Notes
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[1]
M. Derzelle, « Temps, identité et cancer », Le cancer, coll. « Recherche en psychosomatique» , EDK, Paris, 2000.
-
[2]
J. Bleger « Psychanalyse du cadre psychanalytique », 1996, repris dans R. Kaës, dir., Crise, rupture et dépassement, Dunod, Paris, p. 257-276, 2004.
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[3]
R. Kaës (1979), « Introduction à l’analyse transitionnelle », dans Crise, rupture et dépassement, Dunod, Paris, 2004, op. cit.
-
[4]
M. Ruszniewski, Face à la maladie grave ; patients, familles, soignants, Dunod, Paris, 1999, p. 165.
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[5]
E. Enriquez, « Le lien groupal », Bulletin de Psychologie, n° 360, 1982.
1 Les professionnels à l’hôpital, qu’ils soient psychologue, médecin, éducateur, infirmière, enseignant, sont tous eux-mêmes atteints par la maladie. Bien évidemment pas directement dans leur corps, comme le patient. Mais concernés émotionnellement, affectivement, humainement par la maladie et ses effets. L’enfant ou l’adolescent sont concernés par le travail de la maladie, dans l’obligation d’affronter la maladie, la douleur, les traitements, de faire avec les transformations physiques et psychiques liées à leur état ; le professionnel travaillant en équipe pluridisciplinaire se trouve lui concerné par le travail sur la maladie.
2 Si on œuvre dans le même hôpital et avec les mêmes enfants ou adolescents, on n’assume évidemment pas la même mission, la même place, la même responsabilité lorsqu’on est éducateur, directeur d’école, psychologue ou enseignant. Ces différents professionnels sont pourtant amenés à questionner ensemble leur pratique, et à la questionner dans l’articulation qu’elle entretient avec celle de tous. Donc à se confronter à la logique de l’autre professionnel, à tenter de la comprendre et à en accepter les effets parfois gênants. À se définir encore au regard de l’autre, professionnel mais aussi élève, patient ou parent, dans l’institution hospitalière mais aussi parfois à l’extérieur de l’hôpital : dans d’autres services, avec d’autres écoles. Chacun fait ici avec ce qu’il est, avec ses ressources mais aussi ses faiblesses. Face à des situations humaines délicates, chacun finit par se trouver mobilisé au-delà du conscient, et l’impact émotionnel qui résulte de cette confrontation aura souvent des effets sur l’équipe toute entière. La professionnalité peut dans ce contexte être mise à mal.
D’une demande d’appui formatif à l’élaboration d’un dispositif spécifique d’analyse
3 C’est dans un contexte de malaise institutionnel que nous avons été sollicitées pour construire une formation à visée régulative par le médecin responsable de l’unité pédiatrique d’un hôpital d’Alger. Ce dernier partait de la difficulté des éducateurs et des enseignants à exercer pleinement leur professionnalité auprès des enfants et des adolescents malades. Ils s’étaient en effet récemment engagés dans un travail auprès d’adolescents fréquentant l’hôpital, comme dans une espèce de « refuge » où participer à des activités proposées normalement aux jeunes malades (par exemple la chorale). Mais cette mobilisation auprès de jeunes socialement démunis s’était accompagnée pour certains professionnels, même expérimentés, d’une désaffection de leur rôle auprès des élèves hospitalisés (beaucoup d’enfants étant atteints de maladies graves, les professionnels avaient toujours eu du mal à en accepter la fréquente « disparition »).
4 La situation décrite signait déjà ici pour nous la question de la mise en échec de l’éducateur ou de l’enseignant spécialisé. Quand ce dernier en effet renonce – pour une part du moins – à l’exercice de sa fonction, afin que soit abaissée en lui une tension interne trop intense, ce n’est pas en général qu’il manque de courage – c’est plutôt qu’il ne voit pas comment elle peut se voir assumée efficacement.
5 Mais justement : peut-on (doit-on) faire face seul, et du seul point de vue de sa professionnalité, au sentiment d’inutilité qui envahit régulièrement – forcément – l’enseignant confronté à la mort de ses élèves ?
