Couverture de NRAS_035

Article de revue

Écriture et vulnérabilité

Mener un projet d’écriture longue avec des élèves malades ou porteurs de déficiences motrices

Pages 37 à 48

Notes

  • [1]
    Nous nous appuierons ici sur les rapports écrits (non publiés) issus du travail mené par les formateurs du Cnefei et leurs stagiaires avec des enseignants des classes de cycle 3 et leurs élèves, dans le cadre d’ateliers pédagogiques hebdomadaires, ainsi que sur l’étude de quelques productions de ces élèves.
  • [2]
    Le lait est un liquide blanc, Julliard, 1995.
  • [3]
    F. Marchand, dir., Didactique du français, Delagrave, 1988.
  • [4]
    Cf. Marie-Claude Penloup, L’écriture extra-scolaire des collégiens. Des constats aux perspectives didactiques, ESF, 1999.
  • [5]
    La question se pose différemment pour des adolescents qui seront parfois plus intéressés par une écriture d’introspection, ou autobiographique, et qu’il faudra emmener autrement vers la fiction.
  • [6]
    F. Debyser, Hachette, 1960, réédition 1996.
  • [7]
    Argos, n° 30, septembre 2002.
  • [8]
    Réédition Hachette jeunesse, 2003.
  • [9]
    Dans OULIPO La littérature potentielle, Gallimard, Paris, 1973.
  • [10]
    Cela représente plus des 2/3 du temps d’un scripteur expert.
  • [11]
    Analysée dans D. Cogis, Pour enseigner et apprendre l’orthographe, Delagrave, 2005.
  • [12]
    « Intérêts des modèles du processus rédactionnel pour une pédagogie de l’écriture », Pratiques, n°49, 1986.
  • [13]
    L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 1999.
  • [14]
    Le saisissement de l’écriture, l’Harmattan, 2004.
  • [15]
    « La plus simple image », in « L’image », NRP (Nouvelle revue de psychanalyse), n° 44, 1991, p. 76.
  • [16]
    La nouvelle revue de l’AIS, n° 25, 2004.

1 Les enseignants ont l’habitude de privilégier l’oral pour contourner les difficultés motrices, praxiques, visuo-spatiales des élèves pour lesquels l’écriture repré­sente un effort et une fatigue supplémentaires. On les y incite, et pourtant la pratique de l’écriture est non seulement souhaitable mais nécessaire. Prendre la plume – ou l’ordinateur – apprend à lire, et même, dans certaines pathologies, à parler. C’est en explorant la paraphrase, la synonymie, l’expansion, la réduction, la métaphore, en manipulant la langue pour écrire qu’on découvre l’infinie variété du dire. L’écriture développe des compétences indispensables pour accéder à la culture et au sens, notamment à la bibliothèque du monde, enjeu important de tout développement humain. De plus, s’ils s’approprient les formes de la communication écrite, les jeunes à mobilité réduite augmentent leurs possibilités de participation à la vie sociale.

2 Comment mettre en œuvre une aventure d’écriture avec des élèves hospitalisés ou en situation de handicap moteur ? Une perspective didactique suppose un projet, des expérimentations, des apprentissages. On est passé d’une logique de la transmission, la rédaction nourrie de la lecture des grands auteurs, à une période qui valorisait l’expression spontanée de soi, puis, dans les années 80, à une logique constructiviste selon laquelle écrire n’est pas inné, mais suppose des étapes successives, des acquisitions et une pensée réflexive.

3 Sans se livrer à une analyse détaillée, il s’agit, à partir de quelques projets  [1] menés par D. Gazay, N. Réale, D. Jacquet, formateurs à l’INS HEA, de rappeler certaines caractéristiques du projet d’écriture pour ces élèves à besoins particuliers. Nous donnerons ensuite des éléments pour élaborer et réaliser un projet d’écriture longue, et nous indiquerons, au-delà de la didactique, quelques-unes des questions qui font de l’écriture une aventure symbolique.

Préalables

Des contextes variés

4 Cette réflexion sur les pratiques d’écriture avec des élèves malades ou porteurs de troubles moteurs s’appuie sur des projets menés entre 2000 et 2005 en région parisienne. Quatre projets successifs dans les classes de madame Van Wittenberghe à Vaucresson, Découvrir le voyage de Gulliver en s’amusant, Histoires parallèles, Lycée Toulouse-Planète, Des nouvelles de l’irréel, et le journal L’écho du tam-tam de l’hôpital Robert Debré constituent les réalisations qui ont mis en évidence l’intérêt d’une écriture longue.

