Notes
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[1]
Ce texte est une édition actualisée, remaniée et augmentée et d’un article paru dans La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, juillet 2002.
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[2]
Jean-Pierre Klein, psychiatre honoraire des hôpitaux, docteur HDR en psychologie, directeur/fondateur de l’Institut national d’expression, de création, d’art et thérapie, établissement privé d’enseignement supérieur (sous le contrôle du Rectorat de Paris, délivrant les titres de « médiateur artistique » et d’« art-thérapeute », diplômes d’état inscrits au Répertoire national de certification professionnelle, valables en Europe), auteur entre autres de L’art-thérapie, 7e édition, Que Sais-je ?, auteur dramatique, kleinjpk @ orange.fr www.inecat.org
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[3]
H. Benoit, « De la reproduction des pratiques à leur transformation : le défi de la formation des enseignants », Reliance, n° 27, mars 2008, p. 99-104.
-
[4]
Dernier ouvrage paru chez Retz, dans la nouvelle collection « Forum Éducation Culture : Culture écrite et éducation », 2002.
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[5]
R. Kibler et collaborateurs, Behavioral Objectives and Instruction, Allyn and Bacon, Boston, 1970, p. 5, cité par V. et G. de Landsheere, Définir les objectifs de l’éducation, PUF, Paris, 1982, p. 239.
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[6]
Ibidem
-
[7]
En droit, on appelle renonçant la personne qui refuse, comme la loi le lui permet, un héritage qui lui destiné.
-
[8]
« Restauration de l’estime de soi et désir d’apprendre », La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, 2002, p. 51-56.
-
[9]
Circulaire 90-082 du 9 avril 1990, A.2-2, remplacée par la circulaire 2002-113 du 30 avril 2002.
-
[10]
Circulaire 2009-088.
-
[11]
Circulaire 2002-113 du 30 avril 2002.
-
[12]
Circulaire 2009-088 du 17 juillet 2009.
-
[13]
Circulaire 2002-113 du 30 avril 2002
-
[14]
La mission de remédiation est distincte de la mission de prévention, elle consiste à traiter la difficulté d’apprentissage déjà installée grâce des aménagements psychopédagogiques spécifiques.
-
[15]
Circulaire n° 2008-082, du 5 juin 2008.
-
[16]
« Médiation-enseignement-apprentissage », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 42, juillet 2008, p. 5.
-
[17]
Cf. Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation paru aux éditions Retz, 3e édition, août 2005.
-
[18]
Francine Darras, « Lire : des risques partagés », La nouvelle revue de l’AIS, n° 11, 3e trimestre 2000, p. 55.
-
[19]
I. Darrault-Harris, J.-P. Klein, Pour une psychiatrie de l’ellipse ; les aventures du sujet en création, PUF, Paris, 1993 (préface de Jean Duvignaud, postface de Paul Ricœur).
-
[20]
Définition du dictionnaire Le Robert.
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[21]
I. Darrault-Harris, J.-P. Klein, op. cit., p. 163 -229.
-
[22]
Ce qui constitue néanmoins une interprétation partiale qui névrotise le symptôme psychotique en lui donnant en l’occurrence un caractère plus volitionnel.
-
[23]
Sunhae Lee-Nowaki, La nouvelle revue de l’AIS, numéro 15, 3e trimestre 2001.
-
[24]
Document audiovisuel : Possible ?, réalisé par Brigitte Bayet, éd. du Cnefei, 1995.
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[25]
ibid
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[26]
L’article 75 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées insère dans le code de l’éducation (Article L312-9-1) cette reconnaissance : « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière » et il est précisé que « Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. Elle peut être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y compris ceux de la formation professionnelle. Sa diffusion dans l’administration est facilitée. » Deux arrêtés du 10 septembre 2007 ont ainsi ajouté la LSF à la liste des disciplines pouvant faire l’objet, à compter de la session 2008, d’une épreuve facultative au baccalauréat général et au baccalauréat technologique hôtellerie (BO, n° 39 du 1er novembre 2007). L’arrêté du 12 octobre 2007 relatif aux épreuves du baccalauréat technologique ajoute la LSF aux épreuves facultatives des séries STG, ST2S, STI et STL à compter de la session 2009 (BO, n° 41 du 15 novembre 2007). La note de service n° 2007-191 du 13 décembre 2007 définit quant à elle les conditions de l’épreuve optionnelle de LSF au baccalauréat (BO, n° 46 du 20 décembre 2007).
-
[27]
H. Benoit, « LSF : une discipline scolaire est née », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, Hors série n° 5, juillet 2009, p. 175-183.
-
[28]
Document audiovisuel, interview d’Y.C., visionné par les participants au colloque Conceptualisation et surdité organisé au Cnefei de Suresnes les 10 et 11 mai 2001. Actes dans le numéro 17 de La nouvelle revue de l’AIS (1er trimestre 2002) et en fascicule tiré à part, ed. du Cnefei, juin 2002.
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[29]
Cyril Courtin, « Le développement de la conceptualisation chez l’enfant sourd, synthèse des travaux existants », Actes du colloque Conceptualisation et surdité, ibidem.
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[30]
« Quand une filière de soins fait taire l’enfance sourde… », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 49, avril 2010, p. 23.
1 Bien des débats sont nés de la question de savoir comment l’école peut et doit se situer au regard des pratiques psychothérapeutiques. Pour tenter d’apporter à ce problème un éclairage exempt de tout éclat polémique, il est intéressant de rappeler les grandes évolutions qu’ont connues les discours officiels sur les finalités et les pratiques de l’institution scolaire, qui ne sont pas sans rapport avec l’émergence de nouvelles conceptions, que ce soit dans le champ des pédagogies alternatives ou celui du regard porté sur le handicap.
2 Considérons tout d’abord les deux termes instruction et éducation : il est aujourd’hui à peu près unanimement admis que le seul objectif de l’instruction, limité à un simple transfert de connaissances et de compétences, est très loin de suffire à la définition de la mission de l’École. L’article L 122-1 du Code de l’éducation, issu de la loi 2005-380 du 23 avril 2005, indique que « le droit de l’enfant à l’instruction a pour objet de lui garantir, d’une part, l’acquisition des instruments fondamentaux du savoir, des connaissances de base, des éléments de la culture générale et, selon les choix, de la formation professionnelle et technique et, d’autre part, l’éducation lui permettant de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle et d’exercer sa citoyenneté. » L’expression « développer sa personnalité » est reprise de la loi d’orientation du 10 juillet 1989 qui disposait, dans son article premier, que « le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de développer sa personnalité… » Même s’il est clair que la loi d’orientation pour l’avenir de l’école d’avril 2005 – notamment par l’ajout de l’article L 122-1-1 – met nettement plus l’accent sur le « socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences » que la scolarité obligatoire doit « au moins » permettre à chaque élève d’acquérir pour construire « son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société », il n’en reste pas moins que le pilier 7 de ce socle, défini par le décret du 11 juillet 2006 comme celui de « l’autonomie et de l’initiative », va au-delà de l’article 9 de la loi qui ne le mentionnait pas. C’est dans cette dernière section, clairement située par le décret en dehors des « actuels programmes d’enseignement », que figurent les expressions « juger par soi-même », « s’auto-évaluer », « savoir choisir », « être indépendant et inventif » et les mots « motivation, confiance en soi, désir de réussir, curiosité et créativité ». Qu’advient-il lorsque la motivation est absente, que l’estime de soi est perdue ? Comment maintenir vivant le désir d’apprendre, quand la peur le menace, et soutenir la créativité malgré les consignes à respecter ? On atteint ici le point d’impensé de la loi, que ne suffisent pas à compenser les dispositions techniques de l’article L 311-3 (article 16 de la loi) relatives au soutien par le Projet personnalisé de réussite éducative (PPRE) : « À tout moment de la scolarité obligatoire, lorsqu’il apparaît qu’un élève risque de ne pas maîtriser les connaissances et les compétences indispensables à la fin d’un cycle, le directeur d’école ou le chef d’établissement propose aux parents ou au responsable légal de l’élève de mettre conjointement en place un programme personnalisé de réussite éducative. »
3 C’est sans doute dans la loi 2005-102 du 11 février de la même année 2005, que peuvent être décelées de premières pistes de réponse à cette forme d’aporie, qui admet bien qu’une difficulté puisse surgir, mais sans accepter l’éventualité que les moyens ordinaires qui n’ont pas empêché son apparition soient impuissants à la résoudre. Le titre IV de cette loi, intitulé « Accessibilité », bien que ne concernant formellement que les élèves handicapés, ouvre la voie à des pratiques adaptatives d’accueil et d’accompagnement fondées sur l’écoute des besoins éducatifs particuliers, c’est-à-dire sur la reconnaissance de la diversité des publics et de la singularité de chaque élève. Dans cette perspective inclusive, implicitement ouverte par cette loi et depuis assumée dans les termes par des circulaires comme celle sur les Clis (Classes pour l’inclusion scolaire) en 2009 ou sur les Ulis en 2010 (Unités localisées pour l’inclusion scolaire), « ce n’est plus seulement à l’élève de s’adapter à une norme scolaire intangible, mais aussi à l’école de s’adapter à la diversité des élèves [3] ». Ce qui suppose que l’on analyse les difficultés d’apprentissage scolaire en termes d’obstacles pédagogiques rencontrés en situation, dont résulte un besoin d’aide et de médiation, à la fois constitutif du besoin éducatif particulier et indicatif d’un ajustement des conditions d’enseignement en général. Les élèves ne sont égaux ni sur le plan cognitif, ni sur le plan psychique face à la connaissance, l’institution et ses règles. Pour leur permettre de vivre cette inégalité ou, autrement dit, cette différence sans devenir hors-la-loi, il faut s’attacher à réduire les obstacles constitutifs des situations handicapantes – qui sont loin de se limiter au handicap – ce qui implique notamment, mais pas exclusivement, la prise en compte de la sphère psychoaffective et par conséquent des enjeux symboliques au sein de la classe. Il s’agit de comprendre dans quelles conditions se forment, sur la scène scolaire, des inégalités, au sens d’accidents de terrain, sur lesquelles trébuchent certains enfants.
