Couverture de NRAS_033

Article de revue

Apprentissage du nombre au CP ; sur quelques difficultés de conceptualisation

Pages 79 à 94

Notes

  • [1]
    Batterie d’items construite EA 2305, Paris-8. Article soumis : Évolution de l’hétérogénéité du rapport personnel des élèves à la numération au cours de la première année de l’école primaire, G. Ricco, C. Boyer, C. Larere, G. Menotti, L. Numa Bocage, L. Allenbach.

Introduction

1 Dans le champ de la psychologie de l’éducation et des apprentissages, les positions institutionnelles actuelles concernant les élèves en situation de handicap ou à besoins spécifiques sont de les maintenir au contact des élèves dits normaux. Cette situation constitue pour les professeurs (souvent non spécialisés) une source de complexification de leur pratique quotidienne. La question de l’identification et de la gestion au sein de la classe des difficultés au centre de l’Adaptation et de l’intégration scolaires (AIS) et dont la responsabilité revient encore aux maîtres, nécessite une formation prenant en compte la finesse d’analyse des conduites opératoires des élèves. Certaines recherches et positions théoriques – Vergnaud, 2000 ; Bastien, 2004 ; Brossard, 2004 ; pour ne citer qu’eux – ont montré que l’approche vygotskienne favorisant ce type d’analyse permet l’identification précise des difficultés d’apprentissage. Par difficulté d’apprentissage, nous entendons les problèmes rencontrés par la plupart des élèves suivis par les Rased (Réseaux d’aide aux élèves en difficulté) et qui sont en majorité dans les classes avec des élèves ne présentant pas de difficultés particulières. Nous considérons que le concept de Zone proximale de développement (ZDP) et principalement la précision de l’analyse aide à l’identification de ces difficultés.

2 Cet article est consacré à l’identification de ces difficultés chez les élèves et à l’identification des différents niveaux de conceptualisation du nombre à partir d’items spécifiques. Nous commençons par discuter la dimension opératoire de ce concept dans le cadre des situations d’enseignement-apprentissage du nombre. Puis, à partir du suivi de cinq élèves de CP, lors de cet apprentissage, en début et en fin d’année, nous montrons en quoi une analyse fine des conduites des élèves, éclairée de ce concept est possible et comment elle permet l’identification de ces niveaux et fait apparaître une hétérogénéité entre niveaux de conceptualisation. Nous montrons que cette hétérogénéité présente plusieurs formes : chaque élève présente plusieurs niveaux de conceptualisation en fonction des aspects de la notion, ces niveaux sont souvent différents d’un élève à l’autre et leur évolution entre le début et la fin de l’année varie d’un enfant à l’autre. Nous concluons en abordant rapidement différents points de formation possibles des maîtres spécialisés dans une perspective de didactique professionnelle.

Conceptions numériques des enfants de CP

3 La théorie de Piaget reste encore une référence pour l’analyse de la construction du nombre. Ce que nous en retenons, c’est que le processus fonde le passage d’un moment du développement à un autre. C’est au stade dit opératoire que l’enfant élabore les notions de classification, de sériation, de nombre et la maîtrise de la composition additive des nombres. La construction du nombre est pour Piaget la synthèse de deux types de relations, de deux schèmes : d’une part, l’ordre, la sériation (pour ne pas oublier d’objets ou en compter deux fois, notion de dénombrement) et d’autre part l’inclusion hiérarchique de 1 dans 2, de 2 dans 3 et ainsi de suite. Cette synthèse est réalisée mentalement par l’enfant grâce à la réversibilité. Il peut alors concevoir à la fois la division du tout en deux parties et la réunion des parties en un tout. Par contre, selon Piaget, au stade dit pré-opératoire, l’enfant ne conserve pas l’idée du tout quand il considère les parties qui le composent. Il ne maîtrise pas encore la composition additive. Certains auteurs ont porté des critiques à ce modèle. Ainsi, Lautrey (1990), dans une conception de modèle pluraliste du développement cognitif, fait l’hypothèse que tous les sujets ne traitent pas les mêmes aspects d’une notion de la même façon. Chacun, par rapport à son fonctionnement de pensée, au contexte, aborde la notion de façon différente (décalages horizontaux). D’autres critiques ont mis l’accent sur l’influence de l’environnement et des signifiants constitués socialement comme le langage. Bideaud écrit (1991, p. 44) : « le milieu fournit des régulations toutes prêtes, des instructions, des règles, des lois de toutes sortes, qui peuvent se révéler à la fois conservatrices, compensatrices, et constructrices, et dont le sujet, épistémique ou non, reçoit l’influence ».

