Couverture de NRAS_044

Article de revue

L'évaluation du projet individuel : entre technicité et utopie ?

Pages 173 à 182

Notes

  • [1]
    Ce texte est tiré d’une conférence prononcée le 19 novembre 2008, lors des journées nationales d’études et de formation de l’ANPASE, Association nationale des professionnels et acteurs de l’action sociale, médico-sociale et sanitaire en faveur de l’enfance et de la famille, avec l’aimable autorisation de cette association.
  • [2]
    Centre technique national d’études et de recherche sur le handicap et les inadaptations.
  • [3]
    Michela Marzano, L’éthique appliquée, Que sais-je ? PUF, 2008.
  • [4]
    Lucien Sfez, La décision, Que sais-je ? PUF, 2004.
  • [5]
    Axel Kahn, Christian Godin, L’homme, le bien, le mal, Stock, 2008.
  • [6]
    Olivier Reboul, La philosophie de l’éducation, Que sais-je ? PUF, 1989.
  • [7]
    Pierre Bonjour, Michèle Lapeyre, L’intégration scolaire des enfants à besoins spécifiques, Erès, 2000.
  • [8]
    Anne-Marie Favard, L’évaluation clinique en action sociale, Erès, 1991.
  • [9]
    Christiane Gohier, Denis Jeffrey, Enseigner et former à l’éthique, Les Presses de l’université de Laval, 2005.

1 En 1982, madame Fardeau, économiste, tenait les propos suivants lors d’un séminaire intitulé : L’évaluation dans le champ des pratiques sociales et organisé par le CTNRHI [2] : « Je voudrais restituer toute cette poussée relativement récente de l’approche économique pour aborder les problèmes sanitaires et sociaux dans le contexte économique général et il est certain que c’est seulement l’ambiance de crise économique qui sévit depuis pas mal d’années maintenant et qui semble de façon regrettable devoir se maintenir et éventuellement s’aggraver au cours des prochaines années, qui est à l’origine de cette relative mode et de la diffusion en tout cas des approches coût/efficacité, coût/avantage qui se pratiquent de plus en plus et qui inquiètent parfois les praticiens même si certains, dans certains domaines, ont su être récupérateurs pour en faire bon usage et légitimer leur pratique. » Un quart de siècle plus tard, peut-on dire que les choses ont changé concernant la prégnance de l’aspect économique ? La focalisation du discours contemporain sur les bonnes pratiques, sur les valeurs communes peut-elle nous rassurer ou ne fait-elle que masquer une situation plus inquiétante quant à la place occupée par l’humain dans le secteur médico-social ?

2 Faut-il se désespérer, ou s’indigner comme le fait Michela Marzano [3] dans son ouvrage sur l’éthique appliquée quand, étudiant l’éthique dans les entreprises, elle écrit : « La plupart des textes produits par les entreprises reposent d’ailleurs sur l’idée que « l’éthique paie » et que les retours escomptés de la bonne conduite (réelle ou affichée ») de l’entreprise viendront rentabiliser les investissements effectués en la matière. Dans ce cadre, l’effet d’annonce est tout aussi important que l’annonce elle-même. On « fait » de l’éthique un peu comme on « fait » de la publicité. Elle se vend bien et elle permet d’attirer l’attention du grand public ». Certaines associations et collectivités territoriales que je qualifie d’extrémistes en ce qu’elles ont la fâcheuse tendance à plaquer le jargon des entreprises sur les institutions à but non lucratif, rendent nécessaire d’analyser ce qui se cache précisément derrière ce jargon.

3 À l’autre extrémité du spectre, l’éthique ethérée qui se prend pour une donneuse de leçons, qui se contente d’être annoncée dans une belle charte, risque de n’être qu’un prêchi-prêcha, éventuellement habillé de laïcité ; il n’y a pas, tout là-haut, une éthique qui transcenderait la vie des hommes, mais des éthiques en situation, écrites et réécrites indéfiniment, déterminées par le lieu et l’époque et qui doivent toujours être interrogées. Ce sont les situations, au plus près de l’humain, qui ouvrent le plus de pistes pour chercher à donner du sens aux pratiques sociales en général, et aux évaluations en particulier.

