Notes
-
[1]
L’article 75 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées insère dans le code de l’éducation (article L312-9-1) cette reconnaissance : « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière » et il est précisé que « Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. Elle peut être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y compris ceux de la formation professionnelle. Sa diffusion dans l’administration est facilitée. » Deux arrêtés du 10 septembre 2007 ont ainsi ajouté la LSF à la liste des disciplines pouvant faire l’objet, à compter de la session 2008, d’une épreuve facultative au baccalauréat général et au baccalauréat technologique hôtellerie (BO, n° 39 du 1er novembre 2007). L’arrêté du 12 octobre 2007 relatif aux épreuves du baccalauréat technologique ajoute la LSF aux épreuves facultatives des séries STG, ST2S, STI et STL à compter de la session 2009 (BO, n° 41 du 15 novembre 2007). La note de service n° 2007-191 du 13 décembre 2007 définit quant à elle les conditions de l’épreuve optionnelle de LSF au baccalauréat (BO n° 46 du 20 décembre 2007).
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[2]
La majuscule indique simplement l’appartenance linguistique. F. Bertin, Les Sourds. Une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
-
[3]
C’est l’assyriologue J. Bottéro qui a identifié ces caractères.
-
[4]
Ivani Fusellier-Souza, Semiogénèse des langues des signes. Étude de Langues des signes primaires (LSP) pratiquées par des sourds brésiliens, thèse de doctorat, université de Paris 8, 2004.
-
[5]
427 av. J.-C. – 348 av. J.-C.
-
[6]
Platon, Le Cratyle, XXXIV, 423-444b.
-
[7]
Fernand Fourgon, op. cit., n° 37.
-
[8]
En Grèce classique, dans les cités de Sparte ou d’Athènes, mais aussi dans la Rome antique, les nouveaux-nés atteints de malformations étaient soumis aux rites de l’exposition. Ceux-ci consistaient à emmener l’enfant en dehors de l’enceinte de la cité et à le laisser mourir dans l’eau ou dans un trou. Cet acte que nos esprits de contemporains interprètent comme une abomination extrême, n’est pas, au sens des Anciens, assimilable à une exécution. Il s’agit de rendre aux dieux ce qui est interprété comme un signe de leur colère : « Si on les exposait, c’est parce qu’ils faisaient peur ; ils étaient le signe de la colère des dieux et ils en étaient aussi la raison. » (Marie Delcourt, Stérilité mystérieuse et naissance maléfique dans l’Antiquité classique, Droz, Paris, 1937, p. 39).
-
[9]
Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Gallimard, Paris, 1990.
-
[10]
M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Hachette, Paris, 1978, p. 30.
-
[11]
Chapitre 38 de la règle de saint Benoît (VIe siècle) dont on retrouve trace au IVe siècle dans la règle de saint Pacôme.
-
[12]
Les dictionnaires des signes gestuels sont élaborés dans les abbayes bénédictines, ou plus tard, trappistes, régies par la règle de saint Benoît. Voir René Poupardin, Miracles de Saint Philibert, 1905.
-
[13]
Gerard van Rijnberk, Le langage par signes chez les moines, North-Holland Publishing Company, Amsterdam, 1953.
-
[14]
Aude de Saint-Loup, Yves Delaporte et Marc Renard, Gestes des moines, regards des sourds, Siloë, 1997. Les signes monastiques sont ici ceux du monastère normand de La Pierre-qui-Vire.
-
[15]
Code Justinien (530/531).
-
[16]
Né vers 1660 et mort sans doute vers 1739.
-
[17]
Théophile Denis découvre au XIXe siècle dans le manuscrit tenu entre 1708 et 1733 par le R. P. Boite, prieur de l’abbaye, manuscrit intitulé « Journal historique écrit dans l’abbaye de Saint-Jean d’Amiens », « la preuve indiscutable de l’existence, dans l’abbaye de Saint-Jean, d’une école de sourds-muets ».
-
[18]
F. Bertin, Les Sourds, une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
-
[19]
Il ne s’agit nullement d’un détail théologique : le courant janséniste est tout entier imprégné d’une certaine tradition pédagogique. Frédéric Delforge, Les petites écoles de Port Royal : 1637-1660, Le Cerf, Paris, 1985, p. 355, cité par Maryse Bézagu-Deluy, L’abbé de l’Épée, instituteur gratuit des sourds-muets, Paris, 1991.
