Notes
- [1]
-
[2]
Loi n° 75-534.
-
[3]
Loi n° 2005-12.
-
[4]
Le terme générique « sourd » employé ici ne désigne pas la seule surdité sévère ou profonde mais concerne l’ensemble de la population sourde et malentendante.
-
[5]
Article 33 de la loi n° 91-133, abrogé par la loi n° 2005-102.
-
[6]
Loi n° 57-1223 du 23 novembre.
-
[7]
OMPH créée en 1981, à la suite de l’année internationale pour les personnes handicapées. Cette organisation reconnue est aussi appelée DPI (Disabled Peoples’ International : www.dpi.org).
-
[8]
F. Bertin, Les Sourds. Une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
-
[9]
Ibid
-
[10]
n° 39, novembre 2007.
-
[11]
M. Golaszewski, « Scolarisation des élèves malentendants ou sourds : école inclusive », Revue Empan, n° 83, p. 96-101.
-
[12]
Pôles pour l’accompagnement à la scolarisation des élèves malentendants ou sourds (Pass).
-
[13]
Op. cit., p. 100.
-
[14]
En dépit de la circulaire 2008-109 du 21 aout 2008 qui mentionne 4 fois l’enseignement en LSF. La LSF n’est pas alors un objet d’enseignement, mais un outil : l’enseignement de l’histoire ou des mathématiques peut être dispensé en LSF.
-
[15]
D. Gillot, Le droit des sourds, 115 propositions, rapport au Premier Ministre, 1999.
-
[16]
« Modernisation de l’action publique, vaincre l’échec scolaire », B. Hugonnier, président du groupe de travail, rapport d’avril 2010, www.institutmontaigne.org
-
[17]
É. Bautier, S. Bonnery, J.-P. Terrail, A. Bebi, S. Branca-Rosoff, P. Lesort, Décrochage scolaire, genèse et logique des parcours, rapport de recherche pour la DPD/MEN, 2002.
-
[18]
1% seulement des dispositifs actuels sont effectivement bilingues, c’est-à-dire que la LSF y a une vraie place de langue de travail : A. Meynard, Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Erès, 2010.
-
[19]
F. Bertin, « Éducation bilingue et intégration scolaire : des objectifs contradictoires ? », La nouvelle revue de l’AIS, n° 21, 2003.
-
[20]
Classe d’intégration scolaire, devenue en 2009 Classe pour l’inclusion scolaire.
-
[21]
Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées.
-
[22]
Auxiliaires de vie scolaire.
-
[23]
A. Meynard, Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Érès, p. 86-90.
-
[24]
Association 2LPE, « Deux langues pour une éducation », Journal Vivre ensemble.
-
[25]
Centre de promotion des personnes sourdes, Bayonne, 2008, Entretiens d’informations.
-
[26]
Intervention de M. Gachet, chef de bureau des élèves handicapés à la Dgesco au colloque organisé à Angers, en 2009 qui affirmait que l’école n’était en rien concernée par la construction identitaire d’un enfant.
-
[27]
A. Meynard, op. cit
-
[28]
B. Bernstein, Langage et classes sociales, Minuit, Paris, 1975.
-
[29]
A. Meynard, op. cit., p. 46.
-
[30]
Service d’éducation spéciale et de soin à domicile.
-
[31]
Service de soutien à l’éducation familiale et à l’intégration scolaire.
-
[32]
CAPEJS : Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement aux jeunes sourds, diplôme délivré par le ministère de la Santé et de la Solidarité nationale.
-
[33]
« Et si la conscience est difficile à satisfaire, la bonne conscience est aisée à contenter », Foucault, 1957, p. 139.
