Couverture de NRAS_049

Article de revue

« Là on en est à où ? »

Réalisation d'un court-métrage avec de jeunes handicapés moteurs

Pages 231 à 241

Notes

  • [1]
    C’est le dernier niveau de la scolarité à l’institution, la classe des grands…

Introduction

1 Il existe peu d’écrits sur la scolarisation des adolescents handicapés moteurs en institution. Ces jeunes handicapés avec des troubles associés importants, parfois « sans parole », inscrits dans des classes d’adaptation ou des ateliers, sont invités à poursuivre des apprentissages même après 16 ans. Souvent fatigués des formes scolaires, ils apprécient de s’engager dans des projets artistiques, mettant davantage en jeu leurs émotions. Quelles adaptations permettent de leur donner accès à la culture et à une démarche de création ? « Je prends de plus en plus conscience que savoir et éprouver sont une seule et même chose » disait un immunologiste. On ne peut en effet séparer la cognition et l’affect, qui sont les deux facettes d’un même processus. La sémiotisation se déploie dans le cadre d’interactions et dépend donc fortement du jeu des émotions. Un projet de création offre l’occasion d’éprouver, de ressentir, mais aussi d’expérimenter et de connaître.

2 Voici donc le récit d’un projet cinéma mené dans un établissement spécialisé à Paris. Récit polyphonique qui donne la parole à l’enseignant, au réalisateur, et à un formateur associé, afin que la pratique soit interrogée et analysée au croisement de plusieurs regards. Cette contribution vise, au-delà de l’expérience, à proposer une forme d’écriture professionnelle élaborée dans un groupe.

Philippe Lapeyre, enseignant spécialisé de la « classe rouge[1] »

3 Le poste que j’occupe depuis maintenant une quinzaine d’années est un poste d’enseignant spécialisé, option Handicap moteur, mis à disposition dans un centre de soins, l’Externat médico-éducatif, rue de la Croix-Faubin à Paris. Cette année (2007-2008), sept élèves âgés de 12 à 18 ans sont scolarisés à plein-temps dans la classe rouge d’un niveau CE2/CM1 adapté. Six d’entre eux sont des Infirmes moteurs d’origine cérébrale (IMOC), avec des troubles associés importants : troubles praxiques, neuro-visuels, troubles du langage, troubles de la mémoire et des fonctions cognitives. À l’exception de deux d’entre eux, ils n’ont fréquenté que des structures spécialisées. Continuer de les motiver, malgré une certaine lassitude face aux apprentissages, une saturation, voire des moments de résignation sur l’utilité de la poursuite des activités scolaires me préoccupe, ainsi que la maîtrise de la langue, fondamentale dans l’environnement de ces adolescents. La langue est également essentielle pour l’identité de chacun dans l’après EME.

4 Trois jeunes adultes d’un peu plus de 18 ans, – anciens élèves du groupe classe –, ont également participé à deux ateliers scolaires hebdomadaires ainsi qu’un autre jeune, jamais scolarisé. En tout, onze adolescents et jeunes adultes ont participé à ce projet cinéma.

Projet de tournage d’une fiction policière, « L’affaire 00 FA »

5 Après deux projets importants, un concert public au parc de la Roquette qui a donné lieu au tournage d’un documentaire, Paroles dans un jardin, et une classe musicale dans la Drôme, j’ai voulu prolonger la dynamique en lançant l’idée d’une nouvelle aventure : la réalisation d’un film écrit, joué et tourné par les élèves. Eliott, étudiant en cinéma et auteur du documentaire, s’est proposé de poursuivre l’aventure en s’engageant à fournir le matériel pour la réalisation du film. La complicité établie entre le réalisateur et le groupe d’« acteurs » a développé des échanges, un état d’esprit qui a permis de surmonter bien des inquiétudes. La peur de s’exposer devant la caméra, par exemple, avait déjà diminué, suite à la première expérience du documentaire. Mais il s’agissait cette fois de jouer des rôles de fiction, et Khaled qui a repris le rôle principal a exprimé sa panique avant et après chaque prise. Eliott a dû parler longuement avec lui à chaque fois, répétant que « L’art est une victoire sur la peur ». Khaled malgré son trac s’est révélé bon acteur avec un engagement physique très fort, alors que ses possibilités avaient été sous-estimées dans son parcours scolaire et institutionnel.