4 Je m’appuierai sur quatre points pour développer et étayer mon analyse :

5

  • projet et décision au regard de l’éthique ;
  • éthique et altérité ;
  • éthique et complexité humaine ;
  • éthique et technicité dans les évaluations des projets individuels.

Projet et décision : la question du temps dans les institutions

6 La dimension du temps est importante dans la relation à l’autre. Affirmer dans une institution que l’on respecte l’autre dans son intégralité et sa singularité, sans dire comment l’institution en général se débrouille pour prendre en compte cette épaisseur du temps, sans dire comment la question du temps est évaluée dans son aspect mesurable, mais également dans sa dimension qualitative, c’est un effet d’annonce qui n’apporte rien aux personnes concernées. Autrement dit, le temps est accoucheur d’altérité.

7 On mesure également combien la pertinence d’une décision passe par la mise en place de conditions multiples et notamment temporelles. Il faut alors se demander si décider aujourd’hui, c’est la même chose que décider hier. Pour répondre à cette question, j’emprunte à Lucien Sfez [4] son point de vue sur l’évolution récente du processus de décision.

8 Au temps du libéralisme classique, le décideur, qu’il soit citoyen, ministre, consommateur ou producteur, est un être libre d’exercer, en toutes circonstances, les grands arbitrages et ce, avec discernement puisqu’il est certain, transparent, rationnel. C’est l’époque des idées toujours claires, celle de la méthode cartésienne, où les raisonnements sont linéaires, les arguments rationnels, où chacun exerce sa liberté face à toutes les déterminations. Bref, « la décision classique, c’est la bonne décision droite, en ligne, celle qui assure au sujet libre les choix de rentabilité progressiste, linéaire ». Cette fiction est celle de « l’homme certain », un être qui, devant un but unique, choisit la solution, la bonne décision, unique elle aussi. Pour l’auteur, ce modèle trop simple, entre en crise au début du xxe siècle : « l’homme certain » laisse sa place à « l’homme probable » dans le contexte du libéralisme moderne. L’essor des recherches psychologiques montre que les comportements ne sont pas rationnels, quand le développement des théories probabilistes introduit davantage de complexité. La linéarité est désormais rejetée et, surtout, il apparaît qu’il n’y a pas qu’un seul chemin possible pour arriver à un but, une fois la finalité posée : « plusieurs chemins sont possibles et une des grandes difficultés réside dans le fait qu’on ne peut les déterminer à l’avance ». À l’âge moderne, l’ère de l’incertitude a commencé : la décision devient « un processus d’engagement progressif, connecté à d’autres, marqué par l’équifinalité, c’est-à-dire par l’existence reconnue de plusieurs chemins possibles pour parvenir au même et unique but ». On croit avoir atteint la complexité finale du concept. Erreur : nos sociétés contemporaines remplacent petit à petit « l’homme probable » par « l’homme aléatoire » ! Notre homo erraticus comprend qu’il reste encore une illusion, l’idée selon laquelle il existe « une seule vérité, un seul avenir possible, un unique bloc de valeurs à défendre ». Mais elle s’écroule aussitôt. Les modèles économiques, les psychologies, la psychanalyse, la biologie, l’anthropologie structurale sont passées par là, laissant l’homme d’aujourd’hui devant la plus grande des perplexités : la décision contemporaine, « est un récit toujours interprétable, multirationnel, dominé par la multifinalité, marqué par la reconnaissance de plusieurs buts possibles, simultanés, en rupture ». La complexité du processus décisionnel et la complexité de l’homme se rejoignent pour nous inciter à renoncer à toute tentative de simplification.