-
[20]
La mise en place des « signes méthodiques » est effective vers 1780, soit quelque vingt après qu’il eut commencé à travailler avec des sourds : C. Cuxac, Le langage des sourds, Payot, Paris, 1983. Avec le successeur de l’abbé de l’Épée, l’abbé Sicard la méthode est encore complexifiée et s’écarte encore plus de la langue des signes naturelle, du langage mimique disait-on alors sans aucune connotation péjorative.
-
[21]
L’œuvre de l’abbé de l’Épée est reconnue par le roi puis prise en charge par la Nation, après la Révolution française. La Convention attribue des locaux et fonde une « institution nationale des sourds-muets » à Paris (1791).
-
[22]
Auguste Bébian, Lecture instantanée. Nouvelle méthode pour apprendre à lire sans épeler (1828), Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets (1827), Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel, (1817) ou encore Mimographie ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets, (1825)…
-
[23]
Voir note n°2.
-
[24]
Ferdinand Berthier (1803-1886).
F. Bertin, op. cit. -
[25]
Congrès international, Pour l’amélioration du sort des sourds-muets, tenu à Milan, du 6 au 11 septembre 1880 (Compte rendu), Héritiers Botta, Rome, 1881.
-
[26]
B. Mottez, « À propos d’une langue stigmatisée : la langue des signes », in Les Sourds existent-ils ?, L’Harmattan, Paris, 2006.
-
[27]
Article 33, loi n° 91-73 du 18 janvier 1991, abrogé mais réaffirmé dans la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 et inséré dans le code de l’éducation (art. L 112-2-2).28. La langue des signes suédoise (LSS) est en effet reconnue par le Parlement suédois dès 1981 : la LSS est considérée comme la première langue de l’enfant sourd, le suédois leur étant enseigné comme seconde langue. La Suède est également le premier pays à avoir ouvert une chaire d’université, relative à la LSS (en 1990).
-
[28]
Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (n° 2005-102),
-
[29]
Cf. note 1.
-
[30]
Outre l’exemple de la Suède, précédemment cité (note n° 25), la langue des signes autrichienne est reconnue officiellement le 1er septembre 2005, la même année que la France donc : la Constitution d’Autriche est modifiée afin d’inclure, paragraphe 8 : « Die Österreichische Gebärdensprache ist als eigenständige Sprache anerkannt. Das Nähere bestimmen die Gesetze. », soit « La langue des signes autrichienne est reconnue comme langue indépendante »).
À notre connaissance, à ce jour, seule la Nouvelle-Zélande a reconnu la langue des signes comme langue officielle, le 6 avril 2006, après l’anglais et le maori. -
[31]
Déclaration de M. Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale, sur l’apprentissage de la langue des signes par les enfants sourds, Paris le 13 février 2002. http://cis.gouv.fr/spip.php?article1898
-
[32]
Hervé Benoit, « LSF : une discipline scolaire est née », in Hors série n° 5, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, INS HEA, juillet 2009.
-
[33]
La première session du Capes de LSF s’est d’ailleurs tenue en mars 2010.
-
[34]
André Meynard, « Accueil des enfants Sourds : les langues signées vont-elles disparaître ? », in dossier « La LSF : enjeux culturels et pédagogiques », La nouvelle revue de l’AIS, Suresnes, Cnefei, 2003.
1 La Langue des signes française (LSF) est-elle une langue vivante comme les autres ? La question mérite d’être posée, sans provocation aucune. Il ne s’agit évidemment pas ici de nier la nature linguistique de la LSF, mais de s’interroger sur des évidences qui n’en sont pas : peut-on dire que la LSF est une langue comme les autres ? Le long cheminement vers la reconnaissance de ce système linguistique autant que la nature inédite de son canal d’émission et de réception justifient, si besoin en était, de s’attarder sur cette interrogation.
2 La Langue des signes française (LSF) est à la fois une langue récente, mais aussi très ancienne. Cette assertion paradoxale n’est qu’apparente et résume la complexité d’une histoire mouvementée : la reconnaissance officielle de la LSF, claire et sans détour, date de cinq années seulement, puisqu’elle n’est effective qu’avec la loi du 11 février 2005 [1], mais il serait erroné de penser qu’avant cette date, la langue des signes était ignorée.