Première étape, l’écriture du scénario

6 Comment écrire la trame avec un groupe de jeunes dont l’expression orale spontanée présente de telles disparités que les premières séances, pour drôles qu’elles étaient, n’en demeuraient pas moins confuses et laborieuses ? Il s’agit pour l’enseignant de prendre en compte toute la complexité du groupe, entre des jeunes qui s’expriment facilement, d’autres empêchés par des troubles articulatoires importants et deux élèves « sans parole », utilisant leur synthèse vocale aux sons mécaniques. Chacun a manifesté l’envie de laisser ses mots, pensés si fort, pour que je les écrive sur le tableau. Un virus volé, des truands, un règlement de comptes, un commissariat ont vite constitué quelques idées intéressantes pour l’écriture de notre histoire.

7 La première des adaptations, c’était d’accueillir les nouveaux élèves arrivant au cours du travail, au gré des rééducations, pour qu’ils trouvent leur place, s’imprègnent de l’histoire et participent à l’écriture. Il s’agissait de conserver ce qui émergeait, de prêter attention aux quelques mots dits ou écrits, de les transformer en dialogue pour le scénario.

8 Je me souviens de lundis matin un peu embrumés où, malgré l’envie de participer bien présente, la remise en route dans le dire individuel avant l’écriture collective sur le grand tableau blanc n’a pas été des plus simples… Mais la reprise de chaque mot, morceau de phrase ou syllabe donnait forme à notre scénario. Et, moi d’écrire, d’effacer, de réécrire pour que tout le groupe se rende compte que même la plus petite idée, ou début d’idée vaut quelque chose.

9 Chaque séance d’écriture était précédée de la lecture, en dialogue, des scènes déjà écrites par les élèves. Les deux jeunes avec synthèse vocale ont pu ainsi répéter le texte. Avec le recul, je suis persuadé que cette phase a largement contribué à la réussite collective des activités d’écriture. Cette lecture à haute voix a placé chaque jeune sur le même niveau que les autres, chacun interprétant chaque rôle, ce qui a parfois provoqué la modification de quelques répliques. L’écriture définitive a été ainsi marquée par la personnalité de chacun, avec ses réticences et les contraintes inévitables à la réalisation de cet ambitieux projet. L’humour et la dérision de certains passages écrits ont donné une atmosphère de légèreté qui a dédramatisé les appréhensions légitimes de ces élèves souvent en situation d’échec face à l’écrit. C’est l’ensemble des séances d’écriture qui a permis à ce groupe de s’attendre, de se rassembler autour du projet en entretenant la curiosité de l’après-écriture du scénario, le tournage.

10 Alors, c’est vrai, l’écriture du scénario a été longue, lente, mais tellement intéressante, instructive et fédératrice. Le groupe a accepté les cinq minutes nécessaires à Mohamed pour écrire sur sa synthèse une suite de mots presque une phrase, pas souvent conservée mais indispensable pour la phrase suivante. C’est de cette façon que nous avons patiemment écrit.

11 Et puis, étonnant paradoxe, à chaque séance d’écriture les deux adolescents, Moussa et Lassana, non scolarisés et non lecteurs, étaient présents. Leur participation orale si modeste qu’elle fût, – trop impressionnée par le savoir des autres –, contribuait à la construction du groupe, fondamentale pour l’aboutissement de notre fiction policière. Entendre un vocabulaire précis, poser des questions les inscrivait dans le travail de pensée du groupe. Ils ne comprenaient pas tout à la virgule près, mais l’essentiel n’était pas là. Qui d’ailleurs dans le groupe aurait pu prétendre tout saisir ? Non, ce qui prévalait c’est que chacun par sa présence, ses idées et son attitude, contribue au film. Cela, qui comptait pour moi, a été véritablement admis et compris par les jeunes.

12 Le scénario s’est composé de huit scènes sous forme de dialogues à plusieurs acteurs, chacun choisissant le nom de son personnage, comme Mémed le Caïd ou bien encore la femme Bling-Bling, actualité oblige !

