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Article de revue

La médiation : un concept pour repenser la pédagogie ? L'agir pédagogique à la recherche d'une cohérence

Pages 33 à 52

Notes

  • [1]
    Programme d’enrichissement instrumental de R. Feuerstein

De la nécessité de « repenser » la pédagogie

1 Cette contribution a pour ambition de montrer, à travers l’exemple des travaux de Reuven Feuerstein, en quel sens le concept de médiation peut nous permettre de « repenser », de façon à la fois pertinente et éclairante, le travail pédagogique. Cette ambition nous contraint en premier lieu, d’une part, à justifier l’utilisation du verbe « repenser » ; et, d’autre part, à définir de façon acceptable la « pédagogie ». Commençons par cette dernière tâche.

Qu’est-ce que la pédagogie

2 Dire que le terme de pédagogie fait aujourd’hui débat serait rester en deçà de la réalité. Car la pédagogie est l’objet de polémiques très dures. Certains, qui se recon­naissent comme « antipédagogistes », voient en elle une entreprise de destruction du travail d’enseignement, responsable de la faillite d’un système éducatif qui en serait réduit à n’être plus qu’une « fabrique de crétins ». D’autres auteurs vont au contraire jusqu’à en contester l’existence, en voyant dans l’utilisation de ce terme la survivance d’une époque où la didactique n’avait pas pris toute son ampleur. La pédagogie relève-t-elle donc de l’anachronisme ? L’usage de ce terme est-il encore approprié, et pour quelle réalité ?

3 La notion même de pédagogie est ambiguë. Le terme peut en effet être utilisé dans un triple sens :

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  1. Il peut être utilisé pour désigner, et éventuellement caractériser, la pratique déployée par un « éducateur » (un enseignant, un formateur…) sur un terrain précis. C’est en ce sens que l’on dira : M. X est un très bon pédagogue. Il sait faire preuve de « pédagogie » pour faire travailler efficacement tous ses élèves. La pédagogie réfère alors à un certain savoir faire d’ordre technico-méthodo­logique. Raynal et Rieunier définissent en ce sens la pédagogie comme « toute activité déployée par une personne pour développer des apprentissages précis chez autrui ». (1997, p. 263). On peut affirmer sans prendre trop de risques que seule la présence d’un tel savoir-faire est de nature à assurer la réussite de celui qui par ailleurs ne jure que par sa maîtrise dans une discipline, ou son talent, ou son bon sens, ou son intuition, ou son expérience, ou enfin sa culture. Le terme renvoie ainsi, en ce premier sens, à un ensemble de manières de faire caractéristiques d’une pratique.
  2. Il peut être utilisé, en un deuxième sens, pour désigner les discours élaborés par des pédagogues (au sens premier de praticiens) pour « théoriser » (c’est-à-dire décrire, expliciter, analyser) leur propre pratique. On parlera ainsi de la pédagogie de Claparède, de Freinet… ou de Feuerstein, telle qu’on peut la saisir dans leurs écrits ou leurs propos. Ces auteurs seront considérés comme de grands pédagogues. Les pratiques qu’ils théorisent sont le plus souvent réelles (Pestalozzi, Montessori, Freinet, Feuerstein). Mais elles peuvent être aussi bien inventées, ou simplement rêvées (Rousseau). Nous y reviendrons, avec Nanine Charbonnel (1998).
  3. En un troisième sens, le terme désigne un corps de savoirs scientifiquement élaborés sur le processus enseignement apprentissage. C’est l’existence même de ce corps de savoirs que certains contestent, en niant soit l’existence d’un domaine spécifique qui pourrait faire l’objet de savoirs, soit la possibilité de construire de vrais savoirs portant sur la pratique en question, soit les deux. Ceux qui, au contraire, croient en la possibilité, non pas d’une science pédagogique, mais d’une recherche produisant des connaissances scientifiques sur la pratique pédagogique, utiliseront le terme de pédagogie pour désigner le corpus de savoirs alors constitué. Et l’on dira de Y : c’est un éminent chercheur en pédagogie.

5 Nous l’avons noté : des dérives menacent la pédagogie au sens deux, la principale étant la dérive dans l’imaginaire, dénoncée par Nanine Charbonnel à propos de Rousseau. Pour prouver, écrit-elle, « Rousseau produit – c’est peut-être à la fois son trait de génie et sa perte – un « genre » nouveau : inventer du fait » (Charbonnel, 1998, p. 109). Mais cela, précise-t-elle, « non pas à la façon d’un menteur qui inventerait des événements inexistants, puisqu’ici Émile est « imaginaire » ». Toutefois, « il est remarquable que Rousseau revendique l’imaginaire comme garantie de la vérité ». Nous sommes en pleine « confusion des genres ». Est-il donc possible, et comment, d’éviter de telles dérives, que certains ne manqueront pas d’évoquer pour disqualifier toute prétention de la pédagogie (alors au sens trois) à produire de vrais savoirs, et proclamer la vanité de recherches portant sur le travail pédagogique (sur la pédagogie au sens un) ?

6 Nous répondrons : en articulant de façon adéquate la pédagogie au sens un (une certaine pratique sur un terrain déterminé) et la pédagogie au sens trois (un effort de théorisation scientifique de ces pratiques). Le problème central est d’articuler un métier et des savoirs. Mais, nous allons le voir, cela implique l’intervention d’un troisième terme, d’un tiers, qui pour nous, sera constitué par l’éthique.

7 La question de l’articulation adéquate entre pratique et science prend alors, en effet, plusieurs formes, dont deux principales :

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  • peut-on rendre scientifique une pratique ?
  • peut-on « donner consistance » à une pratique grâce à des savoirs scientifiquement élaborés ?

9 Sous sa première forme, la question nous situe dans un contexte intellectuel scientiste, et traduit l’acceptation d’un positivisme en quelque sorte naïf, marqué par deux convictions qui correspondent en fait à deux illusions (cf. Hadji et Baillé, 1998). La première conviction est celle de l’omnipotence de la science : la science devrait pouvoir résoudre tous les problèmes, y compris ceux qui se posent sur le terrain des pratiques. Au cœur de cette conviction se trouve l’illusion de la pleine intelligibilité de la réalité, selon laquelle rien ne saurait échapper à l’entreprise de connaissance. C’est méconnaître les limites de la science, et l’existence d’espaces de problèmes, tels que par exemple les problèmes d’ordre éthique, qui lui échappent totalement. La seconde conviction, qui va de pair, est celle de l’objectivité des phénomènes humains. Elle repose sur l’illusion de l’identité entre choses matérielles et « choses » humaines. Or l’être humain, bien qu’il ne soit souvent qu’une « pauvre chose », est toujours quelque chose d’autre et de plus qu’une simple chose…

10 Si donc l’on refuse le piège de l’illusion globale de la pleine transparence de l’homme au regard de la science, et puisque la première question (peut-on rendre scientifique une pratique ?) ne peut alors recevoir qu’une réponse négative, on ne peut retenir que la seconde formulation de la question. Toutefois, si cette seconde formulation permet d’échapper à l’erreur scientiste (selon laquelle la science pourrait tout résoudre) et applicationniste (la pédagogie comme pratique se déduirait d’un savoir, et il n’y aurait plus qu’à appliquer un savoir préétabli), elle nous place devant le difficile problème de savoir comment on pourrait bien s’appuyer sur des savoirs pour rendre plus rigoureuse une pratique. Comment, concrètement, un savoir peut-il « donner consistance » à une pratique ? Nous arrivons à la même conclusion : c’est bien cette question de l’articulation savoirs/pratiques qui est au cœur de la question « pédagogique » aujourd’hui.