1 Incontestablement, le droit à l’éducation fait partie des droits les plus fondamentaux de l’être humain, après les besoins les plus élémentaires comme se nourrir et se soigner. La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000 [1] ne s’y est pas trompée et réaffirme avec force ce principe constitutif de la liberté et de la dignité de chacun. C’est en effet une des missions centrales de l’École, au-delà de transmettre des Savoirs, que de participer à la formation d’un citoyen, c’est-à-dire d’un membre à part entière du pays où il vit. En ce sens, le fait que la loi du 30 juin 1975 [2] ait garanti ce droit pour les enfants reconnus handicapés a constitué une avancée majeure pour cette population pour laquelle l’École restait une option.
2 Mais encore ne suffit-il pas de rendre obligatoire la scolarisation, il faut bien évidemment la rendre accessible. La loi du 11 février 2005 [3], rénove la loi précédente, fondatrice et novatrice dans le champ des personnes handicapées, en définissant le handicap comme une notion relative et en fixant des objectifs concernant l’accessibilité de l’environnement social.
3 Des principes à la réalité, le chemin est encore long et les habitudes restent profondément ancrées. Mais il ne s’agit pas d’une simple question de vocabulaire et de notions interchangeables : l’inclusion ne désigne pas la même réalité que l’intégration, par exemple, même si pour l’heure, il faut le reconnaître, la différence n’est pas évidente dans les pratiques !
4 Les parents d’élèves sourds [4] ont le droit depuis 1991, droit réaffirmé en 2005 [5], de choisir pour leurs enfants une « communication bilingue » (langue des signes – langue française) ou une communication exclusivement française pour leur éducation. Nous nous intéresserons principalement à la première, considérant que la LSF est la langue naturelle de l’enfant sourd (ce qui ne veut pas dire exclusive). Avant d’examiner plus spécifiquement le cas des élèves sourds, il convient de se pencher brièvement sur les apports de la loi de 2005, de façon générale.
Le handicap et l’Histoire des Sourds : voies croisées ?
5 Terme usuel et banal de nos jours, le hand-in-cap est passé du domaine sportif, turfiste, précisément à un autre, social, pour désigner des personnes a-normales, dans le sens où elles ne répondent pas à une norme définie par la société, majoritaire numériquement.
6 Apparu pour la première fois avec la loi de 1957 [6], la qualification « handicapé » est associée au travailleur qui est reconnu en difficulté, mais il faut attendre la loi de 1975 pour que cette notion soit généralisée. Et ce n’est qu’en 1980 que l’OMS, sous la direction de Philip Wood, donnera une définition de ce que recouvre le handicap. La lésion organique en est le pivot central : - la déficience entraîne, - l’incapacité fonctionnelle, qui à son tour produit, - un désavantage social ou professionnel.
7 Cette causalité, sur laquelle repose un système, est fausse et la Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF) adoptée par l’organisation mondiale de la santé en mai 2001 en prend acte. Elle marque en effet une certaine prise de distance à l’égard du déterminisme fonctionnel et introduit dans le schéma de description du handicap précédemment établi le critère environnemental en tant que générateur potentiel de handicap. La personne et la situation à laquelle celle-ci est confrontée sont distinguées : la notion de situation de handicap insiste sur l’interaction, la mise en relation de plusieurs personnes données et dans un cadre de vie donné. Le handicap n’est ni une maladie, ni un problème individuel, mais bien une situation influencée par différents facteurs, notamment des facteurs corporels et des facteurs sociaux. Une même déficience, un même problème corporel sera vécu de manière très différente selon le regard que la société porte sur lui, selon la manière dont la société est organisée. C’est ce que l’on a pu constater dans ces pages : dans certaines sociétés, à certaines époques, les sourds étaient exclus, considérés comme des idiots ; ce qui n’est heureusement plus le cas…