Une identification ancienne…
3 Bien qu’il ne s’agisse pas ici d’histoire des Sourds [2] à proprement parler, il n’en reste pas moins que tenter de dresser une évolution diachronique de la LSF sans ses locuteurs serait non seulement un non-sens mais tout bonnement une chose impossible. Des temps préhistoriques, il est difficile de savoir dans quelle mesure la pratique d’une modalité gestuelle ait été effective en raison justement de l’absence d’écrits. Mais force est de constater que dès la naissance de celle-ci, aux environs de -3000 avant notre ère, en Mésopotamie, deux caractères cunéiformes désignant des personnes sourdes ont été identifiés [3]. Ces personnes communiquaient-elles en langue des signes ? C’est une hypothèse plausible compte-tenu du fait que cette langue résulte d’une barrière physiologique au départ et compte-tenu également des travaux de semiogénèse [4] des langues des signes. Ces recherches confirment, si besoin était, que la langue des signes est bien la langue naturelle des personnes sourdes, au sens où elle se pratique pour eux de façon aisée, sans entraves, et que, mêmes isolés (linguistiquement) dans un environnement où seule la langue articulée est utilisée, ces personnes sourdes ébauchent une langue des signes dite primaire, qui, pour peu qu’on l’accueille, constitue les prémisses d’une langue des signes plus standard.
4 Postérieurement, pendant la période dite de l’Antiquité, certains philosophes admettent d’ailleurs l’aspect langagier des signes des sourds, sans toutefois aller au-delà. Ainsi, Platon [5] rapporte-t-il un dialogue entre Socrate et Hermogène, qui fait dire au premier : « Si nous n’avions point de voix, ni de langue et que nous voulussions nous montrer les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas comme le font les muets de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ? ». Cela conduit son interlocuteur à conclure : « Il ne peut, je crois, en être autrement [6]. » Un constat qui prouve bien que cette réalité linguistique n’est pas niée. L’expression gestuelle dérange bien plus en tant qu’expression d’une certaine infirmité (l’absence d’ouïe) qu’en tant que telle : dans son ouvrage Sur la sensation et le sensible, Aristote note ainsi que, si la vue est le sens le plus précieux relativement aux nécessités de la vie, en ce qui concerne l’intelligence, il s’agit plutôt de l’ouïe. « C’est ce sens qui rend les plus grands services à la pensée, puisque c’est le langage qui est cause que l’homme s’instruit et que le langage est perçu par l’ouïe, non pas, il est vrai, en lui-même, mais indirectement. C’est que le langage se compose de mots et que les mots ne sont jamais que des signes. »
5 Opinion erronée bien sûr, mais à longue portée : l’influence d’Aristote sur la pensée occidentale est considérable et durable, on peut le constater dans bien d’autres domaines, scientifiques par exemple… Un constat sans appel qui perdure plus ou moins sous des formes pernicieuses, bien que très largement infirmé par la réalité. Il n’est toutefois pas certain que ce jugement arbitraire et tranché soit celui d’Aristote lui-même, car l’interprétation de ses écrits semble prêter à confusion [7]. Quoi qu’il en soit, Aristote ne pouvait ignorer les propos relativement bienveillants de son maître, Platon, dans Le Cratyle. Ainsi, alors que la déficience sensorielle n’expose pas, a priori, les sourds à une élimination physique dès la naissance [8], puisqu’elle n’est pas visible, leur mode de communication spontané, le seul qui leur soit naturel, la révèle. C’est à travers lui que la surdité prend une dimension stigmatisante et du même coup est assimilée petit à petit à un symptôme.
6 Long millénaire, le Moyen Âge n’est pas particulièrement hostile aux sourds et à la communication gestuelle. Au contraire, cette période étant une civilisation du geste (derrière le primat de la parole toutefois), ce mode de communication n’est pas exceptionnel. Toutefois, « sans méconnaître le geste, mais sans parvenir non plus tout à fait à préciser son rôle, la culture officielle ne peut se résoudre à lui donner la même place qu’à la parole [9]. » À la différence des autres infirmes, les personnes sourdes peuvent aisément travailler dans une société majoritairement rurale et manuelle : c’est un point fondamental car le travail est la ligne de clivage entre « normalité » et « marginalit [10] ». Socialement donc, les personnes sourdes ne sont donc pas condamnées à la mendicité, mises au ban de la société comme les autres infirmes de leurs temps : elles sont autonomes et peuvent subvenir à leurs besoins.