Un contexte conflictuel

11 Mais pouvons-nous examiner cette question avec toute la sérénité requise ? Il faut bien reconnaître que le contexte « épistémologique » actuel est conflictuel. Les combats font rage sur deux principales lignes de front :

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  1. La première oppose les partisans de la pédagogie et ceux de la ou des didacti­ques. Les didactiques sont plus récentes que la pédagogie (qui, comme réflexion sur l’éducation, remonte à l’antiquité). Le terme didactique apparaît dans les dictionnaires à la fin des années cinquante pour désigner « l’art d’enseigner » (Astolfi et Develay, 1989, p. 4), ce qui a une dimension paradoxale puisque la didactique se veut d’emblée science ! Johsua et Dupin définissent la didactique d’une discipline comme « la science qui étudie, pour un domaine particulier… les phénomènes d’enseignement… et les conditions de l’acquisition de connaissances par un apprenant » (1993, p. 2). D’une façon générale, elle étudie « les processus d’enseignement en situation » (id., p. 3). Reste-t-il alors une place pour la pédagogie ? D’autant plus que, si la didactique est, comme l’affirme Gérard Vergnaud, l’étude des processus d’apprentissage enseignement relatifs à un contenu spécifique, il y a autant de didactiques que de disciplines d’enseignement. C‘est alors à l’idée même de « didactique générale » qu’il faut « tordre le coup », selon le mot de Chevallard (1991, p. 203). Le débat se dédouble : y a-t-il, au-delà des considérations « locales » (propres à une seule discipline), place pour des considérations transversales ?Et celles-ci relèvent-elles alors d’une didactique générale, ou de la pédagogie ? On a bien compris que, pour les didacticiens, « l’approche didactique » s’oppose à « celle relevant d’une « pédagogie générale » (Johsua et Dupin, 1993, p. 2). Mais cela ne suffit pas, pour nous, à disqualifier a priori la pédagogie.
  2. La seconde ligne de front oppose didacticiens et pédagogues faisant alors cause commune (en tant que spécialistes du processus enseignement apprentissage) aux chercheurs appartenant aux autres « sciences de l’éducation », qui se rattachent à une discipline « mère » ou « source » : l’économie, la sociologie, la psychologie, etc. Pour certains, seules ces dernières disciplines « contributives » sont – et encore ! – scientifiques.

13 On le voit, ce double débat pose le problème de l’existence même d’une « pédago­gie ». C’est justement pourquoi le temps nous paraît venu de repenser, et de façon radicale, cette activité (à supposer que puisse continuer à s’exercer une activité pouvant être désignée par le terme de pédagogie !).

Pourquoi « repenser » la pédagogie » ?

14 À l’évidence, nous sommes dans une situation historique où une clarification s’impose. Mais nous pouvons ajouter que cette situation, précisément, rend possible une telle clarification. Pourquoi ? Parce que nous allons pouvoir prendre en compte trois séries de faits :

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  • L’importance des travaux effectués par les didactiques à propos de l’enseignement apprentissage de contenus spécifiques.
  • L’existence de travaux consistants dans le champ de la pédagogie au sens 3. Car, de façon incontestable, il reste un espace pour la recherche d’ordre pédagogique. Celle-ci porte sur « la relation qui va permettre de faire la classe », commel’exprime de façon très judicieuse François Dubet en commentant son expérience de professeur volontaire d’histoire géographie en cinquième dans une classe de ZEP de la banlieue bordelaise (US n° 375 du 15 septembre 1995). La pédagogie, c’est l’art d’» obtenir les conditions minimum pour que la classe se fasse », et tout le travail de recherche (pédagogie au sens 3) et de réflexion (pédagogie au sens 2) portant sur cet « art », qui ne se réduit jamais à cette seule dimension d’art. Nous préciserons ce champ de la pédagogie dans le point suivant. Mais nous pouvons déjà observer, avec Michel Develay, que didactique et pédagogie correspondent à deux entrées différentes dans le problème des apprentissages. La didactique aborde ce problème à partir de la logique des contenus à enseigner. La pédagogie à partir de la logique de la relation éducative. « Les didacticiens considèrent que la logique des apprentissages est largement déterminée par la logique des contenus, alors que les pédagogues considèrent que la logique des apprentissages est largement déterminée par la logique de la classe » (1994, p. 23). Ces deux entrées ne doivent pas être pensées comme exclusives : elles sont complémentaires. Et des travaux princeps tels que ceux de Bru (1991), portant sur la variabilité des conditions d’apprentissage, ou de Marguerite Altet (1994), analysant les comportements d’enseignants pour identifier des processus de communication, ou caractériser des fonctions privilégiées en recherchant les activités d’apprentissage induites en chaque cas, attestent de la vitalité et de la fécondité de l’entrée pédagogique. Bien d’autres travaux sont venus, depuis, confirmer cette fécondité.
  • Mais aussi la nécessité d’affronter le difficile problème de l’articulation savoirs/pratiques.

16 Repenser la pédagogie (dans la situation actuelle, d’où l’utilisation du « re » : les conceptions anciennes ne sont plus opératoires), c’est faire l’effort de rechercher les conditions d’une articulation harmonieuse entre les 3 niveaux d’exercice de la pédagogie que nous avons distingués. C’est penser le travail pédagogique (ce qui se fait au niveau 1) à la lumière des conditions actuelles de conceptualisation de ce travail (ce qui se fait au niveau 3), en essayant d’éviter les dérives inhérentes au niveau 2 (celui des discours sur l’éducation, niveau historiquement dominant).

17 Pour cela il nous faut comprendre que le travail de conceptualisation (c’est-à-dire d’élaboration scientifique) ne suffit pas, et implique toujours un au-delà, mais qui ne soit pas simplement celui du discours des pédagogues. Cet au-delà, pour qu’il y ait construction d’une pratique rationalisée et cohérente, sera celui de l’espace ouvert par une éthique.

18 Telle est la thèse que nous allons défendre : repenser la pédagogie nous conduit à prendre acte du fait que le seul travail scientifique (pédagogie au sens 3) est insuffisant pour donner consistance au travail pédagogique (au sens 1) s’il ne reçoit le secours d’une éthique, qui seule pourra donner sens et cohérence à ce travail.

19 Or c’est précisément ce que montrent de façon forte la vie et l’œuvre de Reuven Feuerstein. Grâce à l’exemple de Feuerstein, on peut en effet voir à l’œuvre cet effort, qui nous paraît aujourd’hui primordial, pour articuler concrètement, dans une pratique cohérente, un savoir et une éthique.

20 Mais avant de mettre en évidence les caractéristiques et l’ampleur de cet effort, nous devons prêter attention au fait que tout le travail de Feuerstein s’organise autour d’un concept clé, celui de médiation. Ce concept ne constituerait-il pas alors, précisément, l’» outil » permettant d’articuler de manière adéquate, aujourd’hui, savoir, pratique et éthique ? Telle est l’hypothèse que nous proposons maintenant d’examiner.

De la pertinence du concept de médiation pour penser le travail pédagogique

21 Pour trancher de la place et du rôle de la pédagogie aujourd’hui, la tâche cardinale est donc de montrer comment peuvent s’articuler la science, la pratique et l’éthique. Cela revient à décrire les conditions de ce que nous nommerons « l’agir pédagogique ». Avant de décrire et d’analyser de façon systématique les trois séries de considérations dont relève l’agir pédagogique, tentons d’apprécier la pertinence de ce concept de médiation, comme élément de niveau 3 (concept fondé sur une analyse scientifique de la réalité), pour appréhender de façon adéquate le niveau 1 (la pratique pédagogique). Nous pouvons alors faire quatre séries d’observations.

