Notes
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Extraites du Petit Robert.
Accueillir
1 La qualité de ce temps premier de l’entrée à l’école, avant même que l’enfant ne soit devenu élève, a porté toute notre démarche. Elle s’est établie sur ce souci d’aborder la toute petite enfance dans un « autrement ». Devant le constat d’échec, il était judicieux de faire rupture, ouvrir l’enchaînement fatal. Pour ce faire, il est apparu fondamental de reprendre l’édifice scolaire depuis sa base dans l’idée d’établir dès le départ un équilibre meilleur. Augurer favorablement. Non pas anticiper mais être avec le mouvement, être avec.
Définitions [1]
2 être prévenant :
- . être attentionné
4 prévenir :
- . mettre par avance dans une disposition d’esprit favorable à l’égard de
- . mettre au courant d’un fait/d’une chose à venir
- . mettre au courant d’une chose présente ou passée
6 mais aussi
7 prévention :
- . sentiment irraisonné d’attirance/de répulsion antérieur à tout examen
Pourquoi ?
9 En 1980, ce qui a mobilisé les enseignants, les parents, les personnels de la santé et les membres des « Gapp » a trouvé son ancrage dans le constat de la précarité des processus d’apprentissage en lien avec la vulnérabilité des adultes et des enfants.
10 La vulnérabilité des parents était actuelle : leur situation sociale était précaire et leur rapport à la culture scolaire n’était pas facile, souvent bien mis à mal. Leur position de parents s’en trouvait déstabilisée. Pour chacun d’eux, le fondement de cette friabilité était variable. En revanche, le passé souvent difficile dans leur vie d’élève, l’échec massif ou partiel dans leurs acquisitions, et une souffrance latente apparaissaient comme une constante. Cette douleur d’avoir échoué, ancienne, inscrite, se disait aux enseignants parfois, se laissait entendre dans les tensions, se lisait en filigrane dans les ratages, la répétition et les évitements.
11 Les enfants dans ces familles en grand nombre dans un quartier défavorisé, n’avaient d’autre présentation de ce que l’école ne leur offrirait que le silence, les projections malheureuses et maladroites ou encore la colère qui trouvait formes diverses.
12 Il a donc fallu prendre en compte ces vulnérabilités d’adultes, de parents tout d’abord, « faciles » à repérer, sans gommer celles, plus « muettes » des professionnels qui ne trouvaient plus, seuls, réponse à cette difficulté.
13 Le troisième terme était la spécificité de la découverte de l’enfant très jeune dans ses deux axes : découverte de l’enfant par les professionnels et mode de découverte propre à l’enfant de cet âge ; terre inconnue à l’Éducation nationale…
14 Modestement, et si on repense avec une ambition très porteuse, il était question d’éviter, de tenter d’éviter que cette fragilité réelle ne se cristallise, ne se referme sur elle-même et n’entraîne à travers ses a priori à un nouvel échec, à la répétition et toutes ses variantes plus ou moins dures de crainte extrême de tout changement, de résistance partielle ou globale. Notre proposition a consisté à faire en sorte que l’invitation scolaire puisse s’entendre comme un peu moins mauvaise ou dangereuse à défaut d’être bonne, et non comme convocation ou injonction. Si les parents et les professionnels, en retrouvant chacun une position plus définie, pouvaient investir positivement le projet de l’école, lui prêter un peu de crédit, les enfants pourraient peut-être à leur tour s’y éprouver réussissant !
15 Comment faire place aux premiers concernés ?
Comment ?
16 Le premier mouvement a consisté à reconnaître cette vulnérabilité, ce qui a contribué à sa transformation dans nos têtes et dans la réalité. Elle existe, on peut la dire. Ce n’est pas honteux de se sentir faible. Cette mobilisation de ce qui faisait écran, cette capacité à faire varier les représentations, ont rendu acceptables d’autres positionnements, moins éloignés d’un possible avènement. Ce jeu avec les images s’est mené dans les trois domaines où nous les croisons : celui de la réalité, celui de la parole et celui de la pensée. Leur circulation a favorisé les changements de point de vue pour tous : on pouvait se voir, se découvrir différemment et envisager les événements sous un autre angle.