4 Ces relations et la construction de ces propriétés mathématiques ont été étudiées par différents auteurs. Nous nous sommes ainsi appuyées sur les cinq principes du comptage définis par Gelman et Gallistel (1978) et sur les travaux de Fuson (1982 ; 1991) pour ce qui concerne plus particulièrement l’acquisition de la chaîne numérique. Cette conception du schème du dénombrement s’appuie sur les compétences langagières et la connaissance orale de la suite numérique, socialement construites.

5 Enfin, partant de l’idée de Vergnaud (1985), selon laquelle les nombres ne sont pas des nombres sans l’addition et la soustraction, nous avons choisi, à travers des items mathématiques, des situations faisant intervenir implicitement ces deux opérations, mais sans avoir recours à des écritures de calculs, à des dispositions spatiales ou à des connaissances de faits numériques comme cela se pratique en classe, mais en utilisant du matériel (jetons déplaçables).

6 Ces items sont issus de l’épreuve ECPN (Épreuve conceptuelle de résolution de problèmes numériques ; 1995). Ces travaux concernant l’évolution du schème de comptage nous permettront d’identifier les premiers liens entre les connaissances par imprégnation sociale des enfants et les connaissances logico-mathématiques qu’ils ont à construire.

7 Ces situations portent sur les deux fonctions des nombres :

8

  • le traitement des situations d’addition et de soustraction : recherche d’état initial, d’état final et de transformation, recherche du tout ou d’une partie ;
  • la comparaison des quantités et la quantification de la relation d’ordre : composition de deux mesures, transformation d’une mesure en une mesure.

9 Ces éléments théoriques nous permettent d’émettre des hypothèses spécifiques sur les conceptualisations des nombres que développent les enfants dans différentes situations, telles que celles mettant en jeu : des mots-nombres, l’itération +1 entre deux nombres successifs, l’écart entre deux nombres (différences cardinales), le comptage et les situations d’addition, de soustraction ou de composition de mesures, le langage, le dénombrement, la résolution de problèmes. Les choix de procédures de dénombrement des enfants (comptages, estimations visuelles, essais suivis de vérifications, inférences à partir de faits numériques connus) peuvent s’interpréter en relation avec ces conceptualisations, différentes d’un sujet à l’autre et évoluant entre le début et la fin de l’année scolaire. Une telle prise en compte des différents niveaux atteints par chaque enfant renvoie au concept vygotskien de zone de proche développement, c’est-à-dire l’écart entre ce que l’enfant peut faire seul et ce qu’il peut faire avec l’aide de l’adulte.

10 C’est ainsi que nous faisons l’hypothèse que les hétérogénéités de performances entre élèves de CP (à besoins spécifiques ou non) sont de nature conceptuelle. Cette nature conceptuelle de l’hétérogénéité des performances évolue entre le début et la fin de l’année scolaire de manière différente pour chaque enfant.

Méthodologie

Population

11 Nous avons choisi de suivre 5 élèves du même CP, ayant donc suivi le même ensei- gnement durant l’année. Les élèves de notre population sont de deux types :

12 ceux présentant des difficultés et retard dans leurs apprentissages scolaires (lecture et mathématique essentiellement) et qui sont suivis par le Rased qui les sort de leur classe pour certaines séances de remédiation. Ils présentent une légère déficience intellectuelle (Fredi, Buchel et Paour, 2005).

13 Ceux qui ne présentent pas de difficultés en lecture et ne sont pas suivis par le Rased. Ils restent à la charge de l’enseignant pour ce qui concerne les mathématiques. Nous avons évalué leur niveau de conceptualisation du nombre en début et fin d’année scolaire avec des items tirés d’une batterie générale. Ils ont été classés en fonction de leurs performances en réponse à des items numériques. Pour ces items, nous avons étudié les différents niveaux de conceptualisation possibles et leur évolution au cours de l’année.

