1 Le titre de ce dossier « Pédagogie et psychanalyse » peut se lire comme une volonté de prise en compte singulière et globale de l’enfant en situation scolaire. La psychanalyse étant la science du sujet, de l’unicité, de la singularité, elle s’avère de ce fait nécessairement complémentaire de la pédagogie. Enseigner à l’enfant dans sa globalité, le considérer comme sujet désirant à part entière, sous-entend une autre approche de l’école, une approche plus humaine, moins stigmatisante et plus ambitieuse.
2 Si l’école est bien le lieu de l’accès au savoir, elle fait pour l’enfant rupture entre la famille et la société. On doit y apprendre les notions fondamentales permettant de réussir professionnellement : les mathématiques, la lecture, la biologie… Mais là n’est pas le plus important. Chaque élève est différent, singulier et n’entre pas dans le savoir de la même façon.
3 Cette même école peut être source d’angoisse et d’échec pour certains enfants. Dès leur entrée à l’école, ils peuvent se trouver dans l’incapacité d’accéder aux apprentissages, parce que leur construction psychique n’est pas assez solide et unifiée. Ces élèves vivent alors l’école comme un lieu de répétition de leurs craintes originaires et archaïques. C’est pourquoi l’école actuelle est le lieu de l’effondrement d’un certain nombre d’enfants.
4 Pour remédier à cette situation, une voie pourrait être suivie : faire de l’école l’espace de transition entre la famille et la société. En tenant compte du transfert, du désir et du sujet, les pédagogues ont la possibilité de faire naître, faire renaître, le moi de l’enfant dans et par l’école. Tout comme le nourrisson a besoin d’un objet transitionnel pour accéder à l’identité, l’enfant a, plus tard, besoin d’un espace de transition entre son monde familial et le monde sociétal, entre son monde interne et le monde extérieur.
5 Comment la relation enseignant élève peut-elle s’inscrire dans la même volonté éthique que celle de la psychanalyse, en prenant source dans et par l’espace transitionnel ?
6 Nous commencerons par faire un parallèle entre l’éthique de la psychanalyse et celle de la pédagogie, puis nous définirons l’espace transitionnel selon Winnicott ainsi que son utilité en pédagogie. Enfin, nous illustrerons l’importance fondamentale de cet espace à l’école à travers un exemple de pratique.
De l’éthique de la psychanalyse à l’éthique de la pédagogie
7 Allier le thérapeutique au pédagogique est un des enjeux de la pédagogie institutionnelle adaptée. La psychanalyse s’avère fondamentale dans cette entreprise ambitieuse.
8 Qu’en est-il de l’éthique de la psychanalyse et comment peut-elle être rapprochée de celle de la pédagogie ? Comment agir au mieux ? Que veut faire, que peut faire, que doit faire l’analyste ? Que veut faire, que peut faire, que doit faire l’enseignant spécialisé ou non ? Comment agir au mieux pour comprendre, respecter et aider le sujet ?
De l’analyste au pédagogue
9 Lacan écrivait dans sa « Proposition de passe » de 1967 : « L’analyste ne s’autorise que de lui-même… Et de quelques autres. » Cette citation relève, il me semble, de l’éthique du psychanalyste et de l’analyse en tant que telle. Un langage, un savoir dit psy ne doit pas séparer l’analyste de son analysant et de son signifiant. L’analyste se doit d’accepter d’abandonner l’illusion du savoir et de consacrer son travail à écouter en toute confiance son analysant… Il a pour mission d’écouter son patient sans vouloir avancer dans sa théorie analytique. Winnicott écrivait : « Ce sont nos patients qui nous apprennent ces choses et je suis gêné d’exposer ces hypothèses comme si elles étaient miennes. » Le patient fait évoluer le concept. À vouloir que la pratique illustre la théorie, c’est l’analyse du sujet que l’on rate, en faisant disparaître totalement son identité.
