L’écologie de la vie
1 Cellulaires, chimiques, culturelles, familiales, … autant d’adjectifs qui montrent la diversité de la notion de médiation. Présents dans les interactions biotiques, des médiateurs participent à la régulation du milieu intérieur d’un être vivant, de ses rapports à l’environnement ; ils permettent la vie. Quand cet être vivant est un humain, la vie dépasse le seul aspect biologique et des médiateurs participent à la construction et à la gestion du lien social. Peut-on trouver à parler de médiation dans une dimension spirituelle ou métaphysique de l’humanité, dès les premières créations artistiques parmi les bestiaires de l’art pariétal ? Quand on regarde au fil de l’histoire de l’éducation, ne trouve-t-on pas quelques accents de « médiation » dès la maïeutique de Socrate ? La description de la leçon de géométrie dans laquelle Socrate amène un esclave du Ménon à découvrir comment on obtient un carré de surface, double d’un carré donné, peut s’analyser en termes de médiations. Au début du xixe siècle, et pour nous rapprocher aussi d’une population qui nous concerne, le médecin Jean Itard use de médiations auprès de Victor de l’Aveyron, pour le faire sortir de son état d’enfant sauvage. Au-delà de l’acquisition de savoirs et de savoir-faire, cet exemple illustre une autre dimension plus philosophique de la médiation. Elle vise pour celui qui la reçoit le passage d’un état à un autre, pour Victor, l’accès à la condition humaine. Ou tout du moins à l’idée que l’on s’en fait. Car on peut noter ici, une instrumentalisation certaine de la médiation au profit de l’idée que ce qui est bon pour la société est bon pour l’enfant, que la société peut triompher de tout et que la maîtrise de la nature engendre le progrès. Une instrumentalisation attachée également à l’esprit de défi et de conquête qui marque cette époque napoléonienne.
2 À partir des années quatre-vingt, l’essor des médiations dans notre société est lié à deux phénomènes. D’une part, un développement des moyens de communication permet la circulation la plus large et rapide d’une quantité énorme d’informations en tout point de notre planète prise dans « la toile ». Une diffusion sans contrôle d’une information qui peut être reçue puis répercutée et même dévoyée de son sens. En conséquence, on assiste parfois à la capture des médias par certains organismes sociétaux ou politiques pour mettre en scène une émission d’informations. D’autre part les changements constants de notre société, souvent de véritables mutations, provoquent des fractures dans de nombreux secteurs. Ces situations de rupture demandent des régulations comme le montre le recours à un médiateur dans des entreprises en période de restructuration, ou dans des contentieux familiaux.
3 La nécessité de médiations est accentuée par les dimensions paradoxales de ces deux phénomènes : une communication distribuée à l’échelle planétaire mais de façon individuelle et virtuelle ; une restructuration dans un mouvement de mondialisation, mais qui parcellise et cloisonne. On trouve une illustration de la problématique ainsi créée dans le domaine scientifique, où l’on s’essaye aujourd’hui à parler davantage de médiation scientifique que de vulgarisation. Donner l’information scientifique ne suffit pas, ne suffit plus. Il faut faire comprendre cette information mais aussi créer les conditions d’un dialogue entre le néophyte et le savant pour dévoiler les enjeux des progrès scientifiques et en promouvoir une bonne utilisation dans la société. Les didactiques muséales des sciences et des techniques et l’organisation de manifestations grand public comme l’opération « Sciences en fête » vont dans ce sens. L’actualité montre cependant combien le risque est grand hélas, parfois réel, de voir cette mission citoyenne de la médiation scientifique dévoyée au profit d’une information mise au service d’intérêts privés.
4 Dans la société humaine, la médiation est une entremise par un acte, une pratique ou un support, mais aussi un processus créateur dans une dialectique ancien/nouveau et inter et intra psychique.
Médiation et école
5 Le thème invite à se pencher sur les écrits de différents humanistes, comme Rabelais ou Rousseau, ou sur les pratiques des différents représentants du courant pédagogique dit de l’éducation nouvelle, lequel a jalonné le xxe siècle. Nous ne le travaillons qu’à partir de l’essor des médiations mentionné supra.
De « l’explosion scolaire »
6 L’expression, qui date des années soixante, montre combien le développement de l’enseignement, en partie lié à la démographie, s’est déroulé de façon assez brutale en termes d’effectifs (Prost, 1981). À partir de 1975, les Propositions pour une modernisation du système éducatif français conduisent à placer le collège dans la continuité directe de la formation de l’école primaire. L’entrée de tous les élèves dans les classes de sixième et la suppression des filières ouvrent le collège à tous. Mais cette ouverture ne s’accompagne pas de dispositions sur les contenus et les modalités pédagogiques qui permettraient de transformer cette ouverture à tous, en réelle accessibilité aux savoirs pour tous. Une certaine inadaptation du système se reflète dans les comportements de certains élèves et dans les difficultés d’apprentissage.
7 L’observation des comportements montre un passage de formes de chahuts traditionnels à la multiplication de ce que l’on va nommer des incivilités et à divers phénomènes de violence, objets de nombreuses attentions à partir des années quatre-vingt (Charlot, 1997). Cette conjoncture offre une porte d’entrée à l’école pour la médiation. En dehors des modes de réponses classiques qui peuvent montrer une certaine inefficacité, la médiation scolaire se présente comme un outil communicationnel de régulation des conflits et de lutte contre la violence et les divers débordements. Des expériences sont menées et des dispositifs mis en place dans des collèges quelquefois avec l’aide d’équipes de chercheurs ou d’associations (Lemaire, 1999).