8 Il est néanmoins regrettable que cette notion prenne un caractère pléonastique : les personnes handicapées deviennent des personnes en situation de handicap, alors qu’il s’agit d’un véritable changement de paradigme. Que l’on ne se méprenne pas : il n’y a dans ce propos aucune négation ou déni d’un état de fait physiologique ou fonctionnel, c’est l’interprétation de cet état de fait qui est sujette à caution. En effet, cette classification ne parvient pas, malgré tout, à se détacher de « la personne en situation de handicap » et reste fondée sur les fonctions corporelles plus ou moins déficientes ou les activités réalisables ou non par un individu : la situation de handicap est d’emblée reliée à une même personne… De façon plus juste, l’Organisation mondiale des personnes handicapées [7] milite pour un changement de perspective : ce n’est pas la personne qui est handicapée, mais la société, lorsqu’elle ne sait pas – ou ne veut pas – accueillir toutes les différences. Et une personne se trouve vraiment handicapée lorsque la société ne sait pas – ou ne veut pas – lui permettre de s’intégrer : l’accessibilité n’est pas réservée à une catégorie de personnes. Ainsi le Canada expérimente-t-il une nouvelle classification appelé « Processus de production du handicap » (PPH), résolument orientée vers ce regard social du handicap, une démarche au final moins stigmatisante et sans doute moins conceptuelle, donc plus proche de la réalité. La réflexion est lancée, nos sociétés sauront-elles en prendre la mesure ? Il ne s’agit pas de vaines questions de terminologie ou de vocabulaire. Ce concept de handicap gomme la réalité historique d’une communauté culturelle et linguistique [8] et ce déni ne peut-être que source d’une certaine exclusion scolaire.
9 D’autant plus que la communauté Sourde est porteuse d’une histoire riche et singulière. Le terme même de communauté, choisi à dessein, inclut une composante culturelle qui est totalement – ou presque – ignorée par notre système éducatif. Pourtant l’institutionnalisation d’une éducation à base de langue des signes, initiée à l’origine par l’abbé de l’Épée, ou la légion d’honneur décernée par Napoléon III à Ferdinand Berthier en 1846 ne sont-elles pas des réalités [9]?
10« Loi du 11 février 2005, évolution ou révolution ? » s’interrogeait en 2007 La nouvelle revue de l’AIS [10] ? La question mérite en effet d’être posée et c’est pourquoi nous proposons de la poser ici pour les enfants sourds.
Quelle accessibilité pour les élèves sourds à l’école de la République ?
11Où en est-on à ce sujet ? Il est vrai que la France s’est dotée depuis quelques années d’un arsenal législatif conséquent en la matière. La revue Empan [11] de septembre 2011 énumère textes, décrets ou circulaires à l’intention des élèves « malentendants ou sourds » consécutifs à la loi 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. L’article évoque ainsi les « pôles bilingues », qui n’existent pas d’ailleurs, puisqu’il s’agit aujourd’hui de « Pass [12] », anciennement « Pôles LSF », au sein desquels serait dispensé « un enseignement spécifique de la LSF [13] ». Mais il n’est précisé nulle part dans l’article – ni d’ailleurs dans aucun texte de référence – que l’enseignement se ferait en LSF [14] pour les familles qui ont fait le choix du bilinguisme : omission révélatrice de la conception que l’on se fait de l’enseignement bilingue. D’autre part, cet écrit ne répond pas à nos interrogations relatives à la mise en œuvre pédagogique à l’intérieur de ces Pass, de façon effective et opérationnelle. Quelle est la situation des enfants sourds dans les classes des villes où il n’existe pas de Pass ? En dépit de la loi du 11 février 2005 et de la somme de décrets ou circulaires qui en découle, l’accès à la LSF pour les familles qui en font le choix n’est pas, dans les faits, chose aisée ! Cette confusion se traduit inévitablement dans les faits et nous pouvons remarquer un éventail de situations hétéroclites et instables. La plupart se révèlent très souvent vouées à l’échec, à un moment ou à un autre de la scolarité, autant pour les enfants que pour leurs familles.
