Couverture de NRAS_035

Article de revue

Psychopathologie des patients cérébro-lésés et réinsertion sociale

Pages 268 à 273

Notes

  • [1]
    Institut Marcel Rivière BP 101 78321 Le Mesnil-Saint-Denis. Tél. : 01 39 38 78 60 ou 136, av. du Maine 75014 Paris. Tél. : 01 43 35 47 76 Mél : h.oppenheim@wanadoo.fr
  • [2]
    Ceci a aussi été décrit par Luria (1995).

Introduction

1 La clinique des patients cérébro-lésés est à la convergence de multiples facteurs : des lésions cérébrales, des aspects psychopathologiques, des aspects sociaux. En cas d’atteinte cognitive, un des fondements essentiel de l’humain est atteint : notre sentiment de permanence, notre relation à nous-même et aux autres ainsi qu’à la réalité qui nous entoure. Il y a donc en cas de lésion cérébrale avec troubles cognitifs une atteinte majeure de l’identité subjective. Ceci a bien sûr des conséquences sur l’insertion sociale des personnes avec une lésion cérébrale.

Cognition et identité

2 La conséquence majeure de cette lésion cérébrale est la perte des repères identitaires sous plusieurs formes :

L’atteinte du sujet dans sa sensation d’identité et d’existence

3 Les troubles cognitifs atteignent le sujet dans sa sensation d’identité et d’existence, telle qu’elle est soutenue par la mémoire, par l’image du corps, le schéma corporel, le rapport à l’espace et à la temporalité, mais aussi par la continuité de la relation à l’autre et le maintien des processus d’inter reconnaissance entre soi et l’autre. Cette atteinte affecte les rapports que le sujet entretient avec lui-même et avec le monde extérieur. Elle entrave sa resocialisation et ses capacités d’autonomie. Le patient cherche à lutter contre avec les moyens dont il dispose. Elle concerne la possibilité même de pouvoir se sentir exister, le sentiment de permanence de soi. Ce qui veut dire que tant que le patient est confronté à cette atteinte, la question de l’autre ne se pose pas pour lui, d’où le sentiment des proches de comportements et de façons d’être égoïstes. C’est après avoir retrouvé un sentiment minimum d’identité et d’existence que le patient peut se poser la question de sa relation à l’autre, et se situer dans un jeu identificatoire.

L’atteinte de l’image de soi

4 C’est quelque chose dont on parle beaucoup. Je voudrais surtout préciser ici qu’elle n’est pas due seulement au handicap, mais aussi aux façons d’être du patient et de son entourage face à celui-ci. Des fragilités narcissiques antérieures plus ou moins colmatées resurgissent. Ce qui tissait la relation entre le patient et son entourage apparaît souvent de façon concentrée. Tout ceci peut rendre difficile le travail psychique de chacun autour du handicap. Il ne s’agit pas, en effet, pour le patient d’accepter son handicap, mais de pouvoir se confronter à celui-ci sans que ses réactions ou celles de son entourage lui fassent perdre la confiance qu’il a en lui-même et dans les autres, ou que les autres perdent la confiance qu’ils ont en eux et en lui. Cette perte de confiance en soi ou dans les autres survient quand chacun découvre des facettes de sa personnalité ou de celle de l’autre dans lesquelles il ne se reconnaît pas et dont il peut avoir honte. Cette perte de confiance en soi ou dans les autres engendre un sentiment d’isolement, des affects dépressifs, des troubles du comportement.

Le trouble de la conscience de soi

5 Le trouble de la conscience de soi est le sentiment « d’être comme n’étant pas », avec une sensation de clivage de soi, de perte d’une partie de soi-même, de ne pas se retrouver, de ne pas se reconnaître, d’être absent à soi-même, d’être absent au monde. Il se traduit par le sentiment d’être dans un rêve intégrant la perception de la réalité extérieure  [2]. Il est différent de la psychose avec laquelle il est souvent confondu à tort. Réduisant les capacités du sujet à se projeter dans l’avenir et ses capacités d’initiative, le trouble de la conscience de soi explique partiellement l’absence d’initiative décrite dans le syndrome frontal. Il est souvent confondu à tort avec la dépression. On le retrouve des années après l’accident.