8 Venues de la mouvance de l’éducation permanente par la nécessité, pour des raisons de reconversion, de former des personnes dites de bas niveau de qualification, notamment après les crises dans le secteur industriel, les méthodes dites d’éducabilité cognitive pénètrent l’école. Devant les difficultés d’un grand nombre d’élèves, se répand l’opinion qu’il faut d’abord leur apprendre à apprendre. Ces méthodes proposent des médiations pour porter remède à un apprentissage défaillant, on parle de remédiation. Elles semblent arriver à point nommé en présentant l’avantage de mieux cibler les fonctions cognitives sans référence à l’histoire scolaire, et en s’attachant à développer des outils de pensée à partir d’un matériel qui sollicite des connaissances plutôt générales et instrumentales ne mobilisant pas les contenus spécifiques des différentes disciplines scolaires. L’idée de restauration des fonctions cognitives va de pair avec l’objectif du développement de la personnalité en impulsant une meilleure estime de soi, un besoin de réussite, un engagement social comme conséquences des modifications cognitives. Dans certaines de ces méthodes, avec les exercices proposés, on préconise aussi l’intervention d’un médiateur.
9 Ces deux entrées, pour parler de la médiation à l’école, peuvent concerner les élèves en situation de handicap. Mais il ne faudrait pas penser que l’arrivée à l’école d’enfants porteurs de différences crée systématiquement des différends. Ni même construire une représentation péjorée de ces différences qui conduirait tout éducateur à en appeler d’emblée à la remédiation.
10 Comme d’autres notions, à l’exemple de celles de projet, d’objectif ou de maîtrise, la médiation a aussi été reprise pour caractériser une certaine façon de porter l’acte pédagogique en orientant l’action de l’enseignant par des aspects méthodologiques ou des objectifs. Notre propos n’est pas l’analyse des pédagogies de la médiation. Nous nous intéressons à la médiation dans l’acte pédagogique en général, notamment dans sa dimension didactique.
Une entrée particulière
11 Dès le début du xxe siècle, les mathématiciens s’interrogent sur le décalage qui existe entre les mathématiques enseignées à l’école et le développement des connaissances de cette science qui a vécu une véritable révolution au siècle précédent. Sur ce thème, les travaux de la commission présidée par André Liechnérowicz, professeur au Collège de France, sont repris pour la rédaction de nouveaux programmes de l’école élémentaire en 1970. L’esprit de l’enseignement des mathématiques change radicalement. Il ne s’agit plus de former l’enfant aux problèmes numériques de la vie courante mais, selon l’un des principaux auteurs d’ouvrages à l’époque (Papy, 1964) « de faire participer le débutant à la construction active de l’édifice mathématique à partir de situations simples et familières ». Cette réforme, dite des « mathématiques modernes », a laissé les maîtres bien déconcertés. Elle a montré que les problèmes sur les fondements d’un édifice théorique ne sont pas nécessairement les plus simples, et elle a mis en évidence que l’importance des manipulations sur les différents types de signifiants utilisés pouvait faire oublier l’objectif d’accéder à leurs signifiés. Les difficultés, le désarroi, les questions, les passions soulevés par cette réforme conduisent à des interrogations sur la manière de transmettre à des élèves les connaissances théoriques scientifiques. Elles vont engendrer des rencontres entre les praticiens de l’éducation et des chercheurs et faire naître à la fin des années soixante-dix un nouveau champ de connaissances qui vise à se constituer en sciences : les didactiques. Leur objectif est l’étude, dans les différentes disciplines scolaires, des phénomènes d’apprentissage à partir des caractéristiques des objets à enseigner. L’élaboration des situations les plus favorables à l’acquisition des connaissances visées (on peut ici faire référence à la théorie des champs conceptuels, Vergnaud, 1990) et les processus de transformation du savoir savant en savoir réellement enseigné dans les classes (que les didactiques étudient à l’aide du concept de transposition didactique, initié par Chevallard, 1985) sont les principaux axes de travail des didactiques. En montrant que les caractéristiques des savoirs ont des implications sur la manière de les enseigner et de les acquérir, les didactiques proposent les ajustements à produire pour favoriser les apprentissages. On peut poser que ces ajustements relèvent de préoccupations liées à la médiation.
Enseignant ou médiateur ?
12 Le développement des didactiques s’inscrit dans la philosophie qui fait référence au constructivisme dans l’enseignement. À un enseignement de type magistral succède un enseignement guidé par l’idée que l’apprenant est le principal acteur de ses apprentissages, qu’une connaissance s’acquiert par construction et non par simple transmission. L’enseignant est moins celui qui apporte le savoir que celui qui le met en scène dans des situations qui vont permettre à l’élève de s’interroger et de le découvrir (en partie) en réponse aux questions qu’il se pose. Dans le système didactique Maître-Élève-Savoir, l’enseignant n’est-il alors qu’un simple intermédiaire ?
13 L’enseignant, passeur entre le savoir et les élèves, pratique la médiation dans toutes les dimensions de l’acte pédagogique, que ce soit au niveau des situations proposées, des conditions d’apprentissage ou de l’évaluation. Si l’intervention d’un médiateur impliqué est parfois pertinente (le recours aux « grands frères » dans les banlieues, Duré, 1996), la neutralité s’attache en général à la fonction de médiateur. L’enseignant est un médiateur impliqué. Dans la négociation élève/savoir, il est de parti pris par l’intention de faire apprendre. Devant les obstacles à l’apprentissage, il propose des solutions et devient conciliateur, il prend des décisions et se pose en arbitre. Les médiations de l’enseignant sont orientées.
