Notes
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[1]
Les professionnels mesurent mal en général le peu de visibilité dont disposent les parents sur leur action. Comment exercer une fonction critique – ce qui est le propre de la situation d’usager, celui qui fait usage de la prestation - lorsque quasiment toutes les informations proviennent de l’institution qu’on souhaite interpeler ? Outre que celle-ci opacifie plus ou moins ses pratiques, la description de ces pratiques n’équivaudra jamais leur connaissance au travers de situations effectives qui permettent de les concrétiser.
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[2]
Les postures respectives sont ici liées au processus de substitution parentale, auquel le personnel éducatif est par définition plus exposé que le personnel psycho-médical et les enseignants. Dans d’autres cas de figures, on observe par contre chez les éducateurs une posture de solidarité-complicité à l’égard des parents autour des pratiques éducatives, tandis que le personnel psycho-médical tient un discours savant qui invalide plus ou moins le rôle éducatif des parents (et par assimilation celui des éducateurs) au profit d’une intervention thérapeutique censée traiter les troubles en profondeur plutôt que les symptômes.
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[3]
Cf. notamment Didier Houzel, Les enjeux de la parentalité, polycopié, mai 1998. « À l’expérience, ce ne sont pas les cas pour lesquels il y a eu le plus de mesures de placement qui ont le plus mal évolué, mais ceux pour lesquels il n’y a pas eu cette convergence des points de vue et des représentations. » (p.109)
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[4]
Encore une fois, quelles que soient les caractéristiques de ce désir. Considérer qu’il est altruiste ou égocentrique, autonomisant ou possessif, respectueux de la liberté ou projectif, partagé avec le conjoint ou non, n’a pas de sens.
Impliquer ou associer ?
1 Bien plutôt que d’impliquer les parents dans le projet individuel, ne s’agit-il pas de s’associer au projet des parents ?
2 Singulier retournement de perspective ! Une telle énonciation découle en effet du principe de l’autorité parentale : les parents ont socialement reçu la responsabilité d’éduquer leur enfant, inscription qui signe son appartenance à la communauté humaine ; de leur côté, les organes collectifs de socialisation – l’école, les équipements sociaux et de loisirs – y contribuent, soutenant les parents dans cette responsabilité, s’inscrivant dans une démarche de co-éducation.
3 Or, s’il est une situation qui exige de définir clairement les rôles des uns et des autres, c’est bien celle d’éducation longtemps qualifiée de spécialisée, en ce qu’elle répond aux besoins de jeunes qui connaissent des conditions spécifiques de développement.
4 Deux études de cas illustreront ici l’interaction de l’économie institutionnelle et de l’économie familiale pour dégager la nécessité de développer au sein des équipes pluridisciplinaires un processus d’analyse des situations problématiques rencontrées avec les parents des jeunes accompagnés dans ce type d’éducation spécifique. Chargé d’une mission d’éducation auprès de jeunes avec des besoins spécifiques, l’établissement ou le service social ou médico-social s’inscrit dans une configuration systémique avec les parents des enfants accueillis ou accompagnés. Lorsque les professionnels de ces établissements et services parlent des parents, ils évoquent une entité élaborée par l’imaginaire institutionnel, c’est-à-dire conçue à partir :
- du discours social tenu sur les parents d’enfants nécessitant une éducation spécialisée (vulgarisation médiatique et littérature professionnelle),
- de l’histoire de chaque membre du personnel (origine sociale, références morales, événements de vie),
- de l’histoire de l’établissement ou du service (les événements qui l’ont façonné, son expérience interactionnelle avec les parents, son inscription dans le contexte institutionnel dont il dépend (motif de sa création, type d’association gestionnaire, contexte sociopolitique local, etc.)).
6 L’imaginaire institutionnel projeté sur les parents irrigue l’interprétation explicative des difficultés rencontrées avec certains d’entre eux. Cette interprétation vise à évacuer le trouble consécutif aux attitudes familiales non conformes à l’attente institutionnelle et à imputer l’essentiel de son caractère conflictuel à la problématique familiale. Elle permet de ne pas s’interroger d’une part sur ce que les pratiques professionnelles et les dispositions institutionnelles induisent dans les réactions des parents et d’autre part sur les effets de miroir qui, au moins pour partie, conduisent l’institution à se laisser capter par cette problématique familiale et à l’entretenir en y répondant sur le même mode.