Le rapport aux référents majeurs

6 Après une lésion cérébrale grave, le rapport du patient à ses référents majeurs, c’est-à-dire, les objets de son désir, son idéal conscient et inconscient, ses fonctions sociales et symboliques, est profondément bouleversé.

7 Ce bouleversement est parfois dû aux atteintes neurologiques et cognitives.À cause de celles-ci, le patient ne peut plus préserver le rapport qu’il avait jusqu’ici avec lui-même et le monde. Insupportable et inexplicable, cette perte engendre parfois un sentiment de dépossession qui va au-delà de la perte somatique et neuropsychologique. Les patients attribuent la responsabilité de cette dépossession non à la maladie, car ce serait trop écrasant et difficilement représentable, mais à l’entourage et à l’équipe soignante, d’où des affects persécutifs et des passages à l’acte. Par ailleurs, ce bouleversement du rapport à ses référents majeurs confronte le patient à un travail de deuil très difficile et peut entraîner une non-compliance face aux propositions de resocialisation des équipes médico-sociales souvent prise à tort pour de l’anosognosie.

Cognition et sens de soi

8 Ces diverses atteintes de l’identité, en particulier, l’atteinte du sujet dans sa sensation d’identité et d’existence montrent que les atteintes cognitives mettent en péril le sens de soi. Tant que l’enfant est dans une situation d’immaturité motrice et cognitive, ce sens de soi se construit et est rendu possible grâce à la relation d’étayage apportée au nourrisson par une mère suffisamment bonne qui peut protéger l’enfant contre des angoisses terribles liées à son immaturité (se morceler, ne pas cesser de tomber, ne pas avoir d’orientation, ne pas avoir de relation avec son corps). La mère a donc une fonction d’étayage et elle supplée, entre autres, à l’immaturité cognitive et corporelle de l’enfant. Cet étayage devient inutile quand divers processus psychiques de maturation décrits par la psychanalyse ont pu se produire, mais aussi, et c’est ce qu’on oublie souvent de souligner, quand une cognition et une motricité élaborées ont pu se mettre en place.

9 La clinique des patients cérébro-lésés montre que la cognition a une fonction d’étayage interne pour le sujet et qu’elle permet d’intégrer dans son espace psychique les représentations de soi et du monde propres à chacun. La présence de troubles cognitifs place le sujet dans une situation de dépendance physique, sociale et quotidienne vis-à-vis de son entourage, mais aussi dans un état de dépendance psychique faute de pouvoir s’appuyer sur ses propres perceptions et représentations de lui-même et de la réalité qui l’entoure. Ainsi, certains patients, à cause de troubles mnésiques, de troubles de la reconnaissance des visages, ou de la reconnaissance des objets, par exemple, ne peuvent plus s’appuyer sur leur propre système de représentation pour parler d’eux-mêmes et du monde qui les entoure. Ils utilisent les paroles de leur proche comme prothèses de représentation. Je parle de prothèse de représentations quand le sujet s’appuie sur des éléments extérieurs à lui-même pour tenter de se représenter l’accident, ses conséquences, sa biographie, le monde qui l’entoure, faute de représentation interne. Dans ces conditions, la signification émotionnelle et personnelle de la perception de cet événement n’existe pas. Il y a alors expérience de clivage, avec coexistence de deux systèmes séparés (le discours et la représentation interne et éprouvée). Ce type d’expérience, induite par les troubles cognitifs, favoriserait un faux soi. Dans l’article « Le concept de faux soi », Winnicott dit que « chaque individu a un soi (self) poli ou socialisé et un soi personnel, privé, qui n’est accessible que dans l’intimité. Dans la vie quotidienne, et chez le sujet normal, un compromis est habituellement possible entre ce vrai et ce faux soi. Le soi poli et socialisé, s’il est le résultat d’une croissance personnelle et non d’une adaptation de surface, n’empêche pas le sujet de se sentir exister en s’appuyant sur son vrai soi. Dans certaines maladies, il peut y avoir un clivage très profond entre ce vrai et ce faux soi. Chez certains patients cérébro-lésés, à cause des atteintes cognitives et de leurs conséquences sur les processus psychiques, on retrouve ce clivage très profond entre le vrai et le faux soi et un faux soi au premier plan. Certaines expériences et représentations de soi et du monde sont mises en valeur ou énoncées en fonction du discours, des besoins et des désirs d’un autre car le sujet cérébro-lésé a besoin de s’appuyer sur les représentations des autres et de trouver avec eux un discours commun, même artificiel. Mais ces représentations de soi et du monde s’écartent de fait des expériences et des représentations que le sujet peut réellement s’attribuer et éprouver, qui elles, sont le fondement d’un vrai soi.