10 De la même manière, il nous semble, que le pédagogue ne devrait « s’autoriser que de lui-même… », un langage et une connaissance des savoirs fondamentaux ne doivent en aucun cas l’éloigner de sa relation unique à tel ou tel enfant. Il est important de noter que de la même façon que dans la cure analytique, la pédagogie institutionnelle adaptée se donne comme éthique, la prise en compte du sujet dans sa singularité et son unicité. Le sujet, l’enfant, l’élève, est porteur d’une histoire singulière, de ce fait, la pathologie, l’échec scolaire ne peuvent pas se traiter en tant que tels, ils sont indissociables du sujet, du sentiment d’exister et de la manière dont l’enfant l’exprime et à qui il l’exprime. Considérer l’être dans son unicité c’est tenir compte des points de vue historiques, sociaux, psychologiques et biologiques, de son histoire personnelle et identitaire. L’enseignant ne s’autorise que de lui-même, car tout se joue dans l’ici et maintenant de la relation pédagogique. Comme dans la situation analytique, le pédagogue ne doit transférer en aucun cas ses propres valeurs sur ses élèves. Il doit être cet écran vide appelant le désir de l’enfant se trouvant face à lui. La théorie doit l’accompagner mais non le dévier du sujet et de sa relation à ce dernier. Cette praxis pédagogique est fondamentale pour le sujet et la condition humaine.
Émergence du transfert et du contre-transfert
11 Comme dans la situation analytique, la relation pédagogique enseignant enseigné implique l’émergence du transfert et du contre-transfert dans un cadre donné.
12 Croire au transfert est une décision éthique. Dans l’espace du transfert, il y a un grand Autre, quelque chose se joue au-delà de la relation entre l’analyste et l’analysant, entre l’enseignant et l’enfant. C’est le lieu de la parole même. L’éthique de la psychanalyse est une éthique de la parole. Son enjeu est de ne pas rester collé, sidéré ; Dolto parlait d’« une éthique positive du désir ». On relance le désir du sujet en allant du corps à la parole, de la pulsion à la parole. En désentravant le sujet, en donnant un sens à son désir, celui-ci peut sortir d’un certain chaos pour accéder à un je, à une certaine vérité sur lui.
13 De la même manière la pédagogie peut être une pédagogie du désir (pédagogie institutionnelle), une pédagogie visant la sortie d’un certain chaos par le langage et l’écoute du désir de chacun. Il s’agirait d’une éthique de la loi, de la déliaison. Par la loi, par l’inter-dit, au sens symbolique le désir de l’élève, du sujet, est relancé voire lancé dans certains cas. Ce regard singulier sur un enfant singulier est possible, rappelons-le, grâce à la Loi symbolique émergeant entre soi et l’autre, entre soi et le monde environnant, permettant d’instaurer la limite d’inter-dit de la fusion. Tout cela peut se réaliser dans l’espace du transfert qui n’est autre que la confiance, l’amour… Winnicott écrivait : « Les offres d’emploi devraient être rédigées ainsi : “Seules peuvent postuler les personnes capables d’aimer.” Si vous vous intéressez uniquement à son corps et à son ventre, si vous ignorez son cœur, il est préférable que l’enfant reste chez lui […] En revanche, et je le dis sans hésitation, si on est sûr de pouvoir trouver des enseignants capables d’aimer les enfants, il faut créer des jardins d’enfants à chaque coin de rue […] Une mère doit avoir l’assurance qu’on ne va pas oublier que son fils ou sa fille est à elle, que c’est un être humain et un individu à part entière [1]. » Le transfert et le contre-transfert apparaissent comme les outils fondamentaux de la pédagogie institutionnelle adaptée. L’enseignant face à l’enfant est une singularité face à une autre. Pour que cela fonctionne, il est nécessaire d’aménager des espaces transitionnels pour que deux aires de jeu/je se chevauchent et parviennent à s’articuler.
14 Au sein de l’institution scolaire, des repères doivent être mis en place. L’espace et le temps se doivent d’être contenants et structurants. Ces repères s’avèrent fondamentaux d’un point de vue éthique, car ils cadrent la situation pédagogique et l’ouvrent, de ce fait, au sujet. Par ailleurs, il est important de créer des espaces tiers, dans la classe comme dans la cure analytique, des espaces de médiation (« des espaces potentiels » dirait Winnicott), permettant de faire lien entre le monde intérieur et le monde extérieur, entre la subjectivité et l’objectivité.