12 En 1999 déjà, le rapport Gillot [15], qui tentait de faire le point sur la réalité quotidienne des sourds dans la société, faisait état d’un taux d’illettrisme de 80 % dans la population sourde. Chiffre alarmant mais à prendre avec précaution toutefois, puisqu’il ne fait pas mention de la façon exacte dont cette enquête a été conduite pour aboutir à l’obtention de ce chiffre. Cependant, pour qui côtoie régulièrement la communauté sourde depuis plusieurs décennies, il est évident que le niveau scolaire de la majorité des sourds reste très insuffisant. Plutôt que de reprendre le terme d’illettrisme, notion utilisée actuellement de façon indifférenciée, nous dirons que l’accès à la compréhension de la langue française écrite reste très précaire avec, comme corollaire, l’exclusion de la participation citoyenne. Cette difficulté d’accès à la langue écrite prend naissance dès le plus jeune âge de l’enfant sourd.
13 Dans la majorité des cas encore, la plupart des jeunes sourds sont orientés vers des formations professionnelles qu’ils disent n’avoir pas pu choisir, beaucoup d’autres quittent le système scolaire en cours de cursus faute d’une pleine accessibilité au collège, au lycée ou à l’université. Il y a tout lieu de considérer ici que le défaut d’accessibilité scolaire est générateur d’un processus d’exclusion scolaire, qui prend invariablement la forme du décrochage.
14 De façon générale, on sait que le système scolaire français laisse quatre écoliers sur dix sur le bord du chemin, soit environ 300 000 élèves du CM2 qui sortent de l’école avec de graves lacunes. Plus de 100 000 d’entre eux n’ont pas la maîtrise des compétences de base en lecture, écriture et calcul, pointait déjà le Haut Conseil de l’Éducation en 2007 [16]. Dans ces conditions, les jeunes écoliers sourds ont-ils des chances de s’en sortir ?
Du décrochage scolaire…
15 Le décrochage scolaire est l’aboutissement de l’accumulation de difficultés hétérogènes précise un rapport commandité par la Direction de la prospective et du développement pour le ministère de l’Éducation nationale en 2002 [17]. Ce constat s’applique-t-il aux élèves sourds ? Traditionnellement, les instances éducatives mettent en cause la surdité en elle-même pour expliquer les manifestations comportementales des troubles scolaires, de l’échec ou du décrochage. Avant tout, il convient de se pencher sur l’accessibilité des parcours de l’enfance sourde dans le système scolaire.
Le « placement » en « intégration »
16 Le choix d’une scolarité ordinaire, c’est-à-dire le placement d’un enfant sourd en classe banale avec des enfants entendants sans langue des signes demeure le choix le plus fréquent [18]. Ces familles qui ont opté pour cette scolarité qui n’intègre pas la dimension langagière signée, en fonction des informations souvent partielles et erronées qui leur sont données par un environnement médicalisant, adhèrent à la politique d’intégration, aujourd’hui nommée inclusion, de l’Éducation nationale qui demeure une politique largement assimilationniste. On a vu par ailleurs que ce concept d’intégration scolaire s’est construit en opposition à la LSF [19].
17 Dans les faits, très peu de ces enfants sourds intégrés en solitaire réussissent leur scolarité. Parmi eux une minorité d’enfants a certainement la chance de bénéficier à la maison d’une implication familiale très importante, des parents qui peuvent refaire les cours en fin de journée, pour leur donner les repères essentiellement labiaux associés aux notions scolaires : ces élèves sont peu nombreux ; cette politique est très élitiste. En effet, la lecture labiale suppose une relation de proximité, donc une relation individuelle. Quel professeur dispose aujourd’hui de la possibilité de s’occuper de cet enfant sourd en face à face dans une classe où vingt élèves, parfois plus, requièrent une attention de tout instant ? Que dire de la concentration demandée à l’enfant sourd, pendu aux lèvres d’un adulte oralisant sans cesse interrompu par les demandes, au demeurant légitimes, de ses camarades ?