6 Le champ que constitue la maladie à pronostic vital réservé est, comme le remarque Martine Derzelle, « traversé d’un certain nombre de caractéristiques qui dessinent […] une atmosphère, et collective et individuelle, dans laquelle tout semble pris en masse, et les soignants, et les patients, et la maladie » [1]. Le souffle d’air qu’apporte la présence de personnes extérieures au service est d’ailleurs le bienvenu dans le climat pesant qui règne à l’hôpital.
7 Dans ce climat particulier, les professionnels, soignants et non soignants, sont amenés à faire face à la diffusion des affects et des émotions à l’équipe : souffrance du patient et souffrance de l’équipe soignante entrent en résonance, avec des effets de contamination émotionnelle, une exacerbation des sensations et des sentiments, une massification des affects, notamment des affects dépressifs.
8 Il importait donc de reprendre cette question, d’abord auprès des enseignants, des éducateurs, des psychologues, des cadres éducatifs, des formateurs et responsables associatifs : c’est par rapport à ce premier travail que plus tard la question de la relation entre personnels soignants et non soignants aurait à se voir reposée.
9 L’objectif consistait à réfléchir sur les conditions des pratiques enseignantes, éducatives, sur l’exercice de la professionnalité ainsi que sur les dispositifs susceptibles de la soutenir.
10 Au-delà d’une entrée informative, sous forme de conférences interactives et de débats, la dominante a donc été clinique. Elle s’est fondée sur l’analyse de situations rencontrées par les professionnels dans leur pratique quotidienne.
Quel cadre pour quelles visées ?
11 La formation a été menée sur trois jours par quatre intervenants, enseignants et psychologues, chaque groupe d’analyse de pratiques fonctionnant avec une douzaine de participants et deux animateurs.
12 Deux groupes d’analyse ont été institués, pour trois séances de trois heures chacun ; leurs membres s’engageaient par avance à participer au travail jusqu’au bout, à l’intérieur du groupe initialement choisi. La méthode d’analyse s’est effectuée en quatre phases :
- 1re phase - temps du récit : un participant volontaire expose une situation professionnelle sous la forme d’un récit. Il prend pour cela le temps qui lui est nécessaire et les autres membres du groupe l’écoutent sans intervenir.
- 2e phase - temps d’exploration collective : les participants posent des questions visant à clarifier l’exposé de la situation et à investiguer, de façon à mieux cerner la complexité de la situation exposée.
- 3e phase - temps de la compréhension : chaque membre du groupe propose une ou des interprétations, des pistes de réflexion et d’analyse, des éléments de réponse aux questions posées par le narrateur. Il livre éventuellement ses associations, évoquant ce que cette situation lui donne à penser. Les animateurs proposent après les participants leur réflexion ou leurs hypothèses, en tentant d’ouvrir vers de nouvelles pistes. Lors de cette phase, l’exposant reste silencieux mais prend, s’il le souhaite, des notes. Il s’agira d’explorer la situation sur un maximum d’aspects : psychologique, pédagogique, social, institutionnel…
- 4e phase - conclusion : L’exposant propose une synthèse des éléments d’analyse et des propositions qu’il juge les plus pertinents, au regard de ce qu’il connaît de la situation.
14 Au cours des séances, les animateurs veillent à ce que l’analyse se déroule dans une atmosphère d’écoute mutuelle, avec discrétion et en évitant tout « jugement ».
15 S’intéresser à la question des phénomènes psychiques qui se produisent et se succèdent dans un groupe implique de formuler la question méthodologique et clinique des conditions requises pour le travail d’analyse. Dans les années 1960 les psychanalystes argentins José Bleger [2] et David Liberman tentent de préciser ce qui, dans la relation entre l’analyste et le patient permet à ce dernier de changer. C’est très exactement… ce qui ne change pas, c’est-à-dire ce qui forme cadre. Bleger recense ainsi les éléments de la situation thérapeutique qui doivent rester « fixes », dans la mesure où ils délimitent un espace de déplacement psychique pour le patient. Le cadre constitue ce à partir de quoi sont susceptibles de se définir des processus. La caractéristique du cadre, c’est d’être un non-processus, c’est-à-dire un ensemble de constantes à l’intérieur desquelles le processus lui-même peut se dérouler. Parmi ces constantes, on peut citer « le rôle de l’analyste, l’ensemble des facteurs affectant l’espace (ambiance) et le temps, et la part de la technique (y compris les problèmes afférents aux horaires, la ponctualité, le paiement, les interruptions…) ». À ces éléments Liberman ajoutait le contrat psychanalytique défini comme « un accord entre deux individus qui implique deux éléments formels d’échange mutuel : le temps et l’argent ») et les règles déontologiques qui encadrent cette situation psychothérapique.