Éthique et altérité

9 À ce stade de la réflexion, il me paraît nécessaire de préciser ce que j’entends par altérité et d’avancer ainsi vers la compréhension de ce qui pourrait constituer une posture éthique, garante de l’activation d’un processus et de la mise en œuvre de procédures adaptées à l’humain. L’altérité n’est pas la différence : ce qui est différent chez l’autre, je le vois : c’est une femme, elle est grande, elle est brune, elle est en situation de handicap etc. Je vois ces éléments qui la constituent et qui la différencient de moi. La différence, c’est ce qui se voit et donc ce que l’on peut nommer et, puisqu’on peut nommer, c’est ce qu’on peut instrumentaliser, manipuler chez l’autre. L’altérité, c’est ce que je ne saurai jamais de l’autre, c’est cette radicalité qui en fait une personne que je ne connaîtrai jamais parfaitement, que je ne comprendrai jamais tout à fait. C’est cette partie d’elle-même qu’elle seule peut qualifier, nommer et qui, du coup, interdit toute manipulation. Comme l’écrit Axel Kahn [5] : « De toute façon, je suis irréductible à l’autre, qu’il me soit biologiquement équivalent ou non. Jamais je ne saurai de façon précise ce qu’il sait, je ne penserai ce qu’il pense, de moi et de lui-même, que cela relève d’une barrière essentiellement psychologique ou soit influencé par des différences biologiques ». J’ajouterai volontiers, assumer l’altérité, c’est s’interdire de parler à la place d’autrui.

10 Notre société développe un discours qui tend à devenir dominant et qui consiste à exalter les vertus supposées de la transparence : dire tout ce que l’on sait, dire tout ce que l’on fait, tel devient le credo. Ainsi dans les milieux du social, du médico-social et du sanitaire où, bien imprudemment, d’aucuns veulent tout savoir de l’autre, afin, affirment-ils, de mieux les connaître, mieux les comprendre et, in fine, mieux les accompagner. Et dans cet élan de vérité éclatante, tant pis si l’on égratigne au passage le secret professionnel – qui devient alors de la rétention d’informations sur fond de pouvoir –, tant pis si l’on oublie que l’humain n’existe pas sans jardin secret. Certes, comme le dit Michela Marzano, « le fait de garder un secret donne toujours au détenteur de la vérité un pouvoir sur l’autre ». Mais, ajoute-t-elle : « le fantasme de tout savoir qui, engendrant le mythe de la transparence, cache en réalité un désir de toute-puissance et de maîtrise absolue sur sa propre vie et sur la vie d’autrui. Le « tout dire » peut empêcher l’individu de construire un vide qui puisse laisser advenir la liberté d’une parole réservée ».

11 Nous avançons vers ce qui pourrait constituer une posture éthique, respectueuse de l’autre, puisque nous avons dégagé comme premier élément le respect du temps de l’autre, si souvent considéré comme chronophage dans les institutions, et le respect de son altérité qui passe par l’abandon de la croyance en l’absolu de la vérité humaine accessible. Dans cette perspective, et j’emprunte à nouveau à Axel Kahn, le bien devient « tout ce qui procède de la pensée, et des actions qui en découlent, ayant pour objectif de préserver l’humanité de l’autre en ce que je la reconnais équivalente à la mienne propre ». Si ma vérité passe par un temps qui m’est propre et comprend en son sein sa propre opacité, alors respecter l’autre, c’est reconnaître en lui la même chose.

Éthique et complexité humaine

12 La base de la réflexion éthique c’est la recherche de la réalité, au plus près de la vérité : on ne peut rien faire à partir de simplifications, de caricatures, d’a priori et autres clichés et encore moins à partir de rumeurs, voire de ragots. Je pense ici aux horreurs échangées sans vergogne dans quelques réunions de synthèses. Toute institution qui développe un projet et qui met en place des projets pour chaque enfant accompagné doit faire connaître les fondements et les finalités de ses ambitions. Sur quoi tout le monde s’accorde-t-il ? Le législateur, les professionnels, les familles affirment être là pour développer l’autonomie des enfants, favoriser et accompagner leur épanouissement.