18 La plupart de ces enfants sourds rejoindront souvent l’enseignement spécialisé en cours de scolarité primaire : le décrochage commence donc souvent dès le CP, avec l’entrée dans l’apprentissage de la lecture. Pourtant, l’enfant sera maintenu en CE1, voire plus loin, « le temps de voir d’où viennent vraiment les difficultés ». Les parents de ces enfants seront souvent contraints d’opter tardivement pour la LSF par défaut, quand tout le reste n’aura pas fonctionné et souvent contre leur gré. Au final, le retard scolaire est prononcé, des problèmes de comportement apparaissent bien souvent chez cet enfant qui fait les frais de l’exclusion dans un dispositif dit d’inclusion. Paradoxe ?
Les parcours de Gaspard, d’Héléna…
19 Ainsi, le cas de Gaspard un petit garçon sourd de 8 ans, scolarisé en CP. À son arrivée dans sa nouvelle classe, son comportement est coléreux, violent, il traduit une grande souffrance. Avec désarroi, sa maman révèle que son fils était « pourtant » scolarisé auparavant en Clis [20], mais elle précise aussi qu’il était exclu du groupe classe. Le professeur avouant son incapacité à communiquer avec lui, Gaspard avait pris l’habitude d’aller de son propre chef lire seul au fond de la classe. Il bénéficiait d’une prise en charge ambulatoire par un Sefiss, qui n’avait pas la possibilité de lui octroyer un nombre d’heures suffisant pour le remettre sur les rails de l’école.
20 Le décrochage dès le CP, dans ce cas, est évident malgré les textes et les dispositifs voulus par l’Éducation nationale. Outre que cet enfant montrait, par son comportement, tous les symptômes de l’exclusion, avait-il seulement quelques chances de construire son identité d’enfant sourd ? Par ricochet, comment pouvait-il construire son identité d’élève dans un système où il n’avait aucune possibilité de bénéficier des leçons de son professeur, de participer aux échanges qui l’entourent, et d’être constamment en attente qu’on s’intéresse puis qu’on s’occupe de lui ?
21 Nous pourrions également citer Héléna, qui est une fillette de 10 ans, rebelle, révoltée, niant sa surdité. Elle vient d’une structure spécialisée, intégrée en milieu ordinaire sans accompagnement scolaire dans la classe, avec quelques heures de soutien au cours desquelles, paradoxalement, un professeur spécialisé d’un Sefiss l’extrayait du groupe classe pour rattraper ce qu’elle n’aurait pas compris en classe. Elle ne sait pas lire, mais excelle à la copie au tableau. Elle s’applique à produire une écriture régulière et un cahier impeccable. Son niveau en mathématiques est néanmoins celui d’un élève à l’entrée au CP.
22Dans le meilleur des cas, la CDAPH [21] propose des AVS [22]. Les familles qui ont fait le choix d’une insertion oraliste ou bilingue sont logées à la même enseigne : elles doivent se battre, sans pour autant obtenir systématiquement gain de cause, pour que leur enfant sourd obtienne la présence d’un AVS oralisant ou signeur en classe. Cette intégration sauvage ou « milanaise [23] », dénoncée dès sa création en 1979 par l’association 2LPE [24], a été un des déclencheurs des actions militantes en faveur des projets bilingues mis en place par cette association dès 1984. Ces AVS, souvent de bonne volonté, qui se disent « intéressées par les enfants sourds, voulant aider les sourds [25] » ont, dans le meilleur des cas, un niveau de langue des signes adapté à une conversation courante. Est-ce le rôle d’un adulte entendant titulaire du seul baccalauréat, parlant une LSF rudimentaire, d’aider à la scolarisation des élèves ?