15 L’éthique de la pédagogie se doit de se rapprocher de celle de la psychanalyse, à savoir une éthique du sujet, de la parole, du désir… La pédagogie institutionnelle se rapproche de cette volonté éthique de traiter l’individu dans son unicité au sein d’un groupe. Elle tend à remplacer l’action permanente et l’intervention de l’enseignant par un système d’activités, de médiations, qui assure les échanges au sein du groupe classe. Il y a une transformation du rapport au travail, de la place de l’élève et de la place du pédagogue, ainsi qu’une responsabilisation et une appropriation de l’espace et des connaissances qui contribuent à une autre forme de pédagogie.
16 Il est bien clair qu’en établissant un parallèle entre l’éthique de la psychanalyse et celle de la pédagogie, nous ne signifions en aucun cas que l’enseignant se doit d’être thérapeute et de soigner individuellement l’enfant. Il est possible dans un cadre professionnel de transfert et de contre-transfert de créer des espaces bénéfiques à l’apprentissage. Ces espaces sont fondamentaux pour l’émergence du sujet, de sa parole, de son désir. Pour Sylvie Canat,
« L’enseignant spécialisé n’a pas à conduire des thérapies individuelles. Néanmoins, il doit aller au-delà de ses compétences pédagogiques. Il a à articuler “pathologies, échecs multiples, comportements destructeurs…” à l’institution et aux connaissances. Son travail ne consiste pas à répéter calmement et lentement… les programmes scolaires. L’enseignant a pour mission non pas de soigner “le sujet” mais de soigner le lien élève-travail scolaire. Je peux donc affirmer que cet enseignant a une dimension thérapeutique. […]
La pédagogie institutionnelle adaptée est à l’interstice de la psychothérapie institutionnelle et de la pédagogie institutionnelle. Elle articule :
- Le cadre institutionnel, sa complexité et sa lourdeur organisationnelle
- Le travail thérapeutique à effectuer, pour l’une visant la reconstruction du sujet et pour l’autre visant la restauration du lien élèves-connaissances. Dans ce dernier cas, il ne faut pas évacuer la possibilité des retombées thérapeutiques pour le sujet également.
- - La médiation pédagogique qui doit mettre en place des méthodes de travail qui tendent à responsabiliser les élèves, même si leur présence paraît dépendante d’autrui et à reconstruire des espaces transitionnels dans la réalité pour contre-balancer le manque d’aire intermédiaire dans l’espace psychique de l’enfant troublé [2]. »
L’espace transitionnel en pédagogie
18 En considérant l’école comme le lieu de transition entre le monde familial et le monde sociétal en tant que tel, une autre approche pédagogique est possible, une approche qui prendrait en compte chaque enfant quelle que soit sa différence et qui favoriserait l’apprentissage, la culture et l’équilibre de l’enfant par la médiation. Cette dernière sera appréhendée ici comme un espace transitionnel, terme conceptualisé par le psychanalyste anglais Winnicott.
19 La pédagogie institutionnelle adaptée se propose de lier et de rendre complémentaire le pédagogique et le thérapeutique, ce qui est une entreprise ambitieuse mais réalisable, si chacun s’en donne les moyens. On a pu le voir, pour Sylvie Canat, la mise en place de médiations pédagogiques, la construction d’espaces transitionnels font partie des propositions de cette pédagogie institutionnelle adaptée.
20 La reconnaissance de l’inconscient peut améliorer la prise en charge éducative des enfants. Par des méthodes alliant le pédagogique au thérapeutique, le travail sur le conscient à la reconnaissance de l’inconscient… la pédagogie pourrait assurer un mieux-être à des enfants qui ont tant de mal à être. Favoriser l’équilibre de l’enfant et son entrée dans la situation d’apprentissage en passant par un espace psychique potentiel apparaît comme une étape fondamentale.
L’espace transitionnel selon Winnicott
21 Qu’est-ce que Winnicott entend par « espace transitionnel » et pourquoi le faire intervenir en pédagogie ?
22 L’espace transitionnel est un des concepts les plus importants chez Winnicott : il considérait cet espace et ces phénomènes transitionnels comme indispensables à la santé de l’individu.