17 L’outil que nous construisions a pris forme à partir de la réalité au quotidien, dans la nouveauté quasi révolutionnaire qu’il était sans attente préétablie mais dans un cadre de pensée collégiale. Dans cette aventure, chacun se trouvait exposé. Personne aux abris ! Les seuls filets qui nous portaient étaient ceux de nos hypothèses. Nous allions apprendre à accueillir ce qui ne se pense pas encore, ce qui se manifeste sans se dire. Ensemble, nous allions soutenir ce mouvement quelque fois désordonné, dans le risque de ne pas tout comprendre, et le sachant, ouvrir un accès à de nouveaux modes de penser.
Quand ?
18 Ce travail a vu le jour dans la mouvance des années 1980-1981 qui a abouti à la création des Zones d’éducation prioritaire. On pourrait dire qu’il s’agissait de créer un « entre deux » qui relie et sépare mieux école et vie familiale, avec un sens reconnu. Plus précisément, il s’est avéré que cet espace a été un « entre trois » :
19 La structure petite enfance, baptisée de ce nom composé plus administratif et fonctionnel que poétique, était en tout point innovante. Ensemble, pour la première fois, des professionnels proches mais différents se réunissaient dans un contrat commun pour penser, organiser et réaliser un projet qui aurait à voir avec chacun. Dès le rêve, dès les premiers échanges, les professionnels de l’école, les parents mobilisés et les partenaires du quartier se sont retrouvés, trouvés peut-être ! Le médecin de PMI qui intervenait à l’école, des assistantes sociales, des éducateurs, des instituteurs, des pères, des mères, le psychologue, les rééducateurs ont cherché comment faire à plusieurs. Cette dynamique a atteint les responsables municipaux, l’Inspectrice de l’Éducation nationale de l’école maternelle responsable de cette école. Ils ont écrit, ils ont relu. Ces ébauches communes ont donné la base du travail qui a suivi. Le projet pour accueillir les parents et leurs enfants s’est construit entre les trois pôles de l’école, de la santé et de la municipalité.
Sous quelle forme ?
20 Il fallait penser l’accueil des tout petits entre deux et trois ans et celui de leurs parents. Sans les disjoindre. Le mettre en œuvre, dans les meilleures conditions possibles. La forme qui a semblé la plus ajustée a été celle d’un petit groupe de dix enfants dont la journée ou une partie de la journée se passerait dans un cadre aménagé, repérable facilement, accessible. Le lieu de vie des enfants s’est installé dans un bâtiment de la maternelle, dans l’aile des petits avec un dortoir et une salle d’eau attenants et une salle de jeu proche. Dans l’école certes, mais à son bord. Restait à organiser la réalité de l’accueil en tenant compte des rythmes de chacun. Les horaires ont été assouplis, voire aménagés, jusqu’à retrouver au fur et à mesure les mêmes que l’école.
21 L’innovation majeure a consisté à faire le choix professionnel qui dit clairement l’écart : c’est une Éducatrice de jeunes enfants qui a eu la tâche délicate, difficile et enthousiasmante de négocier au quotidien entre étayage maternel, familial, et entrée à l’école. La spécificité de la formation d’EJE avec sa connaissance singulière de la petite enfance, des soins de maternage, des besoins et des compétences propres au tout petit a trouvé sa place dans l’arrivée heureuse, moins dramatique en tout cas, à la maternelle.
22 Pari tenu : la différence était dans les murs.
23 Autour de cet apport original sont venus s’ajuster les regards complémentaires de chacun des autres partenaires.
24 Les parents d’abord, qui ont vu cette nouveauté comme une ouverture : ils avaient été entendus. Ils ont fait connaissance, se sont approprié ce nouvel outil. Ils ont compris l’arrivée progressive de leurs enfants tout au long de l’année. Ils ont tiré profit du temps ainsi organisé pour se préparer au passage. Entre les entretiens de présentation avec la directrice, la visite des lieux utiles à repérer, les rencontres avec l’Éducatrice de jeunes enfants, le médecin, les connaissances se sont parfaites. Les questions ont pu mûrir. Le travail était lancé, le chemin vers l’école déjà un peu parcouru.
25 Les collègues de la maternelle ont joué le jeu : tout au long de l’année scolaire, elles se sont gardées disponibles avec les enfants de leur classe pour inviter les tout petits à les rejoindre quand ils étaient prêts. La convention avec l’Éducation nationale avait prévu la limitation des effectifs des petites sections à 20 enfants en début d’année. En juin, après une année d’accueil bien mené, les classes de petits étaient complètes. La souplesse des échanges, l’ouverture, ont favorisé le passage en douceur de la petite enfance vers la petite section, du monde du petit vers celui du curieux.