5 Dans des contextes institutionnels divers, que ce soit dans les classes de l’hôpital Debré, du Kremlin-Bicêtre, du groupe scolaire Toulouse-Lautrec de Vaucresson, ou de l’institution Saint-Jean-de-Dieu, à Paris, les contraintes temporelles sont très fortes : la scolarisation morcelée est parfois chaotique, le temps scolaire diminué par les rééducations régulières et les interventions chirurgicales. Certains élèves ne sont que de passage à l’hôpital, pour un séjour de trois jours, d’autres restent plusieurs mois, ils viennent de tous les pays ; les niveaux sont très hétérogènes, de la maternelle à la 3e et les tableaux cliniques sont aussi très variés : les implications d’une opération de la scoliose, d’une quadriplégie, d’une insuffisance rénale ou d’une myopathie ne sont pas les mêmes. Il faut tenir compte de la fatigabilité, des difficultés cognitives et des troubles associés propres à chacun.

6 L’idée est donc de surmonter l’éparpillement par un projet ambitieux qui rassemble et organise des écrits courts dans un projet commun, fédérateur. On constate que c’est paradoxalement un projet au long cours qui à l’hôpital, en particulier, favorise un engagement intense, même s’il est bref, des élèves. Ce projet ouvre en effet un espace de réinscription dans le temps, ou plutôt dans la durée, que l’accident, ou la maladie avait interrompue.

7 Les élèves en établissement spécialisé bénéficient aussi de rééducations. Très disponibles en général pour des apprentissages scolaires, ils ont souvent développé des capacités de communication et d’expression suffisantes pour être des lecteurs autonomes et sont très motivés par des projets qui sollicitent leur imaginaire. Mais vivant dans un milieu protégé relativement confiné, quand ils sont internes, ils sont un peu coupés des pratiques sociales et culturelles ordinaires. Ayant peu l’occasion d’agir et de prendre des initiatives, ils ont besoin de valorisation et de réassurance. Si le projet donne lieu à des sorties et des visites à l’extérieur de l’institution, s’ils peuvent participer activement à l’organisation de ces sorties, leur élan et leur enthousiasme en sont démultipliés.

8 La réussite d’un projet au long cours avec ces élèves dépend beaucoup plus de l’attention au rythme que des outils supplétifs mis en place pour pallier les atteintes motrices, les difficultés d’écriture manuelle ou les problèmes d’élocution. Car le projet risque de s’enliser dans la lenteur si caractéristique du travail avec les élèves IMC si les enseignants attendent que les élèves produisent des textes. Un étayage fort est nécessaire : permettre une représentation du résultat final, stimuler l’invention, faire avancer, proposer et faire valider.

Quelques définitions

9 Si entre la fin de la maternelle et l’école primaire le geste graphique est une conquête importante, il faut rappeler cependant que copier n’est pas écrire, le geste graphique n’est pas l’écriture. Il est en effet possible d’écrire, même si on ne sait pas, ou si pour diverses raisons on ne peut pas : les élèves sans parole, ou les élèves porteurs d’une déficience motrice qui les empêche de tracer les lettres peuvent devenir scripteurs par le biais de la dictée à l’adulte, comme les enfants de maternelle qui n’ont pas encore acquis le code, ou encore par le moyen de l’ordinateur.

10 Si l’écriture se distingue du geste graphique, elle se distingue aussi de l’oral, direct, spontané : elle est une énonciation seconde, qu’on peut reprendre et modifier, adressée à un destinataire absent, elle permet l’échange en différé. Écrire c’est produire des énonciations autonomes, singulières, se faire auteur, ne serait-ce que d’une phrase, d’une légende sous une photo, d’une réplique dans un dialogue. La communication différée impose aussitôt de s’interroger sur le dispositif énonciatif et de faire des choix : qui est le narrateur, le destinataire, quel est le genre, le point de vue, le temps… Les diverses pratiques d’écriture sont souvent confondues. Parmi toutes les activités et les dispositifs existants il faut distinguer :

Les ateliers d’écriture

11 Les enseignants ont parfois tendance à appeler atelier d’écriture des pratiques scolaires qui ne relèvent pas de ce dispositif particulier, dont la visée est créative et/ou sociale, et non pas didactique. Les ateliers se sont développés dans les milieux littéraires et universitaires (États-Unis à la fin du xixe siècle ; OuLiPo, années soixante…), mais aussi dans le champ social à partir des années soixante-dix. Élisabeth Bing en fit le centre de son travail en IMP, et cette nouvelle pratique sociale s’est répandue dans les quartiers sensibles, les prisons, les villes. L’atelier réunit des volontaires, avec un écrivain et/ou un animateur, avec parfois un objectif de production, et pour enjeu l’accès à la voix propre, singulière. On y écrit donc seul le plus souvent, même si les moments collectifs sont fréquents : recherche d’idées, lecture, critique… On choisit librement de participer à l’aventure d’un groupe. C’est pourquoi on ne peut parler d’atelier d’écriture dans le cadre d’une classe.