23 Le prototype de cet espace transitionnel est l’objet transitionnel en tant que tel, autrement dit l’objet grâce auquel le nourrisson se sépare de la dyade qu’il forme avec sa mère à la naissance. Cet objet trouvé/créé lui sert de transition entre une identité commune mère/enfant et son identité propre. Dolto dirait que l’objet transitionnel permet le passage entre le moi-maman et maman et moi. Cet objet apparaît comme une protection pour le bébé qui l’aide à réunir deux mondes incompatibles : l’illusion et la réalité. Dans le développement normal, cet objet transitionnel est peu à peu désinvesti par l’enfant, qui accède au stade de l’indépendance, sans pour autant être perdu ; il forme par la suite la base du jeu, de la culture, de l’imagination, du rêve… C’est parce que l’enfant sera passé par l’étape des phénomènes transitionnels originaires ou primaires que celui-ci pourra investir tout au long de son existence, un espace potentiel qui lui permettra de vivre de manière singulière et créatrice.
24 Winnicott emploie ce terme pour définir l’aire intermédiaire de l’expérience humaine, c’est-à-dire l’aire qui se trouve entre la réalité intérieure et le monde extérieur. Il définit ainsi cet espace : « De tout individu ayant atteint le stade où il constitue une unité, avec une membrane délimitant un dehors et un dedans, on peut dire qu’il a une réalité intérieure, un monde intérieur riche ou pauvre où règne la paix ou la guerre […] Il me paraît indispensable d’y ajouter un troisième élément : dans la vie de tout être humain, il existe une troisième partie que nous ne pouvons ignorer, c’est l’aire intermédiaire d’expérience à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure. Cette aire n’est pas contestée car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieur [3]. »
25 Cet espace ni complètement objectif, ni complètement subjectif n’est pas questionné et de ce fait est un lieu neutre où le sentiment d’être se solidifie, où l’individu peut faire l’expérience de sa vie. Chez l’individu sain, cet espace retrouvé dans l’art ou dans la religion, par exemple, lui permettra de se sentir réel et de maintenir une certaine continuité d’existence indissociable de la créativité selon Winnicott.
« On suppose ici que la tâche d’accepter la réalité externe n’est jamais accomplie, qu’aucun être humain n’est dégagé de la contrainte de lier les réalités interne et externe, et que le soulagement par rapport à cette contrainte est apporté par une aire d’expérience intermédiaire qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire d’expérience est dans la continuité directe de l’aire de jeu du petit enfant qui se « perd » dans son jeu [4]. »
Du travail analytique à la pédagogie
27 Ce psychanalyste considérait que le travail analytique, en particulier avec les enfants, devait passer par cet espace transitionnel de jeu/je. Selon lui, les bénéfices de la relation analytique viendrait du fait que deux aires de jeu se chevauchent : celle de l’analyste et celle de l’analysant. La rencontre analytique s’avère ainsi être un entre-jeu, un entre-je… Ce mode d’entrée en relation avec autrui est transposable en pédagogie. La création d’espaces transitionnels (appréhender les fondamentaux par la lecture de mythes, de contes…) en classe peut favoriser l’accès à l’apprentissage de certains enfants troublés face à un savoir n’ayant aucun sens pour eux. On l’a vu, la pédagogie doit tendre à restaurer le lien élève-travail scolaire et, pour ce faire, ces espaces apparaissent nécessaires ; l’enseignant crée ainsi l’espace à l’intérieur duquel l’enfant peut découvrir quelque chose de lui-même.
28 La pédagogie peut offrir un cadre contenant et structurant à l’enfant par la médiation qui vient faire séparation et union entre un monde intérieur et un monde extérieur. En utilisant la médiation sur des temps scolaires, l’espace transitionnel des enfants, mais aussi des enseignants est convoqué ; une pluralité de subjectivités s’exprime au sein d’une même réalité. De cette manière, tous les élèves, quels que soient leurs niveaux de développement psychiques, pourraient être réunis par cette utilisation d’un espace neutre d’expérience, où le désir a lieu d’être, où la singularité de chaque enfant est traitée tout en permettant un vivre-ensemble nécessaire et enrichissant.
29 Selon Françoise Dolto, l’école doit laisser vivre et s’épanouir le désir de l’enfant en favorisant sa créativité. Elle tenait de tels propos, car elle considérait le désir comme l’élan vital de l’humain ; si ce désir est obstrué pour diverses raisons, le vivre n’a alors plus de sens. Comme vu précédemment, le désir est au centre de l’expérience analytique et se doit d’être au cœur de la démarche pédagogique. Ainsi les différentes médiations pouvant êtres mises en place contribueraient à l’interpellation de la parole et du désir.