16 Penser en termes de « cadre », ou encore de « fonction cadre », revient à distinguer les « constantes » des « variables » : ce qui est permanent de ce qui est changeant, le fond de la forme, l’explicite de l’implicite (dont il dépend). Le cadre fonctionne (« agit » ?) comme support, comme étai, comme rempart, alors même que nous ne le percevons que lorsqu’il se modifie ou se casse.
17 L’utilité de cet outil conceptuel et stratégique repose sur le fait qu’il est intrinsèquement transférable à d’autres situations de changements psychiques, en particulier aux dispositifs éducatifs et formatifs. Plus précisément, la notion de « cadre » révèle sa pertinence propre chaque fois que l’expérience d’un sujet ou d’un groupe est celle d’une discontinuité, voire d’une rupture : d’une menace pour son identité, d’une mise en question de ses identifications ou encore de la perte d’un code culturel. Comme le montrent les travaux de René Kaës [3], toutes ces expériences requièrent du sujet la nécessité d’entrer dans une transitionnalité psychique qui en appelle à un « cadre » au sens de Bleger : maintenir une continuité dans la discontinuité, maintenir ce qui ne doit pas changer pour que le sujet, lui, change. Dans le prolongement des travaux de Winnicott sur les notions de phénomène, d’objet, d’espace transitionnel et de ceux de Bleger, Kaës propose l’idée d’un cadre groupal, environnement « tout à la fois maternel-matériel », qui fonde le sentiment de la permanence, de la sécurité et de la continuité du sentiment d’exister.
18 Pour devenir porteur de sens et d’effets structurants par rapport au groupe, le cadre deviendra objet d’analyse et d’interprétation. Sa définition et son « réglage » s’effectueront en particulier par référence au type de processus que l’on souhaitera développer et accompagner.
La mise en question des identités professionnelles
D’une quête de réassurance à une autre…
19 Nous en sommes à la troisième séance d’analyse de pratiques. Le groupe, installé comme au premier jour dans une salle de classe de l’hôpital, s’est progressivement approprié le cadre de fonctionnement, la règle concernant les conditions de parole, l’exigence d’écoute et de respect de l’autre. Les participants sont installés autour d’une grande table : trois éducatrices, deux intervenants bénévoles, une psychologue, une enseignante et une directrice d’école, un responsable du ministère de l’Éducation, engagé dans la formation des enseignants à l’hôpital.
20 Il va être question d’une enseignante intervenant auprès d’une enfant gravement malade : elle avait enjoint à cette dernière d’abandonner sa couverture fétiche, au motif que la couverture pouvait être infectée, et produire contamination. Les parents se plaindront, et l’enseignante sera obligée de quitter ses fonctions.
21 Or l’évocation de cette situation par les membres du groupe ne viendra qu’en second, permettant d’amplifier et de clarifier l’analyse d’une autre situation, où la question de la position éducative – de ses limites d’abord, de sa nature ensuite – avait été évoquée.
22 Yasmine, éducatrice à l’hôpital, prend la parole tandis que les autres membres du groupe écoutent attentivement et, pour certains, prennent des notes. Yasmine est émue : la situation qu’elle souhaite livrer – elle avait déjà informé le groupe la veille de son besoin impérieux de parler – est pour elle d’actualité, même si la jeune malade dont il sera question a quitté l’hôpital :
Opposée à la poursuite du traitement et des examens, honteuse, inquiète et choquée, Sonia se confie à Yasmine, dans la classe de l’hôpital pédiatrique : « J’ai été vue par des hommes. On s’est moqué de moi. Suis-je « normale » ? « encore intacte » ? Yasmine reprend ici ce qu’elle a perçu comme un vécu de dévoilement et d’effraction somato-psychique, lié au fait d’avoir été examinée en présence d’autrui : l’examen gynécologique non expliqué et pratiqué en présence d’autres médecins, associé aux questions relatives à la sexualité – même si peut-être elles n’ont pas été aussi crues qu’elles ont été rapportées et donc entendues – aurait produit un sentiment de honte. Les paroles du médecin auraient produit sur la jeune fille un effet équivalent à celui de la révélation brutale et publique d’une faute.