14 Ces dernières années sont marquées par les débats, voire les querelles, qui font du constructivisme la cause d’une certaine inefficacité de notre système scolaire. Les élèves seraient trop livrés à eux-mêmes, le savoir dilué dans des mises en scène opérées par un enseignant-médiateur qui aurait oublié sa mission de le transmettre. La confusion entre une théorie d’apprentissage et sa mise en pratique se rencontre fréquemment. Le constructivisme n’est pas incompatible avec l’idée d’une transmission des connaissances par l’enseignant. Avec l’objectif de créer les conditions qui permettent l’apparition d’un savoir, G. Brousseau a défini quatre grandes catégories de situations : action, formulation, validation et institutionnalisation. La dialectique des trois premières permet à l’élève de découvrir, de nommer et d’utiliser le savoir. Mais c’est la dernière qui nous intéresse ici. L’institutionnalisation est un acte par lequel l’enseignant donne un véritable statut scolaire au savoir travaillé dans les trois autres situations. Une séance de cours comprend souvent ces quatre types de situations, une séance de résolution de problème en est un prototype. L’institutionnalisation est bien évidemment la dernière phase du cours. Dans une situation de résolution de problèmes, il y a des élèves qui ont trouvé la solution, spontanément ou non, et parmi eux, ceux qui savent justifier ou expliquer leur travail, ceux qui ne le savent pas. Puis il y a les élèves qui n’ont pas su trouver, ou trouver partiellement, et ceux qui ne sont pas véritablement rentrés dans la tâche. Il faut s’attaquer au problème « de communication didactique et d’institutionnalisation si l’on veut créer une base commune de référence pour tous les élèves de la classe » (Vergnaud, 1993).
15 Il n’y a rien de plus dommageable qu’une séance d’apprentissage brusquement interrompue par la sonnerie qui ponctue l’emploi du temps, ou qui se boucle par les brouhahas des cahiers de texte pour noter l’injonction : « Vous finirez chez vous ». En plagiant ce qu’un homme politique a pu dire à propos d’une grève : il faut savoir terminer un cours ! Et ce d’autant plus que nous savons que, pour être réinvestie, une tâche doit être menée à terme. La possibilité de ce réinvestissement est une des différences qui marquent les élèves qui réussissent par rapport à ceux qui sont en difficulté (Perrin-Glorian, 1993). Il y a sans doute aujourd’hui un défaut de médiation dans cette phase d’institutionnalisation. On laisse les élèves jouer sur le parvis de la cathédrale des savoirs. Mais le passage est souvent trop brusque de ce parvis à l’autel de l’institutionnalisation, il faut savoir passer par le narthex et remonter la nef.
16 La place de la médiation dans l’économie de l’acte pédagogique est conséquente. Ceci d’autant plus si on l’examine aujourd’hui en fonction des ressources numérisées qui bouleversent l’organisation des connaissances. Les nouvelles technologies multiplient et facilitent les possibilités d’accès à l’information. L’accès physique peut donner l’illusion que l’on peut tout appréhender, tout comprendre. Un flot de connaissances juxtaposées, non hiérarchisées peut entretenir du flou conceptuel et nécessite un travail qui leur donne du sens. Un constat qui redonne toute sa place à l’école, toute son importance à la médiation de l’enseignant.
17 Dans le système didactique l’enseignant est un médiateur avec un sens sans référence à l’étymologie qui renvoie à la notion de milieu. Le triangle didactique qui symbolise ce système n’est pas équilatéral mais tout à fait scalène, déformable au gré des diverses contraintes. Parmi ces contraintes la prise en compte des besoins éducatifs particuliers qui pèsent parfois jusqu’à ébranler l’identité professionnelle de l’enseignant.
18 L’enseignant n’est sans doute pas uniquement un médiateur, mais l’essentiel de son travail consiste à construire des liens. Ces liens à construire et à tenir concernent aussi l’enseignant avant tout comme un être humain au travail dans une classe qui est aussi un espace psychique (Blanchard-Laville, 2001).
Scolarisation et médiation
Un changement culturel
19 Nous parlerons ici de scolarisation en référence à la loi du 11 février 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette loi marque une évolution dans la manière d’appréhender les questions relatives au handicap. Elles ne sont a priori plus centrées sur les déficiences d’une personne mais envisagées à partir de l’activité de cette personne dans son environnement. En cohérence avec l’esprit de la CIF (Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé), c’est le fonctionnement de l’individu en situation qui est mis en avant. Au moment où la compensation reçoit un statut légal, il s’agit de comprendre les interactions entre l’individu tel qu’il est et son environnement, pour définir les aides nécessaires. En faisant de la scolarisation un droit qui s’exerce chaque fois que possible en milieu scolaire ordinaire, la loi de 2005 oblige les systèmes éducatifs à des reconsidérations dans les pratiques et l’organisation. Il est alors utile de penser que « des institutions, des règles, des objets, des méthodes peuvent constituer des médiations » (Meirieu, 1989).
20 Il est sans doute fécond de s’interroger sur l’apport des médiations pour l’accessibilité et la compensation qui constituent les deux piliers de la loi.