Le travail pédagogique est un travail dont la dimension relationnelle est essentielle

22 On pourrait dire qu’il en va ainsi par définition ! Mais cette définition n’est pas le fruit d’un caprice, comme nous avons commencé à le comprendre. Pour aborder le processus enseignement apprentissage, on admet en effet couramment la pertinence de la modélisation devenue classique sous l’appellation de « triangle didactique ». Jean Houssaye (entre autres, 1994) en propose une présentation stimulante. Ce triangle, qui représente la situation pédagogique, articule, on le sait 3 éléments : le savoir (S), le professeur (P) et les élèves (E). On peut, à partir de là, distinguer 3 « processus », chacun privilégiant une base du triangle, autrement dit un « axe ».

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  • Le processus « enseigner » établit une relation privilégiée entre le professeur et le savoir. L’élève est alors placé, écrit Houssaye, dans la position du « mort »(ce qui peut le conduire, à défaut, à « se mettre à faire le fou » (1994, p. 15)).
  • Le processus « former » privilégie la relation entre le professeur et les élèves(le savoir prenant la place du mort).
  • Et enfin le processus « apprendre », la relation entre les élèves et le savoir(le professeur étant à la place du mort).

24 On pourra transposer cette analyse dans le champ de la formation, en substituant les compétences au savoir ; ou dans le champ de l’éducation, en substituant le savoir être au savoir. Il est clair que le but de l’acte d’enseignement (quand il s’agit spécifiquement de lui) est de favoriser le processus « apprendre ». Dans la recherche des conditions favorisant ce processus (apprendre) du point de vue du « professeur » (qu’il s’agisse donc d’un enseignant, d’un éducateur ou d’un formateur), la didactique privilégie le processus « enseigner », et le pôle savoir ; la pédagogie le processus « former », et le pôle élève. La pédagogie a bien un espace propre, qui correspond à une entrée alors privilégiée, mais non exclusive. Et, comme l’avait bien perçu Dubet du fait de son expérience concrète d’enseignant de collège, son objet d’étude privilégié est la relation.

25 Marguerite Altet, dans les travaux dont rend compte son ouvrage La formation professionnelle des enseignants (1994), distingue dans le même sens une fonction didactique, qui correspond à la structuration et à la gestion des contenus, dans le temps didactique, fictif, de l’anticipation. Et une fonction pédagogique, qui correspond à la gestion interactive des événements dans le temps réel de la classe. La pédagogie peut alors être définie comme la régulation fonctionnelle du processus enseignement apprentissage, quand l’enseignant entre en relation fonctionnelle, interpersonnelle et sociale avec des élèves.

26 Tochon, pour sa part, dans son travail sur L’enseignant expert (1993), parle de double compétence et de double agenda. L’enseignant doit savoir ordonner les contenus, et anticiper (en préparant ses cours, dans le cadre d’une didactique anticipatrice). Il doit aussi savoir gérer stratégiquement sa relation avec les élèves et leurs activités concrètes d’apprentissage (en s’adaptant, dans le cadre de l’interaction pédagogique).

27 Toutes ces analyses concordent, et s’accordent sur la focalisation prioritaire pour la pédagogie : le relationnel ; ce qui se noue dans l’épaisseur synchronique du face à face « pédagogique ». La tâche première de la pédagogie comme théorie est de modéliser ce qui se joue dans cette « relation éducative ».

Cependant le concept de médiation n’est pas dépourvu d’ambiguïtés

28 Le concept de médiation nous paraît donc être de nature à tenir un rôle essentiel dans cette modélisation. Mais que faut-il entendre exactement par « médiation » ? Ce concept non plus n’est pas dépourvu d’ambiguïtés. D’une façon générale, selon l’ouvrage Pédagogie : dictionnaire des concepts clés de Raynal et Rieunier (1997), la médiation est l’» ensemble des aides ou des supports qu’une personne peut offrir à une autre personne en vue de lui rendre plus accessible un savoir quelconque (connaissances, habiletés, procédures d’action, solutions, etc.) ». Cette définition appelle deux observations. Elle prend le terme de savoir dans un sens très large. Et elle désigne une réalité à coup sûr vaste et multiforme (l’ensemble des aides). Elle a certes le mérite de situer la médiation dans le cadre du processus « former ». Mais elle exige d’être précisée. Sinon, en un sens, tout est médiation. Pour ces auteurs, précisément, le langage, l’affectivité, les produits culturels, les situations, les relations et les normes sociales « sont des médiations ». Le dictionnaire de Raynal et Rieunier note d’ailleurs que, grâce aux apports de Vygotski, Bruner et Feuerstein, le concept de médiation fédère de nos jours, sous le nom de « pédagogies de la médiation », des pratiques extrêmement variées, qui vont de la formation d’adultes à l’éducation spécialisée en passant par l’enseignement (1997, p. 221). Serions-nous en présence d’un concept « attrape tout », appartenant à la catégorie de ce que Bernard Charlot (1997) désigne comme des « attracteurs idéologiques », qui présentent trois caractéristiques :

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  • Ils paraissent évidents et s’imposent comme des « catégories immédiates de perception de la réalité sociale ».
  • Ils sont porteurs d’enjeux multiples (d’ordre professionnel, identitaire, économique et socio-politique).
  • Ce sont des notions-carrefours (elles se trouvent « au carrefour de multiples rapports sociaux » : 1997, p. 12).

30 Le risque nous paraît être réel. Mais ce n’est pas une raison pour rejeter le concept. Nous sommes simplement sommés à la fois d’en justifier l’usage et d’en préciser la signification.

31 J’ai moi-même pointé la polysémie du terme (Hadji, 1990), en montrant qu’il pouvait désigner trois réalités différentes :

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  • L’action de servir d’intermédiaire.
  • Ce qui sert d’intermédiaire, la personne ou le processus médiateurs.
  • La dynamique même d’un passage, du processus par lequel on passe d’un certain état à un autre.

33 Certes la médiation éducative intègre ces trois significations : l’éducateur est un intermédiaire (entre l’élève et le savoir, et son milieu, et lui-même), qui assure et assume cette fonction pour favoriser la dynamique d’un développement. C’est bien par essence que son action est médiation. Il faut la penser comme telle. Mais comment alors dépasser l’obstacle de la multiplicité des acceptions du terme ? Car l’usage reste flottant dans le discours éducatif, comme en témoigne la pluralité des praticiens qui se réclament de la médiation. C’est à juste titre qu’Annie Cardinet a intitulé l’ouvrage issu de sa thèse École et médiations (au pluriel). Sensible au risque que dénonce Guy Avanzini dans sa préface, « pour une notion qui connaît tant de faveur, d’être exposée aux emplois dilués, qui la privent d’une signification précise et la menacent des usages les plus disparates et confus », elle propose d’ailleurs d’emblée de distinguer deux grandes catégories de pratiques : les médiations intra-personnelles, dont l’objectif est de favoriser le développement d’une personne ; et les médiations inter-personnelles, dont l’objectif est de rapprocher deux personnes différentes, ou deux groupes aux intérêts opposés (Cardinet, 2000, p. 9).

34 Nous ne pouvons avoir pour ambition ici de dire s’il y a vraiment « une cohérence et une unité entre les divers et multiples visages et usages contemporains de la notion de médiation » (id., p. 10). Annie Cardinet s’est efforcée de répondre à cette question. Elle tend à conclure à l’unicité d’un rôle, qui serait, selon la formule de Guy Avanzini, d’induire la « réconciliation », avec soi, la culture, ou les autres.