26 Outre les locaux aménagés et les équipements spécifiques, la municipalité, a attribué une Atsem à temps plein qui a suivi plusieurs formations pour l’accueil du très jeune enfant. Sa présence chaleureuse, rassurante a été précieuse dans tous ces moments – ils sont nombreux – de soins corporels, de nourrissage et de sommeil. Ces temps de frontière où il est important de veiller à ne pas étouffer ce qui pourrait se montrer d’inquiétude, l’accueillir tout en invitant l’enfant à continuer de grandir. Ces passages entre dépendance corporelle et plus grande autonomie. Certains parents, fragiles, ont repéré cette Atsem comme une potentielle alliée, une interprète lorsqu’ils redoutaient encore la réaction de l’« école » mal connue pour ce qu’ils considéraient de leur point de vue comme faute. Reprendre la maille d’un ouvrage commun…
27 Les « spécialistes » du « Gapp » étaient eux aussi de la partie :
28 Le psychologue et la « RPP » ont participé régulièrement aux réunions pour évaluer, réfléchir, poursuivre le travail. Travail distancié. Chacun à sa place. Quant à la « RPM » que j’étais, je me suis rendue chaque semaine dans le lieu de vie des enfants, en présence de l’EJE, de l’Atsem parfois si sa présence était utile, pour partager les expériences du groupe et favoriser les découvertes de chacun. Chaque mardi, au rendez-vous bientôt repéré et attendu, structurant le temps hebdomadaire, pendant des activités ouvertes et multiples, favorables à une approche personnalisée et à la circulation libre des enfants. Temps de jeu, de découverte. Moments d’échanges par la parole, le mouvement, les mimiques. Écoute attentive. Mots pour expliquer, prosodie pour évoquer, commenter. Et traces simples pour se souvenir autrement. Pour certains, l’étonnement, le premier apprentissage hors famille, a été de découvrir deux adultes disponibles, qui peuvent s’entendre sans parler, ou qui discutent tranquillement. Deux adultes paisibles à qui ils peuvent, sur des modes différents, demander confirmation de leur appréhension des règles de vie. Elles, différentes, grandes personnes qui jouent, chantent, qui parlent aussi aux papas, aux mamans, aux autres grandes personnes. Deux personnes qui donnent liberté de ne rien faire si c’est son choix, qui proposeront plus tard de trouver ensemble.
Prévention, prévenance
29 Ce temps qui reste à nommer dans sa complexité pionnière et son bon sens flagrant, où une « spécialisation » n’avait rien à faire que de penser, ce temps d’« observation active », régulier, organisé, de prévention avant la mode, était l’occasion de rencontrer les enfants dans leur singularité au milieu des autres, dans un cadre connu, à investir. Moments brefs, minutes longues, qui ne se comptent pas, mais où se développe au contact cette présence utile pour entendre, accepter, inviter aux variantes sans déposséder l’enfant de son projet propre. Temps plein, riche, saturé parfois, mais aussi, temps de rien, trou, vide de la détresse du petit déboussolé qu’il est impérieux de prendre sans le remplir, sans le boucher de sa propre angoisse, de son incapacité à faire avec l’absence et la perte. Tolérer de ne « rien » faire apparemment, pouvoir l’expliquer aux autres, être au service de ce qui advient là et ranger au fond de sa poche les beaux projets qu’on avait imaginés. Cela implique d’être au clair sur sa place professionnelle, sur le rôle qu’on doit tenir, sur ce qui fonde les valeurs qui étayent notre travail. Tout autant, cet apparent effacement nécessite la réelle compréhension collective du projet qui nous rassemble pour ne pas faire quiproquo. Que faisons-nous à ne rien faire ?
30 L’unité de lieu mérite qu’on s’y attarde : il ne faudrait pas faire l’impasse. En effet, elle est la clé de voûte du cadre à faire vivre, le meilleur représentant de la démarche qui nous portait. Pas question de s’en distraire. En revanche, utilité de s’en servir dans le repérage fin des événements quotidiens, vous savez, ces bredouillages… C’est ici que s’ancre la continuité sans laquelle la nouveauté demeure incompréhensible, ici que s’articule la permanence avec le jeu heureux de saisir les très petites différences. Il est inconcevable d’aller plus loin avec le petit sans s’assurer au préalable de la stabilité confirmée de ses appuis, sauf à le faire trébucher, s’effondrer.