30 Dans leur ouvrage De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Aïda Vasquez et Fernand Oury écrivaient : « En ce qui concerne le besoin de l’enfant, notre opinion d’ordinaire étonne. Il est bien possible que souvent et de plus en plus, le seul vrai besoin qui n’ait pas, en son temps été satisfait, soit un besoin de frustration (de castration symbolique dit le psychanalyste) : le premier désir, le désir de fusion imaginaire avec une mère fantasmée, doit être à jamais interdit pour que l’enfant progresse et accède à la culture. »
31 Il est donc souhaitable de faire intervenir, de mobiliser de la médiation, donc du transitionnel, qui inscrivent l’enfant dans une séparation, donc dans une relation. Dans cet espace où l’interdit est en jeu, la relation transférentielle à autrui paraît envisageable. Ainsi, l’échec scolaire, suite logique de troubles psychiques non pris en compte, peut renvoyer à une défaillance de l’environnement originaire de l’enfant. Pour Sylvie Canat, les échecs scolaires « peuvent être le miroir grossissant et déformant du “désagrafage” des “feuillets psychiques” constituant ce que nous appelons le contrat psychique originaire signé entre soi et l’autre, la vie et la mort, le dedans et le dehors, la réalité psychique et la réalité sociale. Par “désagrafage” est entendu, une difficulté à tenir ensemble l’intime et le rapport au dehors. »
32 Ces feuillets psychiques peuvent être « réagrafés » ou « agrafés » grâce notamment à la prise en compte de cet espace en pédagogie. Il sert de médiation entre un dedans et un dehors, entre un moi et un non-moi ; en faisant séparation, cet espace sert de liaison et permet une certaine unification. Passer par l’imaginaire pour appréhender la réalité permet la transition entre un principe de plaisir, qui procure du plaisir en évitant le déplaisir, et un principe de réalité qui impose des restrictions. Cet espace de médiation pédagogique ne montre pas, ne cache pas mais il signifie, il donne du sens à la réalité extérieure en prenant appui sur le monde intérieur.
33 En inscrivant l’enfant dans un cadre contenant et structurant, l’espace de médiation apparaît comme l’issue d’une vie non éprouvée. Entre l’enseignant et l’enfant, seuls ou en groupe, se tissent des liens transférentiels garants d’un dialogue possible entre le conscient et l’inconscient de tout un chacun. Si l’on reconnaît l’existence et l’utilité de l’inconscient dans le soin, comme dans la pédagogie, des approches nouvelles de l’humain et de la maladie sont envisageables. En favorisant l’émergence d’un lien transférentiel d’amour, de confiance, et tout cela dans un cadre professionnel, le thérapeutique et le pédagogique peuvent apparaître complémentaires voire indispensables l’un à l’autre.
34 Nous parlons de pédagogie, d’enfants, autorisons-nous alors cette petite métaphore : tout comme dans la psychanalyse, l’important en pédagogie n’est pas ce qui se passe dans la tête de l’analysant, de l’élève, de l’enfant mais ce qui se passe, se joue entre l’analyste et l’analysant, entre l’élève et l’enseignant, entre l’enfant et l’adulte… C’est le lieu du passage, de la parole, le lieu où pourra être entendu ce qui cherche à se dire.
35 On peut comparer cet entre-deux avec le début du Petit Prince de Saint-Exupéry au moment de la Rencontre entre le narrateur et ce Petit Prince. On a deux personnages : un enfant et un adulte. L’adulte apparaît alors comme, dirait-on, le sujet supposé savoir : l’enfant lui demande de lui dessiner un mouton… On a là l’idée d’une demande adressée à l’autre par l’intermédiaire du symbolique mais aussi de l’imaginaire. L’adulte lui répond d’abord en lui imposant sa vision des choses, sa représentation. Il lui dessine plusieurs petits moutons disons réels, mais personnels et subjectifs. Le petit prince n’en veut pas. Ces moutons semblent trop là, trop présents et ne laissent aucune place à la liberté et au désir de l’enfant.