35 Il ne faut par ailleurs pas négliger le fait que la notion d’éducation cognitive, qui est souvent associée à celle de médiation, fait aussi débat. Ce débat porte sur la possibilité, le sens et l’efficacité d’une telle éducation. Il est remarquable à ce sujet que le travail d’évaluation du PEI [1] auquel se sont livrés Loarer et al. (1995), publié sous le titre Peut-on éduquer l’intelligence ?, se termine par une critique assez radicale de l’idée d’» éducation cognitive », et par une remise en cause des postulats sur lesquels, selon les auteurs, elle s’appuie. On retrouve alors un peu la querelle de la didactique, car ce qui est en jeu est l’existence d’une éducation formelle, ou sans contenu spécifique, question abordée par Vygotski quand il examine les théories concernant le rapport développement/apprentissage. Ce que leur évaluation paraît avoir démenti aux yeux de Loarer et al., c’est précisément la possibilité d’une « modification structurale de la pensée » (p. 169), la possibilité de « faire apprendre des procédures (ou structures) générales, indépendantes des contenus » (p. 175). Remarquons toutefois que cette discussion de la pertinence de la notion d’éducation cognitive n’aboutit nullement à une remise en cause de la notion même de médiation, qui déborde largement le problème de l’éducation cognitive, et qui seule nous importe ici.

36 Il resterait certes à comprendre pourquoi la notion de médiation a eu un tel succès chez les uns… et suscité autant de méfiance chez les autres ! Pourquoi est-ce précisément à notre époque que la notion a connu l’essor constaté ? À quels facteurs d’ordre économique, sociologique, psychologique, ou autre, le succès actuel du mot et des pratiques tient-il ? Et quelles sont les raisons profondes de la méfiance de certains didacticiens, et de l’hostilité de certains chercheurs ? Pour répondre à ces questions, il faudrait conduire un travail d’analyse multidimensionnel, à la fois conceptuel, épistémologique, historique et sociologique, qui dépasse largement le cadre de la présente contribution.

37 Nous nous contenterons d’avancer une hypothèse, concernant les raisons de sa propagation, et des espoirs qu’elle suscite : la crise que connaît actuellement, dans son fonctionnement, notre société, et qui se traduit par des blocages et des explosions de violence (par exemple : les émeutes urbaines de novembre 2005), étant pour l’essentiel une crise du lien social, marquée par un délitement de ce lien, il n’est pas étonnant que fasse irruption au premier plan un concept qui nous ramène à l’essentiel, à savoir le lien social, en ouvrant sur des pratiques dont l’ambition est de restaurer ce lien, dans un mouvement de « réconciliation », selon le beau mot de Guy Avanzini.

La force du concept de médiation est de permettre de penser la relation sans s’enfermer dans le binaire, dans ce qui constituerait un « duel » éducateur/éduqué

38 Ce qui se joue dans la relation duelle éducateur/éduqué, c’est la présence active du tiers, sans lequel il n’y a ni apprentissage, ni développement. À cet égard, Francis Imbert (1994) développe avec bonheur les thèmes de la double fonction de la médiation, et du double « pivot » de la loi.

39 Double fonction : « la médiation assure la double fonction symbolique corrélative de différenciation-séparation et d’alliance » (1994, p. 21). La première fonction sera prise en charge de façon prioritaire par les parents. La seconde par le groupe social.

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  • La fonction de différenciation-séparation est à l’œuvre dans l’interdit de l’inceste, qui est le « pivot subjectif » (p. 18) de la loi. Elle correspond à l’intervention nécessaire du « tiers symbolique », garant de la différenciation et de la séparation (p. 15). Car, pour exister comme être humain, il faut d’abord échapper au monde primitif de la confusion, de l’indistinction, du mélange et de l’informe. Pour que l’on puisse ultérieurement « allier » (accéder à la culture, apprendre, aimer), il faut, originaire­ment, un « délier », une première séparation. Cette « fonction de médiation – de séparation – entre la mère et l’enfant » (p. 17) est, de fait, assurée par le père, sans lequel la mère ne saurait effectuer le « travail de perte, de privation » auquel elle se trouve assignée. Ainsi, pour pouvoir allier, il faut d’abord délier, en créant les conditions(exemple : interdit de l’inceste) qui permettent d’échapper à « l’indifférenciation d’une relation de type fusionnel » (p. 16).
  • La fonction d’alliance est à l’œuvre dans la « loi du groupe », qui est le « pivot objectif » de la loi (p. 18). Au sein du groupe règne « la loi de l’obligation à l’échange, loi structurante du vivant humain, du vivant parlant » (p. 22). « L’obligation à l’échange » (p. 123) marque le refus du « Moi-tout » (p. 65). Elle permet de sortir de la position « d’infans, d’enfant tout puissant, perdu dans la jouissance d’un sans-limite » (p. 22). Le circuit d’échanges réinscrit l’enfant dans un réseau symbolique (p. 56), où il trouvera sa place comme « un parmi d’autres » (p. 49). Le travail de médiation qu’opère le groupe, et qui s’opère au sein du groupe, brise alors la « clôture imaginaire ». Grâce au groupe (des autres), chacun pourra sortir de sa « bulle ».

41 Certes, Imbert vient de décrire le travail premier d’inscription dans la Loi structurante du vivant humain (travail originel). Mais d’une part cela lui a permis de dégager les conditions de possibilité (« conditions préalables », p. 23) du futur travail éducatif. Et, d’autre part, cela nous a fait découvrir les deux faces de tout travail de médiation, faces complémentaires et indispensables : en l’absence de l’une, il n’y a pas de médiation possible. Toute médiation doit à la fois séparer, briser, introduire une distance (entre un sujet et sa position primitive) ; et unir, pousser vers, relier (à un contenu, un savoir, une autre personne, un autre « soi-même »).

42 Imbert décrit deux grandes modalités de médiation. La première est la parole, dont l’efficacité « symbolique » provient de ce qu’à la fois elle sépare (c’est chacun son tour ; il faut écouter l’autre) et réunit (dans un dialogue qui est l’essence même de la parole, car je parle toujours à quelqu’un d’autre, ne serait-ce qu’à moi-même !). C’est pourquoi, parmi les conditions d’accès à la parole vivante, il y a, pour l’éducateur, l’acceptation du risque « d’avoir à remettre sa « maîtrise » en jeu » (p. 88). Pour autoriser « la rencontre « symbolique » de celui qui parle et de celui qui écoute », il faut accepter le risque d’être en position de non-savoir… autrement dit de chercheur, et non d’ayant-trouvé.

43 La seconde est la mise en œuvre de dispositifs « matériellement constitués », de « montages institutionnels » qui viennent en tiers entre un enfant et les autres (p. 49). Ces dispositifs peuvent être de l’ordre du rituel ; de ce qui organise les déplacements, les prises de parole, la distribution des activités : service d’accueil ; tirages au sort pour certaines tâches ; procédures de regroupement ; « conseils ». Leur fonction est d’articuler, de structurer le temps, l’espace et le faire (p. 61-62). Leur sens est d’interpeller, en appelant à la rencontre et à l’échange alors organisés. Ils font entrer dans un réseau symbolique d’échanges et de travail, réseau « d’actions et d’interactions » (p. 51), où « se réarticule la place de chacun » (p. 57). C‘est ainsi, par exemple, que la médiation de l’écrit transforme « une relation duelle en une relation triangulée » (p. 53). Le dispositif institutionnel interdit certains comportements. Mais ce qu’il interdit finalement, c’est d’être trop proche (de soi !), afin même de pouvoir devenir soi (comme un parmi les autres).