De l’autonomie…

13 Dans le domaine médical, il a fallu attendre la fin des années quatre-vingt pour commencer à dépasser un modèle paternaliste et tendre vers un modèle autonomiste au sens où les choix des patients doivent être respectés même dans le cas d’un refus de traitement. Mais l’autonomie, version consentement responsable, peut laisser la place à l’autonomie, version self-made-man, version égoïsme et déliaison sociale. Affirmer l’importance de l’autonomie des personnes suppose donc un effort de définition conceptuelle, nourrie de complexité et qui accepte la confrontation permanente aux situations cliniques singulières. En somme, l’autonomie en soi n’est pas plus intéressante que son contraire l’hétéronomie si elle ne s’inscrit pas dans un projet collectif. Et pourtant, pas d’outil d’évaluation des projets sans ce fourre-tout qu’on appelle l’autonomie. Avec un concept aussi flou, aussi polysémique, il n’est pas possible de mesurer quoi que ce soit. Personne ne contestera qu’il vaut mieux être autonome que dépendant. Pourtant, que nous apprennent les personnes handicapées ? Elles revendiquent leur autonomie malgré leur dépendance, elles exigent le respect de leur liberté alors qu’elles ne maîtrisent pas certaines choses élémentaires de la vie ! Se poser la question en ces termes, c’est, dans les objectifs d’autonomie, ne plus l’assimiler à l’indépendance, version solitude, c’est mettre en tension permanente la visée de l’autonomie et celle de la solidarité. À la limite, on pourrait même renverser la posture en contestant les notions elles-mêmes : rappelons-nous l’utopie fouriériste. Charles Fourier, philosophe et économiste de la fin du xviiie, début du xixe siècle, avait imaginé que le bonheur de l’homme passerait par la création de phalanstères, par des groupes humains harmonieusement composés et qui procureraient à chacun un bien-être par le travail attrayant et librement consenti. Pour assurer la cohésion du groupe, il avait imaginé une sorte d’uniforme, une blouse fermant grâce à des boutons situés dans le dos, obligeant ainsi chacun à avoir besoin de l’autre pour s’habiller.

14 À l’autre bout de l’utopie, qui ne voit que la figure du self-made-man transforme l’autonomie en individualisme et ses conséquences inadmissibles pour ceux qui n’y parviennent pas. Comme l’affirmait Oliver Reboul [6], mérite d’être enseigné « ce qui libère et ce qui unit » : on le voit bien ici, libérer sans chercher à unir en même temps, c’est pervertir une valeur par l’absence d’une autre valeur et cela risque bien de déboucher sur des impasses, ou pire, des dérapages éducatifs.

à l’épanouissement

15 La notion d’épanouissement est également au hit parade du jargon éducatif et médico-social. Axel Kahn définit l’humanisme « comme l’ensemble des conceptions et des doctrines se fixant comme fin l’homme et son épanouissement ». Épanouir, étymologiquement, cela s’apparente à déployer : aider chacun à déployer ses ailes pour s’envoler vers la connaissance, le bonheur, la liberté, c’est une belle intention. Mais pour un être humain, il s’agit de déployer quoi ? Peut-on sérieusement répéter à l’envi ce mot magnifique sans chercher à comprendre combien l’incroyable complexité humaine rend difficile sa mise en œuvre ? Peut-on inscrire ce beau projet sur le fronton des institutions sans se demander comment déjouer les idéologies qui viendront amputer l’humain d’une partie de sa complexité ?