La négociation raisonnée
21 La rencontre avec le handicap n’est pas neutre et suscite des réactions qui évoquent une peur. Face à celui qui n’est pas dans les normes, la première peur est une gêne « plus accentuée quand nous affrontons les transformations qui suivent son accueil : notre vie éclate, nos projets s’effondrent ; et au-delà de nous, individus, les différentes organisations sociales apparaissent, rigides, fermées, hostiles » (Stiker, 1982). Ensuite les différences de ce « réel insolite » conduisent à la confrontation à un questionnement bien plus profond, qui touche à la condition humaine.
22 La prise en compte de la différence, avec l’arrivée dans les classes de ces jeunes, conduit à des interrogations, voire à des situations délicates. Elles impliquent les différents acteurs du processus de scolarisation, appellent des explications, des négociations, demandent des médiations. L’enseignant peut redouter d’être pédagogiquement pris au dépourvu, les autres élèves craindre une « différence contagieuse », les parents s’inquiéter pour la progression de la classe dans le programme… Ce type de questions perdure même si, avec des résultats certains, les lois, les discours œuvrent pour modifier le regard sociétal sur le handicap. Les peurs, les changements d’habitudes, les nouveaux contacts interprofessionnels créent des heurts qui appellent des médiations pour les apaiser, les éradiquer.
23 La dimension curative n’est pas la seule, la médiation peut prendre d’autres formes (Six, 1990). Elle peut être préventive et prendre la forme d’une information claire et précise donnée à l’enseignant sur les élèves qu’il va scolariser. Les élèves traumatisés crâniens illustrent parfaitement ce cas. On parle pour eux de « handicap invisible » dans la mesure où les troubles cognitifs ne sont pas immédiatement perceptibles, leurs « bizarreries » de comportement imprévisibles. Il semble donc impératif de donner des explications lors de leur affectation. La médiation peut être novatrice et s’opérer lors de la visite d’un enseignant itinérant qui rassure, donne des conseils sur les adaptations. Elle peut servir à l’innovation pédagogique en montrant comment après un investissement en temps et en énergie, un enseignant peut tirer un bénéfice pédagogique général à partir des réflexions qu’il a dû mener pour concevoir les adaptations. Les négociations à mener s’inspirent davantage d’un outil théorique comme celui de la « négociation raisonnée », utilisée en médiation familiale. C’est-à-dire qu’elle s’appuie sur des besoins réels et s’attache à bien cerner la nature de la difficulté, laquelle ne doit pas être systématiquement considérée a priori comme une caractéristique de la personne/élève.
24 De l’assistante sociale à l’enseignant référent, dans le champ de la scolarisation des jeunes handicapés, plusieurs professionnels peuvent tenir le rôle d’intermédiaire conciliant. En se penchant sur le travail de « l’enseignant itinérant » on analyse ainsi combien ses actions relèvent d’actes de médiations, notamment dans la « gestion du temps ». Une part de ses interventions auprès des élèves qu’il suit vise à les aider à fournir en temps et en heure les productions demandées, à les maintenir dans le rythme de la classe. Il en va ainsi, par exemple, pour accompagner Gaël, élève non voyant, dans l’apprentissage de la lecture en classe de CP. L’utilisation obligée du code braille le singularise, le positionne dans une progression différente de celle de ses camarades. Autant de phénomènes qu’il faut contrôler pour garder à Gaël une véritable place dans la classe. Un contrôle que l’enseignant itinérant exerce en s’aidant d’un dialogue avec l’enseignant de la classe. Un passage par le dialogue lui sert aussi pour obtenir auprès des enseignants les documents de cours dans des délais qui permettent de produire les adaptations. Cette demande risque en effet de bouleverser les habitudes de l’enseignant de la classe et nécessite une anticipation à plus ou moins long terme, inhabituelle pour lui.
25 La Maison départementale des personnes handicapées, l’équipe de suivi de la scolarisation, l’enseignant référent… la nouvelle organisation, les nouveaux principes pour « scolariser les élèves handicapés » multiplient les intermédiaires et nécessitent une bonne transmission des besoins des uns et des autres, qui passe par la précision du langage. Une précision délicate à trouver derrière les discours des uns et des autres, chacun parlant avec sa « culture » et son « poids social », et si l’on pose fondamentalement que celui dont on parle, le jeune handicapé, doit y être présent comme sujet à la première personne, acteur et auteur de ses désirs, de ses projets. « Le lien social ne se fabrique jamais de manière binaire, en immédiateté, il passe par la médiation d’un élément tiers, objet, et par le médiateur par excellence : le langage » (Guillaume-Hofnung, 1995). On trouve là une des grandes idées de Vygotski sur la médiation, la médiation par le signe langagier, et plus généralement pour l’être humain la médiation à travers les diverses formes symboliques.
L’apport des didactiques
26 Dans le domaine des mathématiques, les objets ne sont accessibles que par l’utilisation de systèmes sémiotiques. Leur usage permet de travailler deux questions fondamentales :
« 1. Quelles propriétés du signifiant représentent quelles propriétés du signifié ?
2. Quelles conceptualisations et opérations de pensée sont nécessaires pour recevoir les significations véhiculées par les formes symboliques utilisées ? »
28 Un système symbolique s’examine au regard de ses aspects structuraux. Une attention doit être portée aux règles de combinaison des signes. Par exemple, pour le nombre x, on donne les deux écritures x<1 et 1>x. L’identité de l’ensemble numérique défini par les deux inégalités n’est pas accessible immédiatement à partir de ces deux écritures. Elles infèrent une construction différente de la représentation des réels à prendre en compte.