Items

14 Nous avons retenu des items qui couvrent deux domaines envisagés dans une batterie de référence [1]. Ils constituent des éléments du champ conceptuel des structures additives et de la numération s’intéressant aux aspects calculatoires et relationnels du nombre (Vergnaud, 1991). Ces épreuves, portant sur les relations entre nombres et sur les structures additives, mettent davantage que les autres en jeu les compétences métacognitives, les relations entre signifiants et signifiés sont alors discriminantes. Ce sont elles qui permettent de distinguer les plus performants de ceux qui ont des difficultés.

15 Ils nous permettent d’étudier tout à la fois les conceptualisations développées par chacun des enfants, mais également les rapports entre le langage maternel et ces conceptualisations numériques à travers des relations mathématiques peu travaillées en classe ; ils ont été assez massivement échoués par notre population de référence et sont de ce fait assez discriminants au niveau conceptuel. Nous aurons ainsi des exemples variés des procédures nous permettant de rendre compte de la nature de l’hétérogénéité des élèves. Nous présentons l’ensemble de ces items dans le tableau n° 1 [voir page suivante], avec leur numéro dans la batterie, le domaine concerné, les compétences en jeu dans chaque item. La description de l’item apparaît dans la consigne.

Profil des élèves en début et fin d’année

16 Elvin : suivi par le Rased pour des difficultés d’apprentissage en lecture principalement, mais au deuxième trimestre également en mathématique. Selon l’enseignante (M.), Elvin, en classe, est actif à partir du matériel concret qui lui est proposé ; souvent dans son monde, il écoute peu ; il sollicite tout de même l’enseignante quand il estime en avoir besoin. Quand il identifie dans ce qui se déroule dans la classe un élément commun avec ses propres stratégies, il suit avec plus d’attention, et se corrige.

17 M considère Elvin comme un élève faible et peu attentif. Elle pense qu’il a un retard mental, une certaine lenteur ; « il a du mal à comprendre » explique-t-elle. Elle lui attribue donc une grande responsabilité dans ses difficultés et souvent pour l’aider en classe, elle lui propose de réaliser un dessin.

Tableau n° 1

Présentation des items étudiés

Présentation des items étudiés

18 Wendy n’est pas suivie par le Rased toute l’année, c’est une enfant d’origine chinoise, qui parle le chinois à la maison avec ses parents et ses grands parents, tout en utilisant le français relativement correctement à l’école. C’est une élève calme et attentive, qui ne présente pas de difficultés particulières apparentes. En début d’année, elle était jugée comme une élève faible par M. Elle participe peu, mais suit la classe et fait tout son travail écrit, que M contrôle.

19 Kim n’est pas suivie par le Rased, est classée dans le groupe des élèves moyens selon M. Comme Wendy, c’est une élève discrète et qui sait se faire oublier.

20 Erwan est le bon élève de la classe. Ses résultats confirment le jugement de M.

21 Mélina : n’est pas suivie par le Rased. Elle est présentée par M en début d’année comme une bonne élève. C’est en effet une élève qui s’exprime bien et parle volontiers. C’est une petite fille qui se déplace souvent dans la classe et est bavarde. Ce comportement fait qu’elle est peu attentive, ce que confirment les résultats à l’épreuve de fin d’année. Mais étant lectrice, Mélina n’est pas suivie par le réseau d’aide.

Passation de l’épreuve

22 Les situations ont toutes été présentées aux élèves en situation d’entretiens individuels de type piagétien. Leurs performances et procédures ont été étudiées aux deux temps de passation (T1 : début d’année ; et T2 : fin d’année). C’est ainsi que nous obtenons le tableau de réussite suivant :

Tableaux n° 2

Présentation des items(majoritairement les moins bien réussis), étudiés dans le suivi individuel.

Présentation des items(majoritairement les moins bien réussis), étudiés dans le suivi individuel.

23 Les items 371 ; 372 ; 42 restent encore fortement échoués en fin d’année. Seul Erwan réussit entièrement alors que Wendy et Mélina échouent complètement et que Elvin et Kim réussissent un seul item (pas le même).