Formation qualifiante, médiation subjectivante
4 Si éduquer signifie conduire une personne vers son plein épanouissement individuel, il est clair que se posent alors de manière prégnante les questions de la participation et de l’adhésion du sujet à cette entreprise de formation qui le vise. L’éventualité que puissent s’intégrer à la charge psychique de ce sujet-apprenant des forces contre-formatives, dont l’activation risquerait d’hypothéquer son engagement formatif ne peut être rejetée d’emblée comme inconcevable ou techniquement irrecevable.
5 Face à ce problème, les choix qui s’offrent à l’École sont les suivants : décide-t-elle de rejeter ces forces parasites hors de son champ de compétences, de créer en son sein un secteur spécialisé pour les prendre en charge ou au contraire de déléguer leur traitement à des instances extérieures réputées compétentes ? D’une certaine manière, on peut dire que la situation actuelle sur ce plan s’apparente à un non-choix, puisque les trois options coexistent simultanément dans l’institution scolaire. Mais, peut-être, existe-t-il une quatrième option, moins souvent mise en œuvre parce qu’encore insuffisamment identifiée comme telle, qui consisterait à incorporer la médiation symbolique à la logique même de l’action pédagogique.
6 Nous préciserons dans la suite en quoi la médiation symbolique se distingue de l’action thérapeutique, au sens ou l’on parle d’entretiens thérapeutiques, d’analyse ou d’ateliers psychodramatiques, mais aussi en quoi elle peut être rapprochée, parce qu’elle est par définition subjectivante – par opposition à la formation qui est qualifiante – d’une forme d’action thérapeutique. Nous verrons également que des initiatives comme celles mises en œuvre dans le cadre de l’Inecat rencontrent cette même problématique et constituent une approche novatrice en rupture avec les méthodes thérapeutiques traditionnelles du domaine médico-psychologique (CMP) ou médico-psycho- pédagogique (CMPP).
Des changements de conceptions : d’enseigner à apprendre
7 Dès la fin des années soixante, les travaux d’Emilia Ferreiro [4] ont placé l’enfant, le sujet qui apprend, plutôt que la méthode d’apprentissage, au centre des préoccupations du pédagogue. Ainsi la perspective de l’enseignement a-t-elle basculé vers celle de l’apprentissage, qui met l’accent sur l’activité de l’enfant.
8 Mais il est plusieurs manières de centrer l’éducation sur l’élève. Le mouvement du néo-behaviorisme, qui prend son essor après la deuxième guerre mondiale, conduit, par exemple, à la formulation d’objectifs pédagogiques opérationnels, représentés par des comportements observables chez l’apprenant : « Par comportement, nous entendons des actions et des mouvements que nous pouvons observer (voir, entendre, sentir) sur d’autres personnes. Par conséquent, penser, qui entraîne une activité électrochimique du cerveau, n’est pas considéré comme un comportement, car cette activité n’est pas directement observable par les sens [5]. » Les composantes de l’objectif opérationnel sont le comportement final, le produit de ce comportement (la performance), les conditions dans lesquelles ce comportement doit avoir lieu et les critères de réussite (l’évaluation).
9 Sans remettre en question l’intérêt d’une démarche qui donne le moyen de démontrer qu’un but est atteint ou non et qui permet par conséquent de mesurer l’efficacité de l’enseignement, il est néanmoins évident que rien ne garantit que l’apprenant a fait sien l’objectif considéré. On peut choisir de classer simplement les performances et d’occulter la part de non-adhésion du sujet apprenant dans la non-apparition du comportement final attendu, mais on sent bien dans ce cas le risque d’une gestion technocratique de la (non) réussite : « Nous déduisons l’existence d’états affectifs ou d’états cognitifs à partir d’actes psychomoteurs… Nous ne voyons pas l’activité mentale du “problem solving” ; nous voyons les solutions provisoires apportées au problème [6]. »
10 À l’illusion, héritée de Skinner (1969), selon laquelle le meilleur enseignement est aussi le plus soigneusement et le plus complètement planifié, afin de maîtriser toutes les contingences prévisibles, on est tenté d’opposer la figure du sujet renonçant [7] à l’apprentissage. Le problème de ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ne donnent qu’un assentiment de surface aux systèmes de valeurs, de règles et de fonctionnement en vigueur à l’école. Ceux auxquels, nous dit Annie Langlois [8], toutes les pédagogies différenciées, les médiations et les remédiations pédagogiques seront d’un piètre secours, car leur difficulté se situe du côté de l’affectif.
Des dispositifs séparés : des cliniques dans l’école ?
11 Dès 1970, les responsables du système éducatif prennent conscience du fait que les difficultés de certains élèves pour rentrer en apprentissage n’ont pas pour seule origine une faiblesse des capacités intellectuelles (que l’on nommait à l’époque débilité légère), mais peuvent notamment provenir du domaine affectif. Ainsi apparaissent les Gapp (groupes d’action psychopédagogique), premier outil institutionnel d’une politique de prévention naissante, destinée à réduire la ségrégation scolaire. Vingt ans plus tard, les Rased (réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté) reprennent l’idée que des interventions à dominante rééducative puissent être, au-delà de l’aide pédagogique concernant « les méthodes et techniques de travail », nécessaires à certains enfants dont « les conduites émotionnelles, corporelles et intellectuelles » sont en décalage avec les situations d’apprentissage. Le « désir d’apprendre » et l’« estime de soi [9] » sont les enjeux explicites de cette mission particulière définie à l’intérieur de l’école. La circulaire du 30 avril 2002, qui a remplacé le texte précédent reprend ces mêmes termes et ajoute que « des médiations spécifiques » doivent être créées pour aider les enfants à faire le lien entre leur « monde personnel et les codes culturels que requiert l’école ». Celle du 17 juillet 2009 [10] qui s’y substitue prend toutefois ses distances par rapport au discours spécifique de la rééducation, dont l’objet est, selon ce texte, de « faire évoluer les rapports de l’enfant aux exigences de l’école, (d’) instaurer ou restaurer son investissement dans les tâches scolaires ». L’objectif pédagogique de réintégration de l’élève dans le processus d’apprentissage est privilégié, sans que les moyens pour y parvenir soient explicités, comme c’était le cas dans les textes précédents.
12 Si le Gapp, compte tenu de sa mission rééducative, pouvait apparaître comme la clinique de l’école, le Rased met l’accent, dès 1990, sur le désenclavement des pratiques d’aides spécialisées : la collaboration entre les maîtres des classes ordinaires et les intervenants spécialisés est fortement encouragée ; cette recommandation est plus appuyée encore en 2002, puisque la mission de prévention pour les membres du Rased va jusqu’à concourir à la recherche d’un ajustement des conditions de l’apprentissage dans la classe [11]. En 2009, c’est sur cette collaboration de tous les enseignants que la circulaire se recentre, en insistant sur la synergie de l’« ensemble des démarches pédagogiques pour la prévention de la difficulté scolaire et l’aide aux élèves qui rencontrent des difficultés dans leurs apprentissages [12]. »
13 La question de la continuité ou du continuum entre l’action pédagogique (les enseignants), la remédiation (les spécialistes de l’aide) et la médiation (les rééducateurs) reste donc aujourd’hui un enjeu des logiques institutionnelles. Les deux formes d’aides spécialisées (« à dominante » pédagogique et « à dominante » rééducative) ne doivent pas être considérées comme cloisonnées : « Les médiations utilisées dans l’un et l’autre cas peuvent être partiellement identiques [13]. » Toutefois, si les actions de prévention, de remédiation [14] et d’aide personnalisée [15] font désormais partie des obligations professionnelles des enseignants ordinaires, la question de la médiation spécifique, symbolique, reste, dans les discours institutionnels, toujours plus ou moins à part, comme si elle représentait un élément étranger, parce qu’irréductible à la seule approche remédiative. La circulaire la plus récente de 2009, par son insistance à décloisonner les deux formes d’aide, pédagogique et rééducative, tend en fait à gommer la spécificité de la seconde en la subordonnant à la première. Et lorsque la situation, aux yeux des enseignants spécialisés et du psychologue scolaire, requiert une prise en charge qui ne peut être assurée à l’école, une consultation extérieure est conseillée aux parents.