29 On doit aussi relever que le contenu de la représentation dépend en partie de la forme utilisée. La représentation graphique et l’équation de la courbe obtenue se réfèrent à la même fonction mais n’en dévoilent pas les mêmes propriétés. Les formes utilisées sont à analyser puisque, en raison des besoins particuliers, certaines seront privilégiées, d’autres laissées de côté. Les conditions de présentation et de production des différents systèmes sont à prendre en compte. Il faut notamment les considérer dans leurs aspects phénoménologiques, tels ceux relatifs aux canaux sensoriels sollicités.
30 « Dès que l’on parle de représentations sémiotiques, il est important d’avoir bien présent à l’esprit deux distinctions importantes, l’une relative au mode de production et l’autre relative à la signifiance des représentations sémiotiques » (Duval, 1996). La pertinence de la remarque s’accentue auprès d’élèves à besoins éducatifs particuliers qui obligent à redéfinir l’économie des systèmes symboliques (Sarralié, 2006). Il en va tout d’abord de la gamme des systèmes symboliques pertinents dont dispose la personne souvent plus réduite qu’à l’ordinaire. Les troubles de santé ont ensuite des incidences sur l’acquisition et l’utilisation de ces systèmes. Par exemple, la cécité précoce influe sur le développement de la fonction symbolique. Mais en général, on ne relève pas de perturbations spécifiques de l’activité de symbolisation, « plutôt un retentissement des difficultés perceptivo-motrices sur ces activités » (Hatwell, 2003). Les symboles et la représentation jouent le même rôle que chez les élèves tout venant mais la construction et le cheminement de la représentation vers la conceptualisation empruntent d’autres voies.
31 « Il apparaît évident que, pour de nombreux élèves déficients visuels, nous devons renoncer à la valeur inductive de certaines images analogiques comme la photographie ou certaines formes de dessin scientifique » (Bris, 2006). Cependant, il est important de ne pas tirer de généralités : c’est de la conjugaison des informations dont il dispose avec l’analyse de l’activité de l’élève dans les tâches qu’il lui soumet que l’enseignant va tirer matière à penser ses choix didactiques.
Du texte du savoir à l’activité
32 Dans une optique constructiviste de l’apprentissage, mettre l’accent sur le texte du savoir ne suffit pas, il faut aussi considérer les situations qui le portent, les activités qu’il sous-tend. C’est pourquoi nous nous référons à une didactique qui s’appuie à la fois sur l’épistémologie des objets d’enseignement et sur l’activité du sujet aux prises avec ces objets (Sarralié, Vergnaud, 2006). Des textes de Vygotski aux concepts d’étayage et de tutorat chez Bruner, la littérature est assez prolixe sur la médiation de l’enseignant dans l’activité. Après le rôle du langage dans la pensée, la médiation par l’adulte est un autre des points forts de la théorie de Vygotski. Les différents types de médiation par l’adulte s’appliquent aux élèves qui nous concernent en prenant parfois une coloration particulière, dans les activités de groupe par exemple.
33 L’activité entre pairs, si elle est bien orientée, peut correspondre à une forme sociale du constructivisme. L’élève en difficulté est souvent en retrait, « écrasé » par le savoir des autres. L’élève en situation de handicap aspire parfois à s’effacer pour se fondre dans la masse afin de masquer les effets visibles de ses troubles ou l’aspect stigmatisant de l’utilisation de moyens de compensation. Évoquons Agnès, qui ne veut pas prendre la parole devant ses camarades à cause de la raucité de sa voix, résultat d’une maladroite trachéotomie. Nous avons souvent vu aussi des adolescents plier la canne blanche quelques dizaines de mètres avant les portes de leur lycée. La scolarisation d’élèves en situation de handicap n’implique pas que des adaptations pour permettre les apprentissages. Elle demande aussi à l’enseignant un travail avec leurs pairs. D’une part, les interrogations de l’enseignant visent à comprendre comment l’élève avec ses contraintes peut, à sa mesure, participer à un travail en groupe. D’autre part, elles concernent la façon dont, en tant qu’enseignant, il peut faire accepter les différences de traitement et les adaptations dont bénéficient certains à l’ensemble de la classe. Qu’est-il nécessaire de mettre en place pour favoriser un dialogue dans un débat scolaire, par exemple, pour un groupe dont certains éléments sont déficients de la vue, donc privés d’une composante essentielle pour cette forme de communication ? Dans une séance de travaux pratiques, quel rôle donner à l’élément du binôme restreint dans ses possibilités de manipulations ? Comment faire comprendre à ses camarades que l’un d’entre eux, en raison de sa lenteur, est dispensé de l’un des exercices dans le contrôle donné ?
34 Ces interrogations peuvent se rassembler autour d’une seule question : comment favoriser les échanges entre pairs ? C’est l’objectif qui doit sous-tendre les diverses médiations de l’enseignant. Pour être fructueux, ces échanges n’ont pas nécessairement à conduire au conflit sociocognitif, à propos duquel les travaux de différents didacticiens n’ont pas véritablement montré l’efficacité (Sarralié, 2006).
Un tiers écran
35 Les moyens de compensation utilisés peuvent installer un mauvais contrat didactique. Les processus déclenchés dans ces circonstances recoupent ce que les didacticiens ont analysé sous la dénomination de glissements méta-didactiques. Des glissements qui se traduisent par une focalisation sur la réalisation de la tâche donnée alors que ce qui importe est l’acquisition des compétences qu’elle sous-tend.