La non compréhension de la procédure « N de plus »

24 La nature de l’hétérogénéité entre les élèves concerne les fonctions de la langue dans les procédures de dénombrement. Nous les avons relevées dans les réponses aux items (annexe). Par exemple :

25 - aux items 371 (le chien a 4 de plus que le chat) et 372 (le chien a 1 de plus que le chat), on note chez Elvin, en T1, une confusion entre « 4 jetons » et « 4 jetons de plus que le chat » ; entre le nombre mesure d’une collection et le nombre relation entre deux états ou le nombre exprimant une transformation. Il ne reconnaît pas de relation et ne fait pas de calcul. A T2, on note une réussite après correction spontanée et reprise orale de la relation. C’est le langage et la connaissance du fait numérique qui lui ont permis de comprendre l’erreur. Mais il ne progresse pas dans le calcul. On peut supposer qu’il ne connaît pas « 3+4 » ; pourtant il connaît le fait : « 1 pour aller à 4 » ; « 1+3 égale 4 ».

26 Pour Wendy, à travers l’expression « je mets 4 pour le chien », on note que la relation n’a pas été perçue, en T1 ; seul le cardinal de la collection est pris en compte. C’est la même erreur qu’Elvin, elle ne calcule pas. En T2, cette fois encore, on remarque que Wendy ne prend pas en compte la relation. Le langage lui fait défaut, contrairement à Elvin, et ne l’aide pas.

27 Ainsi, en comparant ces deux élèves, nous remarquons que le langage soutient l’action, permet le contrôle et la possibilité de correction (Elvin). La différence de niveau de langage entre les deux enfants, où les aspects culturels interfèrent avec la résolution de problème quand il s’agit de relations entre les nombres (Wendy ne maîtrise pas le français aussi bien qu’Elvin) peut en partie expliquer la différence de performance.

28 Pour Kim, il n’y a pas de confusion, la relation est perçue et réalisée au plus écono- mique. Le langage guide l’action. Elle ne calcule pas, elle utilise la distribution, alors qu’Erwan s’appuie sur les faits numériques. Ainsi, chez ces enfants pour lesquels le nombre mesure est opératoire et la relation perçue entre les états, le langage dans le premier temps (T1) soutient l’action. Mais quand l’opération d’addition est comprise dans le nombre, ce sont les propriétés relatives des nombres les uns par rapport aux autres (égalité, supériorité) qui permettent de résoudre le problème, le langage sert alors à se justifier et à décrire son action après coup. Le matériel concret est utilisé dans les situations de compensation ou d’égalisation.

29 - à l’item 309 (le lapin a 5 de plus que le chat), l’analyse des procédures montre certaines différences. Pour Elvin et Wendy, aux deux temps, il y a confusion entre « 5 jetons » et « 5 jetons de plus », il n’y a pas prise en compte de la relation de comparaison. On note pour ces deux enfants la même procédure. Le langage n’aide plus à distinguer les deux éléments, à la différence de l’item 307. Il semble que l’augmentation de la valeur numérique crée une charge cognitive importante qui gène l’opérationnalisation quand la conceptualisation n’est pas encore suffisamment générale, ceci en référence à la fonction hiérarchique des schèmes.

30 Pour Kim, on note une confusion, entre le nombre mesure et le nombre relation entre deux états, qui n’existait pas avec les petites quantités. Erwan présente une stratégie mixte : au début l’égalisation est concrète et la suite de la résolution se fait par calcul opératoire. En T1, il échoue car il donne 5 jetons au lapin et il dit : « il en a douze en tout ». Ceci montre bien qu’il est centré sur le nombre mesure. En T2 il réussit, il dit tout en manipulant « Déjà 4 » (il groupe 4 du lapin) et rajoute 2 et dit : « j’en rajoute deux car il y a les 4 et les 3 bleus ». Les opérations de calcul sont sous-entendues (2+2=4 ; 3+2=5). Ainsi, en rajoutant deux, il calcule, il est dans l’action. Il semble avoir besoin du support concret, car il est aussi dans le perceptif, comme l’explique Piaget. Mais en supportant son action par le langage, la fonction sémiotique de ce dernier, comme le souligne Vygotski lui permet de raisonner. La perception visuelle du groupement compose avec la connaissance mathématique « pour aller de 3 à 5 ; il faut 2 » pour lui permettre de calculer.