44 Certes, chacun l’aura compris, ce que Imbert décrit et analyse est ce qui donne sens plus précisément à une « pédagogie » particulière : la pédagogie dite institutionnelle. Mais ses analyses ont le mérite de nous faire saisir deux grandes caractéristiques de tout travail « pédagogique » (de ce travail qui crée les conditions minimales pour qu’un apprentissage puisse se faire) :

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  • Du point de vue de la « relation » (i.e. du point de vue proprement pédagogique), le rôle spécifique de celui qui occupe le pôle « formateur » (professeur) est d’interpeller, ce qui signifie à la fois interdire, couper, déranger, troubler (fonction différenciation-séparation) ; et accompagner, pousser, conduire vers autre chose (contenus), vers d’autres (fonction d’alliance).
  • Du point de vue de l’individu dont cette relation a pour raison d’être de favoriser le développement (de celui qui est en position « d’élève »), il existe un besoin fondamental de laisser la place à l’Autre (la parole de l’autre, le contenu d’ensei­gnement, l’élément culturel, l’idée différente) pour devenir soi-même. Si bien que la médiation essentielle est entre soi et soi (d’où la primauté de la séparation). Ce qui permet de comprendre que la médiation inter-personnelle ne peut réussir que si elle déclenche une médiation intra-personnelle. Que s’il y a changement « à l’intérieur » des individus en cause.

C’est pourquoi la médiation est un concept clé pour la pédagogie

46 Au-delà de l’affirmation, ou de la réaffirmation, du postulat de l’éducabilité, le grand mérite du concept de médiation est ainsi de préciser le rôle de ceux qui sont chargés, institutionnellement (les enseignants, les formateurs ou les éducateurs) ou non (les parents), de la faire jouer, i.e. de permettre que s’effectue la médiation intra-personnelle qui sera synonyme de changement et de progression.

47 Cela permet de mieux comprendre la nature du travail « pédagogique » : instaurer les interdits qui libèrent, et organiser la vie du réseau d’échanges et de travail que peut et doit devenir le groupe dès que l’action « pédagogique » s’exerce dans un cadre collectif. En somme : créer les conditions qui permettront la progression de chacun des individus placés en position d’» élève ».

48 Cela enfin spécifie l’espace d’observation propre à la pédagogie comme activité de recherche : l’espace de la relation pédagogique, i.e. l’espace de l’action du « pédagogue » comme tiers symbolique, qui prive et sépare afin d’allier.

49 Il n’est donc pas excessif d’affirmer que la médiation est un concept clé pour la pédagogie (et non pour la didactique, ou pour les autres « sciences de l’éducation »). Cette dimension de concept clé a été bien mise en évidence par Marc Prouchet dans la thèse qu’il a soutenue en 1999. Dans ce travail portant sur la médiation cognitive à l’école, il s’interroge sur la nature du travail cognitif qu’accomplit l’élève, et met en évidence, à cet égard, l’importance de l’analyse des tâches (fortement soulignée par ailleurs, on le sait, par le courant de l’évaluation « formatrice »). Il montre que, pour apprendre, l’élève doit s’interroger sur l’activité dans laquelle il s’investit. Il lui faut, en particulier, saisir l’intention, qui dépasse la singularité de l’activité, et lui donne du sens. Pour Marc Prouchet, la relation médiatrice entre l’enseignant et l’apprenant, dont la fin est d’orienter la visée de l’élève, est ordonnée à faire saisir cette intention. Ainsi la relation médiatrice peut-elle être vue comme une condition de possibilité de la création d’un rapport au savoir. On retrouve une idée de Francis Imbert : le pédagogue a pour tâche de réunir des conditions préalables. Le travail pédagogique est un travail fondateur, qui rend possible, entre autres, l’appropriation de connaissances. C’est pourquoi Prouchet parle à son sujet de « phase détour » ou d’» étape liminale » (1999, p. 323).

50 Nous pouvons affirmer, à partir de là, que :

51

  1. le rôle du travail pédagogique (pédagogie au sens 1) est de construire le cadre qui rendra possible l’élaboration d’un rapport au savoir (ou à la culture, ou au travail professionnel) sans lequel les apprentissages seront, sinon impossibles, du moins très difficiles. C’est ce qu’avait bien perçu, nous l’avons vu, François Dubet, quand il affirme qu’il est extrêmement fatigant, non pas de faire la classe, mais de construire la relation qui va permettre de faire la classe.
  2. Le rôle de la pédagogie au sens 3 (comme recherche scientifique) est de modéliser ce qui se passe lors de ce travail fondateur. L’espace d’observation propre à la recherche pédagogique est constitué par ce que Marguerite Altet décrivait très pertinemment comme la relation fonctionnelle, interpersonnelle et sociale qui se noue entre un enseignant et ses élèves. Cette relation est la condition de possibilité de la construction de savoirs, et l’» espace » même où ces savoirs se construisent.
  3. La limite principale du concept de médiation est de ne pas modéliser la totalité du travail enseignant (ou éducatif, ou formateur). Car ce travail ne se réduit pas à cette fonction médiatrice. Cela permet de comprendre la défiance des didacticiens, qui s’intéressent spécifiquement à un autre temps fort de l’activité enseignante : la construction et la présentation d’un texte de savoir, dans le temps didactique (temps dont Chevallard a très bien montré la « facticité », et la dimension paradoxale, dans les chapitres 6 à 8 de son ouvrage La transposition didactique).

52 En conclusion, le concept de médiation est bien un concept pertinent pour penser le travail pédagogique dans sa spécificité. Il constitue un outil d’analyse permettant de comprendre ce qui s’y passe, et ce qui est en jeu. Mais, par là même, il ne rend compte que d’une partie, ou d’une dimension, du travail, en particulier, des enseignants. En tant qu’il porte sur les conditions de possibilité de l’acte d’appropriation du savoir, il appartient à la pédagogie, mais non à la didactique. Si l’activité de l’enseignant peut être d’abord, et fondamentalement, pensée comme médiatrice, cela ne signifie ni que la fonction de l’enseignant se réduise à celle de médiateur, ni qu’il ne puisse y avoir à l’école d’autres médiateurs que lui.

De l’agir pédagogique, et du triple intérêt du travail de Feuerstein

53 Nous pouvons maintenant revenir à notre thèse, pour montrer comment il est possible d’apporter une réponse opératoire à la question de l’articulation entre une pratique et des savoirs (peut-on « donner consistance » à une pratique grâce à des savoirs scientifiquement élaborés ?). Nous avons avancé que repenser la pédagogie nous conduit à prendre acte du fait que le seul travail scientifique (pédagogie au sens 3) est insuffisant pour donner consistance au travail pédagogique (au sens 1) s’il ne reçoit le secours d’une éthique, qui seule pourra donner sens et cohérence à ce travail.

54 Nous venons de voir comment le concept de médiation, qui se trouve au centre des travaux de Feuerstein, pouvait outiller utilement la pédagogie au sens 3. Mais nous n’en avons pas pour autant apporté une solution satisfaisante au problème des rapports savoirs/pratiques.

55 Précisément, l’exemple de Feuerstein va nous faire voir comment il faut en quelque sorte dépasser cette opposition binaire, et introduire un troisième terme – qui jouera le rôle du tiers symbolique – pour appréhender de façon pertinente cette articulation dans le cadre d’une triangulation. Car, au-delà de la médiation, en tant que dimension essentielle du travail pédagogique, il y a les « pédagogies de la médiation », cette expression désignant tous ceux qui ont mis la médiation, comme dynamique facilitatrice du développement, au cœur de leur démarche éducative. Parmi eux, la figure de Feuerstein est exemplaire, en tant qu’il représente ce qu’on a pu nommer une Pédagogie à visage humain (Feuerstein et Spire, 2006). Mais alors, qu’apportent de plus les « pédagogies de la médiation », et en particulier celle de Feuerstein, et à quoi nous n’aurions pas encore été attentifs ?