7 De plus, dès le ixe siècle, certaines congrégations religieuses furent dotées de façon à accueillir les enfants sourds confiés à leurs soins ou abandonnés. Phénomène insolite, ces communautés, régies par la règle monastique de saint Benoît de Nursie [11], respectaient la règle du silence, en vertu de laquelle toute parole est proscrite pour ne pas parasiter la méditation divine. À cette intention, des dictionnaires de signes gestuels furent élaborés [12]. Ce milieu offrait donc des conditions privilégiées de communication gestuelle : Gerard Van Rijnberk recense en 1953 [13] 1 300 signes, ordonnés selon une syntaxe proche de la Langue des signes française (LSF). Dans quelle mesure les sourds ont-ils pu en tirer profit ? On ne saurait le dire… La comparaison de la langue des signes utilisée par les sourds et de celle utilisée par les moines révèle bien des similitudes [14], même si en l’absence de preuves historiques, on ne peut que supposer une influence réciproque.
8 En définitive, on peut dire que la période médiévale affiche une relative tolérance, voire indifférence, à l’égard de l’expression gestuelle des Sourds, bien que le premier code juridique connu renforce l’idée d’une parole vocale absolument indispensable [15].
9 Au xviiie siècle, c’est une fois encore dans un monastère, celui des Prémontrés d’Amiens, qu’un sourd recueilli et élevé à l’abbaye, Étienne de Fay [16], est devenu à son tour instructeur [17]. Et à la fin de ce siècle, c’est également un religieux, Charles-Michel de l’Épée, qui est le premier à créer en France une école basée sur la méthode gestuelle, en rupture avec les idées oralistes de son temps. S’agit-il de simples coïncidences ?
… mais une institutionnalisation récente
10 Bien qu’intemporelle, il faut néanmoins attendre la fin du xviiie siècle en France pour qu’une certaine validité soit accordée à la parole gestuelle. Nous ne reviendrons pas ici sur l’initiative pédagogique de l’abbé de l’Épée [18], si ce n’est pour rappeler qu’il n’est pas, contrairement à une idée reçue (et répandue) l’inventeur de la langue des signes. Celle-ci, ainsi que notre développement l’a montré précédemment, lui préexistait et il n’a fait que (mais encore fallait-il oser en son temps…) s’en inspirer. Surtout le génie de cet ecclésiastique d’obédience janséniste [19] a été de rassembler en un même lieu des locuteurs et de permettre ainsi le développement de la langue des signes et, quelles que soient les dérives importantes que connaît la méthode des « signes méthodiques » qu’il a mise en place par la suite [20], il convient de reconnaître que cette initiative controversée a été un premier pas, et non des moindres, vers une reconnaissance institutionnelle de la langue des signes : pour ou contre son utilisation, le débat qui s’instaure la place au centre de toutes les attentions.
11 Cette institutionnalisation [21] de la mimique est sans nul doute fondamentale dans la reconnaissance de la LSF, mais elle n’en constitue qu’un aspect. La réflexion menée par un professeur de l’institut des sourds-muets de Paris, Auguste Bébian (1789-1839), qui soulève des questions d’ordre linguistique et pédagogique, est en quelque sorte le complément de ce processus de légitimation non abouti à ce jour ! Parfait locuteur de la langue des signes, ce précurseur en bien des points a milité – en vain ? – pour un enseignement que l’on qualifierait aujourd’hui de bilingue et posé les bases d’une écriture de la langue des signes [22]. Il est d’autant plus important de s’attarder sur ces idées avant-gardistes que celles-ci furent limitées dans le temps et dans l’espace : au-delà de sa personne, Auguste Bébian a contribué à une prise de conscience non seulement linguistique mais aussi anthropologique.
12 Il s’agit d’une donnée fondamentale, ce sont les groupes humains qui portent les langues et c’est hors les murs d’une institution, où s’installe une hostilité grandissante à la mimique, que celle-ci peut se pratiquer et se diffuser : la langue des signes s’émancipe ainsi d’un cadre institutionnel qui a permis son développement. Cette émancipation va donc de pair avec un mouvement Sourd [23], sous l’égide d’un professeur Sourd de l’Institut, Ferdinand Berthier [24] ; cela permet à des réseaux d’échanges linguistiques de se développer et à une communauté de prendre conscience d’elle-même, d’exister au-delà même de l’interdiction proclamée à la suite d’un congrès « internationa [25] » de pratiquer la LSF, celle-ci étant plus que jamais sans doute perçue comme le symptôme d’une dégénérescence de l’espèce humaine. Bien que l’historiographie ait sans doute exagéré l’importance de ce congrès, il convient de reconnaître que ses conséquences furent autant réelles que brutales : la langue des signes est bannie, et ce bien que les résolutions d’un congrès, quel qu’il soit, n’aient aucune valeur exécutive. Il s’agit donc d’un choix des autorités ministérielles que de les appliquer ou non…
13 C’est ainsi qu’entre répression impitoyable et tolérance, la LSF traverse le xxe siècle et se perpétue, mais si son existence en tant que langue n’a cessé d’être, la représentation qui lui est inhérente en fait un simple moyen de communication, voire une béquille au service de la langue articulée [26].