14 Nous verrons dans la suite que les modalités de l’intervention psychothérapeutique renvoient – tout en conservant leur spécificité – à des situations pédagogiques, auxquelles elles peuvent apporter un éclairage intéressant.
Action pédagogique, médiation symbolique, thérapie
15 Isabelle Vinatier donne de la médiation la définition suivante : « La médiation désigne l’ensemble d’aides apportées à un sujet pour qu’il se développe ou reprenne le cours de son développement qui s’est trouvé entravé, voir contrarié [16]. » L’enseignant en tant que médiateur n’est plus dispensateur des connaissances, mais agit comme intermédiaire entre l’élève et les savoirs, en construisant des situations ou des dispositifs permettant à l’élève de surmonter les conflits psycho-socio-cognitifs propre à tout apprentissage [17].
16 Dans cet ensemble d’aides, on appellera médiation symbolique toute dispositif offrant à l’enfant la possibilité, par la conversion – consciente ou non – d’un aspect de son vécu dans le registre subjectif, d’apprivoiser une inquiétude profonde, de se libérer d’une préoccupation envahissante qui faisait barrage au désir d’apprendre, c’est-à-dire d’investir son moi de manière positive et de reconstruire un narcissisme qui peut être défaillant.
17 Est-il possible de rapprocher la médiation pédagogique de la médiation symbolique ? Dans l’affirmative, peut-on cerner les conditions objectives à réaliser pour que l’action et la remédiation pédagogiques comportent aussi une part de médiation symbolique ? Quels enseignements peut-on tirer d’exemples d’interventions psychothérapeutiques ? Quel est l’intérêt de la dimension artistique dans une telle perspective ?
18 Pour tenter de répondre à ces questions, nous analyserons trois contextes pédagogiques et éducatifs différents : tout d’abord une situation d’évaluation, à partir d’un exemple de production écrite d’élève de sixième, ensuite deux situations d’intégration scolaire, pour un enfant présentant des troubles des fonctions cognitives et pour un enfant sourd. Dans chaque cas, nous mettrons en regard des exemples de pratiques thérapeutiques conduites notamment dans le contexte d’une consultation en Centre médico-psychologique (CMP).
Contexte pédagogique 1 : le dialogue caché de Fofana
19 Les conditions de production du texte de Fofana sont particulièrement marquées sur le plan institutionnel puisqu’il s’agit d’un exercice proposé dans le cadre d’une évaluation nationale de 6e (1996). La consigne d’écriture était la suivante : Le jour de ses dix ans, Camille reçut un pouvoir magique et sa vie en fut transformée… Peu après, un événement lui donna l’occasion d’utiliser ce pouvoir.
20 Voici ce qu’écrit Fofana :
Manuscrit de Fofana
21 Examinons les modalités de réponses possibles à une telle production. Dans le contexte institutionnel de l’évaluation 6e, la première réponse à envisager est l’application des 15 critères analytiques d’appréciation concernant les différents aspects de l’écrit produit : la production de texte, les contraintes de type narratif (respect de la consigne…), la cohérence textuelle (chronologie, lieu, personnages, substituts, temps verbaux…), la maîtrise de la langue (ponctuation, syntaxe, lexique, orthographe). Le résultat de cette opération renvoie, on s’en doute, une image très négative de la performance.
22 Plaçons-nous maintenant dans un autre contexte et tentons de prendre l’écrit de Fofana non plus comme point d’arrivée, mais comme point de départ d’une action pédagogique personnalisée. Si l’on pose le postulat qu’un feed back objectif, énumérant les critères non remplis, risquerait de provoquer chez l’enseignant le sentiment d’un travail fastidieux et formel et chez l’élève une surcharge affective et cognitive contre-formative, que reste-t-il à faire ?
23 Face à un tel écart entre la production réelle et la production attendue, le maintien des exigences normatives serait de nature à rendre opaque l’expression de l’élève-auteur et à susciter une approche de type lacunaire ou défectologique. Il faut donc en suspendre momentanément l’application : une demande de révision de l’écrit adressée à cette élève ne serait sans doute qu’une violence symbolique sans lendemain [18]. Dès lors, la question de la consigne devient secondaire, même si, comme on le verra, son traitement n’est que différé.
24 L’alternative est donc la suivante : l’évaluation-notation (force est en effet de constater qu’elles vont presque toujours de pair dans les pratiques réelles) ou l’amélioration-distanciation. Dans le premier cas, c’est la prestation telle qu’elle est, en tant qu’elle reflète le niveau de compétence actuel de l’élève, que l’on rapporte à une norme ; dans le second, c’est la performance en devenir, telle qu’elle pourrait se présenter si l’on mettait au service de l’intention qui la sous-tend les moyens appropriés. L’une et l’autre perspectives ont des implications symboliques très différentes sur le vécu du sujet apprenant : la première lui montre ce qu’il ne sait pas faire ; la seconde lui dévoile ce qu’il pourrait parvenir à faire s’il s’appropriait quelques outils bien repérés. La première risque de renforcer une image de soi dévalorisée et d’aggraver un narcissisme défaillant, tandis que la seconde peut, au contraire, contribuer à restaurer symboliquement l’investissement positif du moi-auteur. L’action pédagogico-symbolique d’amélioration-distanciation consiste ici à proposer à Fofana une réécriture de son texte :
Il était une fois une jeune fille (qui) s’appelait Camille(.) Une étrange lumière vint au loin(.) Alors Camille qui était curieuse alla à la gare pour dire(:)
Vous (avez vu) la lumière (?)
Mon enfant nous n’avons rien vu du tout(.)
Étrange (!)
Et elle partit à l’aérogare demander(.)
Nous n’avons rien vu du tout(.)
Vous en êtes bien sûrs (?)
Oui(.)
Alors elle alla se coucher(.) Je vais aller demander aux copines de venir (se dit-elle) et alors nous (ir)ons jusqu’à la lumière(.)
C’était une soucoupe volante(,) un extra-terrestre dit (:)
Prends ce collier(,) tu auras des pouvoirs(.)
Un an plus tard(,) elle eut un pouvoir(.)
26 Un tel feed back est à la fois qualifiant sur le plan pédagogique et subjectivant sur le plan symbolique. Qualifiant, parce qu’il révèle et dévoile un dialogue caché dans l’inorganisation des répliques, qu’il offre l’occasion de mettre en relation l’intention et la procédure experte et qu’il donne à voir les outils pour la mettre en œuvre. Subjectivant, parce que le travail de réécriture consenti par l’enseignant est le signe d’une reconnaissance de l’élève en tant que sujet-auteur. Celui-ci est rétabli dans son droit de s’exprimer à l’écrit, sans que l’exercice de ce droit soit uniquement soumis à sa capacité de l’exercer. L’aide effective et la médiation symbolique de l’enseignant interviennent pour gommer la solution de continuité entre ce droit et son exercice. La production écrite est devenue l’enjeu d’une collaboration enseignant-apprenant qui vise le texte seul et non plus la valeur du sujet-élève lui-même à travers une performance scolaire. Cette collaboration participe de la médiation symbolique ; elle est la clé de la distanciation qui pose la production comme objet d’un travail commun et non plus comme émanation, voire comme partie de soi.
27 Si l’on reconsidère maintenant, dans cette perspective de travail, la question du respect de la consigne, qui a été laissée en suspens, on voit apparaître une alternative au simple constat que le texte de Fofana n’y répond pas. Il s’agit par exemple de se demander quelles transformations il faudrait lui faire subir pour que l’écrit de Fofana devienne recevable : Le jour de ses dix ans, Camille reçut un pouvoir magique et sa vie en fut transformée… Racontez cet événement. Le principe de l’aménagement (négocié avec l’apprenant) des contraintes initiales de la tâche, en vue de rendre sa production compatible avec la nouvelle demande, est l’une des façons de prendre en compte l’élève réel et non plus l’élève normé. Le dépassement de la peur d’apprendre passe sans doute symboliquement par cette désacralisation de la consigne, qui va de pair avec un modèle plus souple de fonctionnement pédagogique.