10 Tous les éléments décrits ici montrent que l’autre n’est pas seulement pour les patients cérébro-lésés une aide ou une suppléance pour la réalisation de tâches cognitives que le patient ne peut plus faire. Il a aussi une fonction d’étayage. Il supplée à la défaillance des processus d’étayage interne due aux atteintes cognitives. Il fournit aussi au patient des prothèses de représentation. Cette fonction est inévitable à cause de la situation crée par les atteintes cognitives, mais elle est intrinsèquement génératrice de mécanismes d’aliénation et de création d’un faux soi.

11 Le sens de soi est aussi en péril chez le sujet cérébro-lésé à cause de la difficulté chez certains à faire l’expérience de l’intersubjectivité à cause des troubles cognitifs. Faire l’expérience de l’intersubjectivité suppose l’existence d’un cadre commun de significations et de moyens de communication, un jeu de langage (verbal ou non) partagé et partageable. Or, à cause des atteintes cognitives, ce cadre commun de partage possible des expériences subjectives est mis à mal. Par exemple, en cas d’amnésie, la perte des souvenirs et la reconstruction de ceux-ci à l’aide de supports extérieurs (photos, récits des proches), ne permettent pas au patient de se les attribuer. L’absence d’un éprouvé lié au souvenir, entraîne une difficulté pour le celui-ci à raconter l’histoire de sa propre vie avec toutes les possibilités de modifier la façon dont il se voit lui-même et dont il voit les autres et les événements, et aussi une très grande difficulté à partager avec l’autre des souvenirs. L’expérience d’un lien interpersonnel et intersubjectif à travers une signification partagée devient donc très difficile, ainsi qu’un jeu de langage transmissible et commun.

Troubles de l’identité et réinsertion sociale

12 Quelles sont les conséquences des troubles de l’identité sur la réinsertion sociale ?

13 Pour toute personne, la socialisation est une notion évolutive, qui se fonde sur des aspects communs (norme sociale et groupale) et une dimension individuelle (projet de vie, rapport à soi-même, au groupe, à la société). La qualité de cette socialisation sera fonction du niveau d’intégration de la norme, des ressources et désirs de la personne et de sa place possible, symbolique, réelle et imaginaire, dans la société et le ou les groupes d’appartenance.

14 La socialisation n’est pas seulement l’adaptation à la vie sociale à travers des comportements adaptés, le respect des règles dans une société donnée ou le fait d’avoir une activité dite sociale, même si, bien sûr, c’est aussi cela.

15 La socialisation, c’est d’abord le fait qu’un sujet puisse avoir le sentiment d’appartenir à une communauté humaine grâce à la qualité et à la dynamique des rapports inter­subjectifs qu’il peut nouer avec d’autres, aux projets communs dans lesquels il peut se reconnaître, et grâce aussi à son inscription symbolique dans cette communauté (inscription dans une généalogie, dans une culture, dans une société, etc.). Pour des personnes cérébro-lésées, qui sont, à cause de leurs troubles cognitifs graves, dans le risque permanent de perte de leur identité subjective et dans la difficulté à nouer des relations avec les autres et le monde qui les entourent, cet aspect de la socialisation est très important.

16 Puisque, selon les théories psychanalytiques, il n’y a pas chez le sujet humain primat de la raison et de la pensée, que le pulsionnel, le principe de plaisir sont premiers, le principe de réalité, l’adaptation à la réalité seconds, l’adaptation à l’autre, au groupe et aux normes doivent se construire.

17 Pour un individu donné, cette construction de la norme sociale et comportementale s’appuie sur les représentations conscientes et inconscientes qu’il a de lui-même et de son appartenance à un groupe.

18 La norme permet par ailleurs de créer une certaine identité de pensée et de représentations conscientes entre les membres d’un groupe, ce qui favorise les échanges dans un cadre commun minimum. L’adaptation à la vie sociale, à ses règles, ce qu’on appelle de façon plus générale la sociabilité, suppose à la fois la conscience des ressemblances qui nous unissent aux autres hommes malgré nos différences et la conscience d’une réciprocité possible et nécessaire.