Eliott Maintigneux, étudiant en cinéma, réalisateur du film

13 Ma présence dans l’institut n’est pas récente, elle date maintenant de trois ans, trois années qui auront vu le cinéma s’introduire progressivement dans l’EME. Initialement j’intervenais dans le cadre d’un atelier « slam et poésie » organisé pendant un an par Philippe Lapeyre dans lequel nous écrivions et disions des textes, qui a abouti à un premier spectacle dans l’institution. Alors que Philippe s’occupait de la partie écriture, j’étais chargé de la diction et de la façon de déclamer. Très vite la manière de poser les mots et de dire les textes a pris un tournant un peu rap et urbain qui nous liait avec les adolescents dans une culture générationelle, celle du hip-hop. Après une année d’un échange très fort, j’ai décidé de réaliser un documentaire sur ces adolescents à l’énergie puissante. Pendant le tournage, je leur montrais des images de ce que j’avais tourné jusque-là, ce qui a révélé chez eux les premières gênes liées à leur image. Progressivement mûrissait en moi le projet de leur faire jouer des rôles de fiction pour les faire travailler sur leur image et apprendre à s’en distancer. Parallèlement, leurs questions sur le processus cinématographique devenaient de plus en plus fréquentes. Comment on écrit une histoire, comment on la filme, comment on la monte ? Après deux années de travail autour de la musique et du son, nous avons donc décidé de nous mettre aux images.

14 Trois grandes étapes de travail se sont alors dégagées : écrire en groupe une histoire avec un début un milieu et une fin. Cette histoire se devait d’être proche des élèves de par ses thèmes, son atmosphère et ses dialogues. Nous définirions ensemble des rôles pour chacun des élèves en fonction de leurs souhaits. À la fin de cette première étape, nous tournerions tous ensemble une fois par semaine sur des périodes de quatre heures. Nous nous limiterions à l’image, et le son serait enregistré ensuite au montage en post-synchronisation pour les sensibiliser au travail de doublage et d’ambiance sonore. Nous monterions le film avec un vidéo projecteur de sorte que chacun puisse participer en étant vraiment face à l’écran.

15 Le travail d’écriture a été long et laborieux. Ma présence extérieure à l’institution conférait à ces moments une atmosphère de détente qui s’accordait assez mal avec la rigueur requise par l’écriture d’un scénario. Nous avons dans un premier temps décidé avec Philippe, pour replacer le projet dans une histoire, de faire une courte initiation à l’histoire du cinéma. Nous avons ainsi pu leur montrer des films muets de Charlie Chaplin pour étudier comment sans les paroles, mais juste avec les corps des comédiens, des émotions circulaient entre les personnages. Nous avons essayé de replacer le corps au cœur de l’acte de jouer. Après deux années d’étude de la diction du texte, les corps avaient en effet été un peu oubliés au profit d’une façon de déclamer tantôt théâtrale, tantôt « slamée ». Ces courtes séances ont eu l’intérêt de replacer les adolescents au centre du projet en leur faisant comprendre l’importance du travail de l’acteur.

16 Je leur ai présenté des scènes du cinéma muet : Chaplin exprimant son amour en langage non verbal, Scarface de Hawks, pour leur prouver qu’on peut jouer sans parler. Je leur ai montré aussi des scènes « mal » filmées : caméra qui bouge, cadre incertain (Faces de Cassavetes) pour voir qu’on peut filmer librement, sans toujours se plier aux normes et aux conventions.