31 Cet item nous montre comment dans les procédures de dénombrement, la valeur numérique est une variable déterminante et il souligne également l’importance de la phase d’exercice pour stabiliser les opérations et favoriser la maîtrise des schèmes.

32 - la particularité de l’item 42 (combien de jetons en tout) est qu’il présente une situation partiellement en évocation, comme dans l’item 43 (combien de jetons cachés). Dans un premier temps, on remarque qu’Elvin cherche à deviner, il propose plusieurs nombres. Il ne comprend la situation 42 qu’à la vérification. En T2, il construit une collection équipotente avec les doigts. Ainsi, quand il connaît les résultats, il est très rapide dans la résolution additive. Mais dans une situation soustractive, il a besoin du matériel concret (les doigts) pour résoudre le problème sous forme d’une addition à trou. Wendy, dans un premier temps s’approprie le problème, s’appuie sur une représentation mentale imagée pour compter et progresse de T1 en T2. Elle garde cependant toujours la même procédure des faits mémorisés, comme Er wan. Avec le calcul, elle montre en T2 une activité réflexive reliant les deux items dans son raisonnement. Nous pensons que lorsque la situation est évoquée, quand il n’y a pas de matériel concret, Er wan et Wendy s’autorisent à faire le calcul. Ils n’utilisent pas le comptage ou l’ajout un à un.

33 Nous pouvons résumer les niveaux de conceptualisation du nombre aux deux temps pour chaque enfant dans le tableau suivant :

Tableau n° 3

Procédures de résolution mise en oeuvre par les élèves aux deux temps.

Procédures de résolution mise en oeuvre par les élèves aux deux temps.

34 Le tableau 3 (Procédures de résolution mise en œuvre par les élèves aux deux temps) montre bien cette hétérogénéité à plusieurs formes des différents niveaux de conceptualisation possibles de la relation de comparaison quantifiée. En effet, pour un même élève, nous notons une évolution entre les deux temps pour le même item, malgré la stabilité de certaines procédures de dénombrement (Wendy et l’image mentale par exemple). Mais, nous voyons également, sur un très petit nombre d’élèves une grande variété de stratégies de résolution d’un même problème, rejoignant en cela la remarque de Lautrey.

35 Ces stratégies et les différents niveaux de conceptualisation renvoient à des invariants opératoires différents de schèmes de dénombrement et de comptage.

Tableau n° 4

Invariants opératoires associés aux items et compétences attendues.

Invariants opératoires associés aux items et compétences attendues.

36 Le tableau 4 présente un relevé des compétences et des invariants sollicités chez les élèves de notre population. Mais il n’est nullement statique, puisqu’en fonction de l’évolution des schèmes (intégration d’un état de connaissance dans un autre), certaines compétences exercées à un moment deviennent des invariants pour d’autres schèmes (cas du calcul chez Erwan) ; les théorèmes-en-actes, par la variété des situations rencontrées et le retour réflexif sur l’action deviennent des connaissances (cas d’Elvin).

37 Lorsque nous rapprochons les tableaux 3 et 4 ; nous constatons que la variété des procédures présentées par les élèves correspond à des compétences variées et évolutives dans le temps chez un même enfant. Cette variété des compétences renvoie à la diversité des invariants opératoires sur lesquels ces procédures prennent appui. Ces schèmes traduisent les différents niveaux relevés chez les élèves de notre population. Nous voyons comment, chez un petit nombre d’élèves, les difficultés remarquées peuvent renvoyer à des niveaux de conceptualisation qu’il est nécessaire d’identifier pour pouvoir les aider. La prise en compte des stratégies respectives réelles des uns et des autres contribuerait à augmenter l’efficacité de l’intervention d’aide dans la ZDP. Les items mathématiques choisis s’avèrent pertinents pour faire apparaître ces différents niveaux de conceptualisation et leurs évolutions.