Une reconnaissance officielle
14 C’est grâce à des universitaires engagés, linguistes comme W.C. Stokoe aux États-Unis, Christian Cuxac en France, ou sociologue comme Bernard Mottez, que les Signes refont surface dans l’espace public. Il faut néanmoins attendre 1991 pour qu’enfin l’article 33 de la loi du 18 janvier reconnaisse aux parents d’enfants sourds la liberté de choix entre « une communication bilingue – Langue des signes et français – et une communication orale [27]». Il ne s’agit pas à proprement parler d’une reconnaissance de la langue des signes, mais l’emploi du terme « langue », pour désigner les Signes, dans un texte de loi est une première. Il reflète un changement de regard non négligeable, relativement tardif et timoré toutefois puisque la Suède, par exemple, a reconnu la langue des signes dix ans auparavant, en 1981, en l’inscrivant dans sa constitution et soutient officiellement l’éducation bilingue pour les enfants sourds. C’est donc le premier pas en direction d’une reconnaissance officielle. C’est la toute récente loi du 11 février 2005 [28] qui officialise pleinement cette reconnaissance : « la langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière [29]», clarifie-t-elle.
15 Une ambiguïté subsiste néanmoins puisque cet article relève de la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées : la langue des signes, en tant que système linguistique, bien qu’elle soit la langue privilégiée des Sourds, ne saurait être assimilée au statut social de ses locuteurs [30]. Cela reflète une certaine ambivalence mais gageons que c’est une phase transitoire…
16 Alors, la langue des signes, une langue vivante comme les autres ? D’un point de vue linguistique sans aucun doute ! Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale, lors de sa conférence de presse le 13 février 2002 [31], tout en reconnaissant l’histoire douloureuse et tourmentée de la LSF, a exprimé ses souhaits de « réparer symboliquement une injustice ancienne » à l’égard de cette langue en présentant l’adaptation [32] à la modalité visuo-gestuelle du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL). La LSF trouve donc sa place dans un vaste ensemble qui concerne 45 autres langues.
Pour conclure ?
17 La volonté de placer la LSF au même rang que les autres est donc bien réelle, le dossier qui lui est consacré le prouve encore, si besoin en était, mais cette volonté ne saurait gommer une certaine vigilance : au-delà de tout satisfecit strictement linguistique, il reste beaucoup à faire… La reconnaissance de la LSF ne saurait évidemment se faire sans celle des professionnels qui la véhiculent (professeurs [33], éducateurs, interprètes langue française/langue des signes…), mais plus que tout sans une prise en considération de ses locuteurs, en premier lieu les enfants sourds et malentendants, « car, qu’est-ce qu’une langue ? Pas un code, ni une méthode, ni un instrument de communication… Une langue vit et fait vivre, parfois se complexifie ou s’appauvrit, voire meurt… À quoi bon vouloir enseigner la LSF, son lexique, sa syntaxe si rien n’est mis en place pour donner précocement au sujet concerné accès aux réseaux langagiers signés ? Une langue, avant de s’apprendre, se prend se parle s’écoute, s’échange et pour ce, les autres parlants sont nécessaires [34]. »
18 Une pleine reconnaissance de la LSF en tant que langue vivante comme les autres langues vivantes ne pourra se faire en niant ses spécificités ni sans ses locuteurs séculaires, les Sourds.
Bibliographie
Bibliographie
- Bertin (F.), dir., « Enseigner et apprendre en LSF : vers une éducation bilingue », La nouvelle revue de l’AIS, Cnefei, Suresnes, 2005.
- Bertin (F.), Cuxac (C), dir., « LSF : enjeux culturels et pédagogiques » dossier, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 23, INS HEA, novembre 2003.