L’enjeu identitaire
23 Mais au-delà du questionnement pédagogique, l’enjeu identitaire est d’autant plus crucial que la majorité des enfants sourds naissent dans des familles entendantes. L’enfant entendant construit son identité de citoyen français en interaction avec sa famille, mais aussi par les apports de l’école. La construction de l’identité de l’enfant sourd en l’occurrence passe également par l’école, bien que cela peine à être admis [26]. Or un enfant sourd, qu’il soit appareillé ou non, porteur d’un implant cochléaire ou non, n’est pas seulement un enfant qui n’entend pas : il a une identité propre. Seul un enseignant sourd signeur est à même de véhiculer un modèle d’identité constructif. À l’instar d’André Meynard [27], nous pensons que toute langue signée, comme toute autre langue orale nécessite la dimension du groupe pour se construire et devenir fonctionnelle. En effet, quel enfant est à même d’élaborer son langage puis sa langue sans interaction avec un groupe linguistique accessible ? Identité et estime de soi sont les préalables à tout apprentissage, c’est donc fondamental : « parler avec » c’est « exister pour », exister en tant que personne unique en pensant que l’autre est le même que soi [28]. L’élève sourd, comme tout autre élève attend un type d’interactions dans lesquelles il se sente à l’aise, autant avec ses camarades qu’avec les enseignants. Or, dans ces conditions d’intégration « milanaise [29] », l’enfant sourd peut-il bénéficier d’interactions constructives ?
… à une scolarisation pragmatique
24 Dans ce contexte, il existe parfois un soutien par des Sessad [30] et Ssefis [31] qui saupoudrent des heures sur un département : soutien par des professeurs CAPEJS [32] une ou deux heures par semaine en dehors de la classe. N’y a-t-il pas lieu également de s’interroger sur cette logique qui abandonne un enfant sourd sans moyen linguistique adéquat dans une classe où tout est parole vocale, ceci sous couvert d’inclusion dans la masse et qui ensuite l’extrait de ce système sous prétexte de le soutenir ?
25 L’accessibilité à une scolarité normale pour l’enfant sourd dans ces conditions paraît d’emblée semée d’embûches, en tout cas bien délicate. Une accessibilité linguistique réduite implique par conséquent une mauvaise accessibilité aux savoirs de l’école. Jade, par exemple, est une petite fille de CP qui a un an d’avance. Elle est épanouie, sa scolarité débute bien, elle comprend vite, raisonne très bien et excelle en LSF qui est sa langue maternelle. Son jeune âge fait qu’elle est un peu plus lente que les autres pour le travail sur table, elle a besoin de temps. Le Ssefis qui la suit a estimé qu’elle avait besoin de séances de psychologie en plus de celles d’orthophonie. Elle est donc extraite de son groupe classe signant trois ou quatre fois par semaine pour mener à bien tout ce programme rééducatif en séances individuelles. L’enfant peste légitimement à chaque fois qu’on vient interrompre son travail. Mais elle n’a pas le choix.
26 Ces rééducations multiples qui extraient de la classe ne préparent-elles pas le terrain d’un décrochage ultérieur ? Comment atteindre les objectifs scolaires quand le médical investit le temps de classe ? On ne saurait également faire l’économie d’une réflexion approfondie quant aux représentations fragmentées que cela implique pour un enfant. Un morcellement préjudiciable qui conditionne une vie. Or, l’École n’a-t-elle pas une mission d’autonomie qui s’adresse à un sujet ?
27 La scolarisation apparaît ainsi comme secondaire par rapport à la problématique médicale, elle rend l’école encore moins accessible à l’enfant sourd. Les interventions des rééducateurs des Ssefis fabriquent des enfants dont la concentration est constamment court-circuitée par les entrées intempestives dans la classe des personnels paramédicaux rééducateurs. Déconcentration qu’ils attribuent injustement à la surdité et qu’ils ont à cœur de réparer. Dans ce système qui aborde l’enfant sourd comme un enfant handicapé à rééduquer, la plupart des familles ne sont guère difficiles à convaincre : elles acceptent tout pourvu qu’on leur promette une certaine normalité pour leur enfant et plus les prises en charge se multiplient, plus la qualité leur paraît meilleure.