Interaction de l’économie institutionnelle et de l’économie familiale
7 Avant de s’efforcer de définir les dispositions, pratiques et stratégies à mettre en œuvre pour travailler avec les parents, il convient donc de prendre conscience que l’économie institutionnelle et l’économie familiale interagissent, soutenant une dynamique qui, si elle n’est pas analysée, agit les uns et les autres. Lorsqu’une équipe expose une situation difficile rencontrée avec les parents, celle-ci révèle en général certaines caractéristiques de la problématique familiale mais tout autant certaines caractéristiques du fonctionnement institutionnel et notamment des écarts entre les intentions déclarées et les pratiques effectives ou des dysfonctionnements dans les modalités de coopération entre les membres de l’équipe.
8 J’emploie à dessein le terme de révéler. Certes, les professionnels qui participent à l’exposé de la situation et à son analyse sont déjà plus ou moins conscients de ces caractéristiques. Mais d’une part l’analyse de la situation leur permet de réaliser ce qu’elles induisent dans leurs conduites avec le public. D’autre part s’organisent dans une structure de sens les dysfonctionnements qu’ils pressentaient mais préféraient taire sous l’effet d’un sentiment d’impuissance à les traiter, et par crainte des conflits interdisciplinaires que serait susceptible de déclencher leur évocation. J’insiste sur ce point car, sans l’exposé du cheminement des personnes concernées, l’énonciation conclusive du lien entre dysfonctionnements institutionnels et conduites auprès du public peut sembler de l’ordre de l’évidence ou au contraire fort hypothétique. Or le fait que les participants établissent eux-mêmes ces rapports, non pas d’emblée mais au travers d’un patient tâtonnement collectif et de vifs débats, témoigne d’un imaginaire collectif à l’origine d’implicites dans les conduites avec le public. L’examen d’une situation illustrera ce propos.
La situation de C…, ou les effets d’un clivage professionnel non régulé
À ce moment de l’exposé, l’orthophoniste et le psychologue rappellent que cette adolescente souffre de troubles neurologiques qui limitent son autonomie. Un enseignant, relayé par le psychomotricien, saisit cette occasion pour exprimer le sentiment que l’établissement n’a pas toujours été suffisamment attentif à cette difficulté de Christine. Puis l’éducatrice technique indique qu’elle a interpellé sa mère sur ses retards. Quoiqu’assurée du bien-fondé de son intervention, elle exprime son malaise du conflit, assez vif, que cela a provoqué. On apprend alors que le père de Christine est l’un des administrateurs de l’association qui gère l’IME. Lors du dernier conseil de vie sociale, il s’est interrogé sur l’attention des professionnels aux soins requis par l’état de santé des jeunes accueillis en s’appuyant notamment sur l’exemple de sa fille.
9 La capacité d’une adolescente à prendre soin d’elle et à utiliser les transports en commun n’est pas ici appréciée de la même façon par les professionnels et par les parents. Si les uns et les autres entretenaient une relation de confiance, ils s’efforceraient de parvenir à un compromis, où les professionnels prendraient acte de la divergence en la situant dans une perspective de travail à moyen ou plus long terme. Mais ce qui devrait être appréhendé comme une donnée de la prise en charge nécessitant la définition d’une stratégie, devient ici l’enjeu d’un rapport conflictuel entre salariés et employeur.
10 D’évidence, la responsabilité du père de l’adolescente dans la gestion de l’établissement ne simplifie pas le rapport de coéducation entre parents et professionnels. Cependant, dans des situations analogues, lorsque les uns et les autres respectent les régulations requises par leurs rôles, ce rapport est l’objet d’ajustements réciproques qui le modulent de façon satisfaisante. Dans le cas présent, les professionnels jugent que le père de l’adolescente excède son rôle au sein du conseil de vie sociale quand il prend la situation de sa fille en exemple pour s’interroger sur l’attention de l’établissement à la délivrance des soins médicaux. S’il est à sa place de représentant de l’association au conseil de vie sociale en formulant un tel questionnement, il s’en écarte effectivement en se référant à sa situation personnelle plutôt qu’en sollicitant des explications globales. Mais, outre qu’il n’a pas nécessairement d’autre moyen d’étayer son argumentaire [1], cela n’exonère pas les professionnels de respecter, quant à eux, les régulations formelles.