17 Nous avons donc commencé à esquisser une histoire policière entrecoupée de poésie et de scènes comiques. L’écriture en elle-même a généré beaucoup de moments assez drôles où chacun rejouait les textes écrits pendant la séance en prenant des postures de commissaire ou de malfrat. Progressivement les adolescents ont pris du recul sur eux-mêmes pour servir les personnages ; nous avons apporté petit à petit des accessoires comme des casquettes ou des pistolets pour les aider à se glisser dans la peau des protagonistes de notre histoire. La période d’écriture et d’organisation du tournage a duré cinq mois. Une fois tous les rôles définis, le tournage a commencé en février 2008. Un téléviseur était constamment branché à la caméra pour que les élèves qui ne participaient pas puissent voir ce qui se tournait et commenter les choses à améliorer. Tout le monde s’est progressivement mué en metteur en scène en puissance, ce qui n’était pas simple à gérer car chacun y allait de son commentaire et les jeunes comédiens pouvaient se sentir un peu bloqués par les remarques de chacun. En effet, nous leur demandions de jouer l’amour, l’énervement, la violence et la tendresse, des états difficiles à exprimer dans un fauteuil et avec des possibilités de gestes réduites. La caméra était constamment sur pied pour ne pas avoir de mouvements trop compliqués à réaliser pour les jeunes. Une seule séquence dans laquelle nous avons fait un travelling avec un fauteuil électrique a été tournée, histoire de leur montrer que tout dans le cinéma pouvait être matière à recyclage et à réinventions.

18 Le travail de la journée commençait par le choix du cadre. Qu’est ce qui nous intéresse dans le décor, qu’est-ce qui est nécessaire à la bonne compréhension de nos intentions, faut-il être proche ou loin des comédiens ? Autant de questions qui animaient nos discussions et permettaient aux élèves de comprendre l’importance des choix quant à la conduite du film, de son récit et de son esthétique. Etant dans un polar, nous avons très vite choisi le noir et blanc pour son ambiance et son aspect stylistique. Chaque comédien avait un costume, ce qui l’aidait évidemment à se mettre dans la peau du personnage. Nous nous sommes servis de perruques, de chapeaux, de pistolets et d’accessoires : autant de « compagnons de jeu » qui servaient nos actions et permettaient aux élèves de s’appuyer sur des éléments pour jouer et se laisser aller à la comédie. Notre travail se situait entre improvisation et exécution du script car évidemment, pour certains élèves, dire exactement le texte écrit était une chose compliquée. Il a fallu s’adapter à leur langage et leur façon de parler. Les rôles se sont donc façonnés au gré de l’interprétation de nos comédiens en herbe ; leur enthousiasme et leur énergie ont donné corps aux personnages. Le tournage était avant tout un lieu de vie, où l’envie et l’initiative étaient les garants d’une expérience réussie. Le résultat avait moins d’importance que le processus et nous avons volontairement joué d’incohérence, de surréalisme ou d’humour pour qu’avant tout le plateau soit un espace de proposition et de discussion plus qu’une simple recherche d’exécution. Nous avons un peu vécu ces moments comme une jam-session de jazz où chacun par sa présence et sa propre créativité tentait d’apporter quelque chose au collectif. J’ai toujours réfléchi à ce tournage comme à un moyen pour les élèves d’exprimer une singularité, un point de vue personnel, difficile à faire valoir dans leur quotidien. L’art est une pratique qui leur correspond parfaitement car leurs difficultés à préciser, à clarifier et à mettre en cohérence, liées à une grande vitalité, s’avèrent fréquemment source de poésie et de singularité. Ce qui fait qu’à cet endroit ils n’ont, selon moi, rien à envier à leurs alter egos « valides ». Je crois qu’en les mettant en confiance et en les faisant travailler avec leur spontanéité, on arrive assez rapidement à un résultat étonnant, car ces élèves confrontés au quotidien à leur handicap et à leur faiblesse ont souvent un regard étonnant sur eux-mêmes. Leur imaginaire est rempli de rêves en tous genres, ce qui se prête parfaitement au développement de la fiction, moyen selon moi, d’exprimer de façon constructive et vivifiante des secrets souvent enfouis et cachés. Le moment de création est pour l’adolescent le rare instant où au lieu de chercher à dépasser ses incapacités on lui demande de faire un travail d’introspection et d’affirmation de sa différence. L’identité de certains élèves au cours de ces quelques années de travail ensemble s’est progressivement affirmée et la musique puis le cinéma leur ont permis de trouver un centre d’intérêt proche de leurs préoccupations et de pouvoir partager une certaine culture avec le monde extérieur.