28 Quelles pourraient être les situations pédagogiques les plus propices à l’instauration de cet autre type de relation au savoir où l’amélioration-distanciation supplante la gestion techniciste de la performance (évaluation-notation), où des ponts sont jetés entre le sujet-apprenant et l’action pédagogique, où la singularité de l’histoire personnelle a droit de cité, où l’enseignant n’est plus le maître de la parole, mais le serviteur – au sens noble de serviteur de l’État – de la parole de ses élèves. Il est clair que le contexte de la production artistique, peut considérablement renouveler à la fois les situations d’apprentissage et les statuts symboliques de l’élève et de son professeur. Toutes les activités d’expression, ateliers d’écriture narrative ou poétique, de jeu dramatique, mais aussi les activités plastiques et musicales, mettent en effet en jeu l’existence d’un sujet et la réalité d’une production, dans laquelle il a mis quelque chose de lui-même, mais qui s’est détachée de lui en devenant objet écrit, plastique, musical… proposé au regard, au regard de l’autre aussi bien qu’à son propre regard.
29 Pour revenir à Fofana, la réécriture de son écrit n’apparaîtrait-elle pas parfaitement naturelle si elle prenait place dans la création d’un scénario de bande dessinée ou dans la création d’une saynète ?
Contexte thérapeutique 1 : la voix qui anime l’écriture
30 On voit que l’on bouleverse les données, en prêtant à l’enfant des compétences d’écriture. Mais on peut aussi effectuer une sorte d’aller retour entre l’oral et l’écrit : les accessoires du jeu sont simples, ils consistent en un papier et un stylo ; la règle est la suivante : prononcez les mots magiques Il était une fois ou C’est l’histoire de et prendre en note ce que l’autre invente.
31 Il est préférable, pour les moins expérimentés, qu’il n’y ait aucune autre intervention, sous peine de courir le risque soit de faire le rapport avec la réalité de l’enfant, ce qui abolit brutalement la distance de la fiction, soit, ce qui est la tentation la plus fréquente, d’orienter le récit vers la réparation des violences qui s’y déroulent, ce qui nie la distance de l’invention imaginaire, qui permet de jouer avec ses peurs ou ses agressivités, sans risque de répercussions dans la réalité même. Le maximum que l’on puisse se permettre est de faciliter un peu, si l’enfant est en difficulté, la définition du personnage central et son projet, mais encore une fois il faut le déconseiller, car la qualité première de cette approche est la discrétion.
32 Il s’agit d’être ouvert et accueillant par son attitude, afin de juste faciliter sans prendre de position personnelle. Seuls les très expérimentés pourront intervenir plus avant, mais toujours avec prudence.
33 La répartition est simple, l’un dit et l’autre écrit, c’est une dictée. Il est peu recommandé d’y corriger les lapsus. Bien sûr, conformément à la théorie de l’ellipse [19], l’histoire tout entière, racontée non pas en je/ici/maintenant, mais en il/ailleurs/alors, contient toutes les problématiques en question qui ont présidé à la venue de l’enfant dans ce lieu de rencontre avec le soignant, mais celui-ci n’a pas à essayer de les découvrir, ni même de les verbaliser, encore moins de les interpréter.
34 L’on procède à un déplacement dans l’ordre de la création symbolique, sans que ce symbolique soit mis en évidence ; faisons comme s’il n’y avait pas de lien entre le réel (qui est ce qui de notre réalité nous échappe) et cette construction qui le met en scène.
35 Et le rôle de l’adulte là-dedans ? Il s’efface, il facilite, il accueille, il écrit, il demande éventuellement la phrase de conclusion pour bien marquer la fin, et puis le titre de l’histoire. Mais son action principale, ce qui d’une certaine façon donne sens au récit et l’insère, non seulement dans le transfert (car il est évident qu’il a été construit pour le soignant comme destinataire), mais aussi dans le contre-transfert : c’est le don de sa voix, avec toutes ses composantes contrôlées et incontrôlées, qui fait interprétation au sens artistique mais aussi thérapeutique du terme. En effet, le second temps est constitué de la lecture à l’enfant par le soignant du récit qui vient d’être inventé ; cet acte sert en quelque sorte de sanction au sens d’approbation, de consécration ou de ratification [20] à l’épreuve qu’a traversée l’enfant comme héros : la performance d’être l’auteur d’un récit contant l’histoire d’un héros fictif qui, la plupart du temps, a lui-même une épreuve à traverser. L’adulte est, par rapport à la performance de l’invention d’un récit, dans le rôle du Destinateur/Judicateur final du conte, (celui qui traditionnellement reconnaît la victoire du héros, le déclare compétent et lui donne une récompense). Il pourra éventuellement demander aussi l’avis à l’enfant sur son œuvre, sur ce qui est à modifier, l’instaurant ainsi dans un rôle critique qu’il n’utilise d’ailleurs que peu, cela lui permet d’être en quelque sorte son auto-codestinateur.
36 Quel est le rôle de la voix dans cet exercice ? Elle permet de donner corps, émotion et ludisme. Ce qui n’avait l’air que de venir du sommet de la tête – la création de l’histoire – s’insère par elle dans un trajet complexe. La voix se distingue en effet des autres fonctions de la tête : alors que les yeux (la vue), les oreilles (l’ouïe), le nez (l’odorat), la bouche (le goût) agissent dans un sens centripète, réceptif en connexion avec le cerveau inclus dans la boîte crânienne, l’appareil de la phonation permet une émission centrifuge, qui s’adresse à un destinataire. Elle est en relation non seulement avec des organes situés dans notre bouche, qui sont à peu près les mêmes que ceux du goût, mais aussi avec d’autres, situés dans le cou (larynx, cordes vocales, pharynx), dans la poitrine (trachée, poumons, diaphragme), voire dans l’abdomen.
37 La voix donne du souffle aux mots, elle les insuffle, elle les anime, ce que ne fait pas la voix de l’enfant qui est, comme on dit, une voix de tête. La voix de l’adulte est pour lui anticipatrice de la voix qu’il aura après avoir passé une épreuve autrement plus difficile (celle de la puberté).
38 Donner de la voix à son récit après lui avoir donné de l’ouïe, puis de la transcription fidèle, c’est le corporéiser, ce qui transforme son récit en récit issu d’une globalité.
39 L’adulte, de même, doit faire habiter sa lecture d’émotion, puisqu’il aura permis et toléré (sans les susciter ni les réprimer) des inventions horrifiques, des personnages monstrueux, des agressions d’autant plus offensives qu’elles ne débordent pas la fiction, ce qui permet d’aller loin sans risque. L’adulte devenu héraut pourra extérioriser la colère d’un personnage, sa peur, sa méchanceté (ah ! le rire sardonique et machiavélique des méchants !) S’il y a dialogue, il changera de voix selon les personnages en présence. Il pourra même – intervention personnelle – manifester son épouvante devant le crocodile ou la sorcière. C’est là que l’ambiguïté joue : celle du ludisme, car la voix à l’évidence feint l’épouvante sans la ressentir, car que craindre d’un crocodile qui n’est qu’un mot sur le papier ? Certes nommer les choses et prononcer les noms des monstres comporte le risque de les invoquer, de les faire apparaître, comme penser puis décrire des actes interdits c’est déjà commencer de les commettre, mais le grain d’ironie, l’intonation du faire semblant montre bien à la fois que c’est permis, que ce n’est certes pas anodin, car la peur est aussi réelle, elle n’est pas entièrement feinte (nos vieilles peurs enfantines ont toujours cours), et que c’est un jeu inoffensif à partir du moment où l’ensemble se déroule dans le simulacre de l’épouvante, de la destruction et du combat la plupart du temps victorieux avec les forces du mal.
40 De toute façon, la forme prime le contenu précis : si elle est réussie, même si l’histoire finit mal, c’est la construction qui a gagné. Ce qui est le signe de cet accomplissement est la reconnaissance orale par le soignant de cette dictée de l’oral-écrit de l’enfant (car l’enfant conforme son invention aux canons du récit écrit).
41 C’est donc la voix de l’adulte habitant la coquille du récit qui désigne implicitement qu’il a été émis par le corps entier de l’enfant qui y a projeté ses pulsions les plus archaïques.
42 La voix de l’un et la grande émotion de l’autre d’entendre son texte par une voix extérieure, (mais l’on sait que l’audition est aussi réception interne) est sanction-interprétation qui transforme cette rencontre au protocole extrêmement simple en séance proprement thérapeutique, même dans le cas où l’adulte ne serait pas un thérapeute.
Contexte thérapeutique 2 : l’humour thérapeutique
43 L’introduction du dialogue entre personnages imaginaires dans une relation d’aide à l’enfant joue de l’ambiguïté, car il s’agit à travers l’invention de résoudre ses difficultés. Le travail qui pousse à la distanciation joue de cet aller et retour entre soi et sa production et c’est tout naturellement qu’elle se teinte souvent d’un humour qui apparaît comme une forme de pudeur devant ce qui est un dévoilement masqué de profondeurs cachées.