28 Ces sorties, qui affectent les apprentissages au plan quantitatif et qualitatif, ont pour effet de les rendre moins accessibles et peuvent être source d’essoufflement, et, à terme, souvent à l’adolescence, source de démotivation scolaire puis de décrochage. Ils sont dans tous les cas source d’exclusion pour cet enfant que les autres perçoivent comme différent, c’est-à-dire à rééduquer. Ces séances existeront plus ou moins semblablement tout au long de la scolarité de cet enfant sourd. Combien d’heures d’enseignement perdues sur quinze années scolaires ?
29 En outre, ces prises en charge ont pour effet d’isoler l’enfant du groupe classe, elles fracturent ainsi le rythme de l’élève et œuvrent à construire des personnalités fragmentées. À cet instant précis, le discours récurrent de l’inclusion dans le semblable est étrangement mis de côté.
30 L’école est, par définition, un lieu où chaque élève a des relations avec les enseignants et avec les autres élèves, elle est aussi un lieu où l’élève a des tâches à effectuer à l’aide du langage et de la langue. Pour l’enfant sourd aussi, l’école devrait être ce lieu d’interactions entre les autres élèves, le professeur, les tâches qu’il doit accomplir et lui-même. À mesure qu’il grandit, cet enfant attend des interactions en question, d’être pris en compte comme interlocuteur à part entière. Dans une classe où le professeur s’adresse au groupe, l’enfant sourd ne peut comprendre le discours que partiellement, comment peut-il avoir le sentiment d’être pris en compte au même titre que ses camarades ? A-t-il le sentiment d’exister pour son professeur ? Une interaction verbale qui ne donne pas le sentiment d’exister a-t-elle raison d’être ?
Pour conclure
31 Selon notre expérience et nos recherches, le système éducatif inclusif dans lequel tout enfant sourd pourrait bénéficier d’une scolarité normale est une véritable classe d’enfants sourds. Une classe dans une école publique. Une école dans laquelle la prescription médicale n’aurait pas lieu d’exister. Une école où tous les élèves apprendraient la langue de leurs camarades sourds, où elle existerait comme langue à part entière, langue vivante, langue partagée. Une classe dont la langue signée serait langue d’enseignement à plein-temps pour les élèves sourds. Il n’est plus à démontrer que l’enfant sourd n’est complètement réceptif qu’à un enseignement en LSF, langue visuo-gestuelle par définition.
32 Droit virtuel et droit réel doivent être distingués et ne sauraient être confondus : le premier est là pour satisfaire une « bonne conscience [33] » que définit Michel Foucault et qui n’est qu’un préalable. Ce droit virtuel doit impérativement être accompagné de mesures concrètes, aux prises sur le quotidien de la vie. Prendre en compte une singularité d’être au monde est avant tout lui donner la possibilité d’exister en tant que telle. L’enjeu actuel, urgent, est de concrétiser un passage du droit virtuel à la LSF à un droit effectif qui intègre l’enseignement en LSF également, de façon à permettre aux élèves sourds de s’exprimer et de s’instruire au travers de modalités langagières signées.
Bibliographie
Bibliographie
- BERNSTEIN (B.), Langage et classes sociales, Minuit, Paris, 1975.
- BERTIN (F.), Les Sourds. Une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
- BERTIN (F.), Ferdinand Berthier ou le rêve d’une nation Sourde, M. Companys, 2010. « Grandir et apprendre en langue des signes : oui, mais comment ? », dossier, Actes du colloque Gers, Contacts sourds entendants, n°6, juillet 2011, 185 pages.
- FOUCAULT (M.), Dits et écrits I (1954-69), Gallimard, 2001.
- GAUTIER (B.), « Entrer dans la langue française sans la parler » in « Grandir et apprendre en langue des signes : oui, mais comment ? », dossier, Actes du colloque Gers, Contacts sourds entendants, n°6, juillet 2011.
- GOFFMAN (E.), Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Éditions de Minuit, 1975.
- HAGEGE (C.), L’enfant aux deux langues, O. Jacob, 2005.