56 Il nous semble qu’elles éclairent les conditions de l’agir pédagogique, en faisant apparaître comment, pour éviter les dérives du discours pédagogique dénoncées plus haut (pédagogie au sens 2), un ancrage dans l’éthique est nécessaire. C’est notre thèse : une articulation cohérente entre la théorie et la pratique exige le secours fondateur d’une éthique. C’est ce que montrent, pensons-nous, la vie et l’œuvre de Reuven Feuerstein. Mais c’est déjà ce que fait apparaître une analyse des « savoirs » nécessaires à l’agir pédagogique.

Les trois savoirs nécessaires à l’agir pédagogiques

57 Nous avons développé cette question dans le chapitre d’un ouvrage publié en 1998 (Hadji, 1998). Pour en présenter l’essentiel, il s’avère nécessaire d’interroger le rapport du pédagogue praticien au savoir, qui n’est pas univoque. De quel « savoir », en effet, un praticien a-t-il besoin ?

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  1. Il a besoin de savoir ce qui est : le contexte de son action, le système dans lequel elle s’insère ; ses élèves, etc. Mais aussi quelles sont les caractéristiques objectives de l’activité d’» enseignement ».
  2. Il a besoin, et de façon impérative, de savoir ce qui est souhaitable. Quels sont les finalités, les buts et les objectifs précis de ses actions ? Qu’est-il légitimement en droit d’attendre de ses élèves ? Et légitimement en droit de leur imposer ? Qu’on le veuille ou non, l’agir pédagogique exige une représentation de l’idéal. C’est ici que l’éthique a toute sa place, en tant qu’elle orientera la recherche des valeurs qui permettront d’orienter l’action éducative, et de lui faire prendre du sens. C’est elle qui introduit la distanciation, et rend possible la mise en perspective, sans lesquelles le travail du praticien ne pourra prendre du sens, ni à ses yeux, ni à ceux de ses élèves.
  3. Il a besoin enfin de savoir ce qu’il faut faire pour réaliser ce qui est souhaitable et s’approcher de l’idéal. Il lui faut pour cela disposer de modèles d’action, représen­tation d’un processus permettant (si possible !) d’arriver où l’on veut arriver. Ce sont ces modèles d’action qui font problème d’un point de vue épistémologique. Le scientisme, dans son emportement positiviste, a cru en la possibilité d’une éducation scientifique, et donc en la possibilité de se doter de modèles d’action de part en part scientifiques. Mais il est alors victime de l’illusion « déductiviste ». L’action, dans sa dimension concrète et temporelle, dans sa complexité, n’est pas le champ de recherche de la vérité (scientifique), mais simplement de l’efficacité (technique). C’est pourquoi l’idée d’éducation scientifique conduit (et a conduit) aux pires dérives et aux pires perversions.

59 Que peut alors espérer ici le praticien ? Que l’on mette à sa disposition des « théories » technologiques, certes bien incapables d’assurer le succès à coup sûr, mais de nature à lui permettre de rationaliser son action en le dotant de procédures ou de façon de faire dont l’expérimentation a montré qu’elles pouvaient être, dans certaines conditions, relativement efficaces. Qu’on l’éclaire sur ce qu’on appelle aujourd’hui les « bonnes pratiques ». Ces modèles praxéologiques devront présenter le double caractère, s’il veut agir de façon cohérente :

60

  • d’être compatibles (non contradictoires) avec ce que l’on sait par ailleurs scientifi­quement de l’être humain et de son développement (impératif de compatibilité et d’articulation avec les modèles scientifiques du développement).
  • d’avoir du sens dans le cadre d’une perspective éthiquement défendable (impératif d’ancrage dans un modèle « philosophique »).

61 Cela est-il vraiment possible ? L’exemple de Feuerstein est là pour nous permettre de répondre par l’affirmative.

Le triple visage de Feuerstein : un éclairage décisif pour l’agir pédagogique

62 J’ai eu l’occasion par ailleurs (Hadji, 2000) de dire la façon dont j’appréhende le triple « visage » de Feuerstein :

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  • théoricien de la perfectibilité humaine (d’où la validité scientifique de son œuvre, respectant l’impératif de l’articulation avec les modèles scientifiques contemporains du développement) ;
  • explorateur de la perfectibilité humaine (d’où la pertinence pédagogique de son travail, inventant des modèles d’action pour faire jouer la médiation, et fournissant ainsi de précieux exemples de « bonnes pratiques ») ;
  • témoin de la perfectibilité humaine (d’où la valeur de son témoignage éthique, et l’intérêt de l’exemple concret qu’il propose d’une pédagogie ancrée dans une éthique).

64 Rappelons rapidement ici ce qui caractérise chacune de ces trois dimensions.

Validité scientifique de l’œuvre de Feuerstein, théoricien de la perfectibilité humaine

65 Je n’insisterai pas sur ce premier point, développé dans l’ouvrage édité par Kozulin et Rand (2000). Feuerstein est sans discussion possible un théoricien : non pas au sens de quelqu’un qui se couperait de la pratique pour se réfugier dans le ciel d’on ne sait quelles « idées pures » ; mais au sens scientifique du terme, en étant quelqu’un qui contribue à la construction d’un modèle destiné à rendre intelligible la réalité sur laquelle portera par ailleurs son action (en l’occurrence : l’être humain). La théorie va « fonder » la pratique, tout d’abord, en en établissant la possibilité (ce que l’on sait sur l’homme nous permet-il d’affirmer que tout homme est éducable ?). Car, « si vous pensez que l’homme est modifiable… vous serez des chercheurs, des hommes créatifs pour trouver un support » à cette modifiabilité, et « chercher les modalités de changement » (Feuerstein, 1990, p. 165). Ensuite, en précisant le cadre dans lequel l’action éducative va pouvoir, et devoir (car tout n’est pas possible), s’insérer. Feuerstein a été, de ce second point de vue, sensible à l’exigence de compatibilité entre les modèles praxéologiques et les modèles scientifiques. Les pratiques qu’il propose s’insèrent dans une perspective scientifique sérieuse et défendable, en accord avec ce que j’ai désigné moi-même comme le « modèle de la complexification majorante » (Hadji, 1990, p. 59), selon lequel on apprend en complexifiant sa « structure cognitive ». Animé par le souci de proposer un modèle scientifique adéquat de la réalité que ses ambitions d’acteur éducatif l’amenaient à explorer, il a sans conteste apporté des matériaux importants pour une théorie du fonctionnement et du développement de l’homme cognitif.

66 Il s’est intéressé, en premier lieu, à une double caractéristique fondamentale de l’être humain : l’homme est un être qui se développe et qui apprend.

67 Concernant le développement, tout ce que l’on sait aujourd’hui des rapports entre l’hérédité et le milieu montre que la notion de modifiabilité, telle que la conçoit Feuerstein (« capacité qu’a l’individu de se modifier » en allant vers « des modalités de fonctionnement différentes » : 1990, p. 123), exprime de façon pertinente la part de liberté que l’hérédité laisse à l’individu (cf. Hadji, 1995).