44 On peut utiliser la création de récits, de contes. On peut faire appel au dialogue lorsqu’on sent que l’enfant, par personnages interposés, a besoin de s’affirmer, de se confronter, de résoudre des affrontements soit par la rupture, soit par la négociation. Il faut s’appliquer alors à lui opposer des résistances, afin que sa butée soit source de solutions inédites qui tiennent compte de chacun des interlocuteurs.
45 Le professionnel expérimenté – et lui seulement, car il s’agit d’être rompu à ce genre d’exercice – pourra lui-même jouer de connecteurs d’isotopies. L’exemple type du connecteur d’isotopies est le suivant : des amis jouent au bridge dans un café. Ils commandent les consommations : Une bière pour le mort. Bière et mort s’appliquent chacun à deux isotopies différentes. On rapportera maintenant un fragment de la psychothérapie de Yann, un adolescent psychotique dont la cure est relatée en détails dans un livre [21].
46 Après avoir successivement fait appel au discours en je, puis aux dessins, puis aux histoires inventées dont il était l’auteur absolu, il est apparu nécessaire de mettre Yann en situation de dialoguer, c’est-à-dire de se mesurer à un interlocuteur qui résiste et avec qui il faudrait compter pour aboutir à une résolution de conflit.
47 Voici son premier dialogue : il choisit d’être un stylo et donne au thérapeute le rôle de la feuille.
48 Yann - J’ai envie d’écrire.
49 Thérapeute - J’ai pas envie que tu me salisses.
50 Y - Je serais bien obligé si je fuis.
51 T - Essaie de ne pas fuir.
52 Y - Justement j’essaie de me retenir.
53 T - Peux-tu écrire sans fuir ?
54 Y - Non, car je suis un stylo plume.
55 T - Et alors, tu es obligé de faire des cochonneries ?
56 Y - Le moins possible.
57 T - Si tu écris bien, je suis d’accord.
58 Y - Je vais essayer.
59 T - Que vas-tu écrire ?
60 Y - ...
61 T - Quelle phrase ?
62 Y - ...
63 T - Je t’accorde une seule phrase.
64 Y - Le chat qui joue avec la pelote de laine et qui s’emmêle les pattes parce que la bobine de laine l’enroule et qui est en train d’essayer de démêler, réussit, et il peut rembobiner la pelote de laine pour continuer à jouer.
65 Nous rions ensemble de la façon dont il a appliqué la consigne en inventant une histoire complète en une phrase, à la fois emmêlée dans la forme et démêlée dans le contenu (grâce à l’habileté du chat), qui joue plaisamment de la contrainte imposée.
66 On voit que l’humour se manifeste aussi par la connexion d’isotopies. Le texte peut en effet se lire comme l’histoire d’un stylo et d’une feuille, mais aussi comme celle d’un individu qui fait ses besoins sur un autre.
67 Lorsque Yann propose la répartition entre un stylo et une feuille, il introduit un rapport hiérarchique. Mieux : il met en scène ce qui était la répartition précédente des tâches (des taches ?) Jusqu’alors il inventait des histoires que je prenais en notes : à lui la pensée, à moi le stylo et le papier, rôle de scribe apparemment subalterne dont la main était instrumentalisée par sa dictée, mais dont, au fil des séances, il a pu mesurer l’aspect manipulateur (discussion sur un terme, sur une péripétie). Dans les dialogues, c’est moi qui continue d’écrire nos échanges. En l’occurrence, j’écris son désir d’écrire qui est l’acte même que j’effectue. D’ailleurs Yann, enfant psychotique qui n’avait au début aucun contact avec le monde et utilisait le langage de façon stéréotypée (il bâillait et répétait : Oh ! dormir !) a pu au cours de sa progression formuler un jour son envie d’accession au langage écrit (lire le journal Le Monde auquel ses parents étaient abonnés).
68 La position de départ est claire : Yann s’est distribué un rôle d’activité et m’a donné un rôle passif. Ce sera souvent le cas de ses dialogues : par exemple, il sera un chien qui veut manger le bol de croquettes, rôle qu’il m’octroie.
69 Sans entrer dans les détails d’une analyse sémiotique, qu’il suffise ici d’analyser quelques-uns des traits qui mettent en évidence le mécanisme de l’humour thérapeutique.
70 La situation est relativement chosifiante : le stylo agit et la feuille reçoit. L’humour, c’est Yann qui l’a instauré dans sa répartition des rôles. Mais le thérapeute le reprend à son compte dès la première réplique.
J’ai envie…
71 Interrogeons tout d’abord la notion d’envie. Algirdas Greimas, fondateur de l’école de sémiotique de Paris, décrit quatre modalités de la compétence d’un individu avant la performance. Ce qui nous pousse à agir, c’est d’acquérir un objet dont on éprouve le manque, ici écrire. Ces modalités sont le vouloir, le pouvoir, le savoir, le devoir.
72 Or, le terme envie est ambigu : en effet, il renvoie au vouloir : je veux écrire, mais il renvoie aussi à quelque chose qui dépasse l’individu et le pousse à vouloir. Pour illustrer cette seconde acception, l’exemple immédiat qui vient en tête est celui de l’envie de faire pipi.
73 Dire j’ai envie d’écrire peut tout autant procéder d’une volonté que d’un besoin impérieux sur le modèle d’un besoin naturel.
74 Dans le premier cas, la personne est sujet de son vouloir (en l’occurrence une relation chosifiante avec son thérapeute), dans le second, elle est possédée par le besoin, ce qui l’innocente d’un vouloir trop délibéré.
75 Ce besoin remplit – si l’on peut dire – en elle le rôle actantiel de ce qu’en sémiotique on appelle : destinateur initial, celui qui au début du conte envoie le sujet accomplir sa quête, mais qui peut tout autant résider à l’intérieur de la même personne comme Rodrigue qui s’écrie : Je me dois de… (tuer le père de Chimène).
76 C’est cette ambiguïté qui est mise en évidence par l’assimilation de sa demande à une envie pressante.
…si je fuis…
77 La thérapie procède souvent par reprises régulières des mêmes éléments qui s’inscrivent de moins en moins dans le corps et dans l’acte et finissent par être évoqués oralement. Cela est particulièrement remarquable à chaque changement de support et de règles du jeu.
78 Le rappel langagier ou comportemental – qui est le plus souvent inconscient – est à différencier radicalement d’un retour des symptômes. Il est d’ailleurs souvent fait de façon humoristique, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre.
79 Ici, il s’agit d’un rappel des premières séances qui ont traité de la fuite. L’attitude initiale de Yann (de profil, dans le bâillement et la non-communication) pouvait en effet être interprétée en termes de fuite de la réalité [22].
80 On peut dire pour conclure que Yann, grâce notamment à son humour, a pu dans la fiction inventer des histoires de plus en plus cocasses qui lui ont permis de guérir de son organisation psychotique, qui n’est pas une structure figée, car, comme l’a écrit Oscar Wilde : Il n’existe qu’une certitude définitive sur la nature humaine, elle est changeante.
Contexte pédagogique 2 : accueil en Clis
81 La question de savoir si la pédagogie s’adresse à l’enfant ou à l’élève prend un relief tout particulier dans le cas de la scolarisation d’un enfant handicapé. De même que l’on a évoqué, à propos de l’enseignement ordinaire, le risque de gestion technique de la performance et de la remédiation, qui n’accorde par définition qu’une place bien modeste à la dimension symbolique, c’est-à-dire au sujet en tant que tel, il faut ajouter, quand il s’agit du handicap, les problèmes que posent les actions de réparation. Fondées sur une conception défectologique essentiellement développée dans le cadre médical, celles-ci visent avant tout à corriger la déficience afin que la personne qui en est porteuse puisse réintégrer la société. Il s’agit de réduire le handicap comme on réduit une fracture – ce qui se fait précisément en cas de troubles moteurs – à l’aide de techniques correctrices, d’interventions mécaniques et stéréotypées qui font de l’enfant un objet de soins compensateurs et font bon marché de son existence en tant que sujet.
82 La logique de la réparation, qui implique la mise en œuvre d’actions spécifiques de traitement ou de rééducation centrées sur les conséquences d’un problème de santé, va assez souvent de pair avec une prise en charge en milieu spécialisé. On voit bien quelles raisons pratiques militent en faveur d’une telle solution : les équipements thérapeutiques adaptés sont sur place, les spécialistes sont disponibles, la logistique peut être rationalisée. Au-delà de ces considérations d’organisation et de gestion, le problème se pose de l’image de soi que pourra construire l’enfant en situation de séparation-ségrégation dans un établissement spécialisé. La conséquence d’une telle orientation est en effet de placer le handicap au premier plan de l’identité sociale du sujet. Il est d’abord un malade (en structure hospitalière), un handicapé (en milieu médico-éducatif), avant d’être une personne, un élève. Or, de nombreux travaux ont mis en évidence à quel point les opinions de l’enfant sur lui-même sont liées à son statut scolaire. Un article portant sur « L’estime de soi chez l’enfant déficient intellectuel [23] » a montré que l’indice global d’estime de soi chez l’enfant déficient intellectuel, lorsqu’il est accueilli en Clis, ne présente pas de différence significative par rapport à celui de l’enfant ordinaire qui suit le cursus normal.