31 La vie dans cet espace singulier était conçue dans son écart et sa propre identité. Il ne s’est agi ni d’une sous - petite section où l’on aurait mené à un rythme moindre les mêmes activités, où, pire, on n’aurait rien exigé du domaine de l’école, avec comme argument – qui masque mal l’incompétence – qu’« ils sont trop petits »… Ce ne pouvait être non plus une crèche intégrée à l’école, et pourtant, la Structure petite enfance avait à y tenir les deux. La réussite de ce travail a résidé dans cet entrecroisement permanent de lieux professionnels souvent disjoints, inconnus, dans la mise en lien de recherches différentes issues de courants parallèles rarement envisagés comme complémentaires. Ces échanges nous ont permis de trouver des étayages avant de nous adresser à chacun, petit ou grand, là où il en était.
32 Chaque semaine, après le temps passé auprès des enfants, l’Éducatrice de jeunes enfants et moi avons repris ce qui se lisait, faisait message. Relais. Relation. Les nouvelles acquisitions se perçoivent d’autant mieux qu’on en est témoin à distance. Ce partage informel et régulier s’est imposé comme partie intégrante du travail. Il a été l’occasion de reprendre à deux les hypothèses que nous avions élaborées préalablement à propos de chacun, de mesurer leur validité. Ensemble, nous avons construit ainsi, bricolé évidemment – comment faisons-nous tous ? – des pensées, des « savoir-faire », des réponses et une foule de questions qui ont facilité l’abord de difficultés importantes parfois, qui ont pour la plupart évolué favorablement. Temps précieux de reprise en coulisse où se mettent en commun les doutes, les petites victoires aussi. Temps où se faire confiance. Inventer de nouvelles approches. Croiser. Parler pour ensuite répondre à l’enfant à partir du langage qui est le sien, le premier, celui du corps. Parler aux adultes avec les mots qui viennent d’abord dans la rencontre : ceux du quotidien, de l’affectif qui concerne leur petit, pour continuer vers d’autres plus distanciés. Ne pas se perdre.
Pour quoi faire ?
33 Il était indispensable de prendre le temps, se l’accorder, créer un espace bien repéré et faire œuvre d’attention pour se donner une chance d’inaugurer favorablement le méticuleux travail de la séparation.
34 La première, toujours, où le petit doit se séparer physiquement des étayages familiaux, le corps de maman, la voix de papa, le mouvement des frères et sœurs… pour accéder, pour le meilleur, en un deuxième temps, à la seconde qui intéresse au plus haut point l’école, dans la distance entre son propre corps agissant et le langage qui signe l’entrée vers le savoir faire, le savoir tout simplement, dans le plaisir possible qui vient doubler la perception qu’on a des effets de cet apprentissage, avant d’en prendre conscience plus complètement.
35 Pour que ce travail prenne sens, il a fallu conjuguer les projections, les représentations ordinaires qui sont celles de chacun, celles qui annulent et celles qui facilitent, et la spécificité propre à l’enfant très petit, pas seulement dans son âge. Le tout petit autour de deux ans ne peut être en effet envisagé comme un élève : il est très proche encore de ce qui le qualifie, le mouvement de son corps comme langage dans sa motricité, son émotion, sa labilité ordinaire et l’appréhension partielle et sensorielle qu’il a de la réalité étrangère. Et pourtant, il n’est plus un bébé. L’intérêt était de faire en sorte que parents et enfants s’approprient cette découverte mutuelle. Pour nous, rendre chacun des participants auteur et acteur de sa démarche traduisait au plus juste l’idée porteuse qu’ensemble on peut grandir et apprendre les uns grâce aux autres. S’enrichir mutuellement.
Ce qui s’est appris là
36 Cet espace que d’autres ont nommé Passerelle (mal nommé de mon point de vue) s’est révélé être un espace intermédiaire. Il est ancré au sol, au ras de la terre, de l’humus (qui partage sa racine étymologique avec l’humilité), dans le quotidien qui constitue sa noblesse. À la hauteur des enfants. À partir de ses compétences personnelles, chacun y développe des médiations propres à rencontrer l’autre. C’est le mouvement « entre » qui est important, et non l’objet qu’on croit saisir… On s’y rencontre, pour peu de temps – quelques semaines, une année au plus – mais ça mérite de vraiment s’installer, on s’y croise, on crée, on ajuste. On peut y apporter de quoi se nourrir, ses outils et ses expériences. Bien sûr, cet espace se réfère au concept de Winnicott d’espace transitionnel. Sans le savoir, chacun le porte en soi, non ? Si, toutefois, son enfance n’a pas sombré dans la dévitalisation. Les enfants n’y sont pas à part. Chacun sait qu’ils se préparent à rejoindre le plus grand groupe. Les adultes y sont en position de médiateur : ils aident à tolérer l’absence, à négocier, à ouvrir vers des choix, à penser en somme.