68 La question des apprentissages a parallèlement fait débat : quelle est l’étendue du pouvoir d’apprentissage dont dispose chaque individu ; et quels sont les mé­canismes et les facteurs expliquant et facilitant les apprentissages ? Quand nous sommes cognitivement actifs, nous convoquons des réseaux de neurones qui ont été stabilisés grâce à l’apprentissage (apprentissage par stabilisation sélective de synapses : Changeux, 1983), et sont le substrat neurologique de concepts, d’idées, ou de sentiments, spécifiques. Les concepts que propose Feuerstein (tels que ceux d’expérience d’apprentissage médiatisé, de déprivation culturelle, de fonction cognitive défaillante) sont tout à fait en accord avec cette analyse, de même qu’ils s’inscrivent dans l’axe des travaux d’une psychologie cognitive qui me paraît déboucher tout naturellement sur le constructivisme et sur le socioconstructivisme.

69 En second lieu, un des points forts de Feuerstein est d’avoir bien perçu l’unité étroite du cognitif et de l’affectif. Le PEI a même l’ambition de toucher l’affectif à travers le cognitif, de façon à stimuler « les modalités affectives énergétiques qui dirigent, orientent et guident les comportements de l’individu » (1990, p. 123). Ainsi, pour son auteur, la modifiabilité cognitive n’est qu’un aspect d’une modifiabilité fondamentale dont l’affectivité constitue la dimension motrice. L’affectif est moteur, comme Piaget l’avait suggéré dès le début de La psychologie de l’intelligence, et comme le confirment les recherches contemporaines sur la motivation et son rôle.

70 Aussi pourrait-on parler, pour ce qui concerne Feuerstein théoricien, d’une double cohérence. À la cohérence d’une modélisation centrée sur la capacité de développement (avec les concepts de modifiabilité, de potentiel, de propension, qui permettent de comprendre comment est possible la médiation éducative), s’ajoute la cohérence d’une inscription dans le mouvement et les résultats de l’anthropologie scientifique contemporaine.

Pertinence pédagogique des pratiques proposées par Feuerstein

71 L’action éducative ayant pour but général de faciliter le développement cognitif des individus, une pédagogie digne de ce nom doit s’interroger, en premier lieu, sur les différents facteurs susceptibles de contribuer à ce développement, afin d’en apprécier le poids respectif, et de faire saisir la place et la portée réelles, dans l’ensemble ainsi décrit, des activités à prétention éducative. C’est ce qu’a fait Feuerstein, pour qui les facteurs responsables du développement sont au nombre de trois :

72

  1. l’organisme (hérédité, plus maturation),
  2. l’expérience directe du monde, ou interaction active avec l’environnement, qu’il désigne aussi comme « l’exposition directe aux stimuli » (1990, p. 152),
  3. l’expérience médiatisée, qui trouve sa source dans l’action du médiateur, qui va donner une orientation fondamentale au développement.

73 Cela éclaire et précise l’impératif de « compatibilité » : ce que peut prendre en charge le pédagogue éducateur, qui ne part jamais de zéro, mais travaille dans un contexte déterminé, et à partir des « matériaux » (et donc des possibilités) que lui offre la « nature » (premier facteur : l’organisme), doit s’articuler d’une part avec ce qui est ainsi plus ou moins strictement déterminé par la nature de l’organisme (cf. Hadji, 1995) ; et d’autre part avec tout ce qui a été construit par l’individu au cours de son histoire grâce à sa propre interaction active avec son environnement (second facteur : l’expérience directe du monde). L’éducateur, dans sa fonction de médiateur, n’est pas tout puissant. Il doit composer avec les autres facteurs, et, comme le disait Rousseau, tâcher de « diriger » à la fois son action, et l’expérience de ceux sur qui elle porte, sur « l’éducation » à laquelle il ne peut rien, à savoir celle de la nature, qui correspond au jeu de l’hérédité, et s’exprime en particulier dans la « maturation ».

74

  • Il propose une vue claire de la démarche éducative en son ensemble.

75 Une activité sera éducative à condition de s’inscrire dans une dynamique qui, s’agissant du rapport de l’éducateur à celui qu’il éduque, comporte trois étapes. Aucune ne peut être négligée, car chacune correspond à une condition de possibilité du changement :

76 La première étape est celle de l’évaluation du potentiel de modifiabilité (c’est ce à quoi est destiné le LPAD). Cette étape permet la réalisation de la première condition : découvrir les potentialités et les capacités du sujet éduqué (et croire en elles !). C’est pourquoi il est fondamental que cette évaluation soit dynamique, et cherche à mettre en évidence le pouvoir de développement du sujet, au lieu de se borner à « mesurer » ses performances actuelles en le comparant aux autres (évaluation « normative »).

77 La deuxième étape est celle de l’» intervention médiatisante » explicite (1990, p. 144). Cette étape correspond à la deuxième condition de possibilité : équiper, outiller l’individu, par le moyen d’interactions médiatisantes. Il s’agit en premier lieu d’outiller l’individu avec les pré-requis indispensables pour effectuer les tâches « parfois exigeantes » et « souvent difficiles » auxquelles il sera confronté dans « l’Enrichissement Instrumental » (id., p. 129). De travailler ainsi à sauvegarder, puis à faire fructifier, son potentiel de développement, car les activités du PEI, par exemple, ont toujours une fonction d’» équipement ». Autrement dit il s’agit, par un travail portant initialement sur ses attitudes, motivations et habitudes (en particulier cognitives), de forger un appareil cognitif opérant, qui sera enrichi tout au long de l’application d’un instrument tel que le PEI, qui a pour fin d’» augmenter » sa modifiabilité.

78 La troisième étape est celle de la formation (de la construction) d’un environnement « modifiant » (1990, p. 144). La troisième condition à respecter est en effet d’agir sur l’environnement pour qu’il devienne modifiant. Tout environnement n’est pas automatiquement et immédiatement propice au changement. Pour contribuer à celui-ci, et faciliter et accompagner le travail du pédagogue médiateur, l’environnement doit faire entendre le « message » qu’il est possible de changer. L’environnement adéquat doit « créer une conscience de la modifiabilité » en réunissant les « conditions nécessaires au changement » (id.).

79 Ainsi pourront jouer deux formes différentes « d’interactions médiatisantes ». La première est celle de l’interaction « explicite », par laquelle le médiateur s’interpose réellement entre les stimuli et l’individu, puis entre l’individu et ses réponses aux stimuli (selon le schéma S g H g O g H g R). La seconde est celle de l’interaction médiatisante « implicite » (1990, p. 160) grâce à laquelle l’environnement, devenu « modifiant », exercera une action « éducative » (implicite) portant directement sur l’expérience du sujet. On peut affirmer alors que la « formation des environnements modifiants » (1990, p. 152) est une tâche centrale pour les pédagogues aujourd’hui. Il faut organiser l’environnement de telle sorte qu’il exerce une pression en faveur des apprentissages et du changement. « Dans une situation contraire, les possibilités développées de l’enfant risquent de se détériorer et de s’atrophier » (id., p. 144).