83 Un certain nombre d’indices de ce type conduisent à penser que la scolarisation en milieu ordinaire peut constituer en elle-même une médiation symbolique déterminante pour l’enfant handicapé. La mise en application progressive de loi du 11 février 2005 crée ainsi les chances de telles médiations, à la condition toutefois que les besoins particuliers de l’enfant fassent l’objet d’un accompagnement approprié. L’effet thérapeutique du milieu scolaire ordinaire est reconnu par les personnels médicaux eux-mêmes. Ainsi, le docteur Caillot, médecin psychiatre au Sessad intervenant auprès des élèves de la Clis 1 à l’école des Mézereaux à Melun, déclarait-t-il à propos d’un enfant présentant des troubles d’ordre psychotique : Ce qui m’a intéressé dans ce projet au départ, en dehors du fait qu’il y ait une équipe de soins à l’intérieur de l’école, c’est le côté thérapeutique de l’intégration des enfants dans un lieu institutionnel de vie, c’est ça qui valait le coup qu’on tente cette expérience. Les enfants handicapés se retrouvent ici avec les autres et cela, c’est un élément thérapeutique aussi important que l’intervention de personnels spécialisés dans l’école [24].
84 Poursuivons l’analyse de la nature de cette médiation symbolique. L’école fait place à la différence, lui donne droit de cité dans ses murs, et, ce faisant, elle s’affranchit du discours normalisateur qui caractérisait le processus d’intégration : Fais d’abord la preuve que tu peux être comme les autres et tu auras le droit d’être avec les autres. En acceptant le risque de faire en sorte que l’être avec précède l’être comme, on ouvre devant le sujet un espace de légitimité d’être. On ne pose plus de conditions en termes de capacité d’adaptation ou de communication ; on crée les conditions favorables à leur émergence, dans une démarche qui exclut d’opposer la personne à son handicap. Il s’agit d’éviter cette fracture intérieure insupportable qui naît lorsque la partie réputée saine de soi est mise en demeure par les exigences sociales de surmonter et de compenser la partie déficiente ou malade. C’est pourquoi toutes les initiatives prises pour aménager et adapter les contraintes environnementales, aussi bien au niveau scolaire que pédagogique – et que l’on peut regrouper sous le concept d’accessibilité pédagogique pris dans son acception la plus large – jouent un rôle tout autant concret que symbolique. Ainsi, la problématique de l’accessibilité trouve-t-elle sa pertinence bien au-delà des cahiers des charges de construction de nouveaux locaux et prend toute sa place dans un jeu d’interactions symboliques entre l’enfant (la personne) en situation de handicap et les acteurs du milieu d’accueil.
85 La logique de l’accessibilité s’oppose à celle de la réparation : la seconde s’adresse au symptôme à réduire, la première consiste à bâtir un pont entre les caractéristiques de la personne et les contraintes/exigences de l’environnement. Dans la nouvelle perspective ouverte par le concept d’accessibilité, le symptôme est analysé dans le cadre de la situation de handicap, qui est une construction sociale ; il est reconnu comme une composante de la problématique de la scolarisation, où interagissent l’enfant lui-même et tous les autres acteurs. Ce n’est donc plus dans un traitement techniciste et frontal, mais plutôt dans une dynamique de résolution du problème dont font partie tous les acteurs – enfant, enseignants, parents, pairs – que se posera la question de l’évolution du symptôme de l’enfant.
86 Ainsi rétabli dans son statut de membre de la communauté sociale et scolaire, l’enfant perçoit que sa difficulté n’est pas son ennemie, qu’elle n’est pas l’obstacle à surmonter avant de pouvoir apprendre, mais qu’elle peut au contraire participer du processus d’apprentissage, qui est processus de création de soi.
87 À propos du même enfant psychotique de la Clis de l’école des Mézereaux, le docteur Caillot déclarait : « C’était un enfant qui ne communiquait pas, qui était très enfermé dans beaucoup d’activités qu’on pourrait qualifier d’obsessionnelles, très ritualisées, en particulier autour des lettres et des chiffres… et que l’on sentait comme des défenses très rigides… Mais on sentait aussi chez cet enfant un désir d’apprendre. » À ces propos font écho ceux de l’institutrice spécialisée : « Il avait énormément envie d’apprendre à lire… C’est moi qui ai suivi sa demande… une demande bien particulière, surtout par rapport à son obsession des chiffres et des lettres, mais je l’ai suivi, c’est plutôt lui qui m’a entraîné dans la lecture et, progressivement, j’ai essayé de donner du sens [25]. »
Contexte thérapeutique 3 : face au symptôme ou à côté de l’enfant
88 On suppose que tout le monde tombera d’accord pour émettre des doutes sur le procédé dit pipi-stop comme traitement de l’énurésie. Il s’agit d’un appareil que l’on met dans le lit et qui déclenche une sonnerie stridente à la première goutte. Mais bien des rééducations, apparemment plus douces, attaquent le symptôme selon le même esprit. Comme autre exemple extrême, on peut citer le traitement frontal du bégaiement par forcing et conditionnement de la respiration.
89 Nul doute que ces techniques n’aient beaucoup de succès, notre propos n’est pas de les dénoncer, mais de repérer les différences fondamentales d’attitudes envers le trouble en prenant comme item la présence ou l’absence de la dimension symbolique. L’approche techniciste s’adresse au symptôme à réduire, sans que la dimension symbolique soit prise en compte. Autre est l’approche, même celle qui fait apparemment appel aux mêmes gestes, qui inclut le symbolique dans le projet. La première élit le trouble, la difficulté, la maladie, le dysfonctionnement, comme objets à éliminer ; la seconde suppose la personne comme sujet de sa transformation, grâce à l’accompagnement du professionnel.
90 N’y a-t-il pas malgré tout du sujet dans l’approche techniciste ? Oui, mais dans la séparation : le sujet y est défini comme distinct de son trouble, statufié comme étranger, ou tout au moins comme devant le devenir. En psychothérapie, certains insistent beaucoup sur l’alliance avec la partie saine contre la partie malade. Tout se passe comme si la personne disait (ou qu’on lui fasse dire) : « Ce n’est pas moi, ça, c’est non pas mon symptôme qui renverrait à moi-même, mais un trouble quasi instrumental, qui m’arrive un peu de la même façon qu’une méchante maladie infectieuse ou qu’un accident. » La personne se constitue ainsi comme sujet reniant ce comportement comme sien, ce qui la pousse à tenter soit d’expulser – on n’est pas loin de l’exorcisme – soit de le maîtriser. La métaphore du pouvoir de l’esprit triomphant de la bête est à l’œuvre. En revanche, si la personne se considère (ou si on l’aide à le faire) comme sujet de sa difficulté, ou en tout cas de sa transformation en réussite, son être n’est plus un champ de bataille pour une attaque armée contre l’étranger qui a réussi à le pénétrer ; il devient, grâce à l’éducation, la rééducation ou la thérapie, auteur complet de la résolution de ses difficultés. Loin de livrer son bobo au spécialiste qui va le guérir, il apprend l’autothérapie, ou, de façon plus générale, le dépassement des maux et épreuves de la vie. Dans les cas cités du bégaiement ou de l’énurésie, l’intervenant et l’enfant essaient de se débarrasser de ce qui est considéré comme un parasite. Dans une psychothérapie d’une névrose par exemple, la personne agence autrement les composants de ce qui la structure afin que la nouvelle composition soit plus satisfaisante (la rééducation pourrait prendre cette formule pour modèle).
91 On se trouve en fait devant deux conceptions éthiques opposées ; nous n’allons pas discuter de leurs efficaces réciproques. Qu’il suffise de souligner combien il est impossible de se cantonner à la première approche dans le champ de l’activité artistique. On pourra avoir comme ambition limitée de résoudre une maladresse graphique par un apprentissage du geste fin pictural ou calligraphique, le déplacement même dans un autre registre, ce que sémiotiquement on appelle une conversion, suffit pour introduire la dimension du symbolique. Si en outre on favorise ce qui vient de l’imaginaire de l’enfant, la panoplie est complète pour que de ses difficultés réelles, il fasse résolution symbolique dans un espace qu’il nourrit de son imagination. Du coup, la difficulté n’est pas l’ennemie, elle se dépasse en tant que matériau pour une construction créative.