36 On constate que ces glissements empruntent des chemins parfois visibles, souvent pernicieux, et qu’ils se manifestent par un déplacement des attentes de l’enseignant et de l’élève vers ce qui n’était à l’origine qu’un moyen pour créer de véritables conditions d’apprentissage. Un déplacement qui peut même entraîner l’enseignant à positionner ce moyen comme objet d’enseignement.
37 On a ainsi pu remarquer que l’enseignant peut se laisser envahir par des préoccupations liées à la mise en œuvre d’un matériel informatique de compensation au risque d’oublier son objectif d’apprentissage. L’enseignant a de nouvelles transitions à trouver, de nouvelles postures à prendre. Par exemple, il a à distinguer les explications qu’il fournit à l’Auxiliaire de vie scolaire (AVS) du discours qu’il adresse à l’élève.
Une zone de médiations : la ZPR
38 Les conséquences des lésions cérébrales acquises touchent un individu sur tous les plans de sa personnalité. Chez les jeunes c’est le plus souvent un accident sur la voie publique qui est à l’origine de ces traumatismes crâniens, graves lorsqu’ils sont suivis d’un coma conséquent. Le coma s’inscrit comme une « mise à l’écart » provisoire, l’accident vient rompre le cheminement de la vie, et marquer des ruptures dans tous les domaines. Après la phase d’éveil quand les récupérations le permettent, la pratique d’activités scolaires est envisageable. Cette reprise de scolarité implique cependant une situation scolaire qui s’écarte des critères habituels. Les troubles cognitifs, et leur vécu subjectif, conduisent l’individu accidenté parfois très loin de ses performances scolaires antérieures, et son enseignant à des choix de contenus d’enseignement sans référence à un niveau scolaire précis.
39 Pour les jeunes accidentés il y a instabilité, voire perte, par rapport à leurs repères anciens. Sur le plan de la pratique scolaire nous avons mis en évidence des écarts, signifiés à travers leur rapport au temps et au savoir (Sarralié, 2004a). Pour un retour à la scolarité, il s’agit de déterminer les conditions d’un espace pédagogique où vont se positionner les activités qui réduiront ces écarts, provoqueront et détermineront le refonctionnement du sujet comme élève. En référence au concept de Zone proximale de développement de Vygotski, ZPD, nous parlons de Zone proximale de refonctionnement, ZPR. Nous avons par ailleurs défini les éléments d’opérationnalisation de la ZPR, nous l’explicitons ici comme démarche et comme dispositif.
La ZPR comme démarche
40 Les lésions cérébrales donnent des tableaux cliniques complexes où les troubles des fonctions supérieures sont mêlés, difficiles à appréhender, voire à comprendre. Même averti des troubles présentés par un élève, l’enseignant doit en mesurer les effets dans la scolarité. Quelles sont les répercussions des troubles phasiques dans une discipline comme les mathématiques qui utilisent d’autres systèmes sémiotiques que le langage ? La démarche de l’enseignant revêt tout d’abord un aspect exploratoire, celle de l’élève aussi.
41 La réalisation de tâches donne à l’adolescent l’opportunité de mettre à l’épreuve son fonctionnement ou d’investir des moyens qu’il a acquis pour surmonter ses difficultés. L’enseignant utilise cette situation pour repérer les éléments utiles à la conception d’adaptations pédagogiques (Sarralié, 2004,a). Éprouver, c’est aussi pour l’élève se rendre compte de ses difficultés, c’est en prendre conscience. Comme le montrent les travaux sur le traumatisme crânien grave, la prise de conscience des troubles fait souvent défaut à ceux qui en sont victimes (Cohadon et al., 1998). Dans la ZPR, l’enseignant a la responsabilité de contribuer à cette prise de conscience pour que le sujet tire pleinement profit de son activité.
42 L’enseignant peut s’appuyer sur des exercices de type algorithmes opératoires ou algébriques. Cependant le repérage et la prise de conscience des difficultés de l’élève lui demandent de recourir à des tâches plus complexes et plus riches en regard des domaines de connaissances et des processus cognitifs convoqués. Il est un médiateur dans un entre-deux d’écueils : la chronicisation de l’élève dans des tâches « faussement » scolaires et la proposition de situations d’apprentissage inadaptées eu égard aux incapacités de cet élève.
43 Nous souhaitons indiquer ici que les méthodes d’éducabilité cognitive nous ont été utiles pour mettre au travail des groupes d’adolescents cérébrolésés. Il était en effet difficile de trouver un contenu de connaissances scolaires partageables collectivement en raison d’une hétérogénéité importante entre les élèves. Nous avions également le souci de leur éviter une référence scolaire trop précise, rappel d’un passé perdu et aiguillon d’un présent douloureux. Mais ceci n’a eu qu’un temps ; lorsqu’il a fallu passer à l’acquisition des connaissances scolaires, nous n’avons pu continuer à les utiliser. Notons d’ailleurs que les principales critiques de ces méthodes leur reprochent une inefficacité lorsque l’on essaye de les transférer à des apprentissages scolaires (Huteau et coll., 1994).