19 La troisième étape a été le montage et le doublage des voix. Nous visionnions les images sur un grand écran et à l’aide d’un micro nous doublions les voix en enregistrant les dialogues. Cela nécessitait d’une part une grande concentration mais aussi beaucoup de synchronisme. Au moment où à l’image le personnage parlait, il fallait que l’élève dise la même réplique au même moment et avec le même ton, ce qui nécessitait également un bon niveau de comédie. C’est à ce moment que j’ai réellement mesuré le chemin parcouru depuis le début du projet. D’adolescents un peu inhibés, ils étaient devenus des acteurs sûrs d’eux, ayant la capacité de rejouer plusieurs fois leur scène de la même façon. Le fait aussi que nous regardions le film vidéo-projeté dans une salle noire avec des enceintes transformait les adolescents en personnages, en fiction. C’est le moment où ils ont vraiment compris que le film prenait corps, bien loin de nos rigolades et des images discontinues que nous avions tournées. Le fait d’ajouter des bruitages de coup de pistolet et de dérapage de voiture donnait enfin au film plus de poids et de présence. La fiction était bien là et le résultat était gratifiant pour les élèves, fruit d’un travail et d’un investissement sans faille de leur part. La projection en famille a été très forte car les familles étaient surprises du résultat et de la performance de chacun. Je crois même que les élèves étaient étonnés d’eux-mêmes.

Philippe Lapeyre : retour sur le tournage

20 Eliott est arrivé avec sa caméra, un micro et l’envie de partager une passion, un futur métier… Adaptation de l’institution : concernant l’organisation pratique des emplois du temps des jeunes, j’ai profité d’une réorganisation des prises en charge pour argumenter, justifier et imposer que le jeudi matin de 9 h 30 à 12 heures, les jeunes soient libérés de toute rééducation pendant un trimestre, du mois de janvier à avril. Ce réel effort du personnel était indispensable au déroulement du projet pour que les 10 jeunes soient présents au même moment afin de se rassurer et se donner confiance.

21 Il fallait trouver un autre lieu que la salle de classe, un lieu plus neutre, un peu à part, lieu commun du tournage. Notre premier choix s’est porté sur la salle polyvalente, tellement encombrée qu’il était difficile de s’y installer. Elle nous aura permis d’y tourner nos premières images, d’essayer les costumes, d’ajouter des accessoires. Ensuite, la salle du personnel, située au sous-sol de l’établissement a été définitivement adoptée comme lieu de nos rendez-vous hebdomadaires.

22 Un imprévu est pourtant venu troubler le début du tournage. Idrissa ne voulait plus interpréter un des rôles principaux, celui du gentleman. Il a fallu changer d’acteur et solliciter un jeune qui parle, qui dispose au moins d’une assez bonne diction et envisager un nouveau rôle pour Idrissa sans que le projet en pâtisse trop. Pour trois jeunes dysarthriques, ce rôle était trop important et aucunement envisageable. Un autre, jamais scolarisé, n’avait pas la mémoire pour tenir ce rôle, qui l’aurait mis en échec. Khaled a finalement accepté de reprendre le rôle principal.

23 Afin de stimuler chacun pendant le tournage, il a fallu imaginer quelque chose pour que les autres élèves, non sollicités par la scène, échangent, donnent un avis, discutent. Aussi avons-nous décidé d’installer un téléviseur pour que chacun comprenne comment faire en regardant les autres. Etre filmé(e) dans son fauteuil ? Pourquoi pas, mais ce n’est pas si simple, et c’est peut-être la première fois. Voir les autres, pour mieux se voir, voir comment les autres font, comment ils jouent un rôle avec un costume. Tour à tour acteurs et spectateurs, les élèves quand ils ne jouaient pas pouvaient suivre sur un écran de contrôle tous les moments du tournage. À la fin de chaque prise, les spectateurs donnaient leur impression, formulaient des remarques auprès des acteurs. Ceux-ci pouvaient à leur tour revoir la séquence et apprécier leur jeu tout en envisageant des modifications.