On peut certes faire avec Yasmine l’hypothèse que Sonia, aux prises avec les transformations pubertaires, vit de nouveaux rapports avec son corps. Qu’à cause de ce corps qui s’impose à elle, l’adolescente est confrontée à la problématique du désir, du plaisir, de la douleur. Mais qu’aussi grâce au pouvoir de ce nouveau corps elle peut à la fois éprouver maîtrise, fascination, dégoût, plaisir à jouer. Le corps serait ainsi devenu pour elle un objet d’investissements, comme une réalité extérieure à elle-même.
Cette transformation du corps l’aurait obligée à intégrer une nouvelle image de soi passant par la réalité, impliquant un travail psychique de mise en cohérence psyché-soma.
La sensation d’avoir été dévoilée au regard des autres, mise à nue, effractée, atteinte dans son intégrité psychique et corporelle s’était accompagnée d’affects de colère autant que d’angoisse : « Je ne veux plus revoir une seule blouse blanche ! » « Suis-je vierge ? ». Entendons également ici, même si Sonia ne l’avait pas exprimé en mots : « Suis-je réellement coupable et donc punie ? » « Que dois-je comprendre de ce corps ? M’échappe-t-il à ce point que je ne puisse plus le maîtriser ? ».
Sonia adresse alors à Yasmine un message, sous la forme d’une confidence : « Tata, je veux t’en parler à toi, et à toi seule, pas aux blouses blanches ! » Demande impérieuse – adressée à un professionnel digne de confiance, sécurisant et protecteur ; à un professionnel qui confronte le moins possible à la question brûlante du rapport au corps réel, à la fois corps sexué (l’autre sexué, c’est-à-dire ici le masculin) et corps organique (les organes génitaux) ; un professionnel qui ne soit ni un homme, ni une « blouse blanche ».
23 Mais, sur le fond, de quelle demande s’agit-il exactement ? C’est ici que Yasmine achoppe. La demande entendue par l’éducatrice est de rassurer la jeune fille à tout prix, comme le ferait sa mère, rendue indisponible : il s’agirait d’accompagner Sonia à ses examens médicaux, ce qu’elle obtient du médecin-chef, en se faisant passer (la fin justifie les moyens) pour la psychologue de Sonia.
24 Le groupe, à travers ses interventions, fait écho à cette demande de réassurance : il se sent obligé de rassurer immédiatement Yasmine sur le bien-fondé de son action, notamment sur ce qui l’a amenée à se faire passer pour la psychologue du service : éviter d’éventuelles questions sur la validité de sa présence au cours des examens.
25 Mais les participants, petit à petit, se mettent à échanger avec véhémence, finissant par ne plus arriver à s’écouter, à respecter la phase de questionnement, et même à s’adresser à Yasmine.
26 Ce qui est alors en train de se passer, c’est qu’il apparaît dangereux (pourquoi ?) de clarifier les enjeux de la situation et d’investiguer, c’est-à-dire de s’interroger et d’élaborer des hypothèses sur la place et la fonction de l’éducatrice dans cette situation. L’élaboration des questionnements est entravée par les effets du traumatisme subi, et par la nécessité apparente de prendre position – qui se vérifie dans la difficulté à parler à Yasmine, à aller plus loin que la simple recherche d’un coupable (ici le médecin supposé indélicat).
27 La prise de position, justement, ne suffit pas : Yasmine en vient à évoquer le sentiment qu’elle aurait finalement… trahi Sonia : elle n’a pu s’empêcher de « raconter à tout le monde », dit-elle, ce qui est arrivé à l’adolescente. On est donc passé du sentiment de culpabilité et de la quête de réassurance narcissique de Sonia… à celles de Yasmine.