44 La compréhension de la conduite de l’élève demande une analyse des phénomènes observés, qui prend en compte le contexte prégnant de soins, de réadaptation, de ruptures et d’émotions de cette reprise de scolarité. L’analyse porte sur ce qui est à faire et sur la façon dont l’élève le fait. La tâche s’appréhende par les codes de communication utilisés (langue maternelle, schémas…), les modes sensoriels sollicités (visuel, auditif, plusieurs sens…), les conditions de présentation et de réalisation (oral ou écrit, énoncé au tableau ou sur feuille, travail en temps limité…), les savoirs spécifiques et les connaissances générales qu’elle contient. La conduite du sujet dans l’activité s’analyse par ses buts, les règles d’action et de contrôle qu’il mobilise, les inférences et les prises d’information qu’il produit en situation, les concepts et les théorèmes qu’il applique. On trouve là les composantes du concept de schème défini par Vergnaud. C’est ici un outil d’analyse pertinent. Utile pour comprendre à la fois l’action du sujet et les différentes formes de représentation de l’action qu’il utilise, ce concept permet d’intégrer théorie de l’activité et théorie de la médiation, au sens de médiation par le signe de Vygotski (Vergnaud, 2000).
45 La difficile pratique scolaire conduit le jeune à des moments de découragement, la prise de conscience du « nouvel état » peut conduire à la dépression. Le retour à la scolarité s’accompagne aussi parfois de la révélation de certains troubles. Ces constats demandent à l’enseignant une posture spécifique et l’édification d’une relation de qualité (Sarralié, 2004a). L’enseignant se doit d’être avec son élève, dans une pédagogie de l’accompagnement, alliant exigence et bienveillance. Il s’attache ainsi à conserver la bonne distance évoquée par Winnicott. Il exerce une vigilance qui lui rappelle que tout ce qui est observé ne peut se ramener au traumatisme crânien. Cet élève à « besoins éducatifs particuliers » peut aussi commettre les erreurs les plus communes, et il a droit à l’erreur !
46 L’enseignant sait laisser l’élève affronter les difficultés liées à l’apprentissage, celles qui lui donnent l’occasion de se construire ses propres moyens de compensation ou de mettre en œuvre ceux qu’il a acquis en rééducation. Mais il doit pouvoir lui éviter les situations qui le placent en échec, avec une incapacité d’action directement en lien avec ses troubles. Dans ses interventions, l’aide qu’il apporte doit être mesurée, c’est-à-dire estimée et modérée (Sarralié, 2004a).
La ZPR comme dispositif
47 La scolarisation doit être progressive dans des dispositifs qui présentent une souplesse certaine, centrés sur les besoins des jeunes cérébrolésés. Un dispositif permettant quelques heures d’enseignement pour reprendre pied avec l’école, un travail en individuel ou en groupe, doit pouvoir s’étoffer scolairement en fonction des récupérations de l’élève et des objectifs fixés dans le cadre d’un projet. Le passage d’un dispositif à l’autre doit se concevoir avec des transitions aménagées. En réintégrant une classe de lycée, il semble judicieux que l’adolescent puisse continuer à bénéficier du soutien scolaire dispensé dans le dispositif d’enseignement adapté qu’il vient de quitter.
48 Ces transitions impliquent le travail d’une équipe qui doit être complète, c’est-à-dire réunir, pour tel moment du parcours et pour tous les aspects des problèmes qui s’y présentent, l’ensemble du personnel compétent. Réunir une équipe est une chose, construire et optimiser le travail en commun en est une autre. Dans les revues spécialisées, de nombreux articles relatent les vicissitudes du travail d’équipe et émettent des hypothèses pour le favoriser. Nous relevons ainsi l’ambition de voir éclore un « langage commun » pour faciliter les communications entre les différents professionnels. À l’idée d’un « espéranto interprofessionnel », nous préférons une vision plus pragmatique, basée sur la formation. Une formation qui inclurait une plage d’information conséquente sur les autres métiers et des enseignements partagés pour les différents professionnels sur des thèmes fédérateurs. Tout membre d’une équipe doit mieux comprendre les interventions des autres professionnels afin de les solliciter pour des compétences qu’il ne possède pas ou passer le relais sur des questions qui dépassent les missions qui lui sont confiées (Sarralié, 2005).
49 Face à ces jeunes « morcelés » par les lésions cérébrales, dispersés dans les différentes activités de rééducation où ils sont analysés et considérés sous un angle particulier de leur personne, il faut recomposer, reconstruire l’histoire, assurer une continuité. Dans la ZPR, l’enseignant s’adresse à la globalité de la personne, participe à la création de liens qui pour ces jeunes vont rendre possible un retour vers le futur. Par essence transitoire, la ZPR est un espace de médiations dans un devenir temporel orienté. La ZPR est une zone de turbulences où l’enseignant répond à une demande de savoir qui masque des enjeux psychiques plus aigus que dans l’ordinaire d’une classe. Ce qui s’actualise ou se réactualise dans l’espace pédagogique peut s’éclairer par une approche clinique du rapport au savoir.
Médiation et développement
50 Apprentissage et développement sont liés (Sarralié et Vergnaud, 2007). La ZPR, tout comme la zone proximale de développement de Vygotski, s’articule à un fonctionnement dialectique entre ces deux processus. Cette dialectique est stimulante à notre avis pour tout enseignant spécialisé, dans la mesure où l’apprentissage précède et tire le développement, et réciproquement. C’est la prise en compte de ce mouvement dialectique qui permet de considérer les élèves à besoins éducatifs particuliers à partir de leurs compétences, mêmes singulières. Nous posons que les entraves au fonctionnement cognitif laissent encore pour les jeunes traumatisés crâniens un potentiel de développement qui peut se mobiliser par l’expérience. Pour eux, le parcours scolaire est un parcours de la reconnaissance. Le parcours de la reconnaissance est un parcours de l’identité (Ricœur, 2004). Celui qui ne peut plus tout à fait correspondre à celui qu’il était aspire avant tout à devenir lui-même. La médiation impulse et participe aux processus de transformations de l’individu.