37 Les parents ne s’y sont plus d’emblée trouvés confrontés au seul modèle scolaire redouté, mais davantage acteurs de ce qui se passait pour leur enfant. Ils ont apprécié de ne pas se sentir dépossédés de ce qu’ils avaient élaboré – parfois peu et d’autant plus important à reconnaître. Au-delà, pères et mères ont été gratifiés dans leur capacité à faire bien avec leur petit. Au fur et à mesure, s’est inventé là le travail de seuil, le travail sur la limite, le partage, la mise en œuvre du langage. Car le travail incluait, permettait le franchissement pour entrer, rester un peu ensemble, avant de partir pour revenir plus tard avec déjà une mémoire de ce qui s’est approché, apprivoisé à deux, en présence des autres qui seront au rendez-vous.
38 C’est un lieu à habiter : un lieu de vie, un lieu construit pour expérimenter, un lieu où s’habituer à la séparation sans violence infligée, où le temps pourra advenir, se construire, s’appréhender. Là, peuvent se développer des espaces intimes, discrets, à préserver, et d’autres espaces partageables, plus présentables, socialisés, où s’écrit de l’histoire à partir d’événements microscopiques, rarement spectaculaires. Un lieu qu’on peut quitter puisqu’on pourra y revenir autant qu’on veut pour saluer.
39 Cet espace a contenu la diversité des cultures, qu’elles soient clairement étrangères – normande, cauchoise, africaine, nord-africaine, turque – ou qu’elles reflètent des richesses diverses et des degrés variables de leur intégration – Tiers Monde, Quart Monde, Illettrisme, Pauvreté - mots, étiquettes, souffrances masquées et affichées par là même dans la honte qui les double. Ce qui a été profondément travaillé dans ce lieu, c’est cette préparation des deux parties concernées – côté famille/côté école – indispensable à un espace scolaire où est tolérée la complexité. Ensemble, on a appris à lire les différences : celles entre chaque personne considérée comme unique et les variations internes à chacun tout au long du processus de croissance. Cette attention nous a même conduits à cultiver les différences. Ne pas les gommer. Être différent, c’est apprivoiser, pouvoir faire avec l’altérité avant même de pouvoir la reconnaître et s’acheminer vers une plus grande individuation. C’est mener l’apprentissage indispensable pour faire avec l’étranger, ce qu’on ne connaît pas encore, négocier avec, sans annuler ni combattre sa dangerosité potentielle et ordinaire. C’est admettre intimement l’incompris, l’imprévu, ce qui angoisse. C’est se situer et passer souplement du Moi au Je. Sans zapper, en arriver au Nous qui ne se confond pas avec On. C’est pouvoir jouer ensuite de toutes ces positions.
40 Jour après jour, au rythme des enfants, de leurs parents, semaine après semaine dans nos échanges réguliers, nous avons mesuré combien il est essentiel de ne pas fermer. Nous avons senti combien il est dérisoire, voire dangereux de faire barrage, coûteux aussi et inefficace de bloquer, retenir face à ce qui prend forme de difficulté. En revanche, ensemble, en reconnaissant les signes de l’évolution, en sentant de plus en plus finement son arrivée, en relevant les manifestations presque invisibles parfois, discrètes, de mal être, de souffrance et de désarroi, sans tarder et sans laisser s’installer le malaise, nous avons appris à faciliter les passages, à transformer dans ce mouvement ce qui serait devenu obstacle difficile à franchir. Nous avons construit la confiance mutuelle accordée dans une écoute partagée à propos d’un projet mesuré, modeste. Tissage heureux entre dire, faire nommer à l’autre, découvrir que l’autre sait aussi, qu’on n’est pas seul, que l’autre participe du même monde que soi, expérience vitale que beaucoup d’adultes, blasés peut-être, traversent sans en mesurer l’importance, comme s’ils avaient oublié que c’est là que tout commence.