Les jeux poétiques

12 On désigne ainsi toutes les manipulations ludiques de la langue : chansons, comptines, jeux à contraintes, rimes, introduites à l’école par des instituteurs-poètes dans les années soixante-dix : J.H. Malineau, G. Jean, Ch. Poslaniec, ainsi que par le GFEN, et G. Rodari et sa célèbre Grammaire de l’imagination. Nombreux sont les enseignants qui ont compris l’intérêt de ces jeux poétiques qui développent le sens du matériau sonore (et donc l’accès à la phonologie), de l’humour, de la métaphore, du second degré, de la symbolisation. Ces dimensions font en effet cruellement défaut aux élèves qui n’arrivent pas à entrer dans l’écrit car, collés au sémantisme de la langue, ils sont incapables d’introduire du jeu entre le mot et son référent, et donc d’accéder à une posture distanciée, métalinguistique, qui seule permet de s’intéresser aux aspects linguistiques et formels de la langue. La nouvelle d’Annie Saumont, Doumbo  [2], est à ce titre emblématique. Au jeu du petit corbillon, petit panier dans lequel il faut mettre des mots terminés en -on, Doumbo refuse très vite de jouer : il veut bien qu’on mette un savon, un bouton, un crayon, un bonbon, mais pas une maison ni un camion. Ça n’entrerait pas ! La suite laisse entrevoir comment le réel est mortellement noué pour lui à un mot précis qui fera dérailler l’histoire.

13 Les jeux formels ne sont pas une nouveauté : une longue tradition rhétorique les a développés depuis le Moyen Âge et le xvie siècle. Dans Écriture poétique[3], Michel Sandras, par exemple, propose un classement des jeux poétiques tout en indiquant leurs limites, en particulier le risque de réduire la fonction poétique à des exercices de manipulation. Il reste qu’habituer les élèves à jouer avec la langue est indispensable pour que certains découvrent le pouvoir des mots et le plaisir de la forme. Pour, entre contrainte et liberté, se délier la langue. Il est également essentiel, sur un versant plus personnel, d’encourager des écritures confidentielles : journal intime, recueil de phrases, correspondances, poèmes, listes  [4], et recommander ces pratiques dans l’espace familial afin de développer la confiance et le droit au secret.

Le projet d’écriture

14 Ce terme intègre la plupart des écritures scolaires, dès qu’on envisage celles-ci comme un processus complexe qui suppose une pluralité d’opérations et donc une certaine durée. Le projet a une visée didactique. Il cherche à créer une dynamique, une motivation forte en vue d’apprentissages précis. Plus ou moins ambitieux, à plus ou moins long terme, il suppose une négociation, des étapes, des évaluations, des réécritures, une production et un retour métacognitif constant. Les élèves dans ce cas sont captifs, ils n’ont pas la liberté d’échapper au projet, mais on cherche à emporter leur adhésion, et à leur laisser une part importante d’initiative. On facilite la tâche des élèves en les faisant travailler fréquemment en binôme, et en les incitant à des pratiques impertinentes : piller les textes, les transformer (caviardage, suite de texte, pastiche). Un projet d’écriture peut se conjuguer avec des activités plastiques et musicales, et si on parle d’écriture longue, il faut relativiser car il s’agit rarement, en primaire, de l’écriture de nouvelles ou d’un roman. On veut ainsi distinguer le projet d’écriture des pratiques d’écriture courante et courte, de l’ordre de la phrase ou du paragraphe. Les projets évoqués dans cet article n’ont demandé qu’une heure par semaine, pendant plusieurs mois.

Construire un projet : une démarche formalisée

15 La rédaction du projet ne remplit pas une fonction administrative, elle oblige à formuler, donc à préciser ses intentions, à envisager des aspects qu’on aurait négligés, à se donner un cadre de référence, indispensable à l’échange avec les différents partenaires et l’institution. Le projet comprend : les objectifs généraux et spécifiques, les acteurs et les partenaires, le cadre temporel et spatial, la démarche pédagogique, les évaluations, le budget, et les besoins en matériel. Il est conçu en articulation avec le projet de classe, et avec les projets individuels des élèves.

Des objectifs

16 Ils peuvent se décliner en trois catégories, pour lesquelles nous prendrons quelques exemples dans les recherches-actions.