28 Que s’était-il donc passé en réalité pour Sonia ? Quelles étaient ses questions, ses interrogations ? Sur quels objets portaient-elles ? N’était-ce pas aussi sur des objets d’apprentissage ?
29 Yasmine, à partir des questions que les animateurs du groupe font alors émerger, prend conscience qu’elle n’a pas approfondi ces questions avec Sonia. Qu’elle n’a pas échangé avec la jeune fille sur ses savoirs (ses doutes concernant le rapport au corps, par exemple), qu’elle ne l’a pas non plus aidée à exprimer elle-même aux médecins concernés ses griefs, ses revendications ou ses craintes.
30 Sonia s’est adressée à l’éducatrice pour se plaindre d’une situation. Qu’attendait-elle en fait ?
L’élucidation de ce qui définit les actes d’éducation et les actes d’enseignement
31 Peut-être tout simplement ceci : qu’on lui explique ce qui se passe au niveau de son corps, pour qu’elle puisse ensuite affronter la rugosité médicale. Cela concorderait avec les informations qu’apporte la psychologue présente dans le groupe : n’ayant pas bénéficié des précisions qui l’auraient peut-être rassurée, Sonia s’était finalement adressée à elle pour se faire expliquer un certain nombre de choses. Par exemple : pouvait-elle être enceinte sans avoir eu de rapports sexuels ?
32 Yasmine, l’éducatrice, avait donc « vécu le problème de Sonia » (selon ses propres termes) plutôt que tenté de dégager une réponse éducative aux doutes de l’adolescente. Mais du coup elle était venue interférer avec un plan qui ne la concernait pas en propre : celui qui affrontait l’usager à la parole médicale. Elle était venue conforter Sonia face à ce qu’elle situait comme l’ironie ou l’agressivité d’un soignant, là où Sonia demandait, tout simplement, qu’on l’aide à se faire une idée de sa situation.
33 Elle avait quelque peu « pris la place de Sonia »… et trouvé une solution illusoire à la difficulté de définir son propre rôle en posant la question d’une position médicale « injuste ». En creux se dessinait donc la nécessité de situer, d’affermir, la question du travail de l’éducateur.
34 Rien d’étonnant à ce que, dans la foulée, soit évoqué le cas d’une enseignante renvoyée parce qu’ayant enjoint à une autre enfant de se débarrasser d’une couverture « potentiellement infectée » – la même question allait être reposée, d’une façon plus nette encore : à quel endroit le professionnel peut-il, doit-il se situer pour ne pas risquer de se voir invalidé ?
35 Ce n’est certes pas le manque d’empathie à l’égard de Sonia qui avait entravé l’éducatrice dans sa capacité d’écoute, ni l’absence d’affect à l’égard de la fillette qui avait amené l’enseignante à lui parler de « contamination ». C’est au contraire le débordement d’affects, voire la confusion, qui avaient conduit les deux professionnelles à l’impasse d’un faire… inopérant.
Du dispositif groupal au travail d’équipe : à chacun sa place… mais une place possible
36 Le premier mouvement qu’on a pu discerner est celui de l’adhésion du groupe, du partage des affects exprimés par les narrateurs. Au-delà se dessine un vécu commun d’empêchement à la professionnalité :
37 « C’est pas à moi d’écouter… c’est à la psychologue. Que pouvais-je dire à Sonia qui m’a fait une confidence… qui m’a fait totalement confiance ? Je ne suis pas sa mère, non plus… je ne pouvais rien faire ».
38 « On m’empêche de faire mon travail. Je suis obligée à ce que m’imposent les médecins », dira une éducatrice lors de la deuxième séance, avant d’ajouter qu’elle est pour « ses enfants » à la fois « psychologue, enseignante, éducatrice, maman… ».
39 Cette même professionnelle expliquera aussi avec émotion le combat engagé aux côtés d’une mère malgré la réticence exprimée des médecins : « Il fallait à tout prix, en lançant un appel médiatisé et grâce à une aide caritative, obtenir une prothèse pour Amina, une petite fille amputée d’une jambe. La maman d’Amina m’avait auparavant confiée à quel point l’amputation de sa fille lui était insupportable, plus insupportable encore que l’idée de la perdre. Amina a été opérée avec succès, elle a repris un certain temps le chemin de l’école, avec sa prothèse ».