36 Saint-Exupéry, à court d’idées pour dessiner un mouton, lui dessine une boîte avec des petits trous et dit au Petit Prince : « Ça c’est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. »
37Et là, il est surpris d’entendre le Petit Prince lui rétorquer : « C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! »
38 Il semble, qu’à cet endroit même du texte, Antoine de Saint-Exupéry, sans le vouloir, touche de près, le noyau de ce qu’est cet entre-deux en psychanalyse et en pédagogie, cet espace du transfert entre deux sujets permettant le désir, cet espace de la coupure, de la loi symbolique, cet espace potentiel conceptualisé par Winnicott. Il semble que cette petite boîte peut être une des métaphores possibles de la place du désir en psychanalyse et en pédagogie. On est dans le ni trop, ni pas assez, nécessaire à la relation analytique autant qu’à la relation pédagogique : cette petite boite à désir, seul le Petit Prince et le narrateur, savent qu’elle représente un mouton. Mais aucun des deux ne se représentent le même mouton. L’acte analytique et pédagogique devrait justement être construit autour de ce que l’analyste et l’enseignant ne savent pas. Ce non-savoir sur l’autre, sur le sujet face à soi permet d’accéder à une expérience de sa vérité et non de la vérité de l’autre.
Les textes fondateurs au secours des élèves en difficultés
39 Cette aire de médiation, cet espace transitionnel, intervient pour assouplir et enrichir le contact entre l’élève troublé et l’enseignant. Chacun a ainsi la possibilité d’exprimer sa singularité en laissant advenir son propre désir à l’intérieur-même de cette relation où une distance « suffisamment bonne » serait établie.
40 L’usage de la médiation induit une prise en compte de la part de l’enseignant, de l’histoire et de la singularité de chaque enfant. Toutes ces différences participent à la richesse de la classe et à sa réussite. Dans cette aire réservée à la médiation, les différences sont sublimées et accordées par l’ouverture des barrières imaginaires de chacun. La parole se doit de contenir et de structurer cet espace. C’est ainsi que nous rejoignons et Winnicott, et Dolto qui pensait que « le véritable espace transitionnel, c’est le langage ».
Le mythe, un espace de médiation
41 L’espace de médiation, qui selon nous, est le plus approprié à tous les enfants, d’autant plus à ceux souffrant de pathologies liées à une défaillance de la relation originaire, s’avère être la lecture de mythes, de légendes… de tous ces textes des origines qui portent en eux les questions fondamentales sur l’être humain : la vie, la mort, la douleur, la haine…
42 Les mythes, les contes, nous apparaissent, comme un instrument pédagogique à valeur thérapeutique… Les mythes sont des textes fondateurs, des structures à part entière qui disent le monde de façon poétique et imaginaire. L’imaginaire relie les êtres entre-eux et marque à la fois l’individualité et l’unicité de chacun, ne sommes-nous pas ici face au paradoxe de l’espace potentiel ?
43 En instaurant au sein d’une classe un espace de médiation contenant et structurant, la lecture de mythes peut permettre à certains enfants, par l’imagination, une certaine régression dans des temps originaires voire archaïques. Parlant à l’imagination et à la sensibilité, le mythe s’adresse aussi à l’inconscient. Il fait appel à l’imaginaire, convoque le réel et permet de combler les trous du symbolique. Il est cette loi redite ou dite pour la première fois, qui structure l’individu, qui lui ouvre l’accès au désir, à la vie. Le mythe dit à la fois l’interdit et la transgression ; il est logos en tant que tel. Le mythe est une parole qui s’adresse à l’être humain et qui concerne ce même sujet dans sa relation au réel. En appartenant au registre du symbolique, au sens psychanalytique, le mythe établit un pacte, un contrat. Il appartient au registre de l’entre-deux. Le mythe est donc un objet transitionnel dans son essence. En classe, la situation transférentielle de confiance peut s’instaurer par la circulation de cette parole faisant appel au conscient et à l’inconscient des enfants et de l’enseignant. La lecture de mythes replonge les élèves dans un bain de paroles qui leur parle en vérité et qui les aide à se construire, à s’émanciper, à grandir…
44 Dans cet espace de médiation, l’enseignant lit un mythe, qu’il choisit selon différentes optiques. Ils sont tous en classe, dans le monde réel, mais ils ne sont pas là à la fois : ils sont convoqués ailleurs, dans un espace ni complètement objectif, ni complètement subjectif. Le mythe est le même pour tous, pourtant il est différent aux yeux et à l’esprit de chacun. Toutes les différentes subjectivités sont réunies dans une même réalité et cette rencontre fait lien, relation et cohésion.