Objectifs didactiques

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  • Développer les compétences d’écriture et de lecture. Il incombe à l’enseignant de nourrir l’écriture par la lecture de textes en rapport avec le projet, ce qui fut le cas à Vaucresson avec des passages de Robinson Crusoë ou de Gulliver. Les allers et retours de la place d’auteur à celle de lecteur favorisent l’émergence d’une attitude interrogative, active face à la lecture. Il s’avère, nous insistons, que la production améliore la réception, et qu’écrire apprend à lire.
  • Connaître les formes textuelles, identifier des genres, des types, des visées : narratif, descriptif, discursif, informatif, selon le cycle. Dans Des nouvelles de l’irréel, les élèves ont appris à intégrer une description de paysage dans un récit, et à faire un glossaire.
  • Repérer les différentes opérations nécessaires à la production de texte : prise en compte du destinataire, choix de l’énonciateur, planification, mise en texte, révision.

Objectifs sociaux

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  • Oser s’exprimer, en particulier à l’oral, prendre des risques vis-à-vis des autres.
  • Faire l’expérience de la négociation, du dépassement des conflits, de la coo­pération. Marine, une élève un peu plus âgée que les autres, très colérique et révoltée par sa situation de handicap, ne cessait de perturber le travail de son groupe et de s’affirmer de façon intempestive. La résistance du groupe et des adultes l’a obligée à faire des compromis, à changer son comportement pour rester dans le projet.
  • S’ouvrir au monde extérieur en se confrontant à des situations nouvelles et à des rencontres.
  • Socialiser la production finale, c’est-à-dire la rendre publique, s’exposer au regard extérieur, en premier lieu à celui des parents, qui, s’ils ne sont pas toujours coopérants, sont ensuite très fiers (publication ou exposition).
  • Développer l’autonomie pour inciter les élèves à prendre des initiatives et à se passer autant que faire se peut des adultes. Une des classes a inventé le règlement intérieur d’une soucoupe volante, après l’étude du règlement de l’école, et des droits de l’enfant, travaillant ainsi la question de la citoyenneté, du permis et de l’interdit, du devoir et du droit.

Objectifs culturels

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  • Explorer les outils d’information, faire des recherches documentaires. Une classe a voulu s’informer sur les vampires et sur Dracula pour écrire un récit fantastique. Une autre a choisi le thème de l’aviation pour réaliser un livret documentaire avec les correspondants d’une classe ordinaire.
  • Élargir sa connaissance des lieux culturels et des professionnels. Certains élèves, malgré les difficultés de déplacement, ont visité la Grande Galerie de l’évolution au jardin des plantes, d’autres Le Bourget, ou le commissariat du quartier quand il s’agissait d’écrire une histoire policière. Des élèves ont interviewé des illustrateurs, écrivains, gardiens de musée, éditeurs.
  • Entrer dans la bibliothèque mondiale, c’est-à-dire construire peu à peu des échos, un réseau entre les textes littéraires d’époques et d’auteurs différents. Le thème du voyage, par exemple, peut se déployer dans une intertextualité très riche depuis Ulysse jusqu’à Robinson, en passant par Pantagruel, Don Quichotte et Gulliver.

Des choix pédagogiques

Le choix de la fiction

20 On sait l’importance des mécanismes de projection et d’identification chez les enfants et les préadolescents  [5], handicapés ou non. Comme ils sont d’emblée attirés par un univers fictionnel, on les amènera à créer un monde cohérent et à passer du héros au personnage, en sortant si possible des stéréotypes et d’un certain conformisme ambiant. Le livret L’immeuble  [6] utilisé pour l’enseignement du français langue étrangère a servi de déclic : les élèves ont inventé à la manière de Georges Perec, des habitants d’âge et de condition sociale variés, ils ont dû se représenter les appartements, les activités, les relations de voisinage, les réunions de syndic… On voit combien leur imaginaire s’en est trouvé enrichi.

21 Une autre année, l’invention d’un univers de science-fiction les a poussés à créer des animaux tels que la lanturne, le strabodaure, le farfifouille, mais aussi des objets et des personnages inédits (Des nouvelles de l’irréel). Ainsi les auteurs de Duel dans la galaxie ont-ils imaginé un être mi-robot mi-humain, capable de rapetisser comme Alice en mâchonnant une racine, capable de se dédoubler, et surtout de se transformer en médecin pour réopérer son ami d’enfance afin de réparer son corps détruit. La fiction permet de se donner des pouvoirs, comme la télékinésie, pouvoir mental de déplacer les objets sans contact, ou le pouvoir d’explorer des lieux qui leur sont peu accessibles : une île, une forêt, des paysages volcaniques, une prison, une grotte, une animalerie, la bibliothèque d’un village.