11 En l’occurrence, les représentants des salariés ont rapporté à leurs collègues les propos tenus, en nommant le père et en citant l’exemple sur lequel il s’était appuyé. Or les débats au sein du conseil de vie sociale ne doivent pas faire mention d’informations nominatives et les représentants du personnel y tiennent un rôle distinct de leur exercice professionnel au sein de l’établissement. On voit, a contrario, les confusions qu’entraîne le mélange des genres et notamment la transposition sans précaution d’informations d’un registre (la concertation des usagers) à un autre (la prise en charge).
12 L’exposé de la situation révélait une seconde confusion de rôle. L’éducatrice qui avait interpellé la mère de Christine était habilitée à lui signaler que les retards de sa fille nuisaient à ses apprentissages et perturbaient le fonctionnement du groupe ; mais elle avait émis ses reproches sur le mode d’une obligation réglementaire qui s’imposait à la famille. Si l’exigence de ponctualité était en soi légitime, la mise au point relevait de la responsabilité du directeur ou de l’encadrement et non d’un intervenant direct auprès de l’adolescente. Or il apparaissait que justement la direction ne disposait que d’une faible latitude d’action. Le directeur général de l’association exerçait sa fonction avec un autoritarisme qui empêchait l’établissement de développer des projets et de définir des pratiques. Et le conflit éducatif qui opposait la mère de Christine à l’éducatrice semblait reproduire en le déplaçant le conflit hiérarchique entre l’institution et la direction générale. Autrement dit, l’affrontement refoulé au niveau du cadre institutionnel éclatait entre un membre du personnel et la mère d’une adolescente, qui incarnait de façon sous-jacente la figure de l’employeur (et donc du directeur général) au travers de son conjoint, représentant de l’association au conseil de vie sociale. Certes la divergence
13 éducative ne résultait pas en soi du conflit hiérarchique ; mais il y a des raisons de penser qu’elle se serait jouée autrement si le directeur de l’établissement disposait d’une autorité reconnue par l’employeur, tandis que l’éducatrice, déchargée de cette contrainte, gardait une liberté de dialogue avec les parents.
14 Cette situation témoignait également d’un clivage entre personnel éducatif et celui que nous qualifierons, pour aller vite, de psycho-médical. Le personnel éducatif apparaissait le plus hostile aux parents, tandis que le personnel psycho-médical défendait la nécessité de s’interroger sur les pratiques à leur intention, les enseignants se partageant avec plus ou moins d’ambivalence entre l’une et l’autre positions [2]. Lors de l’analyse de cette situation, se précisait notamment un conflit de préséance dans le travail auprès des parents : jusqu’alors, seuls les enseignants et les éducateurs rencontraient ces derniers, ensemble ou chacun de leur côté, mais, certains ayant souhaité la présence d’un psychologue lors de ces rencontres, la direction en avait fait une obligation systématique, qui soulevait de vifs débats.
15 L’évocation de ce conflit surgissait à l’occasion de la divergence sur l‘attention portée aux problèmes urinaires de l’adolescente. En soi la différence d’appréciation sur l’attitude à adopter n’était pas insurmontable, relevant pour l’essentiel d’une graduation de l’accompagnement de la jeune fille. En réalité, elle recouvrait des invalidations respectives : d’un côté, semblait mise en doute la vigilance éducative à l’égard d’un problème de santé, de l’autre, le personnel psycho-médical était renvoyé à sa méconnaissance des capacités de l’adolescente dans les actes de la vie quotidienne. Ce n’était plus tant l’attitude adoptée qui était en jeu qu’une revendication de préséance par chaque corps de métier. Or l’on sait combien l’existence de divergences au sein d’une équipe porte tort au jeune concerné [3]. Lorsque les professionnels ne parviennent pas à rapprocher leurs points de vue respectifs, celui-ci et ses parents sont soumis à des injonctions paradoxales qui nuisent à son équilibre et son développement.
Projet individuel et projet parental
16 Dans la situation qui vient d’être exposée, les professionnels semblent essentiellement le jouet des représentations institutionnelles, sans prise de recul sur leur interprétation des conduites parentales ; et ne sont mis en lumière que les dysfonctionnements et confusions de rôles dont l’établissement est le théâtre. Les réalités sont évidemment plus partagées. Il faudrait aussi considérer les aspects du dispositif institutionnel qui, dans des situations du même ordre, ont permis d’apporter des réponses satisfaisantes. Précisons d’ailleurs que les équipes qui se prêtent au jeu de l’analyse de situations sont déjà dans un questionnement, une inquiétude de la qualité, pourrait-on dire, qui témoigne de leur disponibilité réflexive. Preuve qu’elles ne sont pas seulement agies par l’imaginaire institutionnel et la problématique familiale, elles n’adoptent pas un discours catégorique mais se préoccupent de leurs limites et se questionnent sur leurs interactions avec les parents.