Les suites
41 Ce travail prudent a trouvé « naturellement » son prolongement :
- . dans les classes de petite section où les tout petits étaient accueillis quand ils étaient prêts au passage,
- . dans les moyennes sections à la suite. Le cycle 1 a profité de cette prévention sur des modalités et des registres divers, mais sur la base de ce qui a nourri le travail en petite enfance. Y être ensemble. Une étude longitudinale a montré comment les enfants qui avaient profité de ce travail d’équipe en Petite Enfance ont mené leur scolarité à bien dans une très grande majorité (une évaluation a été menée jusqu’au lycée). La démonstration de son bien fondé réside aussi dans l’approche nouvelle que ces enfants et leurs parents ont pu trouver devant les apprentissages, de la possible appropriation qu’ils en ont faite dans la confiance apprise. Les enfants qui sont nés ensuite dans ces familles ne sont pas tous passés en petite enfance. Leurs parents sont venus présenter le petit dernier avant d’aller vers les classes connues, accessibles. Séparation réussie. Pour quelques familles, les plus en difficulté, d’autres frères ou sœurs sont venus faire leur entrée dans la vie sociale au bord de l’école en notre compagnie. Étape intermédiaire. Dialogue nécessaire, négociations entre hier, aujourd’hui et demain.
43 Des collègues de l’école qui ont vécu l’aventure sont allées la développer à leur manière dans d’autres lieux. Cette expérience a inspiré des stagiaires de l’Éducation nationale, de la Santé, du monde social. Hors de l’école, des structures proches par leur fonctionnement ou par l’esprit ont vu le jour à partir de cette mise en œuvre demeurée longtemps unique et expérimentale. Des déclinaisons, des appropriations. Aucun clonage, heureusement. Des recherches universitaires, des études, des mémoires ont trouvé là matière. Nous avons beaucoup de petits…
Vers une prévention bien tempérée : précautions et limites
44 Cette découverte – au sens où personne dans l’aventure n’avance derrière un rempart de certitudes – impose de traiter au fur et à mesure ce qui se présente, ici et maintenant, avec tous comme garants et témoins de ce qui se passe. Pour un enfant et ses parents, être témoins des progrès d’un autre petit, le voisin, repérer sa façon singulière de trouver comment grandir, a été fondateur, dans un second temps, de leur propre démarche. Comme si les étapes de l’autre qui peuvent s’apercevoir, se dire, faisaient impression pour soi. Cette attention trouve d’autant plus fort sa valeur que cette avancée, au rythme de la vie qui se présente dans son imprévisibilité, ne perd pas de vue le projet qui structure, qui la double et assure son sens. Materner, paterner. Élever, éduquer.
45 Nous avons bien repéré combien les grands chercheurs de la pédagogie nous avaient inspiré : la difficulté est ordinaire. Elle n’est le plus souvent qu’une étape dans un processus long et lent d’apprentissage. L’école peut aussi ne pas la provoquer, l’amplifier ou l’enkyster… Elle peut se dépasser. Elle n’est pas fatalité incompressible, si nous y sommes ensemble pour y penser… Elle n’est pas univoque non plus. Et elle se frange toujours de multiples qualités en bourgeons qui ne demandent qu’à fructifier. Encore faut-il les voir, ne pas se laisser tromper pas la défection qui cache l’enfant derrière elle.
46 Ce travail a trouvé sa richesse dans le partage entre professionnels, entre adultes différents. Il est évidemment nécessaire que les partenaires soient a minima concernés par les difficultés et leurs transformations. À partir de cette motivation commune, la prévention se développe dans une formation mutuelle où les catégorisations n’ont plus cours, mais où des qualifications diverses se côtoient et se bonifient. Les spécialistes revisitent leurs boîtes à outils, les a priori tombent. C’est déstabilisant de ne pas tout savoir… Passionnant d’apprendre encore et encore.
47 Le sens profond de cette démarche apparaît dans chacun de nos choix : il s’agit d’éviter toute exclusion, de permettre à chacun de progresser à son rythme en ne rejetant pas ce qui pourrait sembler à première vue régression, en ne fixant pas ce qui se dirait trop vite retard, palier, sans donner non plus davantage d’importance qu’il ne convient aux avancées. Grandir est quotidien.