- MEYNARD (A.), Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Érès, 2009.
- VANBRUGGHE (A.), « Grandir et apprendre selon ses besoins » in « Grandir et apprendre en langue des signes : oui, mais comment ? », dossier, Actes du colloque Gers, Contacts sourds entendants, n°6, juillet 2011.
Notes
- [1]
-
[2]
Loi n° 75-534.
-
[3]
Loi n° 2005-12.
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[4]
Le terme générique « sourd » employé ici ne désigne pas la seule surdité sévère ou profonde mais concerne l’ensemble de la population sourde et malentendante.
-
[5]
Article 33 de la loi n° 91-133, abrogé par la loi n° 2005-102.
-
[6]
Loi n° 57-1223 du 23 novembre.
-
[7]
OMPH créée en 1981, à la suite de l’année internationale pour les personnes handicapées. Cette organisation reconnue est aussi appelée DPI (Disabled Peoples’ International : www.dpi.org).
-
[8]
F. Bertin, Les Sourds. Une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
-
[9]
Ibid
-
[10]
n° 39, novembre 2007.
-
[11]
M. Golaszewski, « Scolarisation des élèves malentendants ou sourds : école inclusive », Revue Empan, n° 83, p. 96-101.
-
[12]
Pôles pour l’accompagnement à la scolarisation des élèves malentendants ou sourds (Pass).
-
[13]
Op. cit., p. 100.
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[14]
En dépit de la circulaire 2008-109 du 21 aout 2008 qui mentionne 4 fois l’enseignement en LSF. La LSF n’est pas alors un objet d’enseignement, mais un outil : l’enseignement de l’histoire ou des mathématiques peut être dispensé en LSF.
-
[15]
D. Gillot, Le droit des sourds, 115 propositions, rapport au Premier Ministre, 1999.
-
[16]
« Modernisation de l’action publique, vaincre l’échec scolaire », B. Hugonnier, président du groupe de travail, rapport d’avril 2010, www.institutmontaigne.org
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[17]
É. Bautier, S. Bonnery, J.-P. Terrail, A. Bebi, S. Branca-Rosoff, P. Lesort, Décrochage scolaire, genèse et logique des parcours, rapport de recherche pour la DPD/MEN, 2002.
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[18]
1% seulement des dispositifs actuels sont effectivement bilingues, c’est-à-dire que la LSF y a une vraie place de langue de travail : A. Meynard, Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Erès, 2010.
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[19]
F. Bertin, « Éducation bilingue et intégration scolaire : des objectifs contradictoires ? », La nouvelle revue de l’AIS, n° 21, 2003.
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[20]
Classe d’intégration scolaire, devenue en 2009 Classe pour l’inclusion scolaire.
-
[21]
Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées.
-
[22]
Auxiliaires de vie scolaire.
-
[23]
A. Meynard, Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Érès, p. 86-90.
-
[24]
Association 2LPE, « Deux langues pour une éducation », Journal Vivre ensemble.
-
[25]
Centre de promotion des personnes sourdes, Bayonne, 2008, Entretiens d’informations.
-
[26]
Intervention de M. Gachet, chef de bureau des élèves handicapés à la Dgesco au colloque organisé à Angers, en 2009 qui affirmait que l’école n’était en rien concernée par la construction identitaire d’un enfant.
-
[27]
A. Meynard, op. cit
-
[28]
B. Bernstein, Langage et classes sociales, Minuit, Paris, 1975.
-
[29]
A. Meynard, op. cit., p. 46.
-
[30]
Service d’éducation spéciale et de soin à domicile.
-
[31]
Service de soutien à l’éducation familiale et à l’intégration scolaire.
-
[32]
CAPEJS : Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement aux jeunes sourds, diplôme délivré par le ministère de la Santé et de la Solidarité nationale.
-
[33]
« Et si la conscience est difficile à satisfaire, la bonne conscience est aisée à contenter », Foucault, 1957, p. 139.