17 Les premières situations que ces équipes proposent en analyse de la pratique illustrent d’ailleurs en général des nœuds institutionnels. Elles semblent aller droit au cœur du problème, établissant intuitivement une correspondance entre problématiques institutionnelle et familiale. Cette correspondance n’est pas d’emblée formulée comme telle. Elle n’apparaît qu’au fil de la réflexion. L’équipe s’en étonne, tout en manifestant sa satisfaction de ce que « les choses soient parlées » et en soulignant qu’elles étaient pressenties sans être formulées avec la claire évidence qui semble se dégager de l’analyse. Quelques exemples :
- Dans un Sessad pour déficients auditifs, les orthophonistes présentent d’emblée la situation d’une famille dont les parents sont investis dans l’emploi du LPC (Langage parlé complété), reprochant à la maman de maintenir son enfant dans une relative dépendance. Un apprentissage en langue des signes a été proposé à la famille, alors que certains membres de l’équipe n’en voient pas l’utilité, compte tenu d’une scolarité qui jusqu’alors s’est déroulée de façon assez satisfaisante. Or le service avait, jusqu’à une époque récente, apporté une réponse strictement oraliste, puis basculé dans une option gestualiste, avant de s’interroger sur l’utilisation du LPC et d’approches gestuelles ou oralisantes déterminées en fonction du profil de chaque enfant.
- Dans une MECS (Maison d’enfants à caractère social), les membres de l’équipe pluridisciplinaire s’affrontent en points de vue vivement contradictoires sur la façon de résoudre un différend avec une famille autour de la vêture, puis enchaînent, sans avoir rien décidé, sur le droit du père, incarcéré, de rencontrer son fils. Les points de vue s’entrechoquent de nouveau sur l’intérêt de cette rencontre pour l’enfant alors même que ne peuvent être précisés les droits du père : la mère doit-elle donner son accord ou un droit de visite peut-il s’exercer sans qu’elle ait les moyens de s’y opposer ? Or il se trouve que, dans l’équipe, les rôles sont décalés au regard de ceux généralement admis dans le secteur social et médico-social : les éducateurs se rendent au domicile parental pour présenter le projet individuel et apprécier les conditions de vie de l’enfant au sein de sa famille, l’assistante sociale assure une guidance parentale au travers d’entretiens, dits cliniques, réalisés dans l’établissement.
- Dans un Itep (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique), les éducateurs évoquent le cas d’un adolescent physiquement impressionnant et imprévisible dans ses comportements, pour illustrer la démission éducative des parents devant les comportements transgressifs de leur enfant. Sollicité pour conforter l’autorité des éducateurs auprès de son fils, le père ne cache pas que lui-même a eu de nombreuses altercations au même âge. Il confie aussi que, lorsque son fils était plus jeune, il a parfois cédé à la colère, le châtiant alors violemment. Il craint désormais de ne plus pouvoir réprimer son impulsivité, voire d’être victime des réactions en retour de son fils. Pour autant il n’effectue pas auprès du juge les démarches qui lui ont été conseillées pour contenir sa violence.
19 Or il se trouve qu’un éducateur a été licencié un an plus tôt à la suite de coups portés sur des jeunes en différentes occasions. Nouvellement nommé, le directeur a rappelé que les sanctions corporelles étaient interdites par la loi. Mais l’équipe éducative ne dispose pas d’un système de sanctions énoncées dans le règlement de fonctionnement, prévoyant notamment une exclusion dans les cas les plus graves. Les éducateurs alternent entre inquiétude d’être agressés par un jeune et colère qui risque de ne plus se contrôler, prisonniers d’un processus de violence réciproque qui n’est pas contenue par le caractère protecteur de la loi.
20 Ces nœuds institutionnels qui surgissent au travers de l’exposé de problématiques familiales sont donc autant de situations symptômes des difficultés à travailler ensemble, des blocages relationnels consécutifs à des modalités de régulation insuffisantes, des confusions de rôles tolérées pour éviter des conflits et préserver des avantages respectifs. Cela ne signifie pas pour autant que l’activité de l’équipe pluridisciplinaire se réduise à ces dysfonctionnements. On peut conjointement y observer des coopérations fructueuses, des rôles définis et articulés, des démarches ajustant avec intelligence et finesse la réponse au fil des événements vécus avec l’enfant et sa famille.