16 Chaque éducateur, chaque institution devrait préalablement à toute élaboration de projets, réfléchir à cette question : comment définir l’homme ? Définition nécessaire, ne serait-ce que pour communiquer, mais également dangereuse, car au bout de toute définition, une porte de prison peut s’ouvrir. L’homme échappe et doit échapper à toute définition qui se voudrait totale, faute de quoi c’est le totalitarisme qui montre le bout de son nez. Pour autant, comment faire un projet sans une conception globale de la personne ? Sans se mettre au courant des paradigmes qui, souvent à notre insu, gouvernent notre rapport au monde ? Je pars de l’idée suivante : si est homme tout petit d’homme, chacun a des caractéristiques qui le font semblable à l’autre, quelle que soit l’époque, quelque soit le lieu. Pour reprendre un concept de Ricœur, c’est l’idem de l’homme. Ma proposition de définition est la suivante  [7] : l’Homme se conçoit à partir de quatre champs existentiels : il est à la fois homo faber, sapiens, socians, demens.

17 Homo faber ? Notre société survalorise l’action, le faire, le résultat, la performance, elle fait de cet homo faber, celui qui fabrique, le signe déterminant de son humanité, ce qui arrange beaucoup les profiteurs des sociétés marchandes. D’après les affiches publicitaires, il faut être efficace ou ne pas être. Mais l’homme est aussi un homo sapiens, capable de penser et d’échapper à l’aliénation des représentations stéréotypées : est aussi un être de pensée, car attention aux terribles dérives de ceux qui en font l’attribut distinctif de l’Homme : ceux-là font le lit des politiques d’extermination des personnes handicapées mentales profondes. Mais l’Homme, c’est aussi un homo socians, qui a un besoin d’acculturation et de vivre son appartenance au monde des humains. Contrairement aux messages distillés par une idéologie qui veut taire sa couleur libérale, celle de l’individualisme, l’individu n’existe pas sans les autres : même absents les autres sont à l’intérieur de lui. Enfin l’Homme, c’est aussi un être qui aime, qui hait, qui souffre, qui doute, se contredit, se perd ; l’homo demens se sent et se sait fragile, vulnérable.

18 Bien entendu cette modélisation est plus une métaphore pour penser que la description d’une réalité. Elle a l’ambition de montrer avec simplicité la complexité de l’homme : chaque champ est en effet distingué, mais non disjoint des autres, chaque champ est relié sans être confondu avec les autres. Cette systémie fait que entrer dans un projet par un champ entraîne des effets sur les autres ; elle est, d’autre part, complexifiée par le fait que chaque champ entretient avec chaque autre une relation dialogique, c’est-à-dire à la fois antagoniste et complémentaire. Enfin, chaque champ est considéré en égale estime, combattant ainsi toute tentative d’hégémonie d’un champ sur l’autre.

19 Ici s’ouvre une réflexion éthique : la posture éducative consiste alors à faire respecter chaque jour, par tous les partenaires, la considération égalitaire à l’égard de ces quatre champs. L’homme ce n’est pas 25 % de cognitif, 25 % de psychoaffectif etc., c’est 100 % de cognitif, 100 % de psychoaffectif etc. Seule cette métaphore mathématiquement absurde peut rendre compte de la paradoxalité de l’être humain, puisque négliger un des quatre champs, ce n’est pas seulement amputer l’homme, c’est le tuer symboliquement.

Éthique et technicité

20 L’évaluation a souvent du mal à pénétrer le milieu médico-social et je connais les efforts, vains jusqu’à ce jour, pour que toutes les équipes en accepte l’idée ou, plutôt sa mise en œuvre. Pourtant, comme le dit en substance Henri-Jacques Stiker : « Aucun navigateur ne peut se dispenser d’évaluer sa position, même s’il ne sait pas où il va. » Remarquons tout d’abord que le terme recouvre une multitude de significations : lors d’une recherche, j’avais recueilli 60 définitions différentes auprès de 120 enquêtés ! L’aspect technique de l’évaluation est parfois récupéré par ses laudateurs comme une sorte de garantie d’impartialité, de neutralité, face aux analyses floues, saturées de subjectivité et, par conséquent, peu sérieuses. Ce qui ne me paraît pas sérieux, est d’affirmer que des techniques inventées par des humains, pour des humains, dans des institutions humaines pourraient échapper à l’idéologie : « objectiver le subjectif », comme le dit fort bien Anne-Marie Favard [8], suppose un ou plusieurs paradigmes capables d’orienter et de rendre cohérent le système évaluatif. Regardons ces quatre exemples d’échelles utilisées couramment et qui dévoilent aisément leurs assises idéologiques, pourvu qu’on leur prête quelque attention.

