l’immersion prolongée peut permettre de réduire ce risque de transformation de la réalité. Il s’agit d’un véritable problème que nous ne traiterons pas dans cet article.
36 Inspirée par la méthode ethnographique proposée par Spradley, notre observation se divise en trois phases, réparties non proportionnellement dans le temps : l’observation descriptive, l’observation focalisée et l’observation sélective.
- L’observation descriptive – étalée sur une durée de quatre mois à raison d’au moins une journée par semaine – est une observation que nous qualifions d’observation tous azimuts. C’est le moment de l’acclimatation.
- Au cours de la deuxième phase d’observation, l’observation focalisée – quatorze mois d’observation au même rythme que l’étape précédente – notre position est intermédiaire, entre l’étude approfondie de phénomènes repérés lors de la phase précédente et la découverte de situations nouvelles. « L’observation sans arme est vide, l’observation trop armée n’apprend rien : c’est à vous de construire ce que vous devez vérifier. On n’observe pas sans références, sans points de repère » (Beaud, Weber, 2010).
- Enfin, l’observation structurée et sélective nous permet de vérifier les données récoltées lors des deux phases précédentes d’observation. Nos investigations se resserrent, avec une collecte de documents sélectionnés et des échanges ciblés auprès des acteurs. L’enjeu de cette méthode est bien la compréhension d’une autre culture et non le jugement de celle-ci. « Il est essentiel de ne rien déduire a priori : observer, ne rien conclure » (Mauss, 1926). Ce type d’immersion équivaut à une véritable « acculturation à l’envers » (Laplantine, 2007).
38 De cette observation sur le terrain des éducateurs et des enseignants, nous avons relevé quantité de données nous permettant de présenter ici, sans les développer, une réflexion en termes d’éléments facilitateurs de collaboration, mais aussi en termes d’obstacles. Nous ne présenterons, dans le cadre de cet article, que trois exemples illustrant l’interaction des quatre dimensions [11] présentées dans la première partie.
39 Il y a tout d’abord chez les uns et les autres une volonté réelle de placer l’enfant au cœur du dispositif éducatif. Enseignants et éducateurs poursuivent le même objectif qui se traduit dans les actions du quotidien par une attention particulière portée à l’ensemble du groupe ou de la classe. Il s’agit là d’un premier point de convergence des deux cultures en question, susceptible d’envisager un travail de collaboration, dans la mesure où les deux cultures partagent le même intérêt du même objet. En revanche, si les pratiques des éducateurs visent davantage l’individualisation, il ressort, pour les enseignants, que le groupe classe reste toujours le point d’appui de la relation duelle professeur/élèves. Comment alors trouver les points de flexibilité dans l’approche de l’enfant entre individualisation et socialisation ?
40 Une deuxième observation qui a retenu notre attention en termes d’élément facilitateur de la collaboration réside dans l’attachement des acteurs à la liberté du choix de leurs actions, liberté pédagogique pour les enseignants, liberté de la mise en œuvre des activités pour les éducateurs. Cette liberté peut être à l’origine d’innovations pensées en fonction des besoins des enfants. Cependant, il va nous falloir envisager dans quelle mesure cet attachement réciproque à la liberté d’action peut se conjuguer avec un travail collaboratif. Si elle est appréhendée comme un refus d’ouvrir ses pratiques au regard des autres, alors cet attachement commun à la liberté d’action peut devenir un point de blocage dans la perspective d’une culture en commun.
41 Une troisième et dernière observation dans le cadre de cet article vient interroger le rapport à l’acte de transmettre. L’observation de l’enseignant dans la classe met en évidence l’intérêt qu’il porte à la transmission de connaissances. Lorsqu’il présente une séance, quelle que soit la discipline, il s’agit bien d’une séance d’apprentissage qu’il sera amené à évaluer pour juger de la pertinence de son action. L’observation de l’éducateur dans son quotidien professionnel fait ressortir une dimension de transmission qui ne se décline pas en termes de savoirs mais davantage en termes d’objectifs d’apprentissage tant « cognitifs », que « comportementaux », « de socialisation », ou « de créativité [12] », ce qui peut donc faire obstacle à un travail collaboratif en lien avec la notion d’apprentissage. Ce vocable relève davantage du langage des enseignants que de celui des éducateurs qui se défendent de transmettre des connaissances.