Le choix d’un genre littéraire

22 Les genres préférés des élèves de cycle 3 sont le récit d’aventure et la science-fiction, ainsi que ses proches, le fantastique et la fantasy. C’est ce qu’indique clairement une recherche de l’INRP sur la lecture des CM2/6e publiée en 2002  [7]. Quel que soit le genre choisi, il importe surtout de trouver une forme contenante accueillant une multiplicité de discours et de types de textes afin que les élèves s’y essaient et soient capables de les identifier. La dimension ludique, humoristique en est d’ailleurs renforcée. Selon les projets, les élèves ont rédigé des recettes de cuisine, et des modes d’emploi, mais aussi des petites annonces, des cartes d’identité, un compte rendu d’une réunion de co-propriété, des lettres de motivation ou d’amour, une affiche annonçant un match de foot… Les récits de voyage ont donné lieu à des portraits, des cartes, des avis de recherche, des messages divers, parchemin, lettre anonyme, ou courriel. Il a fallu décrire le contenu du sac à dos du voyageur, ou inventer des coutumes étranges, des disputes ridicules. Il ne s’agit pas d’accumuler, mais d’articuler en fonction du projet et de démultiplier les possibilités imaginaires des élèves. Il est donc très fécond d’envisager une production finale qui rassemble des écrits variés, comme le permet le carnet de voyage, le journal intime fictif, ou les genres plus classiques comme le théâtre ou le récit qu’on veillera à enrichir par des formes textuelles hétérogènes.

À l’hôpital

23 La situation de rupture et de vulnérabilité que vivent les élèves malades modifie quelque peu les orientations pédagogiques du projet. La visée est davantage du côté du lien à maintenir ou à rétablir avec l’école, que de la didactique. Étant donnée la grande hétérogénéité des âges et des parcours scolaires, c’est davantage la construction d’un ensemble à partir de fragments qui sera recherchée. Le traditionnel journal scolaire gagne à s’organiser en rubriques stables, bien identifiées. Mais d’autres formes sont possibles à partir de suites de texte, selon le modèle des Histoires à la courte paille de G. Rodari  [8], ou des récits arborescents, à la manière de Queneau (« Histoire des trois alertes petits pois »)  [9].

24 On peut aussi travailler le détournement d’histoires célèbres, le pastiche, écrire à partir de cartes postales ou de photos, fabriquer un bestiaire, se lancer dans un scénario de film qui s’accorde toutes les fantaisies : on invente l’énigme de la chambre 33, la disparition du Père Noël dans l’hôpital, ou l’aventure de l’ascenseur fou. En conciliant le jeu, l’humour et l’expression de soi, on redonne au malade prise sur ce qui arrive et on le réintègre dans un collectif, puisque le projet se bâtit sur une unité préétablie des diverses contributions. L’aventure imaginaire proposée par le projet replace chacun en position d’énonciateur, c’est-à-dire d’acteur et d’auteur de sa parole.

Le déroulement

25 On n’insistera pas sur le fait qu’un projet trop cadré et prédéfini ne laisse pas de place aux élèves ; pas plus qu’un projet trop vague qui peine à prendre forme. Si la plupart du temps, le projet naît d’une volonté, d’une passion, d’un intérêt particulier de l’enseignant, il doit rester suffisamment souple pour se construire progressivement avec les participants. Des réunions, formalisées, ou non, permettent de le réguler, de parler les conflits, de répartir les tâches, de modifier les orientations. C’est une aventure d’écriture qui est proposée, pas un carcan supplémentaire. Et même si la production finale est fortement investie, elle n’est qu’un prétexte, et rien ne doit faire oublier que le processus de fabrication compte davantage que le résultat. « La défaite, c’est d’aimer les choses plus que le chemin » disait Andrée Chédid.

Comment se mettre à écrire ?

26 Le processus rédactionnel comporte tant d’opérations qu’on parle immédiatement de surcharge cognitive ! Il revient à l’enseignant de diviser la tâche pour la faciliter. La planification est déterminante : écrire, c’est commencer par s’interroger sur le destinataire, le but poursuivi, le type de texte, le contenu et l’ordre des éléments  [10]. Il faut prendre le temps d’observer des textes, de les trier, d’en dégager des critères de réussite, afin que chacun se représente le but à atteindre.