21

  • La première est utilisée pour les petits : le premier échelon indique que l’enfant ne réussit pas encore ; c’est le terme « encore » qui révèle que les concepteurs ont opté pour la croyance en l’éducabilité de tous. Ici le respect de l’enfant se traduit à la fois par cet effet Pygmalion positif et par le fait que l’on dit la vérité à l’enfant ; mais entre : « je réussis » et « je ne réussis pas », il y a place pour je ne réussis pas encore qui en signe son humanisme.
  • La deuxième s’adresse à des plus grands et montre que l’apprentissage est conçu en termes de compétences à acquérir, à confirmer, puis à renforcer. Elle ne dit rien d’autre et paraît bien sèche pour des petits d’homme confrontés ainsi au seul dilemme de la compétence ou de l’incompétence.
  • La troisième était utilisée par les CDES et est issue directement des travaux ayant abouti à l’élaboration de la Classification internationale du handicap (CIH), remplacée depuis quelques années par la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF). Sa construction tourne autour de la question de l’aide : l’objectif terminal est de ne pas avoir besoin d’aide ; ne pas avoir besoin d’aide apparaît comme l’indicateur suprême de l’autonomie. Ici, sans le dire, se profile l’idéologie du self-made-man, celui qui n’a besoin de personne pour réussir ; à l’extrême, réussir seul et pour soi-même constitue la finalité de l’existence.
  • La quatrième est très proche ; pourtant l’inversion des deuxième et troisième échelons dévoile une conception radicalement différente de la précédente. En effet, l’échelle s’articule autour de l’alternance « aide – sans aide » en écho à la conception de Vygotsky, pour qui l’éducation est une suite ininterrompue d’étayage et de désétayage ; comme l’affirme ce psychologue russe, on apprend toujours deux fois : une fois avec les autres, une fois seul. Ici la participation de l’autre est vu comme positive, indispensable, recherchée et non comme une béquille dont il faudra se débarrasser au plus vite. Par ces temps de déliaison, d’individualisme, d’égoïsme, il est bon de réhabiliter tout ce qui peut nous relier aux autres.

Pour conclure

22 Je propose quelques pistes pour continuer à réfléchir sur l’évaluation des pratiques et sur les pratiques d’évaluation.

Bonnes pratiques ?

23 En premier lieu, je suis très circonspect quand on me parle de bonnes pratiques. D’abord, on confond souvent bonnes pratiques et pratiques légales : or l’éthique peut justifier la désobéissance. Plutôt que de bonnes ou de mauvaises pratiques, il y a des pratiques plus ou moins adaptées à ceux auxquelles elles sont destinées. Elles n’ont que le sens que leur donnent les finalités visées par ceux qui les utilisent : par exemple, la technique de la photographie n’a pas de sens pour elle-même, sauf peut-être lorsque l’on veut former des photographes. Un atelier photo dans une institution acquiert sa dimension éducative lorsqu’on relie cette pratique à la conception de l’humain : s’agit-il d’un humain qui crée et développe son imagination, d’un humain qui exprime son rapport au monde, aux autres et qui, pour le faire, communique et échange ? Ou s’agit-il d’un singe savant qui, solitaire dans le secret de son laboratoire, connaît par cœur toutes les techniques, les marques d’appareil pour reproduire, toujours plus vite, des clichés qu’il espère rentables ? Une bonne pratique, au sens éthique, renverrait alors à la recherche d’une définition du bien ; Axel Kahn nous dit : « je ne vois pas d’autres définitions de bien que le souci du statut de l’autre au bénéfice duquel je me dois de mobiliser les moyens disponibles et d’acquérir moi-même les qualités nécessaires pour les utiliser au mieux ».