92 L’enfant aura ainsi pu accéder à cet incroyable défi que propose Braque : « L’art est une blessure qui se termine en lumière. »
Contexte pédagogique 3 : l’apprentissage de la parole chez le jeune sourd
93 Dans un discours prononcé le 13 février 2002, à l’occasion d’une conférence de presse sur la langue des signes, Jack Lang, alors ministre de l’Éducation nationale, évoquait ainsi l’histoire douloureuse de ce mode de communication : « À la fin du xixe siècle, on insinuait plus sournoisement que ce mode d’expression gestuelle était dangereux, sensuel peut-être, immoral sans doute. Tous les enfants sourds devaient donc apprendre à parler, que leurs parents l’aient ou non choisi. Ils devenaient ainsi, très souvent, victimes des excès, voire de la violence de leurs éducateurs. » Depuis 2005, la Langue des signes française (LSF) est reconnue [26] comme une langue de la République et comme une discipline scolaire [27].
94 Nombre de jeunes sourds, privés du moyen naturel de communiquer que représente la langue des signes, ont ainsi été victimes de la violence symbolique de l’apprentissage de la parole. Ainsi, ce jeune homme sourd profond, aujourd’hui titulaire d’un diplôme d’ingénieur, qui, au cours d’une interview [28], raconte qu’enfant, lorsqu’il demandait à boire par gestes à sa mère, il n’obtenait satisfaction qu’à la condition de prononcer correctement la phrase correspondante. Ce n’est que devenu adulte qu’il a découvert que la langue des signes constituait pour lui un extraordinaire moyen de s’exprimer sans efforts, naturellement, et de communiquer facilement avec d’autres signeurs.
95 La raison de cette privation de langage naturel tient à la nature techniciste de la pédagogie oraliste, selon laquelle l’usage des gestes encouragerait la paresse et dissuaderait les jeunes sourds de faire l’effort de s’exprimer par la parole. Nous ne sommes pas bien loin du discours hygiéniste que tenait, à la fin du xixe siècle, Jean Itard, pour qui les sourds qui ne parlent pas ne ventilent pas suffisamment leurs poumons et sont donc plus exposés aux maladies pulmonaires – la phtisie particulièrement.
96 Ce type de modèle éducatif faisait l’économie de la construction de l’identité de la personne et n’hésitait pas à nier symboliquement la déficience en prétendant la réparer, au risque d’en aggraver considérablement les conséquences, notamment sur le plan de l’acquisition des connaissances générales et de la capacité de conceptualisation. Au-delà même de la question du développement psychologique de l’enfant sourd, se pose aussi le problème de l’exclusion d’une forme de culture de la surdité, qui peut être source d’épanouissement pour l’individu et d’enrichissement pour la communauté sociale.
97 Des études, menées aux États-Unis et synthétisées par Cyril Courtin [29], ont permis de montrer que le choix éducatif effectué par les familles entendantes pour leur enfant sourd concernait moins la question de la langue (orale ou gestuelle) que celle d’un modèle d’insertion sociale. Les parents qui choisissent l’oral privilégient l’insertion par le partage d’un même mode de communication, tandis que ceux qui choisissent la langue des signes préfèrent le partage des valeurs sociales. Les premiers optent pour la forme, la parole ; les seconds, pour le contenu, les connaissances sociales. Le statut symbolique du sujet est très différent dans les deux cas : le sourd oralisant doit constamment militer contre soi et risque d’épuiser son énergie intellectuelle et affective à parfaire le contenant linguistique et à rechercher une ressemblance de surface ; le sourd signeur pourra s’intéresser au contenu de l’information et le mettre à profit pour se construire une pensée personnelle. Dans cette perspective, on peut dire que la langue des signes, en tant que médiation symbolique, a un effet subjectivant beaucoup plus fort que la langue orale, car elle respecte l’unité de la personne et n’introduit aucune fracture interne. Pour André Meynard, « les garçons et filles Sourds ne parlent pas les langues qu’ils veulent, encore moins les langues que nous voulons pour eux. Ils parlent les langues qui les attirent, leur parlent, tout comme nous, à l’instar de chaque humain. Ainsi, ils sont en langage, déjà entendants du message symbolique qui seul nous met au monde. Du message symbolique, c’est-à-dire de ce fait qu’ils viennent au monde portés, pris dans le désir humanisant, non incestueux de leurs parents. Seul ce message ouvre nos yeux ou nos oreilles [30] ! »
Contexte thérapeutique 4 : les déclencheurs d’implication
98 La création artistique comme processus de transformation de l’enfant pose au moins trois questions complexes : comment faire en sorte que la production figure la personne et ne se réduise pas à un simple exercice ? Comment se peut-il que, dans l’invention du personnage, la création d’un tableau, ou l’élaboration d’un rythme, l’on puisse travailler sur soi ? Enfin, quelles différences y a-t-il entre ce projet et n’importe quelle activité artistique ?
99 Les déclencheurs d’implication permettent que le sujet de l’énonciation figure de façon cryptique dans l’énoncé, sans être pour autant sujet de cet énoncé, en clair, que la personne se projette, à son insu, dans sa production, qui ne traite pas d’elle en première personne sur le mode du je.
100 Les réponses tiennent à trois items :
- Le premier déclencheur est la situation même qui est porteuse d’implication : s’il s’agit de rééducation faisant appel à un support artistique, les enfants viennent pour leurs difficultés ou bien ils savent plus ou moins que l’intervenant a été sollicité pour les aider individuellement ou collectivement. L’intervenant et le ou les enfants savent que cet exercice n’est pas gratuit, qu’il ne se réduit pas à de la distraction. Il s’intègre dans un projet de résolution de ses difficultés, ce qui ne veut absolument pas dire que la difficulté soit prise comme thème de l’exercice (Tu vas écrire sur ta relation difficile avec tes camarades !) On se trouverait alors dans l’intentionnalité démonstrative ou dans une introspection projetée à trop courte distance du je de l’énonciateur au je du narrateur. Le cadre doit être assez large, mais pas trop pesant ; inducteur, mais non directif ; il faut que l’enfant sache et oublie à la fois qu’il vient pour lui-même.
- Le deuxième déclencheur d’implication se trouve dans le dispositif même. Les propositions de jeu peuvent induire, de façon claire ou non, une implication personnelle. Parmi les astuces possibles, je citerai : travailler à partir d’un objet investi, moins pour en relater la charge affective que pour tourner autour, le prendre comme prétexte à description froide, ne s’intéresser qu’à sa forme, l’inclure dans un ensemble pour nourrir une représentation picturale, une installation, un collage, que sais-je encore ; une relaxation avec voyage imaginaire dans son corps, dans sa maison d’enfance, peut aussi initier le travail et l’influencer ; on peut jouer à partir de l’écoute de son prénom (faire chuchoter par un groupe tous les noms et petits noms dont on a été tendrement appelé). C’est au génie propre de chacun des intervenants de savoir suggérer l’intimité sans se noyer dedans.
- La troisième dimension est encore plus subtile puisqu’elle est totalement inapparente. Elle se cache en effet dans la tête de l’intervenant. Peu importe parfois que l’enfant sache en toute conscience qu’il travaille sur lui-même. L’artiste qui propose un atelier n’ayant l’air de rien, mais qui s’inscrit dans la création comme processus de transformation, s’y prendra assez astucieusement pour que de la profondeur et de l’authenticité renforcent une œuvre.
102 L’orthophoniste qui réduit la confusion des phonèmes peut se borner à cela de façon quasi mécanique (et avec un guide-langue). Mais s’il sait que, par exemple, cet enfant reporte là une confusion quant à son identité, ou aux rôles familiaux, cela ne justifiera pas pour autant qu’il s’engage dans la voie dangereuse et intrusive de l’interprétation. Il suffit, sans rien changer à sa technique (quoiqu’il soit sans doute préférable d’éviter le guide-langue qui peut symboliser une intrusion-pénétration non respectueuse), qu’il soit sensible à l’aspect métaphorique du symptôme, de ce qui s’en vit et s’en dit, de ce qui s’en mobilise d’une séance à l’autre.
103 L’intervenant (en particulier s’il est formé à l’art-thérapie) aidera l’enfant à une improvisation en lui permettant de partir de ses difficultés personnelles d’enfant ou des difficultés qu’il a projetées dans sa fonction d’élève et de les résoudre en les projetant cette fois dans son travail d’acteur improvisant.
104 Si l’enfant ne fait pas le rapport avec ses difficultés, le professionnel le fera pour lui-même sans le révéler à l’enfant. Il suffit en effet qu’il pressente l’existence de la symbolisation, sans toujours comprendre de quoi. Le travail d’accompagnement de création de l’enfant dans une visée résolutive de ses difficultés n’est ni l’illustration-démonstration d’une idée préalable, ni le décryptage trop forcé des significations d’un discours au sens très large du terme. La subjectivation à laquelle elle procède ne passe pas forcément par la conscientisation. L’important est que, d’une façon ou d’une autre, l’implication s’y trouve : la production, dans son évolution, pourra alors tracer un parcours symbolique qui, de ce fait, sera ce qu’on appelle thérapeutique.