48 À propos de cette exclusion, nous avons dû revenir plusieurs fois sur une question au fil des années et de l’arrivée de nouveaux partenaires. Ce n’est pas un point anodin. Il s’agit de l’hétérogénéité qui préside au choix pour constituer le groupe de vie des enfants accueillis. Hétérogénéité de sexe, de culture, de compétence. Il a fallu tenir nos hypothèses devant la pression qui voulait rassembler des enfants qui « en avaient besoin » en plus grand nombre. Le spectre de la « petite classe spécialisée » rôdait tout près, et à sa suite, l’impossibilité d’avancer plus loin. Nous avons été étonnés de découvrir comment des professionnels peuvent ignorer ce qui fonde le principe social. Tout d’abord, ce serait une erreur grossière de considérer seul l’enfant dans la difficulté. La fragilité qu’on lui prête et qu’on repère en lui est le plus souvent celle de sa famille. Il n’est la plupart du temps que le porte-drapeau, l’interprète d’un jeu déséquilibré. Par ailleurs, des adultes qualifiés apportent beaucoup certes. Mais un travail silencieux et sous terrain a cours dès que des enfants sont en présence, dès le départ. Ils sont vivants, curieux et chacun s’enrichit au contact de ses pairs. Un plus grand pourra venir se placer juste là où son voisin se trouve pour lui faire la courte échelle. Un plus petit donnera l’occasion à un plus mûr de revenir à des formes antérieures pour mieux les maîtriser et s’en détacher. Ces échanges sont bien davantage que seule imitation. Ils nous échappent pour la plupart – et c’est à mon sens heureux – ils sont précis, rapides et efficaces. Nous avons beaucoup à en apprendre sur ce que pourrait (devrait ?) être l’école maternelle quant à la socialisation et la pédagogie, et aussi sur ce que la société pourrait développer de tempérance. Le cumul des difficultés ne permettra jamais cette légèreté, et cela, même si des professionnels « exceptionnels » sont à l’œuvre, dans l’illusion terrible qu’ils maîtrisent tout… Et puis, quelle leçon donnerions-nous à tenir écartés, impossibles, des enfants qui attendent qu’on leur donne la main. Il est vrai que le travail tel que nous l’avons mené implique une co-lecture ouverte et dynamique où chacun doit s’impliquer pour apporter un étayage au plus juste en ce qui le concerne. En ce sens, ce travail à plusieurs n’est pas simple et pas « économique ». Cette lecture à plusieurs que je dis, s’est menée au sens propre puisque l’éducatrice et moi avons noté très régulièrement notre travail. Mémoire, souci de ne pas se laisser absorber par l’actualité, intérêt de saisir dans l’après-coup le cheminement de ce qui est advenu. À ce jour, malgré les tangages et les discussions vives – grâce à eux – cet écueil de la simplification, de l’homogénéisation, de la dévitalisation, a été évité et l’hétérogénéité préservée. Les partenaires semblent encore mesurer l’enjeu. Mais nous sentons bien comment cette question est toujours d’actualité.
49 Ce cadre exigeant de prévention entraîne un questionnement approfondi sur les formes d’aide et leurs phénomènes parasites qui risquent d’entraver la croissance dans leur suite. Entre autres inconvénients majeurs, on peut s’interroger sur ceux qu’entraînerait le fait qu’un enfant obtienne de l’adulte des aménagements, tels que celui de sortir de ce qui fait problème pour aller ailleurs cueillir des bénéfices rapides et faciles. S’extraire, évacuer le problème en le déplaçant, fuir, sont des mécanismes bien connus. Dans cet évitement que nous organiserions, il est à redouter que l’enfant ne s’enferme pour longtemps dans un piège où il a beaucoup à perdre. Pour ma part, je pense que nous n’avons en aucun cas à l’y conduire. Il nous suit. Il y perdra dans cette impasse le sens de l’institution école, si un de ses représentants baisse les bras dans un leurre de plaisir. Position limite de dealer qui invite à la dépendance. On pourra bien critiquer certains parents : on ferait pire ! Nous sommes sensés en savoir un peu plus… et l’on nous paie pour ça.
50 Sortir un petit de son lieu de vie ordinaire avant qu’il n’ait élaboré des outils internes pour se différencier, se repérer par rapport à l’autre, c’est lui faire courir le risque de revenir en arrière, d’y rester, dans le Tout impartageable, indissociable, dans l’illusion mortifère de garder le Tout. Pour sortir, aller plus loin en connaissance de cause et y gagner de la subjectivité, il faut qu’il ait un peu perçu la différence, le partage, la perte, la séparation. Qu’il soit en cours de s’individuer : moi/l’autre. Sinon on le ligote dans une position d’objet magique, petit paquet qui peut même éprouver une forme de plaisir à se laisser manipuler ainsi par un autre tout puissant. À quoi bon venir à l’école pour vivre cette situation qui serait pire que les bras de la mère insuffisamment bonne, mauvaise, folle, qui ne les ouvre pas…
Et encore !