Le premier jet

27 On sait combien les réécritures sont coûteuses et décourageantes, il faut donc les limiter. Une solution ingénieuse  [11] consiste à nommer quelques volontaires, les précurseurs, dont le premier jet va soulever les principales difficultés de la mise en texte. La discussion qui suivra ces premières lectures fera prendre conscience des questions qui se posent et des solutions possibles. Il faut en effet se préoccuper de la cohérence globale, de l’énonciation, des connecteurs, des liens anaphoriques, et des contraintes locales d’orthographe et de grammaire. Il est bien difficile pour un élève en cours d’apprentissage d’assurer tant d’opérations à la fois. Il ne faut donc pas tout exiger d’emblée. C’est une alternance de réflexion critique, de lecture, de recherche orale, de réajustements, de révision (cf. « corriger un texte » en annexe) qui fait avancer l’écriture.

28 Les principales opérations cognitives rappelées par Claudine Garcia-Debanc  [12], et présentées par le groupe Eva sont :

29

  • La planification (définir le but du texte : pour qui, pour quoi j’écris) : conception, organisation (ordre), recadrage (adéquation au projet et au destinataire).
  • Les opérations de mise en texte (contraintes locales et globales).
  • Les opérations de révision (lecture critique et mise au point).

30 Ces opérations ne se succèdent pas de façon linéaire mais sont récursives.

31 Les facilitations procédurales peuvent tenir à l’organisation de chaque séance autant qu’au dispositif pédagogique : plutôt que l’écriture solitaire, la dictée à l’adulte ou le travail en binôme rassurera les élèves. Souvent, mais pas toujours. Partir d’un matériau préalable, texte d’un autre groupe à continuer, plan général, synopsis dont on ne rédige qu’un paragraphe, fiche-guide qui précise les caractéristiques d’un genre facilitera aussi le travail. En aidant l’élève à expliciter ses stratégies opératoires, on augmente ses capacités de contrôle cognitif, de métacognition, et donc ses performances. « L’élève augmente sa maîtrise s’il peut analyser lui-même les opérations requises pour une tâche donnée » souligne très justement C. Garcia-Debanc.

Quelles adaptations ?

32 Étant bien entendu que c’est l’élève qui écrit, autrement dit que l’enseignant ou l’AVS n’écrit pas à sa place mais accompagne son écriture, il faut inventer sans cesse, trouver des aides humaines et matérielles, aménager l’environnement, proposer des détours. N’oublions pas que l’élève handicapé fait souvent un effort permanent d’adaptation pour réduire les effets de ses déficiences ou de ses troubles. Mais il peut aussi, pourquoi le nier, refuser la réalité. Clémentine, élève myopathe ventilée par un respirateur, a perdu dans l’année scolaire la possibilité d’écrire, mais elle voulait absolument rester secrétaire du groupe, qu’elle retardait. C’est avec l’aide de l’ergothérapeute que la situation s’est peu à peu débloquée. Un projet d’écriture ne peut être mené par l’enseignant seul ; il est indispensable d’associer de nombreux adultes et de s’accorder sur les modalités d’étayage : comment aider à mémoriser, à ré-évoquer ; en cas de panne d’idées, comment introduire des contraintes formelles ou un QCM ; comment guider la saisie informatique et la rendre plus autonome. Il importe de souligner les capacités différentes de chacun, et de tenir compte des styles propres à chaque scripteur : on écrit en effet soit pas à pas, soit avec un plan préalable, soit en jetant des idées en désordre, soit encore en faisant des esquisses successives. L’attention au style de chaque auteur fait partie de la différenciation pédagogique.

33 Mais il est sans aucun doute insupportable d’être toujours et seulement celui qu’on aide. L’adaptation réussie serait celle qui, tout en conjuguant souplesse et exigence, parviendrait à réinscrire chacun dans une véritable réciprocité.

L’écriture comme expérience

34 À quoi se confrontent les élèves engagés dans un projet d’écriture longue ? Ils se heurtent d’abord aux contraintes du dispositif et aux contraintes d’écriture. S’il s’agit bien d’une aventure de création, c’est une aventure encadrée qui donne à chacun l’occasion d’éprouver sa liberté, ne serait-ce qu’en observant comment les autres réagissent à une contrainte formelle, par exemple. Selon qu’on se plie scrupuleusement à la contrainte, ou qu’on cherche à la détourner, on prend la mesure de sa dépendance du champ, ou de sa capacité de pensée divergente. « Au fond je me donne des règles pour être totalement libre », disait Georges Perec. Il n’est pas anodin qu’un élève malade ou atteint dans sa motricité fasse cette expérience. On voit ensuite certains élèves, en panne d’inspiration, se donner à eux-mêmes des contraintes et dans un même mouvement entrevoir la liberté de traiter la langue de façon non conventionnelle.