Écouter ce qu’ils disent en soutenant leurs discours
42 Le détour par l’observation nous ayant permis de rendre compte des pratiques, il nous reste à recueillir le discours qui, tantôt les précède et les met en forme, tantôt les justifie et les rend légitimes. Nous devons désormais collecter auprès d’informateurs privilégiés « des opinions qui révèlent le système de valeurs, les bases de jugement, les motifs sociaux qui inspirent ou expliquent le comportement. […] L’observation ne suffit jamais par elle-même » (Herskovits, 1950). Il ne s’agit pas ici d’une quête de représentativité, mais d’intelligibilité sur les cultures respectives.
43 Nous choisissons la méthode des entretiens qui demeure « pertinente lorsque l’on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels les acteurs s’orientent et se déterminent » (Blanchet, Gotman, 2001). En effet, au cours de l’entretien, situation singulière de production d’une parole sociale, la personne interrogée livre à l’enquêteur ses représentations en fondant son raisonnement sur son expérience personnelle. Parce qu’elle construit son discours en parlant, par un processus d’objectivation, elle « opère une transformation de son expérience cognitive, explicitant ce qui n’était encore qu’implicite, s’expliquant sur ce qui jusqu’ici allait de soi » (Blanchet, Gotman, 2001). Nous conduisons ces entretiens – 30 exactement – auprès d’enseignants ordinaires en école primaire et d’enseignants spécialisés, d’éducateurs spécialisés en Institut médico éducatif, en Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile, et en Instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques.
44 Au cours de ce voyage au cœur du système, nous construisons nos hypothèses. Il s’agit d’« hypothèses flottantes […] qui surtout n’ont pas un statut de pré-codage de la réalité comme dans la démarche hypothético-déductive, mais de balises dans l’approfondissement interactif de l’inter-compréhension entre le chercheur et son objet » (Boumard, 2005).
Discussion et conclusion
45 De nombreuses questions se bousculent : la difficulté à coopérer entre ces acteurs est-elle liée à un rapport d’opposition ou de dépendance ? Reconnaître les convergences et rompre avec les divergences n’obligeait-il pas de changer de paradigme ? La scolarisation des enfants en situation de handicap ne relève-t-elle pas davantage de la mutation du système scolaire dans son ensemble, de son organisation à ses finalités, que de questions strictement pédagogiques ?
46 Chemin faisant, notre travail nous conduit vers une autre façon de prendre en compte les enfants en situation de handicap dans une École inclusive. Dans la troisième et dernière partie de notre thèse, nous interrogeons l’emprunt d’une nouvelle voie, celle qui mène à une culture en commun – au sens de qui se fait à plusieurs –, à l’inverse d’une culture commune – au sens de qui appartient à plusieurs. Une culture en commun s’ouvre à un « bouquet de possibles dans lequel chacun peut trouver ses repères et saisir les repères de ses pairs » (Gossot, 2008). N’est-il pas temps de bâtir une nouvelle forme de dialogue entre les enseignants et les professionnels du secteur médico-social et d’initier dans la formation des professionnels – enseignants et non enseignants – un développement de la culture de coopération ? Les différents acteurs doivent désormais s’engager dans une logique d’actions en commun où prévaut le parcours de l’enfant, un parcours sur lequel les capacités d’expertise des uns et des autres se combinent pour travailler dans la continuité. « Il ne s’agit plus dans ces conditions de prendre, mais plutôt de se déprendre » (Laplantine, Nouss, 2001).
47 Nous entrons désormais dans l’analyse des données que nous avons accumulées pour élaborer une modélisation des formes culturelles des acteurs éducatifs concernés, et « orienter de façon cohérente l’analyse des traits et des complexes » (Herskovits, 1950). Partant de cette analyse culturelle, nous tenterons de mettre en lumière les éléments-passerelles susceptibles de fonder une action en commun en faveur de la scolarisation des enfants en situation de handicap.