19 Ces aspects de construction et de représentation indiquent que la norme sociale et comportementale est une opération mentale, un contenu de pensée, qui nous demande un effort permanent, toujours à recommencer, et que nous faisons car nous pensons que notre insertion dans un groupe familial, professionnel, amical, national etc. n’est possible qu’au prix de cet effort et que nous attendons de cette insertion la possibilité d’avoir une place symbolique et d’être en lien avec la réalité qui nous entoure. Cette place symbolique, ces liens, supposent que nous sommes attendus par les autres, que notre apport vis-à-vis d’eux peut être reconnu, et vice-versa.

20 Or, compte tenu de l’atteinte de la sensation d’identité et d’existence vécue par certains patients cérébro-lésés, de leur difficulté à trouver des possibilités de communication avec les autres, au moins à certains moments de leur parcours, il peut être difficile pour certains de penser et de se représenter la norme sociale et comportementale et son intérêt.

21 Par ailleurs, la réciprocité dans l’échange n’est souvent plus possible à cause de la dépendance majeure vis-à-vis de l’autre. Dans ces conditions, les patients ont du mal à penser leur place dans la société car ils ne sont plus pris dans des processus d’échanges sociaux où leur apport pour d’autres est reconnu et attendu (dans leur famille, dans leur entreprise, etc.). Ils sont encadrés, aidés, mais non considérés comme acteurs.

22 Ces éléments, à mon avis, éclairent un certain nombre de troubles du comportement et ce qu’on appelle l’inadaptation sociale des patients cérébro-lésés.

23 La possibilité de se penser comme être sociable passe par deux éléments : d’une part, des repères identitaires et un sentiment de sécurité et de continuité psychique qui permettent de pouvoir se penser dans une relation à l’autre, d’autre part des espaces où le patient puisse être acteur pour lui-même et par rapport aux autres et où il puisse être dans un échange réciproque et non inégal avec d’autres, ce malgré ses handicaps.

Conclusion

24 En conclusion, je voudrais insister sur la façon dont le psychanalyste peut aider le patient (et son entourage) dans le cadre d’entretiens psychothérapeutiques.

25 En ce qui me concerne, les entretiens psychothérapeutiques avec le patient, et si nécessaire son entourage, ont trois modalités principales.

26 Tout d’abord, aider le sujet à ne pas être enfermé totalement dans l’expérience de la maladie, que celle-ci ne soit pas un épisode figé et indépassable, que chacun (patient et entourage) puisse traverser la maladie en gardant le rapport le plus authentique possible à lui-même et à l’autre.

27 Ensuite, permettre la reconnaissance par le patient et par les autres d’une continuité psychique profonde malgré la mise à mal de l’identité.

28 Enfin, permettre au patient et à son entourage de se confronter aux questions personnelles et existentielles que la maladie a dévoilé ou a fait resurgir, sans les marges de manœuvre psychiques et sociales antérieures.

29 Ces divers types d’approche sont bien sûr variables suivant les moments et l’évolution de chacun.

30 Elles peuvent aider le patient à reconstruire son identité, à rétablir un sentiment de continuité, ce qui favorise bien sûr dans un deuxième temps l’insertion sociale.

Bibliographie

  • Damasio (R.), L’erreur de Descartes, Odile Jacob, Paris, 1995.
  • Oppenheim-Gluckman (H.), La pensée naufragée, clinique psychopathologique des patients cérébro-lésés, Eres, Paris, 2006.
  • Winnicott (DW.), « Le passage de la dépendance à l’indépendance dans le développement de l’individu », Processus de maturation chez l’enfant, Payot, Paris, 1974, 43-54.
  • Winnicott (DW.), « Le concept de faux soi », Conversations ordinaires, Gallimard, Paris, 1988, 73-78.

Date de mise en ligne : 09/06/2015

https://doi.org/10.3917/nras.035.0268

Notes

  • [1]
    Institut Marcel Rivière BP 101 78321 Le Mesnil-Saint-Denis. Tél. : 01 39 38 78 60 ou 136, av. du Maine 75014 Paris. Tél. : 01 43 35 47 76 Mél : h.oppenheim@wanadoo.fr
  • [2]
    Ceci a aussi été décrit par Luria (1995).

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