L’exemple de S…, ou l’importance des régulations d’équipe pour prendre en compte le projet parental
21 Une seconde situation illustrera la capacité d’observation d’une équipe et sa réactivité devant l’expression d’une souffrance chez l’enfant et d’un conflit de loyauté provoqué par le décalage entre le projet des professionnels et le projet parental.
22 J’emploie à dessein le terme de projet parental et non celui d’attentes parentales. Nous avons en effet tendance à considérer que les souhaits ou la volonté des parents à propos de leur enfant relèvent essentiellement d’attentes personnelles et non d’une pensée éducative, d’un projet d’éducation. Ce projet peut être cohérent ou non, conséquent ou non, autonomisant ou non, équilibré ou non… il constitue leur expérience de parentalité, lien singulier et unique, socialement reconnu, avec leur enfant. Celui-ci ne peut vivre hors de ce projet parental parce que ce lien signe son origine propre. Avant de devenir une personnalité propre au fil des étapes de son développement, il est ce projet, soutenu par un désir [4] et inscrit dans une trajectoire générationnelle.
23 Dans la situation qui suit, l’établissement entame le projet individuel en ignorant le projet des parents, ignorance qui résulte de mésententes au sein de l’équipe. En effet, jaloux de leurs prérogatives respectives, certains de ses membres ne se transmettent pas les informations qu’ils ont reçues des parents. Mais bientôt, devant le comportement de l’enfant, l’équipe s’inquiète, sollicite de nouveau les parents, entame un dialogue qui permet à l’enfant de prendre sa place dans l’établissement.
Les professionnels ne l’appréhendent pas comme un enfant difficile mais déconcertant. Ils ressentent péniblement la façon dont il affirme sa différence et l’artificialité de la relation qu’il établit avec les uns et les autres. Il entretient de petits conflits avec ses pairs, qui tournent toujours à son désavantage, et ne semble se lier avec aucun d’entre eux, comme si ceux-ci ne pouvaient partager ses préoccupations. Les conduites de certains enfants avec des troubles de la personnalité l’inquiètent. Il s’en démarque catégoriquement, exprimant qu’il n’a « pas envie de rester là toute sa vie. » Interrogative quant à la pertinence de son accueil dans l’établissement et la conduite éducative à adopter, l’équipe d’internat décide de rencontrer les parents. Ceux-ci font part d’un vécu familial conforme aux dires de Sébastien et qui éclaire ses attitudes dans l’établissement. Bien que disposant de revenus modestes, ils répondent favorablement aux demandes de leur fils unique, ne se formalisant pas de ses caprices et de certaines insolences : « Ce qu’on peut lui offrir, on le fait. » Ils revendiquent cette attitude, au sein même de leur entourage, qui s’étonne parfois de les voir aussi conciliants avec leur enfant.
24 Analysant la situation, l’équipe dégage trois éléments.
- Les modalités formelles d’écoute des parents dans leurs attentes ont été respectées. Outre cela, le psychologue et les enseignants les ont respectivement rencontrés.
- Ce recueil des attentes n’a pas fait l’objet de transmissions au sein de l’équipe pluridisciplinaire, témoignant d’une insuffisante coopération entre ses membres.
- Ce défaut de transmission relève aussi d’une représentation a priori des parents de Sébastien : ils ne seraient pas en mesure d’exprimer des attentes quant à sa prise en charge, car leur enfant a été orienté dans l’établissement par défaut, à la suite de leur refus qu’il soit accueilli en Segpa compte tenu de la mauvaise réputation locale du collège.
26 Les professionnels réalisent alors que ce présupposé sur l’absence d’attente des parents les a conduits à entamer d’emblée un type de prise en charge, sans se préoccuper du projet parental et de ce qu’il induisait dans la définition des besoins de l’enfant. Si la conduite de ce dernier tient pour partie à l’attitude éducative des parents, qui le singularise, elle traduit aussi un besoin de reconnaissance au sein de l’établissement. Comment peut-il en effet développer les efforts nécessaires à son intégration dans la classe et le groupe de vie en internat, s’il ne sait pas ce que ses parents attendent de lui ? Et comment ceux-ci peuvent-ils le lui manifester, s’ils ne sont pas parties prenantes de cet accueil ?