- Cuxac (C.), La Langue des signes française; les voies de l’iconicité, Faits de Langues, Ophrys Paris, Paris, 2000.
- Meynard (A.), Surdité, l’urgence d’un autre regard, Éres, Toulouse, 2008.
- Meynard (A.), Soigner la surdité et faire taire les Sourds, Éres, Toulouse, 2010. À paraître.
- Mottez (B.), Les sourds existent-ils ?, textes réunis par A. Benvenuto, L’Harmattan, Paris, 2006.
Mots-clés éditeurs : Handicap, Communication visuo-gestuelle, Surdité, CECRL, Bilinguisme sourd, Histoire, Langue vivante, Langue des signes française (LSF)
Mise en ligne 09/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.049.0013Notes
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[1]
L’article 75 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées insère dans le code de l’éducation (article L312-9-1) cette reconnaissance : « La langue des signes française est reconnue comme une langue à part entière » et il est précisé que « Tout élève concerné doit pouvoir recevoir un enseignement de la langue des signes française. Le Conseil supérieur de l’éducation veille à favoriser son enseignement. Il est tenu régulièrement informé des conditions de son évaluation. Elle peut être choisie comme épreuve optionnelle aux examens et concours, y compris ceux de la formation professionnelle. Sa diffusion dans l’administration est facilitée. » Deux arrêtés du 10 septembre 2007 ont ainsi ajouté la LSF à la liste des disciplines pouvant faire l’objet, à compter de la session 2008, d’une épreuve facultative au baccalauréat général et au baccalauréat technologique hôtellerie (BO, n° 39 du 1er novembre 2007). L’arrêté du 12 octobre 2007 relatif aux épreuves du baccalauréat technologique ajoute la LSF aux épreuves facultatives des séries STG, ST2S, STI et STL à compter de la session 2009 (BO, n° 41 du 15 novembre 2007). La note de service n° 2007-191 du 13 décembre 2007 définit quant à elle les conditions de l’épreuve optionnelle de LSF au baccalauréat (BO n° 46 du 20 décembre 2007).
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[2]
La majuscule indique simplement l’appartenance linguistique. F. Bertin, Les Sourds. Une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
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[3]
C’est l’assyriologue J. Bottéro qui a identifié ces caractères.
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[4]
Ivani Fusellier-Souza, Semiogénèse des langues des signes. Étude de Langues des signes primaires (LSP) pratiquées par des sourds brésiliens, thèse de doctorat, université de Paris 8, 2004.
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[5]
427 av. J.-C. – 348 av. J.-C.
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[6]
Platon, Le Cratyle, XXXIV, 423-444b.
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[7]
Fernand Fourgon, op. cit., n° 37.
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[8]
En Grèce classique, dans les cités de Sparte ou d’Athènes, mais aussi dans la Rome antique, les nouveaux-nés atteints de malformations étaient soumis aux rites de l’exposition. Ceux-ci consistaient à emmener l’enfant en dehors de l’enceinte de la cité et à le laisser mourir dans l’eau ou dans un trou. Cet acte que nos esprits de contemporains interprètent comme une abomination extrême, n’est pas, au sens des Anciens, assimilable à une exécution. Il s’agit de rendre aux dieux ce qui est interprété comme un signe de leur colère : « Si on les exposait, c’est parce qu’ils faisaient peur ; ils étaient le signe de la colère des dieux et ils en étaient aussi la raison. » (Marie Delcourt, Stérilité mystérieuse et naissance maléfique dans l’Antiquité classique, Droz, Paris, 1937, p. 39).
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[9]
Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Gallimard, Paris, 1990.
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[10]
M. Mollat, Les pauvres au Moyen Âge, Hachette, Paris, 1978, p. 30.
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[11]
Chapitre 38 de la règle de saint Benoît (VIe siècle) dont on retrouve trace au IVe siècle dans la règle de saint Pacôme.
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[12]
Les dictionnaires des signes gestuels sont élaborés dans les abbayes bénédictines, ou plus tard, trappistes, régies par la règle de saint Benoît. Voir René Poupardin, Miracles de Saint Philibert, 1905.
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[13]
Gerard van Rijnberk, Le langage par signes chez les moines, North-Holland Publishing Company, Amsterdam, 1953.
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[14]
Aude de Saint-Loup, Yves Delaporte et Marc Renard, Gestes des moines, regards des sourds, Siloë, 1997. Les signes monastiques sont ici ceux du monastère normand de La Pierre-qui-Vire.