48 Avant de conclure, nous proposons un court témoignage tiré du terrain, illustrant l’émergence d’une coopération possible, mais évoquant aussi quelques points de tension entre ces deux cultures : élève-enfant, accompagnement-travail, situation d’apprentissage-travail scolaire… Lors d’une récente réunion pédagogique initiée par l’IME – instance qui réunit les enseignants d’une école voisine au sein de l’établissement spécialisé concerné – l’éducatrice spécialisée témoigne : « Je suis là pour accueillir l’enfant, et l’aider à faire un bout de chemin en partant de là où il en est. Je vais provoquer la rencontre et permettre à l’enfant d’entrer en relation. Je l’accompagne au quotidien. Le quotidien, le vivre avec, c’est une mine d’or pour l’éducateur. » L’enseignant de l’IME poursuit l’échange en présentant succinctement son travail : « Ici, auprès de ces élèves, la caractéristique est que les “cours magistraux ” sont quasiment impossibles. Ce qui implique sans arrêt de créer des situations d’apprentissage particulières et individuelles. […] Le travail d’enseignant dans un établissement comme le nôtre est avant tout un travail de partage de compétences avec les autres professionnels de la structure. On n’est jamais seul face à une problématique [13]. » Ce à quoi, une enseignante de l’école primaire réplique : « Mais, notre travail c’est le scolaire, et donc la norme, et rien d’autre. » Alors que faire avec des enfants qui n’entrent pas aisément dans cette norme ? Sur quoi, sur qui, l’enseignant peut-il prendre appui ? Quelle forme d’école et d’éducation, reposant sur quelles valeurs et finalités, faut-il inventer pour satisfaire l’ambition d’y éduquer tous les enfants ? Sous quelles modalités peut-on envisager un partage de compétences permettant aux éducateurs et aux enseignants d’apprendre à mieux se connaître jusqu’à susciter chez eux la volonté de travailler ensemble ?
49 Nous serons alors conduits à :
- redéfinir les conditions d’une École inclusive ouverte aux différents partenaires impliqués dans l’éducation des enfants en situation de handicap.
- Situer les prolégomènes d’une coopération entre le secteur médico-social et l’École à partir d’une culture en commun.
- Penser de nouveaux apports aux fonctions d’accompagnement et d’éducation en interrogeant les expériences menées ici et là, dans et hors de nos frontières.
51« Si je veux réussir à accompagner un être vers un but précis, je dois le chercher là où il est et commencer là, justement là… Pour aider un être, je dois certainement comprendre plus que lui, mais d’abord comprendre ce qu’il comprend… Si je n’y arrive pas, je ne puis aider l’autre [14]. »
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Scolarisation en milieu ordinaire, École inclusive, Observation participante, Entretiens ethnographiques, Acteurs éducatifs, Coopération, Culture professionnelle
Date de mise en ligne : 06/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.057.0181Notes
-
[1]
Conte indien de M. Zdenek.
-
[2]
L’expression « éducation spéciale » a été retenue dans la loi d’orientation de 1975 en faveur des personnes handicapées, mais nous préférons conserver l’expression « éducation spécialisée » pour des raisons d’usage.
-
[3]
Dès lors, retenons que certains de nos propos ont déjà été tenus dans un précédent article de La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation. S. Amaré, A. Moncel, « Éducation généraliste et éducation adaptée, l’enseignant spécialisé artisan d’une rencontre », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 51, édition INS HEA, Suresnes, 2010.
-
[4]
Il s’agit du décret 2009-378 relatif à la coopération entre les établissements mentionnés à l’article L.351-1 du code de l’éducation et les établissements et services médicaux-sociaux mentionnés aux 2°et 3° de l’article L.312-1 du code de l’action sociale et des familles?; de l’arrêté stipulant les modalités de création et organisation d’unités d’enseignement dans les établissements et services médicaux-sociaux ou de santé.
-
[5]
Kroeber et Kluckhohn, en 1952, ont recensé pas moins de 164 définitions de la culture à partir de l’examen de la littérature anthropologique.
-
[6]
Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés.
-
[7]
Union nationale des associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence.
-
[8]
Les instituteurs de l’instruction publique, hussards de la République et de la laïcité, sont suspectés par le régime de Vichy, de faire partie des responsables de la défaite, et de la dégradation des valeurs.
-
[9]
Le terrain choisi concerne davantage les enfants déficients intellectuels. Au-delà de ce champ spécifique, la question de l’inclusion se pose pour tous les enfants en situation de handicap plus ou moins fortement.
-
[10]
Le principe est énoncé par la Société des observateurs de l’homme, dans le questionnaire publié en 1799 par Gerando, à l’occasion de l’expédition du capitaine Baudin aux terres australes.
-
[11]
Dimension de la connaissance, des pratiques, dimension individuelle et sociale.
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[12]
Déclinaison propre au Projet individualisé d’accompagnement dont nous avons eu connaissance dans le cadre de notre observation.
-
[13]
Propos recueillis lors d’une réunion pédagogique illustrant quelques caractéristiques du travail de l’enseignant spécialisé à l’IME.
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[14]
Soren Kierkegaard (1813-1855).