24 Nous avons dû filmer d’abord la scène IV, parce que Houria, actrice dans la scène I, était absente le jour du début du tournage, sans doute à cause d’une panne d’ascenseur dans son immeuble, – incident fréquent qui lui fait manquer de nombreux jours de classe. La scène se situait dans un commissariat avec deux policiers, un figurant et le gentleman. Caméra sur pied, décor et costumes, tout était prêt. C’était une bonne entame que de ne pas commencer par la première scène, pour prouver que notre tournage continuerait de s’adapter à l’environnement, aux absences prévisibles ou non. Après réflexion, je prends conscience de l’importance du début de ce tournage dans le déroulement du projet. J’ajouterai qu’il s’est fait dans la continuité de la vie de ce groupe, avec beaucoup de respect, de rires mais aussi avec une réelle écoute des conseils d’Eliott, qui a toujours donné priorité aux questions des jeunes, prenant le temps d’expliquer et de faire voir par l’œilleton de la caméra ce qui allait être filmé.

Voir et être vu

25 Trois visions différentes : voir par l’œilleton ce qui allait être tourné, être filmé de l’autre côté et enfin se revoir sur l’écran du téléviseur. Ces situations variées ont contribué à une sorte d’éducation du regard. Et si certains étaient un peu sortis de la matinée-tournage, car il était difficile de conserver son attention, le dernier quart d’heure invitait les onze adolescents à se retrouver de nouveau ensemble, dans le plaisir de découvrir, de prendre confiance en soi, de dire ce qu’il faut faire, de montrer à tous ce dont chacun est capable. Je dis parfois à Stéphanie que, même handicapée dans son fauteuil électrique avec sa synthèse vocale, sa place est là avec ses copains : à elle de s’affirmer pour qu’elle prenne une place encore plus grande ailleurs et en particulier après l’Externat médico-éducatif.

26 Pour les trois jeunes plus âgés, seulement scolarisés sous forme d’ateliers et fréquentant un autre étage de l’institution, il m’importait de maintenir le lien avec le groupe classe. L’un d’entre eux avec sa synthèse vocale n’avait que le second rôle, celui du commissaire. Un autre parlant jouait le rôle d’un policier, et enfin le dernier un rôle principal, celui du tueur. Pour intégrer les deux premiers dans le groupe, une idée s’est vite imposée. Je leur ai donné la responsabilité des accessoires pour le tournage. Un tableau récapitulatif était fourni au chef décorateur et à son assistant. Ils ont montré grande motivation. Leur implication est allée au-delà de mes espérances par son résultat. J’ai procédé de la même manière pour les costumes.

27 Rien n’aurait pu se faire sans l’intérêt et la bienveillance d’une partie du personnel technique comme l’agent de maintenance pour les décors et la lingère qui lavait et repassait régulièrement les costumes avant de les poser sur un cintre… Ce sont les élèves qui téléphonaient et prenaient rendez-vous pour récupérer le matériel.

28 Ce projet, – prolongement d’autres événements –, a toujours entretenu et conservé une réelle souplesse dans son déroulement. Il n’a pas été élaboré sous une forme classique, conventionnelle, avec mise à disposition de moyens importants, de conventions avec des partenaires financiers, et de nombreux adultes extérieurs. Il a néanmoins été formalisé, présenté aux différents personnels de l’EME et inscrit dans les projets individuels des jeunes.

29 En juin 2008, une première version filmée, inachevée, d’une quinzaine de minutes a été présentée lors d’une fête de fin d’année aux jeunes, aux familles ainsi qu’au personnel. Cette version a été très appréciée. Pourtant la scène VI doit être doublée ; en effet, les dialogues sont difficilement compréhensibles, compte-tenu des problèmes dysarthriques importants de l’acteur. L’adolescent a joué son rôle à fond, il se rend bien compte que son texte ne passe pas, mais il fait preuve lui-même d’une grande adaptabilité. Il accepte que quelqu’un d’autre le double, mais lui restera présent par le mixage du son auquel il contribuera. Il s’intéresse d’ailleurs beaucoup au mixage.

Terminer la réalisation

30 En septembre 2008, deux élèves-acteurs sont partis. Le doublage des voix n’étant pas terminé, il restait à coller tout le son et le réalisateur était moins disponible. La dernière partie de la fiction l’Affaire du OO FA a demandé encore quelques heures de travail. Comme souvent, c’est l’institution, ses jeunes et son personnel qui se sont adaptés à la présence extérieure de l’intervenant. Fini au mois d’avril 2009, le DVD du film a été présenté au centre Saint-Jean-de-Dieu, dans la nouvelle classe d’un de nos anciens acteurs.