35 L’expérience de la liberté est au cœur de l’aventure subjective. Une écriture de fiction permet de s’avancer masqué, de voiler la mise subjective, et néanmoins de traiter ses peurs : météorites diaboliques, blessures, opérations ratées qui apparaissent dans les récits sont des représentations qui mettent en images et en mots, qui symbolisent les affects dont la puissance risquerait d’envahir l’espace interne. La fonction première des mythes fondateurs et des grands récits, comme Serge Boimare  [13] l’a montré en utilisant la médiation des contes de crimes, selon le mot de ses élèves, est de permettre d’être moins agi, de se rendre plus libre vis-à-vis de ce qu’on éprouve. Ce qu’on parvient à verbaliser, à mettre en scène, en récit, au lieu de rester massif, intraitable, se divise, et change de régime. Si le projet didactique ne place pas cette dimension psychique dans ses objectifs, il n’en reste pas moins qu’écrire, comme lire, crée une brèche qui ouvre sur l’autre scène, cet insu que nous ne voulons pas savoir.

36 Enfin, le projet d’écriture est une expérience de l’altérité, non seulement parce que les élèves rencontrent parfois un écrivain, l’autre par excellence puisqu’ils sont toujours convaincus que les écrivains sont morts, mais aussi parce que l’écriture pose la question de l’adresse : pour quel lecteur est-ce que j’écris ? Or, la place de l’autre ne va pas de soi et doit être construite. C’est à force d’entendre le texte écrit par d’autres, de lire le sien aux autres qu’on accepte de se relire, c’est-à-dire de ménager une place vide à un lecteur externe ou interne, place ouverte aux petits autres, et dégagée du grand Autre terrifiant ou idéalisé. Carmen Strauss-Raffy  [14] explique que beaucoup d’enfants ne peuvent ni se croire destinataires d’un écrit, ni se faire une image d’un auteur. Ils refusent de se relire, incapables de la petite distance qui permet de réviser son texte. C’est la dimension de l’adresse qui est restée chez eux en souffrance, car la question de l’autre est nouée à l’absence : comment se séparer, comment faire avec la disparition de l’autre ? Le célèbre jeu du fort/da, scène paradigmatique si magistralement analysée par Freud indique comment l’enfant apprivoise l’absence : il lance la bobine, il mime et répète l’absence dans un mouvement rythmé « où le renoncement recroise la jubilation, où la passivité reproduite devient acte de maîtrise, où la vengeance en appelle à une esthétique », dit Georges Didi-Huberman  [15] dans un article qui met brillamment en évidence le lien entre la perte de l’objet et l’accès au symbolique. Jeu du désastre où le pire est toujours possible, où le sujet lancé avec l’objet risque chaque fois de se perdre avec lui. Et en rit. Si j’écris, j’entre dans l’absence de l’autre, je lui construis une place psychique. Contrairement à l’échange oral où je m’appuie sur ses mimiques et ses diverses réactions, à l’écrit je n’ai aucun vis-à-vis. « Écrire, c’est faire sans l’autre » a noté J. Bernardin  [16] pour expliquer une part de la difficulté de certains enfants à entrer dans l’écrit. Le projet d’écriture apprend à élaborer cette place de l’autre absent, qui seule permet d’entendre de l’autre, et d’enfin s’entendre dans l’autre.

Des mots pour bouger

37 Faire de nos élèves des producteurs de textes, investis dans un projet commun d’écriture longue, c’est bien sûr développer l’habitude d’écrire, indispensable à l’école et ailleurs, et leur faire percevoir les finalités de l’écriture dont ils ne voient pas toujours l’intérêt. Si le projet introduit une grande variété d’activités et de situations qui trouvent leur unité dans une forme contenante stimulant l’imaginaire, si tout en apprenant à catégoriser, on n’oublie pas que les textes échappent aux modèles abstraits qui cherchent à les classer, on ouvre un espace de projection, d’invention et de transaction qui peut se révéler déterminant pour la construction de l’identité narrative de chacun. En les embarquant dans cette aventure qui doit rester enthousiasmante, ludique si possible, on leur permet d’élargir leurs compétences, d’enrichir leur vie psychique et leur relation à l’autre. L’écriture agit comme un puissant mobile, au double sens de moteur qui pousse à l’action, et de machine qui fait bouger, qui donne à la pensée sa mobilité, quand le corps se refuse à la motricité. Être auteur, c’est étymologiquement s’autoriser et augmenter. Mais c’est à partir de notre vulnérabilité, de notre commune insuffisance, du point le plus aveugle de nos failles que nous écrivons, que surgissent et se tissent nos textes.

Plusieurs modalités pour corriger un texte
Refaire en groupe, faire relire par d’autres, revoir avec une grille, revoir en dehors des séances.
Pour évaluer un écrit entre élèves (groupe eva)
1. Le texte est-il lisible globalement ? localement ?
2. Est-il intéressant ? Pourquoi ?
3. Ce qui vous a plu : Ce qui vous a le moins plu :
4. Quelles modifications sont possibles, et pourquoi ?