51 Dans un prolongement que vous pouviez sans doute anticiper dans cette présentation, je reviendrai sur ce point qui m’apparaît décidément nodal.
52 Le travail de prévention a tout à gagner à se mener dans le lieu de vie des enfants : les apprentissages pâtissent de ce qui fait rupture. Installer, veiller à ce qui fondera la continuité de s’éprouver, expérimenter la permanence dans le sentiment d’être, doit être principe dans la démarche de prévention. Comme je le notais plus haut, il est hautement préjudiciable pour les acquisitions futures de rompre avec la stabilité. Les changements de lieux, le nombre élevé de contextes trop différents, le passage rapide d’une activité à une autre, les durées mal équilibrées, font que l’enfant ne peut rien garder qui lui soit utile, sauf l’impression désagréable d’un vertige dans lequel il se perd, qu’il évitera « sainement » pour s’en protéger. Gardons-nous de rendre les enfants « trop sages », conformes à l’idée que nous avons d’eux. Dommage tout autant de les installer dans l’instabilité… Ces accrocs dans la continuité mettent à mal les processus de mémoire, de langage, de pensée. Ce serait un comble que l’école jette ainsi par-dessus bord dans une absence, une insouciance, ce qu’elle se donne pour mission de construire.
53 Pour finir, ce que je sais un peu après plus de vingt ans de ce travail, c’est que la prévention a tout bénéfice à se faire discrète : au plus proche de l’enfant et de son parent, dans leur ombre. Difficile, complexe, d’en faire l’évaluation. À l’école, la réussite se mesure aux effets de réussite scolaire, évidemment. À plus ou moins long terme. C’est l’objectif. Est-ce échouer si on entre dans le langage écrit avec un an de décalage ou encore après un passage en Clis ?…Par quel cheminement silencieux la maturation personnelle et familiale produit-elle un réel enrichissement investi ?
54 La réussite peut passer inaperçue. Cet enfant va bien, tout simplement, malgré la difficulté majeure où se trouve sa famille et qu’on ne dira pas. Lui évolue dans la moyenne. Il joue avec les autres, il aime venir à l’école. Il ne s’engouffre pas dans les impasses habituelles qu’on désigne de « comportement ». Il apprend. Nous pouvons préserver ce bénéfice d’être dans un relatif anonymat. Le travail de prévention dure longtemps après le passage en petite enfance. Les points sur lesquels nous avons travaillé, sans les monter en épingle, sans les dramatiser, sans en faire la carte d’identité de ce petit-là, continuent d’être actifs. Tant mieux ! Nous assurons une suite attentive, à distance, discrète, prenons des nouvelles, prêts à un autre travail si besoin…
55 Arrivée au terme de la présentation de ce travail, il me semble que c’est « Oser l’inconnu » qui s’y est appris pour tous : ce défi, cette partielle inconscience d’aller sereinement vers ce qu’on ne sait pas…
Pour approfondir…
56 Merci aux enfants et à leurs parents que j’ai rencontrés, aux partenaires de travail, aux chercheurs que j’ai fréquentés dans leurs écrits, qui ont nourri mes cheminements dans l’école et ailleurs (entre autres, D. Anzieu, T. Brazelton, R. Diatkine, B. Cramer, F. Dolto, S. Freud, D. Vasse, D. W. Winnicott…) et suscité mes tentatives d’écriture
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dans la revue Pratiques Corporelles
- . 1985 « À l’école, que propose-t-on aux tout petits ? »,
- . 1986 « Jouer les arrêts de jeu »,
- . 1987 « Prévention au jour le jour »,
- . 1988 « La parole aux enfants »,
- . 1990 « La séparation »,
- . 1991 « Plaisir Jouissance » (entretien avec J.- D. Nasio repris dans « 5 Leçons sur la théorie de J. Lacan », Rivages 1992),
- . 1993 « Petite enfance » Pour du bonheur à l’école,
- . 1995 « Tout Petits : attention(s) »,
- . 1997 « Le jeu comme lieu initial de tous les liens… » Pendant que le loup n’y est pas,
- dans Les Cahiers de Beaumont 1988 « RPM en Gapp, de l’intérêt d’un travail en équipe »
- dans Les Chantiers maternelles (Icem, 2000 et 2001) « Les séparations »
- dans L’Erre (Fnaren, 2001) « Écrire à deux ans ? »
Notes
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Extraites du Petit Robert.