Pour conclure
105 Ce qui se dégage de cette confrontation de situations pédagogiques et thérapeutiques, c’est que l’accompagnement de l’enfant, quelle qu’en soit la nature, répond à des exigences communes, manifestement transversales aux spécificités professionnelles des intervenants. Qu’il s’agisse d’éducation, de pédagogie ou de psychothérapie, toutes les actions fondées sur une approche techniciste (évaluation-notation ; rééducation de l’énurésie ; réduction du handicap ; correction de la déficience…) tendent à négliger l’importance de l’adhésion et de la participation du sujet dans la réussite du processus ou de l’activité engagés.
106 La part du symbolique est pourtant tout à fait déterminante dans le désir d’apprendre : l’apprentissage peut en effet devenir un processus très douloureux, si la difficulté de faire, au lieu d’être dépassée par le traitement collaboratif (l’adulte met ses compétences au service de l’élève), transcendée par la distanciation qui en découle (et pose la production de l’élève comme objet de travail commun) est renvoyée à l’enfant sous la forme d’une dévalorisation de soi. Lorsque la scolarisation en milieu ordinaire conduit à opposer le sujet à son handicap, c’est-à-dire à lui-même, en le renvoyant à ce qui fait en lui obstacle – dans ses facultés physiques, motrices, sensorielles, intellectuelles et psychiques – aux apprentissages, alors elle manque son but et ne satisfait pas au principe d’accessibilisation.
107 De même, dans le cadre thérapeutique, lorsque le sujet et son trouble sont dissociés au point que le symptôme se trouve réduit à un corps étranger, à éliminer de manière presque chirurgicale, l’être devient le champ clos de l’affrontement entre le soi sain et le soi malade.
108 Ce que peut apporter à cette problématique la création artistique, c’est d’abord la reconnaissance du sujet comme auteur, un contexte d’expression subjectivante qui donne plus d’importance à l’œuvre qu’aux conditions dans lesquelles elle a été réalisée, c’est-à-dire plus de valeur au résultat qu’au respect d’une consigne normative. Mais c’est aussi, d’un point de vue thérapeutique, un processus de transformation de l’enfant (de la personne) qui fait de la difficulté (d’apprendre, de vivre) le matériau même d’une construction créative.
109 L’efficace de la médiation symbolique, qu’elle intervienne dans le cadre d’un apprentissage ou d’une thérapie ne dépend pas de la conscience qu’en a l’enfant : le processus de subjectivation que s’efforce de déclencher l’accompagnement de l’adulte ne passe pas nécessairement par la conscientisation et évite par principe l’interprétation intrusive et réductrice. La symbolisation n’a pas être comprise, décryptée, analysée. Comme le dit si justement Ferenczi en 1928 (L’adaptation de la famille à l’enfant) : « Quant à savoir comment traduire les symboles aux enfants, je dirai qu’en général, les enfants ont plus à nous apprendre dans ce domaine que l’inverse. Les symboles sont la langue même des enfants. Nous n’avons pas à leur apprendre comment s’en servir. »
110 On voit qu’il n’y a pas, du point de l’usage de la médiation symbolique, de solution de continuité entre le pédagogique et le thérapeutique, dès lors que, dans l’une et l’autre situation, l’objectif est d’éviter toute fracture interne de la personne, en lui assurant autant que possible les conditions les plus favorables à son avènement au statut de sujet de sa transformation.
Mots-clés éditeurs : Handicap, Sujet, Écriture, Médiation symbolique, Psychothérapie, Évaluation, Thérapie, Art, Remédiation pédagogique, Accessibilité
Mise en ligne 07/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.054.0081Notes
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[1]
Ce texte est une édition actualisée, remaniée et augmentée et d’un article paru dans La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, juillet 2002.
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[2]
Jean-Pierre Klein, psychiatre honoraire des hôpitaux, docteur HDR en psychologie, directeur/fondateur de l’Institut national d’expression, de création, d’art et thérapie, établissement privé d’enseignement supérieur (sous le contrôle du Rectorat de Paris, délivrant les titres de « médiateur artistique » et d’« art-thérapeute », diplômes d’état inscrits au Répertoire national de certification professionnelle, valables en Europe), auteur entre autres de L’art-thérapie, 7e édition, Que Sais-je ?, auteur dramatique, kleinjpk @ orange.fr www.inecat.org
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[3]
H. Benoit, « De la reproduction des pratiques à leur transformation : le défi de la formation des enseignants », Reliance, n° 27, mars 2008, p. 99-104.
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[4]
Dernier ouvrage paru chez Retz, dans la nouvelle collection « Forum Éducation Culture : Culture écrite et éducation », 2002.
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[5]
R. Kibler et collaborateurs, Behavioral Objectives and Instruction, Allyn and Bacon, Boston, 1970, p. 5, cité par V. et G. de Landsheere, Définir les objectifs de l’éducation, PUF, Paris, 1982, p. 239.
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[6]
Ibidem
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[7]
En droit, on appelle renonçant la personne qui refuse, comme la loi le lui permet, un héritage qui lui destiné.
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[8]
« Restauration de l’estime de soi et désir d’apprendre », La nouvelle revue de l’AIS, n° 18, 2002, p. 51-56.
-
[9]
Circulaire 90-082 du 9 avril 1990, A.2-2, remplacée par la circulaire 2002-113 du 30 avril 2002.
-
[10]
Circulaire 2009-088.
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[11]
Circulaire 2002-113 du 30 avril 2002.
-
[12]
Circulaire 2009-088 du 17 juillet 2009.
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[13]
Circulaire 2002-113 du 30 avril 2002
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[14]
La mission de remédiation est distincte de la mission de prévention, elle consiste à traiter la difficulté d’apprentissage déjà installée grâce des aménagements psychopédagogiques spécifiques.
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[15]
Circulaire n° 2008-082, du 5 juin 2008.
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[16]
« Médiation-enseignement-apprentissage », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 42, juillet 2008, p. 5.
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[17]
Cf. Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation paru aux éditions Retz, 3e édition, août 2005.
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[18]
Francine Darras, « Lire : des risques partagés », La nouvelle revue de l’AIS, n° 11, 3e trimestre 2000, p. 55.
-
[19]
I. Darrault-Harris, J.-P. Klein, Pour une psychiatrie de l’ellipse ; les aventures du sujet en création, PUF, Paris, 1993 (préface de Jean Duvignaud, postface de Paul Ricœur).
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[20]
Définition du dictionnaire Le Robert.
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[21]
I. Darrault-Harris, J.-P. Klein, op. cit., p. 163 -229.
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[22]
Ce qui constitue néanmoins une interprétation partiale qui névrotise le symptôme psychotique en lui donnant en l’occurrence un caractère plus volitionnel.
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[23]
Sunhae Lee-Nowaki, La nouvelle revue de l’AIS, numéro 15, 3e trimestre 2001.
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[24]
Document audiovisuel : Possible ?, réalisé par Brigitte Bayet, éd. du Cnefei, 1995.
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[25]
ibid
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[26]
L’article 75 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées insère dans le code de l’éducation (Article L312-9-1) cette reconnaissance : « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière » et il est précisé que « Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. Elle peut être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y compris ceux de la formation professionnelle. Sa diffusion dans l’administration est facilitée. » Deux arrêtés du 10 septembre 2007 ont ainsi ajouté la LSF à la liste des disciplines pouvant faire l’objet, à compter de la session 2008, d’une épreuve facultative au baccalauréat général et au baccalauréat technologique hôtellerie (BO, n° 39 du 1er novembre 2007). L’arrêté du 12 octobre 2007 relatif aux épreuves du baccalauréat technologique ajoute la LSF aux épreuves facultatives des séries STG, ST2S, STI et STL à compter de la session 2009 (BO, n° 41 du 15 novembre 2007). La note de service n° 2007-191 du 13 décembre 2007 définit quant à elle les conditions de l’épreuve optionnelle de LSF au baccalauréat (BO, n° 46 du 20 décembre 2007).
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[27]
H. Benoit, « LSF : une discipline scolaire est née », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, Hors série n° 5, juillet 2009, p. 175-183.
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[28]
Document audiovisuel, interview d’Y.C., visionné par les participants au colloque Conceptualisation et surdité organisé au Cnefei de Suresnes les 10 et 11 mai 2001. Actes dans le numéro 17 de La nouvelle revue de l’AIS (1er trimestre 2002) et en fascicule tiré à part, ed. du Cnefei, juin 2002.
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[29]
Cyril Courtin, « Le développement de la conceptualisation chez l’enfant sourd, synthèse des travaux existants », Actes du colloque Conceptualisation et surdité, ibidem.
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[30]
« Quand une filière de soins fait taire l’enfance sourde… », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 49, avril 2010, p. 23.