Discussion

De la variété des procédures à un éventail de zones proximales de développement

38 À la suite de Brousseau (1995, 834), nous considérons que pour apprendre les nombres, l’élève devra montrer « qu’il énumère les collections (qu’il appelle l’un après l’autre, tous les objets sans appeler deux fois le même), en même temps qu’il les dénombre (qu’il évalue leur cardinal par correspondance avec une autre collection), en particulier quand il les compte (qu’il met en correspondance leurs éléments avec les mots) puis, si le comptage a été décomposé, en nombrant (en exprimant oralement le nombre à l’aide d’un système de numération) le résultat de son comptage, et ensuite en écrivant ce nombre. Il faudra aussi qu’il s’approprie les usages ordinaux de la suite des nombres etc. ».

39 Il devra également connaître et maîtriser les différentes relations entre les signifiants (verbaux, figurés, écrits) des nombres. Ainsi, Brousseau précise plus loin : « L’élève doit aussi être capable d’être suffisamment sûr de son comptage pour identifier les sources d’erreurs et au besoin les discuter… Cette confiance dans ses méthodes exige à son tour une position réflexive par rapport à elles, une métaconnaissance, des mots pour exprimer les connaissances acquises, un métalangage, et finalement tout ce qui constitue la conversion en savoirs de certaines connaissances. » La variété des différents niveaux de comptage présentés par les élèves de notre groupe est à rapprocher de ce niveau potentiel.

40 Larere (1994) a montré que lorsque des sujets utilisent spontanément un comptage pour résoudre les situations analogues à celles étudiées, ils peuvent disposer de quatre schèmes de comptage :

41 Trois schèmes de comptage dits de soustraction (n-m : comptage en arrière de m pas à partir de n, comptage de combien de pas en avant pour aller de m à n, comptage de combien de pas en arrière pour aller de n à m).

42 Un schème de comptage dit d’addition (n+m : comptage en avant de m pas à partir de n).

43 Ainsi lorsque le sujet doit résoudre une situation de soustraction (item 42) il utilise un théorème en acte pour choisir un schème de comptage. Mais les sujets peuvent aussi représenter les collections ou effectuer des estimations avec ou sans vérification. Les élèves de notre groupe ont effectué des estimations sans vérification et surtout utilisé le schème de comptage en avant.

44 L’analyse fine des procédures de résolution mises en œuvre par chacun a montré une variété de stratégies, en plus des niveaux différents de conceptualisation et des évolutions temporelles variables d’un élève à l’autre (décalages temporels). Nous interprétons ces différences comme autant de zones proximales présentes au même moment dans la classe.

De la zone proximale de développement à la zone de développement prochain

45 S’appuyant sur le concept de zone proximale de développement de Vygotski, Vergnaud (2000, p. 23) propose d’appliquer cette approche analytique à la situation scolaire :

46 « Les conséquences pratiques sont très importantes, en particulier pour les enfants handicapés mentaux, puisqu’ils sont réputés peu enclins à la pensée abstraite. Si on ne sollicite pas ces enfants, si on se contente d’utiliser des moyens usuels faisant peu appel à l’abstraction, les enfants handicapés voient leur retard consolidé. D’une manière voisine, dans l’école ordinaire, l’enseignement orienté vers un stade déjà acquis par les enfants n’est guère productif. » Ainsi, dans nos exemples, nous avons vu comment dans le cas d’Elvin le langage à mi-mots accompagne la pensée et lui permet d’arriver à la solution, le dessin étant une aide moins efficace pour Elvin. Brossard (2004) nous propose le concept de zone de développement prochain issu de la pratique qui permet d’envisager les deux concepts que sont l’apprentissage des formes d’activités historiquement produites (langage, schéma graphique, numération) et le développement des formes supérieures du comportement (abs- traction numérique). Il met l’accent sur la continuité des processus (historiquement et ontologiquement produits) dans le développement entre les deux niveaux de la zone. Pour justifier sa position, il cite Vygotski (1985, p. 268) :

47 « Il y a un processus d’apprentissage scolaire ; celui-ci a sa structure interne, son enchaînement, sa logique de développement ; et intérieurement dans l’esprit de chaque écolier pris isolément, il y a en quelque sorte un réseau interne de processus qui bien qu’ils soient suscités et mis en mouvement au cours de l’apprentissage scolaire, ont leur logique propre de développement. » Brossard insiste particulièrement sur l’idée de transmission culturelle dans les apprentissages, et de la fonction de préparation à l’abstraction de cette transmission.