45 Le mythe parle de l’humain et s’adresse à l’humain, il a une fonction maternante dans et par le langage. En mettant des mots sur les maux des enfants (pour reprendre les termes de Françoise Dolto), en remontant, par la métaphore, à l’archaïque et à l’originaire, le mythe peut permettre par la régression de revenir à un trauma qui a fait rupture dans la construction psychique et de le dépasser. Le mythe donne du sens et permet de faire la transition entre un monde intérieur subjectif et un monde extérieur objectif en donnant des réponses poétiques au réel.
46 Certains pédagogues ont su mettre leur désir au service du désir des enfants. Ils utilisent des outils adaptés pour approcher l’enfant troublé ou non troublé, à savoir : le désir, la culture, le langage et tout cela dans un processus de médiation visant à libérer l’enfant de ses angoisses et à le faire accéder à l’apprentissage.
Le mythe, un remède à l’échec scolaire
47 Serge Boimare est directeur pédagogique du centre Claude Bernard à Paris. Il travaille depuis une quarantaine d’années avec des enfants et des adolescents en échec scolaire comme instituteur et psychopédagogue. Il met en pratique son expérience et ses connaissances au service des enfants en difficultés. En étudiant et en observant le comportement de ses élèves pendant de longues années, il a pu se rendre compte que de fortes angoisses existentielles, liées à des craintes archaïques et originaires, étaient à la source de cet échec scolaire.
48 Selon lui, ces enfants sont « empêchés de penser », à cause de la faiblesse de leur monde interne. Ils ne peuvent pas s’appuyer sur leur monde intérieur pour apprendre, ce qui est, un véritable obstacle pour accéder à l’apprentissage. Il rejoint Winnicott en disant que « cette faiblesse du monde interne touche en priorité les enfants qui, dans les premières années de leur vie n’ont pas été suffisamment sollicités pour mettre des mots sur leur ressenti […] Ce manque de stimulation précoce de leur entourage, cette non-initiation à la parole et à l’échange, nous prouve à quel point la pensée a besoin du langage pour se structurer [5]». Une défaillance de l’environnement originaire de l’enfant serait à la source de cette faiblesse du monde interne.
49 Dans son autre ouvrage, L’enfant et la peur d’apprendre, il affirme : « Il s’agit bien davantage d’une menace contre une organisation psychologique, organisation qui a été mise en place par ces enfants souvent dès les premiers mois de la vie pour se préserver, dans un cadre éducatif qui a manqué de cohérence ou qui ne les a pas initiés à l’épreuve de la frustration. »
50 Ainsi, l’échec scolaire trouverait ses origines dans des défaillances originaires qui ont empêché l’enfant de se construire un sentiment continu d’exister. La rencontre avec le manque, avec les frustrations indispensables pour accéder au savoir le brise dans son sentiment d’être et dans sa relation à l’autre.
51 Serge Boimare pense que les mythes peuvent remédier à cet échec scolaire. Il utilise ces textes, non seulement pour leur bénéfice thérapeutique, mais aussi pour transmette le savoir. Il procède de la manière suivante : il raconte à haute voix un mythe, qu’il choisit en fonction du groupe d’enfants qu’il a en face de lui. Il adapte ainsi l’histoire à la situation. Dans un deuxième temps, il invite ses élèves à débattre, à dialoguer autour de l’histoire. Ce temps de communication peut se faire sous forme de dessin.
52 Selon ce pédagogue, l’espace de médiation culturelle, quelle que soit sa forme a un double rôle :
« 1° : permettre aux questions brûlantes et aux inquiétudes premières d’avoir droit de cité. Mais pas n’importe comment, elles devront être contenues, figurées dans un registre symbolique, dans une métaphore qui les mettra en forme et les atténuera.
2°: offrir dans le même temps le fil pour s’en éloigner et aménager un cadre ou le passage à l’abstraction et à la règle deviendra possible [6]. »
54 Pour Serge Boimare, la pédagogie peut se lier avec la pratique analytique. Selon lui, la pédagogie porte en elle les outils les plus efficaces pour remédier à l’échec scolaire et au mal-être des élèves : la culture et la langage. Il se sert des mythes pour nourrir culturellement et intensivement ses élèves. Il considère ces textes, mythes bibliques, mythes grecs, contes… comme des « ponts entre l’intérieur et l’extérieur dont ces enfants ont tant besoin pour s’autoriser à apprendre ».