51 D’une façon plus générale, dans l’acte pédagogique, la médiation concerne à la fois ce qui relie le sujet au savoir et ce qui le sépare de son acquisition. « Elle assure ainsi, contradictoirement mais indissolublement, la transmission du savoir et l’émancipation du sujet. Constituant un point fixe par rapport auquel apprenant et formateur se mettent en jeu, elle est aussi ce grâce à quoi ils se dégagent » (Meirieu, 1989).
L’optimisation des ajustements
Références à la norme
52 « Toutefois, pour certains d’entre eux, et compte tenu de la lourdeur ou de la complexité de leur handicap, les compétences auxquelles ils pourront accéder et leur rythme d’acquisition devront faire l’objet d’une attention particulière » (Document Scérén, Direction générale de l’enseignement scolaire). Les sujets de notre ZPR sont scolarisés mais sont-ils scolarisables ? Pourront-ils retrouver un jour les bancs d’une structure scolaire ordinaire ? Le principe d’éducabilité gagne à être médité. Même avec des troubles importants, des apprentissages sont toujours possibles. Mais concernent-ils l’acquisition de savoirs scolaires ? Ces jeunes, à besoins éducatifs particuliers, posent et permettent de travailler la question de la norme scolaire. Bien qu’elle soit nécessaire, il s’agit de savoir comment la prendre en compte dans les Projets personnalisés de scolarisation (PPS).
53 Les Unités pédagogiques d’intégration (UPI), ouvertes dès 1995 pour favoriser la continuité de parcours de formation personnalisés, assurer l’accompagnement rééducatif et thérapeutique souhaitables, se développent actuellement dans les lycées professionnels. Pour certains jeunes, l’orientation vers ces lycées doit s’envisager avec l’idée de dissocier l’acquisition de compétences de la préparation à un examen, de distinguer l’obtention d’un diplôme d’une insertion sociale et professionnelle. Les besoins des élèves peuvent en effet conduire à faire des choix dans les activités professionnelles proposées.
54 L’Agence européenne pour le développement de l’éducation des personnes présentant des besoins particuliers lance en 2005 un « projet évaluation ». La question est d’importance en effet car l’adaptation des enseignements visant l’acquisition des connaissances va de pair avec l’adaptation de l’évaluation. D’une façon générale, la scolarisation du plus grand nombre pousse à négocier des dégagements par rapport à de strictes exigences en termes de programmes, de cursus, de niveau scolaire référés à une classe, de finalité bornée par un examen classique. L’instauration du « socle commun de connaissances et de compétences » associée à la mise en place d’un livret de compétences va-t-elle dans ce sens ?
55 Pour nous, dans le champ de la scolarisation des élèves en situation de handicap, l’évaluation est d’abord un outil pour l’enseignant. Avant d’être communiquée et communicable, l’évaluation lui sert à connaître l’élève. Dans la ZPR nous pratiquons une évaluation en acte par l’observation pour déterminer les difficultés de l’élève mais également ce qu’il sait et, et c’est là une question d’importance pour ce type d’élève, ce qu’il fait avec ce qu’il sait.
Faire vivre la notion de parcours
56 Les établissements de santé ou médicaux sociaux ont un rôle à jouer dans la scolarisation du plus grand nombre à l’école ordinaire : en préparant à une certaine indépendance par la maîtrise des moyens de compensation ; en assurant un suivi logistique s’il est nécessaire ; en servant de recours lors de périodes difficiles. Ce dernier point conduit à ne pas vider ces établissements de leur composante scolaire ou d’en initier une s’ils n’en possèdent pas. Chaque élève devrait trouver les solutions aux aléas de son cheminement scolaire. L’abandon d’une logique de filière pour une logique de parcours ne peut se concevoir sans proposer une diversification et une souplesse de l’offre de scolarisation.
L’évolution des systèmes éducatifs
57 Au-delà des questions générales relatives aux contenus et aux finalités de l’école, les élèves à besoins éducatifs particuliers nous obligent à développer trois principaux axes de réflexion pour le système éducatif : l’évolution des pratiques du métier d’enseignant, leur formation et l’organisation des études. Cette réflexion appelle la convocation de la recherche et une conceptualisation de la notion qui nous occupe, à savoir la médiation, dans ce domaine d’intervention spécifique de l’enseignant. Il faut des passeurs pour : articuler les problématiques d’ordre scientifique aux questions pédagogiques et sociales ; provoquer les interactions fécondes recherche/utilisateur ; savoir transformer les questions de terrain en questions pour la recherche ; faire comprendre et diffuser les travaux ; généraliser et mettre en forme les expériences réussies par les praticiens ; ou bien encore fédérer les équipes.
58 Une réflexion sur la médiation est aussi là pour rappeler que, même en autodidacte, on n’apprend pas tout seul. Cette réflexion peut aider tout praticien, notamment l’enseignant spécialisé, à revisiter les conceptions qu’il porte à sa place, à son rôle dans l’exercice de sa fonction. Une démarche utile aujourd’hui pour tout enseignant car la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers complexifie sa fonction et questionne son identité professionnelle.
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Mots-clés éditeurs : Déficience visuelle, Médiation, Adaptation, Symbolisme, Traumatisme crânien, Didactique, Activité
Date de mise en ligne : 17/02/2015
https://doi.org/10.3917/nras.042.0145