Libérer et relier

24 Cependant, cela ne me dit pas comment repérer que ce souci de l’autre sera au bénéfice de ce dernier. Il me faut également oser affirmer ce qui constitue les finalités de mes actions éducatives. Ici, je reprends à nouveau cette pensée forte d’Olivier Reboul : mérite d’être enseigné, tout ce qui libère et tout ce qui unit. Libérer l’être de tous les déterminismes qui l’aliènent, mais pas pour un faire un individu isolé, solitaire, indépendant et égoïste, un self-made-man gagneur et entreprenant : le libérer et, en même temps, le relier aux autres pour épanouir un être socialisé, solidaire, autonome. En d’autres termes, il conviendrait que les évaluations individuelles et institutionnelles accordent autant d’importance aux actions qui visent l’être libre, capable de résister aux pressions du groupe et l’être solidaire, capable d’entendre l’appel du groupe.

Apports de la bioéthique ?

25 Si la philosophie de l’éducation nous est utile, les principes biomédicaux peuvent également aider la recherche de repères éthiques dans le secteur médico-social. Depuis les années quatre-vingt, les quatre principes de l’éthique biomédicale sont posés : le principe d’autonomie qui reconnaît chaque personne comme capable de faire des choix et de prendre des décisions ; le principe de bienfaisance qui vise à assurer le bien-être de chacun en prenant en compte le rapport entre les risques et les bénéfices des solutions proposées ; le principe de non-malfaisance, c’est-à-dire le principe hippocratique du primum non nocere, ne pas nuire ; enfin, le principe de justice qui interdit les discriminations et vise à réguler les moyens de façon équitable. Il me semble qu’adapter ces principes permettrait de jeter des balises solides dans l’évaluation des pratiques.

L’idem et l’ipse

26 Ma dernière interrogation concerne un des paradoxes de nos sociétés actuelles qui, dans le même temps où elles survalorisent l’ipse de chacun, – ce qui fait que je suis différent de mon voisin –, tout en imposant un modèle de pensée unique qui tend, au contraire à faire taire la diversité. Les projets institutionnels et individuels étant en grande partie des reflets de notre société contemporaine, n’est-il pas urgent de réhabiliter l’idem de l’homme – ce qui fait que nous sommes tous des êtres humains- et de redonner à tous le goût du projet collectif ?

27 Pourtant, ce qui est dominant aujourd’hui, ce sont les mesures prises en faveur de l’idem de l’homme, cet idem qui fait de chaque être un semblable et qui s’incarne dans un corpus juridique de plus en plus riche, certains diront de plus en plus confus. Personne n’ira critiquer le fait que les personnes obtiennent plus de droits, davantage de compensations et, espérons de considération. Le problème est que l’homme n’est pas à confondre avec l’idem de l’homme : l’être humain, c’est aussi l’ipse, ce qui fait que je suis différent de mon voisin. Si notre société contemporaine valorise cette singularité, ce n’est qu’en hiérarchisant les qualités des uns et des autres. Comme l’écrit récemment H.J. Stiker : « la société ne pratique assistance ou solidarité sans autre motif que sa propre sauvegarde ». « Nos sociétés, affirmait-il il y a plusieurs années déjà, n’ont jamais réussi à intégrer la différence en tant que telle ».