80

  • En s’étant doté d’une théorie praxéologique, qui modélise de façon éclairante l’activité du pédagogue pour agir de façon efficace, nous l’avons vu, il faut savoir comment on va s’y prendre pour réaliser ses objectifs, et aller où l’on veut aller. Il faut disposer d’un modèle praxéologique, « modèle d’action » précisant quelles conditions réunir pour se donner des chances d’atteindre le but que l’on s’est proposé. Feuerstein propose un modèle praxéologique particulièrement digne d’intérêt, en ce qu’il apporte une réponse opératoire à la question de l’interaction concrètement médiatisante. Pour faire jouer cette interaction, et devenir effectivement médiateur, il y a lieu :
  • D’être « présent », c’est-à-dire de s’affirmer comme acteur éducatif, et d’assumer cette fonction (consistance éducative, correspondant à la fonction d’interpellation décrite par Imbert), puisqu’il s’agit de lutter contre la déprivation culturelle, et de compenser les défaillances éducatives de l’environnement, par des interactions médiatisantes, à la fois explicites et implicites.
  • D’avoir une conscience claire et pleine de son but : l’éducation est de ce point de vue une activité téléologique, dont le but ultime est de sauvegarder et d’accroître la modifiabilité de chaque être humain.
  • De s’efforcer de multiplier les interactions entre les trois « partenaires » (Feuers­tein, 1990, p. 130) de l’acte éducatif : le médiateur, le matériel et le médiatisé. Il faudrait pouvoir, de ce point de vue, créer un véritable « circuit fermé » (id., p. 160) entre :
    • Le médiatisé, à savoir le sujet de l’éducation. Il doit devenir acteur de sa propre évolution. Cela exige que les enseignants (les éducateurs, les formateurs) deviennent véritablement, aussi, des acteurs, n’ayant pas peur d’exercer leur responsabilité (de faire preuve de « consistance »).
    • Le matériel qui peut être très divers selon Feuerstein. « La médiation… peut se faire dans n’importe quel langage oral, gestuel ou écrit. » (Feuerstein, 1990, p. 159). C’est dans cet état d’esprit qu’il écrit : « J’aimerais bien que vous compreniez qu’on peut vivre sans le PEI, on peut même très bien vivre » (1990, p. 136). Ce n’est pas l’outil qui importe finalement. Car l’outil n’est rien en dehors de la démarche d’ensemble qui lui donne du sens.
    • Le médiateur, enfin, animé par la volonté de mettre en œuvre une « attitude active modifiante ». Tourné vers l’avenir et le plein développement des individus, l’éducateur n’a pas le choix : il lui fait rejeter l’» attitude passive acceptante », qui est la solution de facilité, pour adopter une « attitude active modifiante » (p. 140), en laquelle se marquera de façon concrète ce que nous avons appelé sa « consistance éducative ». On le voit : le médiateur est un individu engagé « affectivement, émotionnellement et cognitivement » (p. 158), « animé par une intentionnalité » (p. 156) ; qui n’hésite pas à faire pression ; qui n’a pas peur d’imposer, non seulement des exercices, mais aussi des significations. Au nom de quoi ? Qu’est-ce donc qui l’autorise à s’arroger le droit d’imposer ses propres significations (par ailleurs culturellement situées) au lieu de laisser à chacun « la possibilité de trouver les siennes » (p. 163) ? Une seule chose : la positivité de son intention. C’est ici que la pédagogie vient s’ancrer dans une éthique.

Valeur du témoignage éthique de Feuerstein

81 La figure de Feuerstein est finalement celle d’un témoin qui rappelle à l’ordre de l’exigence éthique. En ce domaine, c’est sans doute la notion d’exigence qui est essentielle (Hadji, 1995). Feuerstein l’exprime très bien : « l’environnement doit exiger de l’enfant qu’il se modifie » (1990, p. 145). Pourquoi ? « Pour que la potentialité de modifiabilité… soit efficace ». Pour que la modifiabilité ne soit pas un simple « attracteur idéologique », mais devienne une réalité concrète.

82 Tout repose sur l’idée centrale, très bien explicitée par Rousseau, de « perfectibilité ». Cette capacité de se perfectionner est au cœur de la pensée et de l’action de Feuerstein. Un effort de modélisation théorique la fait apparaître comme l’essence même de l’être humain. Un effort d’invention pédagogique permet d’imaginer et d’explorer des voies pour sauvegarder et développer cette capacité. Cette recherche, et l’engagement dans ces voies, traduisent une première décision fondamentale, d’ordre éthique : la décision de consacrer ses travaux et sa vie à la sauvegarde et au développement de la perfectibilité humaine. C’est sur cette décision que se fonde l’intentionnalité du médiateur. C’est elle qui légitime et justifie son désir de contribuer au changement des autres.

83 Ce qu’il y a de plus fondamental à retenir – et ici, d’une façon spécifique, de l’exemple de Feuerstein – est que, dans le champ éducatif, tout repose sur la volonté d’agir au service du développement des êtres humains.

84 D’un point de vue éthique, Feuerstein a su ainsi faire un double choix :

85

  • Le choix de l’homme comme valeur : considérer l’être humain comme une fin en soi, c’est-à-dire comme la fin dernière de toute activité humaine. C’est l’homme qui vaut sur terre. Certains pourront affirmer que c’est « parce qu’il est à l’image de Dieu ». D’autres (dont nous sommes), tout simplement parce qu’il est toujours autre chose que ce qu’il est actuellement, et qu’il a en lui cette capacité de faire mieux, ce pouvoir d’aller au-delà de ce qui se manifeste dans sa figure présente, à laquelle on ne pourra jamais le réduire. L’homme « vaut » parce qu’il ne se réduit jamais à ce qu’il est à un moment donné de son histoire, et dans une situation donnée (Hadji, 1995). C’est pourquoi, en toute cohérence, l’attitude active modifiante est la seule qui ait valeur en pédagogie.
  • Le choix de l’action : agir au lieu de subir. Feuerstein écrit que « l’homme est le seul être capable de décider de la direction que va prendre sa vie » (1990, p. 151), et que par conséquent, pour lui, la volonté est essentielle. Lui a fait le choix de mettre ses forces et son énergie au service de l’être humain, comme fin dernière. C’est bien le choix de « l ‘attitude active modifiante ». C’est un choix éthique, car on ne peut pas scientifiquement en démontrer la pertinence (bien qu’il soit tout à fait compatible avec les données produites par la science). C’est un choix qu’il faut simplement avoir la lucidité et le courage de faire. Tout dépend de, et tout repose sur, comme Feuerstein lui-même l’écrit, un « acte de volonté », d’ordre éthique.

Conclusion

86 C’est donc bien, en définitive, par référence à Feuerstein « témoin » de l’exigence, éthique, de perfectionnement, que l’on peut apprécier Feuerstein comme théoricien de la modifiabilité (le savant), et comme explorateur de cette modifiabilité (le pédagogue). Tel est le constat qui fonde notre réponse à la question de l’articulation adéquate entre pratique et science, sous sa seconde formulation : peut-on donner consistance à une pratique grâce à des savoirs scientifiquement élaborés ? L’exemple de Feuerstein nous fait comprendre que l’on ne peut donner consistance à une pratique qu’en l’ancrant dans une éthique qui oriente à la fois le travail scientifique et le bricolage pédagogique, la seule exigence du point de vue du rapport de ce bricolage à la science étant sa compatibilité avec les modèles élaborées par celle-ci.

87 Re-penser la pédagogie, c’est comprendre qu’elle exige cette articulation triangulaire. Car l’agir pédagogique exige que l’on soit à la fois philosophe, savant et pédagogue. On pourrait certes craindre qu’une telle exigence dépasse les capacités d’un « édu­cateur » normal. Mais la vie et l’œuvre de Feuerstein sont là pour nous donner du courage. Car, en pédagogie, la pire faiblesse, avant même l’insuffisance scientifique, ou l’incapacité technologique, est sans doute la « pusillanimité éthique ».

88 C’est du côté de l’insuffisance de notre engagement éthique (de notre engagement dans l’éthique) qu’il faut aussi chercher les raisons des faiblesses actuelles de la pédagogie comme pratique. Pour que la pédagogie soit efficace, c’est-à-dire contribue à un bon développement des formés, il faudrait d’abord le vouloir vraiment, et s’engager vraiment dans le sens de cet acte de volonté.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : Médiation, Pédagogie, Éthique, Feuerstein

Date de mise en ligne : 17/02/2015

https://doi.org/10.3917/nras.042.0033

Notes

  • [1]
    Programme d’enrichissement instrumental de R. Feuerstein

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