48 Les apprentissages scolaires, comme nous l’avons vu sur nos exemples, mettent en mouvement des processus internes, un travail intérieur de conceptualisation. L’enseignement des concepts scientifiques crée une propédeutique qui trace la voie au développement des conceptions spontanées des enfants. L’action didactique ne peut se concevoir indépendamment de la stimulation du chemin de développement possible, de conceptualisation à partir des connaissances antérieures des élèves. C’est à l’intérieur de cet espace que les progrès sont possibles, les processus de conceptualisation envisageables. Voyons sur nos exemples comment les progrès à l’intérieur des zones de développement prochain peuvent s’envisager.

Zone de proche développement et conceptualisation

49 Nous considérons que pour conceptualiser, il faut se poser un problème, qui ne peut être résolu, justement, que par la formation du concept visé. La présence d’un but, ou d’un problème à résoudre est nécessaire mais pas suffisante, la situation d’apprentissage est complexe. La nature du but ou la direction vers laquelle il oriente sont également à prendre en compte dans cette complexité. Ainsi, il est probable que dans le cas de Wendy le but à atteindre est une quantification, elle n’envisage pas la relation. En revanche, Elvin est enclin à envisager une autre direction, celle de la quantification relative, par influence d’un mot dont la signification a été construite antérieurement et dans un contexte différent. Sans doute, par décentration progressive et conflit cognitif, il est amené à réaliser une opération mentale d’un niveau supérieur. La prise de conscience nécessaire à cette conceptualisation a eu lieu par la prise en compte consciente (Elvin répète pour soi-même l’expression de plus que) de la signification de l’expression verbale dans ce nouveau contexte. Cet exemple illustre, selon nous la position de Vygotski quand il insiste sur le rôle du langage dans les processus de conceptualisation et notamment quand il parle du langage égocentrique, du langage pour soi.

50 La zone de développement prochain (Brossard) apparaît comme un intermédiaire entre deux concepts. Mais cette zone n’est pas la même pour tous et n’évolue pas pareillement (Vergnaud, 2000, p. 24) « Le développement n’est pas subordonné au programme scolaire, il a une logique interne. […] L’existence d’une parfaite correspondance entre l’un et l’autre processus tiendrait du miracle. On n’enseigne pas à l’enfant le système décimal en tant que tel […] mais à inscrire des chiffres, à additionner, à multiplier, à résoudre des exercices et des problèmes, et le résultat de tout cela est le développement chez l’enfant d’un certain concept général de système décimal. »

Conclusion

51 Le choix diversifié des items permet une approche différentielle des formes de conceptualisation du nombre chez chacun de ces enfants. Un enfant en difficulté en classe choisit de raisonner à partir des propositions mathématiques (item 372) plutôt que d’agir, comme un autre, directement sur des jetons faciles à manipuler. Il est capable de prendre des informations, de prévoir les résultats d’une action évoquée avant de réaliser cette action et de vérifier les résultats obtenus.

52 Ainsi, la complexité de chaque item varie pour chaque sujet en fonction de ses connaissances. L’on peut s’interroger sur les effets sur ces enfants de pédagogies s’obstinant à faire systématiquement manipuler à chaque exemple traité en classe. Au contraire, l’enjeu didactique que nous envisageons à la suite de cette étude, est celui d’aider ces élèves à extraire des invariants opératoires et à raisonner à partir de leurs stratégies initiales, pour leur donner la possibilité de faire des essais et de vérifier leurs hypothèses.

53 Le choix de ces items est tout à fait pertinent par la diversité de procédures qu’ils permettent et ils s’inscrivent bien dans une approche complémentaire des évolutions traditionnellement étudiées sur le dénombrement et la numération. Ces observa- tions vont dans le même sens que celles signalées par Larere, Jovenet et Sarralié (1996) concernant les élèves en situation de handicap et la remarque de Vergnaud (1988) reste encore d’actualité : « Une approche développementale et différentielle des compétences scolaires est donc indispensable. Encore faut-il conduire cette approche non pas en s’en tenant à la description des compétences que retient habituellement le sens commun (X sait ou ne sait pas lire couramment, X sait ou ne sait pas faire une soustraction…) mais avec une théorie de la connaissance qui permette d’analyser de manière détaillée la diversité des éléments constitutifs de ces compétences ».