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[15]
Code Justinien (530/531).
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[16]
Né vers 1660 et mort sans doute vers 1739.
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[17]
Théophile Denis découvre au XIXe siècle dans le manuscrit tenu entre 1708 et 1733 par le R. P. Boite, prieur de l’abbaye, manuscrit intitulé « Journal historique écrit dans l’abbaye de Saint-Jean d’Amiens », « la preuve indiscutable de l’existence, dans l’abbaye de Saint-Jean, d’une école de sourds-muets ».
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[18]
F. Bertin, Les Sourds, une minorité invisible, Autrement, Paris, 2010.
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[19]
Il ne s’agit nullement d’un détail théologique : le courant janséniste est tout entier imprégné d’une certaine tradition pédagogique. Frédéric Delforge, Les petites écoles de Port Royal : 1637-1660, Le Cerf, Paris, 1985, p. 355, cité par Maryse Bézagu-Deluy, L’abbé de l’Épée, instituteur gratuit des sourds-muets, Paris, 1991.
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[20]
La mise en place des « signes méthodiques » est effective vers 1780, soit quelque vingt après qu’il eut commencé à travailler avec des sourds : C. Cuxac, Le langage des sourds, Payot, Paris, 1983. Avec le successeur de l’abbé de l’Épée, l’abbé Sicard la méthode est encore complexifiée et s’écarte encore plus de la langue des signes naturelle, du langage mimique disait-on alors sans aucune connotation péjorative.
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[21]
L’œuvre de l’abbé de l’Épée est reconnue par le roi puis prise en charge par la Nation, après la Révolution française. La Convention attribue des locaux et fonde une « institution nationale des sourds-muets » à Paris (1791).
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[22]
Auguste Bébian, Lecture instantanée. Nouvelle méthode pour apprendre à lire sans épeler (1828), Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets (1827), Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel, (1817) ou encore Mimographie ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets, (1825)…
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[23]
Voir note n°2.
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[24]
Ferdinand Berthier (1803-1886).
F. Bertin, op. cit. -
[25]
Congrès international, Pour l’amélioration du sort des sourds-muets, tenu à Milan, du 6 au 11 septembre 1880 (Compte rendu), Héritiers Botta, Rome, 1881.
-
[26]
B. Mottez, « À propos d’une langue stigmatisée : la langue des signes », in Les Sourds existent-ils ?, L’Harmattan, Paris, 2006.
-
[27]
Article 33, loi n° 91-73 du 18 janvier 1991, abrogé mais réaffirmé dans la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 et inséré dans le code de l’éducation (art. L 112-2-2).28. La langue des signes suédoise (LSS) est en effet reconnue par le Parlement suédois dès 1981 : la LSS est considérée comme la première langue de l’enfant sourd, le suédois leur étant enseigné comme seconde langue. La Suède est également le premier pays à avoir ouvert une chaire d’université, relative à la LSS (en 1990).
-
[28]
Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (n° 2005-102),
-
[29]
Cf. note 1.
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[30]
Outre l’exemple de la Suède, précédemment cité (note n° 25), la langue des signes autrichienne est reconnue officiellement le 1er septembre 2005, la même année que la France donc : la Constitution d’Autriche est modifiée afin d’inclure, paragraphe 8 : « Die Österreichische Gebärdensprache ist als eigenständige Sprache anerkannt. Das Nähere bestimmen die Gesetze. », soit « La langue des signes autrichienne est reconnue comme langue indépendante »).
À notre connaissance, à ce jour, seule la Nouvelle-Zélande a reconnu la langue des signes comme langue officielle, le 6 avril 2006, après l’anglais et le maori. -
[31]
Déclaration de M. Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale, sur l’apprentissage de la langue des signes par les enfants sourds, Paris le 13 février 2002. http://cis.gouv.fr/spip.php?article1898
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[32]
Hervé Benoit, « LSF : une discipline scolaire est née », in Hors série n° 5, La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, INS HEA, juillet 2009.
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[33]
La première session du Capes de LSF s’est d’ailleurs tenue en mars 2010.
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[34]
André Meynard, « Accueil des enfants Sourds : les langues signées vont-elles disparaître ? », in dossier « La LSF : enjeux culturels et pédagogiques », La nouvelle revue de l’AIS, Suresnes, Cnefei, 2003.