27 À l’issue de la rencontre avec les parents, les professionnels constatent d’ailleurs un changement immédiat dans l’attitude de l’enfant : il commence à se lier avec certains de ses camarades et sa relation avec les adultes gagne en authenticité. Dans cette seconde situation, l’équipe a donc rapidement ajusté son approche, parce qu’elle a analysé ses dysfonctionnements. Elle a par là même évité de s’enfermer dans une conduite substitutive, ignorante du projet parental, génératrice d’un conflit de loyauté chez l’enfant et d’un désinvestissement de la part des parents.
Conclusion
28 Les équipes pluridisciplinaires au sein du secteur social et médico-social ne peuvent se dispenser d’analyser ce qui se joue entre les parents et les professionnels lorsque la collaboration sur des orientations partagées se révèle problématique. Dans les situations d’incompréhension, de désaccord marqué ou de conflit, il importe en effet :
- d’éclairer les représentations généralisantes des professionnels en ce qu’elles les empêchent de comprendre les bonnes raisons de leurs interlocuteurs, en l’occurrence les parents,
- de déterminer le sens que les actes des professionnels peuvent prendre pour ces parents,
- d’appréhender la configuration systémique de la situation (les récurrences, les contradictions, les équivalences structurelles internes) en ce que sa structure même est porteuse de sens.
30 Cela passe par la description détaillée de la situation, en fixant ces détails à l’écrit afin d’établir progressivement des liens signifiants entre eux. Ce sont les acteurs professionnels impliqués dans la situation et un éventuel intervenant extérieur (sans que ce dernier doive se référer à un cadre théorique spécifique) qui sont les mieux à même de préciser ces liens. Ils font pour cela appel, par tâtonnements successifs, à des concepts acquis au cours de leur formation initiale, expérimentés dans l’exercice de leur métier, remaniés au cours de formations complémentaires, à des concepts opératoires dans le contexte social contemporain. Ces concepts permettent notamment d’identifier et d’écarter les représentations personnelles (celles du sens commun) et professionnelles (celles du sens commun étayées par la vulgate légitimante d’un milieu professionnel) qui rationalisent les projections affectives. Ils éclairent le cadre symbolique qui structure les interactions humaines de telle sorte que chacun situe la place de son (ses) interlocuteur(s) et soit reconnu dans son propre rôle. C’est à cette condition qu’une situation évolue. Les différents acteurs (le jeune, ses parents, mais aussi les professionnels) modifient leurs attitudes et leurs conduites parce qu’ils sont reconnus dans leur place sociale au regard de la situation vécue, autrement dit comme personnes dans un rapport d’altérité.
Mots-clés éditeurs : représentation, co-éducation, substitution, système institutionnel, suppléance, système familial, projet individuel, parentalité, analyse clinique
Date de mise en ligne : 05/06/2015.
https://doi.org/10.3917/nras.034.0099Notes
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[1]
Les professionnels mesurent mal en général le peu de visibilité dont disposent les parents sur leur action. Comment exercer une fonction critique – ce qui est le propre de la situation d’usager, celui qui fait usage de la prestation - lorsque quasiment toutes les informations proviennent de l’institution qu’on souhaite interpeler ? Outre que celle-ci opacifie plus ou moins ses pratiques, la description de ces pratiques n’équivaudra jamais leur connaissance au travers de situations effectives qui permettent de les concrétiser.
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[2]
Les postures respectives sont ici liées au processus de substitution parentale, auquel le personnel éducatif est par définition plus exposé que le personnel psycho-médical et les enseignants. Dans d’autres cas de figures, on observe par contre chez les éducateurs une posture de solidarité-complicité à l’égard des parents autour des pratiques éducatives, tandis que le personnel psycho-médical tient un discours savant qui invalide plus ou moins le rôle éducatif des parents (et par assimilation celui des éducateurs) au profit d’une intervention thérapeutique censée traiter les troubles en profondeur plutôt que les symptômes.
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[3]
Cf. notamment Didier Houzel, Les enjeux de la parentalité, polycopié, mai 1998. « À l’expérience, ce ne sont pas les cas pour lesquels il y a eu le plus de mesures de placement qui ont le plus mal évolué, mais ceux pour lesquels il n’y a pas eu cette convergence des points de vue et des représentations. » (p.109)
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[4]
Encore une fois, quelles que soient les caractéristiques de ce désir. Considérer qu’il est altruiste ou égocentrique, autonomisant ou possessif, respectueux de la liberté ou projectif, partagé avec le conjoint ou non, n’a pas de sens.