40 Sauf que… « Amina a rechuté et s’en est allée… Ah quoi bon… S’y est-on bien pris ? Je ne suis pas psychologue… Est-ce que je m’y suis bien pris avec elle ? ».
41 La place de l’autre (du psychologue, du médecin…) n’est pas tenable : on n’y arrive pas mieux qu’eux, même si on a cru qu’on « voulait » mieux qu’eux, et – pire – on n’a peut-être rien réussi de positif.
42 Il s’agit donc de « réinsuffler de la vie à l’endroit même où on la voit disparaître » [4].
43 Autrement dit de redéfinir pour l’éducateur et l’enseignant des places :
- qui correspondent aux situations hospitalières, parfois très graves ;
- qui puissent être intégrées à une prise en charge globale de l’enfant ou de l’adolescent, élève et patient. Car si le groupe « fait confiance au langage pour dénouer les problèmes professionnels, l’organisateur du groupe, autrement dit l’élément autour duquel s’est constitué le groupe est l’action (le projet commun) et non le langage » [5].
45 Yasmine sait maintenant qu’avec ses collègues éducatrices elle aura à aider les jeunes qui lui sont confiées à soutenir leur propre parole.
46 Et l’éducatrice d’Amina sera amenée, au cours d’un long échange avec les autres membres du groupe, à proposer que puissent être évoqués en équipe complète (incluant éducateurs et soignants) les avantages et les risques de telle ou telle intervention désirée par les familles. Le débat, sur cette question s’ouvre : certains (en particulier parmi les soignants) ne semblent pas enthousiasmés par les implications d’un tel positionnement collectif. Mais le fait même que la question ait pu se voir posée – et discutée – indique qu’un nouveau travail, un travail véritable, a commencé.
47 Ici s’achève l’analyse d’une pratique passée… Ici commence un travail renouvelé :
48 - où la dénégation des impuissances (« c’est la faute de l’autre ») fait place aux questions de l’action effective et concertée,
49 - où l’étayage du groupe rend possible à ses participants de définir un étayage effectif des usagers.
50 « J’ai rencontré il y a quelques jours la maman d’une de mes élèves », terminera ainsi une enseignante, « je ne savais pas… Mon élève était morte.
51 - Sur le coup j’étais furieuse. Contre tout, contre tout le monde. Les médecins, les infirmiers, la vie…
52 Et puis je me suis obligée à prendre le groupe, à faire terminer les exercices, à reparler avec les enfants de ce que nous faisons.
53 Je dois pouvoir continuer à travailler avec ceux qui vivent. Ça les aide à vivre, justement ».
54 Pour occuper une vraie place, il faut au professionnel (éducateur, enseignant) renoncer à cette toute puissance illusoire qui lui permettrait, s’imagine-t-il parfois, de compenser la mort. Définir un métier, dans sa difficulté même, l’analyse de pratiques nous le montre ici, c’est accepter la limite – faire avec elle.
Mots-clés éditeurs : Équipe pluri-professionnelle, Identité professionnelle, Travail groupal, Adaptations, Enseignement spécialisé, Analyse de pratiques, Travail en équipe, Hôpital pédiatrique, Élucidation (des pratiques), Adolescent malade
Date de mise en ligne : 20/05/2015
https://doi.org/10.3917/nras.041.0101Notes
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[1]
M. Derzelle, « Temps, identité et cancer », Le cancer, coll. « Recherche en psychosomatique» , EDK, Paris, 2000.
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[2]
J. Bleger « Psychanalyse du cadre psychanalytique », 1996, repris dans R. Kaës, dir., Crise, rupture et dépassement, Dunod, Paris, p. 257-276, 2004.
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[3]
R. Kaës (1979), « Introduction à l’analyse transitionnelle », dans Crise, rupture et dépassement, Dunod, Paris, 2004, op. cit.
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[4]
M. Ruszniewski, Face à la maladie grave ; patients, familles, soignants, Dunod, Paris, 1999, p. 165.
-
[5]
E. Enriquez, « Le lien groupal », Bulletin de Psychologie, n° 360, 1982.