28 C’est alors que se pose à nouveau une question angoissante : comment faire pour que le petit d’homme ne disparaisse pas derrière l’institution triomphante, c’est-à-dire labellisée, isoisée ? Comme le disent fort justement Christiane Gohier et Denis Jeffrey dans leur récent ouvrage [9] : « La réponse à une demande éthique se concrétise souvent dans la création et l’application d’un système de règles ou de normes. Cette dérive réglementaire est fréquente tout comme la judiciarisation des conflits et de leur résolution […]. Il s’agit d’obéissance et de déontologie, mais il ne s’agit pas d’éthique […] Il s’agit de s’interroger sur le sens de ses interventions plus que sur la seule conformité à une règle, si bonne soit-elle. Cette interrogation ne garantit pas le fait de trouver une seule réponse ou une réponse absolue. La réflexion éthique comporte une part d’incertitude parfois difficile à supporter ».

Que faire ?

29 Je terminerai par deux exemples concrets de ce qu’il est possible de faire pour mettre en pratique ces principes pertinents. À Lyon, la Sauvegarde a créé le GREJ, Groupe de réflexion éthico-juridique, chargé de discuter de tout problème que se pose un salarié en interne, puis, éventuellement, faire remonter ces débats pour enrichir l’élaboration permanente du projet institutionnel. Au plan national, le Comité national des avis déontologiques, auquel je participe depuis sa création en 1996, répond à toute question posée par les acteurs sociaux sous la forme d’un éclairage juridique et éthique permettant au demandeur de prendre lui-même la meilleure décision possible. La demande est ininterrompue et nous délibérons actuellement sur la 130e question. Plutôt que chercher à établir des listes de bonnes pratiques, les institutions auraient tout intérêt à créer en interne et en partenariat avec d’autres des lieux où la parole circule librement, où les réponses apportées ne viennent pas tuer les questions, où le fantasme de la bonne réponse, de la bonne pratique cède sa place à la délibération modeste, mais étayée et ancrée dans le quotidien, au doute constructif, à l’esprit critique sans cesse alimenté. Et la boucle est bouclée : innover dans le secteur médico-social et sanitaire, non pas pour changer car c’est la mode, innover pour progresser, c’est résister et développer de nouvelles utopies ; résister notamment au rouleau compresseur institutionnel quand il confond prendre le temps de et perdre son temps. Quant aux utopies, la première à réhabiliter est celle qui consiste à affirmer que rien n’est écrit. Pour paraphraser Paul Ricœur, tout reste à faire pour réconcilier l’homme avec lui-même, avec les autres, dans des institutions justes.


Mots-clés éditeurs : Lien social, Différence, Complexité humaine, Évaluation, Médico-social, Éthique, Altérité, Autonomie, Solidarité, Projet individuel

Date de mise en ligne : 17/02/2015

https://doi.org/10.3917/nras.044.0173

Notes

  • [1]
    Ce texte est tiré d’une conférence prononcée le 19 novembre 2008, lors des journées nationales d’études et de formation de l’ANPASE, Association nationale des professionnels et acteurs de l’action sociale, médico-sociale et sanitaire en faveur de l’enfance et de la famille, avec l’aimable autorisation de cette association.
  • [2]
    Centre technique national d’études et de recherche sur le handicap et les inadaptations.
  • [3]
    Michela Marzano, L’éthique appliquée, Que sais-je ? PUF, 2008.
  • [4]
    Lucien Sfez, La décision, Que sais-je ? PUF, 2004.
  • [5]
    Axel Kahn, Christian Godin, L’homme, le bien, le mal, Stock, 2008.
  • [6]
    Olivier Reboul, La philosophie de l’éducation, Que sais-je ? PUF, 1989.
  • [7]
    Pierre Bonjour, Michèle Lapeyre, L’intégration scolaire des enfants à besoins spécifiques, Erès, 2000.
  • [8]
    Anne-Marie Favard, L’évaluation clinique en action sociale, Erès, 1991.
  • [9]
    Christiane Gohier, Denis Jeffrey, Enseigner et former à l’éthique, Les Presses de l’université de Laval, 2005.

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