31 Là on est à où ? Curieuse expression qui illustre bien l’état d’esprit de ce tournage. C’est une phrase authentique d’Idrissa prononcée lors d’une discussion entre les jeunes. Sur un registre qui peut sembler mineur, elle résume bien la question institutionnelle. Dans le désordre, j’en suis où, je vais où ?… Je me rappelle que j’ai été scolarisé en Erea et maintenant, j’en suis où dans ce centre avec d’autres beaucoup plus handicapés que moi, dans tout ce qui m’échappe, que je ne maîtrise pas, plus ? À quoi cela me sert-il d’être là ? Là, on en est à où ? Pour ma part, je répondrais : Je ne sais pas vraiment où mais je suis certain que nous sommes allés plus loin ensemble…

Marguerite Perdriault, formatrice associée (INS HEA)

32 « L’art est une victoire sur la peur », n’ont cessé de répéter Philippe et Eliott à ces jeunes pris dans les limites très sévères de leurs handicaps. Ils rêvent de l’impossible. Leur première idée de film, c’est de mettre des fusées à leur fauteuil pour s’envoler. Un film comme un territoire de liberté où tout est possible, où on peut tout demander… Mais ils manifestent aussi leur colère, parfois violemment, et même leur désespoir ou leur désir d’en finir. Comment faire ? Les filmer avec leur fauteuil et leur dysarthrie ?

33 Je suis venue ponctuellement pendant deux ans dans la « classe rouge » participer à l’écriture du scénario et suivre l’évolution du projet.

Ouverture

34 Avant la réalisation du film, d’autres projets ont construit le groupe et c’est un travail dans la durée qui l’a rendu possible. Le projet musique, l’année précédente, a commencé un peu difficilement : critiques, rejet de ceux qui chantaient faux. Peu à peu, ils ont accepté de s’écouter, d’être plus patients. Par ailleurs, le tournage du documentaire, Paroles dans un jardin, dans lequel Eliott les a filmés en plan rapproché, les a aidés à accepter leur image : ils sont beaux, ont constaté les spectateurs. Et Jean-Louis a fait avancer le groupe dans l’acceptation de la réalité en déclarant à la fin du documentaire : « On n’a pas tous le même handicap », phrase qui a sonné comme une revendication du droit à la différence. C’est la volonté affirmée de Philippe d’ouvrir grand l’horizon de ces jeunes qui a favorisé des rencontres avec des intervenants divers, et des objets culturels variés : Cité de la Musique, visites à la bibliothèque municipale et à la librairie locale, slam, voyage dans la Drôme, Printemps des poètes, recherches de stage, films… Pourtant cette ouverture ne va pas de soi, elle requiert patience et combativité : le projet n’a pu se faire que grâce au don d’une famille (accessoires, costume, logiciels), ce qui a provoqué quelques tensions. Comme les conflits internes, celles-ci n’échappent pas aux élèves qui accueillent plus ou moins bien les intervenants, selon leur loyauté. Pourtant il semble indispensable de créer des circulations, des entrées et des sorties dans les établissements spécialisés qui risquent sinon de vivre un peu repliés sur leurs habitudes.

Adaptations

35 Faire parler, faire écrire et faire lire… Les débuts ont été assez décourageants. Les mots ne venaient pas ! Pas d’images, de jeu sur les sons, de rebonds, d’univers de référence. À la grande lenteur du travail s’ajoutait la difficulté de maintenir l’attention. Si le projet constitue bien une adaptation essentielle, il ne résout en rien les difficultés d’écriture. Philippe s’est saisi de toutes les bribes d’oral, et a encouragé la liberté d’improvisation. Nous avons apporté des matériaux, comme des poèmes en miettes, ou des listes. À chaque séance, les élèves étaient invités à réévoquer la séance précédente, à relire le ou les textes produits. Mon plus grand étonnement a été de voir Philippe faire lire les élèves « sans parole ». Car on ne reconnaissait pas grand-chose, si ce n’est le rythme du texte, mais cependant l’effort respiratoire imposé par la lecture à voix haute contribue sans conteste à l’intégration de la langue et de la syntaxe.