Bibliographie

  • Bernardin (J.), Comment les enfants entrent dans la culture écrite, Retz, Paris, 1997.
  • Chartier (A.M.), Clesse (C.), Hébrard (J.), Lire, écrire 2 : produire des textes, Hatier, Paris, 1998.
  • Devanne (B.) et al., Lire et écrire, des apprentissages culturels, ColI. « Pratique pédagogique », A. Colin, Paris, 1992 et 1993 (3 tomes).
  • Fabre-Cols (C.), Réécrire à l’école et au collège, ESF, Paris, 2002.
  • Groupe EVA, Évaluer les écrits à l’école primaire, Hachette, Paris, 1991.
  • Groupe EVA, De l’évaluation à la réécriture, Hachette, Paris, 1998.
  • Groupe de recherche d’Ecouen, Former des enfants producteurs de textes, Hachette, Paris, 1988.
  • Plane (S.), David (J.), L’apprentissage de l’écriture de l’école au collège, Puf, Paris, 1996.
  • « La réécriture », Revue Pratiques, 105-106, juin 2000.
  • « L’écriture et son apprentissage », Revue Pratiques, 115-116, décembre 2002.
  • Reuter (Yves), Enseigner et apprendre à écrire, ESF, 2000.
  • Tauveron (C.), Sève (P.), Vers une écriture littéraire, ou comment construire une posture d’auteur à l’école de la GS au CM, Hatier, Paris, 2005.
  • Écriture créative

    • Rebattet (C.), Créer des ateliers d’écriture, Hatier, Paris, 1997.
    • Rodari (G.), Grammaire de l’imagination, Éditeurs français réunis, Paris, 1979 (réédité).
    • Perraudeau (M.), Les ateliers d’écriture à l’école primaire, Albin Michel, Paris, 1994.
    • Stachak (F.), Écrire, un plaisir à la portée de tous, 350 techniques d’écriture créative, Eyrolles, Paris, 2004.
  • Sites Internet

    • momes.net coloriages d’après peintres, comptines par thèmes, histoires à lire et à écrire.
    • francparler.org Agence de la francophonie. Chansons françaises, fiches pratiques (faire un site web, un journal, un projet, trouver des correspondants).
    • prologue.crdp.ac-caen.fr/login/login.htm Village virtuel d’Anvie La Corbeline.

Mots-clés éditeurs : apprentissage, cycle 3, pédagogie adaptée, processus rédactionnel, français, collège, projet d’écriture, altérité, handicap moteur, élève hospitalisé

Date de mise en ligne : 09/06/2015

https://doi.org/10.3917/nras.035.0037

Notes

  • [1]
    Nous nous appuierons ici sur les rapports écrits (non publiés) issus du travail mené par les formateurs du Cnefei et leurs stagiaires avec des enseignants des classes de cycle 3 et leurs élèves, dans le cadre d’ateliers pédagogiques hebdomadaires, ainsi que sur l’étude de quelques productions de ces élèves.
  • [2]
    Le lait est un liquide blanc, Julliard, 1995.
  • [3]
    F. Marchand, dir., Didactique du français, Delagrave, 1988.
  • [4]
    Cf. Marie-Claude Penloup, L’écriture extra-scolaire des collégiens. Des constats aux perspectives didactiques, ESF, 1999.
  • [5]
    La question se pose différemment pour des adolescents qui seront parfois plus intéressés par une écriture d’introspection, ou autobiographique, et qu’il faudra emmener autrement vers la fiction.
  • [6]
    F. Debyser, Hachette, 1960, réédition 1996.
  • [7]
    Argos, n° 30, septembre 2002.
  • [8]
    Réédition Hachette jeunesse, 2003.
  • [9]
    Dans OULIPO La littérature potentielle, Gallimard, Paris, 1973.
  • [10]
    Cela représente plus des 2/3 du temps d’un scripteur expert.
  • [11]
    Analysée dans D. Cogis, Pour enseigner et apprendre l’orthographe, Delagrave, 2005.
  • [12]
    « Intérêts des modèles du processus rédactionnel pour une pédagogie de l’écriture », Pratiques, n°49, 1986.
  • [13]
    L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 1999.
  • [14]
    Le saisissement de l’écriture, l’Harmattan, 2004.
  • [15]
    « La plus simple image », in « L’image », NRP (Nouvelle revue de psychanalyse), n° 44, 1991, p. 76.
  • [16]
    La nouvelle revue de l’AIS, n° 25, 2004.

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