55 Avec des enfants en difficultés scolaires, les mythes semblent être une des voies privilégiées pour accéder à l’apprentissage. Cet espace assez ludique permet d’une part de réveiller l’intérêt de l’enfant et d’autre part d’apaiser ses angoisses mises en scène par la métaphore.
56 L’enfant, après avoir mis des mots sur ses craintes et angoisses existentielles de manière symbolique durant le temps du mythe, les extériorise sur papier. Il laisse ainsi une trace. Le dessin est une forme de langage qui constitue une suite logique à la lecture de textes fondateurs. Grâce à ces deux types de médiation se succédant, l’enfant peut se dire et se comprendre ; l’enseignant peut, par la même occasion, observer les évolutions de l’enfant, ce qui n’est pas négligeable, pour l’amélioration des relations entre instituteur et élèves.
57 Serge Boimare est de ceux qui privilégient la construction et le bien-être psychique des élèves, qui sont avant tout des enfants. Pour lui, cet espace de médiation peut harmoniser le monde interne de l’enfant : « Le jour où nous voudrons vraiment réduire l’échec scolaire, il faudra absolument croire à cette restauration de la dimension intérieure, car le deuxième point faible de ceux qui n’apprennent pas […] est bien de ne pas pouvoir s’appuyer sur leurs capacités réflexives pour apprendre. Ils ne peuvent pas faire normalement, sereinement dirais-je, ce retour à eux-mêmes impliqué par tout apprentissage, lorsque ce dernier n’est donné, ni par le voir, ni par l’entendre [7]. »
58 Comme Shéhérazade, dans Les mille et une nuits, l’enseignant peut parvenir à combler, chez l’enfant certains manques issus d’une défaillance dans la relation originaire… En s’appuyant sur des textes fantaisistes pour mieux percevoir la réalité, en s’appuyant sur l’imaginaire pour mieux appréhender la réalité, Shéhérazade est parvenu à guérir Chariar de sa folie, à le faire entre en relation avec autrui. La relation transférentielle est au cœur de l’expérience analytique et devrait être au cœur de l’expérience pédagogique.
Pour conclure
59 L’école se doit d’être un lieu structurant et contenant pour l’enfant afin d’assurer cette fonction de transition entre la famille et la société. La singularité et la créativité de l’enfant devraient être prises en compte et valorisées. Pour ce faire, il serait souhaitable d’instaurer des espaces de médiation, des espaces transitionnels au sein de la classe. Ces espaces, en situant l’élève entre son monde interne et le monde extérieur, entre les limites de sa condition d’humain et l’illimité de l’univers, lui permettent de faire l’expérience de l’être. Y a-t-il une expérience plus fondamentale qu’être ?
60 Cette classe n’est pas une utopie mais un projet possible qui assurerait l’éclosion d’un « vivre-ensemble » tolérant et ambitieux : « Un milieu autre, où l’organisation devient la condition de la liberté, la liberté condition de l’organisation. […] débarrassé du modèle scolaire du xxe siècle. », nous dit Fernand Oury.
Bibliographie
Bibliographie indicative
- Amram(Michel) et D’Ortoli (Fabienne), L’école avec Françoise Dolto, Le livre de poche, 1990.
- Boimare (Serge), L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, deuxième édition, 2004.66
- Boimare (Serge), Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008.
- Canat (Sylvie), Vers une pédagogie institutionnelle adaptée, Champ social éditions, 2007.
- Causse (Jean-Daniel) et Cuvillier (Elian), Mythes grecs, Mythes Bibliques, L’humain face à ses dieux, Cerf, 2008.
- Winnicott (D.W.), Jeu et réalité, Folio essais Gallimard, 1975.
- Winnicott (D.W.), La consultation thérapeutique et l’enfant, Gallimard, 1971.
- Winnicott (D.W.), L’enfant, la psyché et le corps, Payot, 1999.
Mots-clés éditeurs : Sujet, Mythes, Espace transitionnel, Éthique, Pédagogie institutionnelle adaptée, Désir, Médiations pédagogiques, Transfert
Mise en ligne 07/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.054.0055