54 L’analyse de ces cas constitue un éventail des stratégies possibles pour résoudre des problèmes mettant en jeu le dénombrement et le système de numération et constituerait une approche novatrice dans la formation des enseignants en ce qui concerne l’analyse cognitive des schèmes des élèves. La langue et l’arithmétique participent bien de manière commune au développement des connaissances. Les enseignants sont confrontés à une grande hétérogénéité qui touche les connaissances, les niveaux de conceptualisation, mais également les procédures stables

55 et variées des élèves dont ils ne sont pas toujours conscients. Cette hétérogénéité présente différentes formes car elle concerne les connaissances langagières et arithmétiques, les types de procédures disponibles chez un même individu, mais également son appréhension des données situationnelles (nature du nombre, taille de la valeur numérique, relation entre les nombres) et les choix de procédures qu’il fait alors. Cette hétérogénéité à plusieurs formes participe de la complexité de la situation d’enseignement.

56 Nous avons montré comment dans une situation scolaire, les élèves évoluent conceptuellement de manière différente. À l’issue de cette étude, la réflexion de Weil-Barais (2004, 138) correspond à ce que nous avons pu observer : « Pour notre part, nous considérons que cette rencontre (elèves-numéraux) est facilitée par la capacité des enseignants à faire du lien entre ce que les enfants manifestent au plan cognitif et le savoir savant, à la fois par la détermination des situations qu’ils proposent et par leur manière d’interagir avec eux. »

57 Ainsi, une évaluation diagnostique et une grille d’analyse des procédures des élèves permettent d’évaluer les éléments des zones de développement prochain et permettent d’inscrire l’action de l’enseignant dans une médiation didactique de prévention de la difficulté ou de remédiation. Brossard rappelle par ailleurs que « Vygotski fait remarquer que lorsque l’on a affaire à des enfants handicapés mentaux, peu enclins

58 à la pensée abstraite, on avait coutume de leur donner un enseignement concret, visuel. On ne faisait ainsi que renforcer leurs difficultés, Il s’agit au contraire de prendre appui sur l’embryon de pensée abstraite dont ils font preuve pour leur permettre d’accéder à des formes de pensée auxquelles ils n’ont pas spontanément accès. » Une telle analyse et la gestion d’une hétérogénéité à plusieurs formes nécessite de développer ce genre d’étude en formation professionnelle, les items présentés dans cet article pourraient alors être proposés aux enseignants.


Fonctions différentielles de la langue dans le dénombrement et la résolution de problèmes additifs.
Tableau n°5

Réponses et procédures des élèves aux items

Réponses et procédures des élèves aux items

Bibliographie

Bibliographie

  • Bastien (C.) & Bastien-Toniazzo (M.), Apprendre à l’école. On ne saurait aider vraiment les élèves, sans une bonne compréhension des fondamentaux de leur démarche d’apprentissage, Armand Colin, Paris, 2004.
  • Bideaud (J.), Méljac & Fischer (J.-P.), Eds., Les chemins du nombre, PUL, Lille,
  • 1998.
  • Brossard (M.), Vygotski. Lectures et perspectives de recherches en éducation. Suivi d’un inédit en français de L.S. Vygotski, Coll. « Éducation et didactiques », PUSeptentrion, Villeneuve d’Ascq, 2004.
  • Brousseau (G.), « Qu’est-ce que faire des Mathématiques ? Les mathématiques
  • à l’école », Bulletin APMEP, n° 400, septembre 1995, p. 831-850.
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Mots-clés éditeurs : quantification de la relation d’ordre, hétérogénéité, élèves en difficulté, nombre, structures additives, niveaux de conceptualisation

Mise en ligne 22/05/2015

https://doi.org/10.3917/nras.033.0079

Notes

  • [1]
    Batterie d’items construite EA 2305, Paris-8. Article soumis : Évolution de l’hétérogénéité du rapport personnel des élèves à la numération au cours de la première année de l’école primaire, G. Ricco, C. Boyer, C. Larere, G. Menotti, L. Numa Bocage, L. Allenbach.
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