36 Une autre grande surprise a été la décision d’Eliott de faire tenir la caméra par les élèves, y compris les plus spastiques ou athétosiques. Il a simplement posé la caméra sur le fauteuil, et n’a pas hésité non plus à les faire jouer malgré les problèmes de mémorisation ou de langage oral peu articulé. S’agit-il d’adaptation ? C’est ici l’ambition du projet qui paraît stupéfiante. Rien ne semble insurmontable aux porteurs du projet, tant ils sont convaincus des capacités des élèves. Les voix seront doublées au montage avec l’accord des acteurs, le cinéma autorise tous les bricolages sans qu’il s’agisse, le plus souvent, de compenser des déficiences.

37 La bienveillance des adultes, on le voit, ne prend jamais la forme d’une compassion qui pourrait désarmer. Lorsque Idrissa refuse de tenir son rôle, il se fait rabrouer, quelles que soient les raisons qui l’ont fait reculer, car il met en péril la réalisation. Par ailleurs Philippe adapte peu son oral, il parle vite une langue truffée de métaphores et d’humour. L’adaptation ne semble donc jamais conçue comme un surcroît de précaution, ni une volonté de tout prévoir, de tout aplanir, mais comme un accompagnement dans une aventure commune où chacun apporte ce qu’il peut, selon son génie propre.

Déplacement

38 Les élèves, à la fin du tournage, ont dit leur plaisir de se déguiser, de jouer des rôles, de faire des bruitages, d’être ensemble et de s’amuser. Emotions et interactions ont donc soutenu les apprentissages, qui, bien que non conventionnels, ou peu « scolaires », ont été importants. Comment, en particulier, nommer l’apprentissage de l’envers des choses, ici l’envers du décor ? Ces élèves, grands consommateurs d’images TV ont découvert la « fabrique » d’un film. Faire un scénario, le découper en plans, tourner les scènes sans suivre l’ordre du récit, faire le doublage des voix et le montage, ajouter des effets sonores, autant d’opérations que souvent ils ignoraient et qui les rendent sans doute moins naïfs devant un film, mais surtout qui développent en eux une pensée plus complexe, non linéaire, avec des scènes, des registres ou des plans différenciés.

39 Ils ont appris à se déplacer dans l’espace filmique, sur la scène et hors champ, et dans la temporalité avant, pendant et après le tournage. Ils ont aussi, selon les moments, changé de rôles : on peut être acteur, décorateur, accessoiriste, costumier, secrétaire, metteur en scène et tenir parfois plusieurs rôles. Si faire un film c’est expérimenter les deux côtés de la caméra, cela suppose la distinction de deux scènes et le passage, le déplacement de l’une à l’autre. Pour ces jeunes particulièrement touchés dans leur mobilité, on pressent l’importance de construire ces représentations et ces distinctions. Là, on en est à où ? La question récurrente d’Idrissa concerne le repérage dans l’instant, mais aussi le déplacement mental que provoque cette expérience cinématographique.

40 Le repas de fin d’année, au cours duquel une première ébauche du film a été présentée aux familles, a donné lieu à un échange spontané des mères sur la charge que représente leur enfant handicapé quand il faut le porter… Certains sont de grands jeunes qu’elles nourrissent encore à la petite cuiller, et qu’elles n’ont plus la force de soulever. La scolarisation n’échappe pas à cette réalité du portage, assumé alors par les adultes porteurs du projet, et en particulier par leur enseignant. Sans leur engagement, et leur décision ferme et résolue de surmonter les obstacles, les élèves n’auraient pas fait l’expérience d’une création collective par le détour de laquelle, chemin faisant, ils ont augmenté leurs compétences techniques, sociales, linguistiques et culturelles.


Mots-clés éditeurs : cinématographique), Écriture, Élève sans parole, Adolescents, Handicap moteur, Projet (pédagogique, Cinéma, Création, Scolarisation des jeunes handicapés moteurs, Adaptation pédagogique

Date de mise en ligne : 09/02/2015

https://doi.org/10.3917/nras.049.0231

Notes

  • [1]
    C’est le dernier niveau de la scolarité à l’institution, la classe des grands…

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