Couverture de NQF_401

Article de revue

Phénomène global, expérience locale. Ce que les expériences de Québécoises révèlent des cyberviolences

Pages 99 à 116

Notes

  • [1]
    Le web social désigne les espaces numériques d’interaction sociale constitués au croisement des « dispositifs numériques indissociables de l’évolution d’internet », comme Facebook, Instagram, YouTube et Twitter, et du « développement d’usages originaux médiatisés par ces dispositifs » (Millerand, Proulx et Rueff, 2010 : 3).
  • [2]
    Le terme « ordinaires » désigne les femmes qui font un usage moyen des outils de communication numérique, par contraste avec des catégories de femmes qui font une utilisation intense et plus à risque d’exposition aux cyberviolences, comme les militantes féministes (Poland, 2016 ; Lewis, Rowe et Wiper, 2017 ; Eckert, 2018).
  • [3]
    Remerciements : La réalisation de cette recherche a été possible grâce à une subvention de recherche du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC). Laurence Clennett-Sirois, Catherine Garcia Cournoyer et Émilie Drolet ont contribué à certaines phases de la recherche antérieures à la collecte de données. Karine Bourgeau a contribué au recensement des écrits et à la transcription de certaines entrevues. Sophie Théwissen-LeBlanc a apporté une aide précieuse à la révision linguistique. Merci au comité de rédaction et aux personnes évaluatrices pour leurs commentaires constructifs qui ont permis d’améliorer la première version de ce texte.

1Les cyberviolences envers les femmes sont aujourd’hui perçues comme une problématique sociétale d’envergure transnationale qui interpelle les acteurs gouvernementaux, juridiques, éducatifs, communautaires et universitaires (Citron, 2015 ; ONU, 2018 ; Amnesty International, 2018). Il est vrai qu’à l’échelle internationale, les connaissances disponibles ont considérablement augmenté avec la multiplication récente de sondages, d’enquêtes et de travaux empiriques (Ging et Siapera, 2018). La définition qui émerge de ce corpus de connaissances souligne la complexité du phénomène et son caractère protéiforme. On peut effectivement définir les cyberviolences comme l’ensemble des actes inappropriés, répréhensibles ou criminels posés à l’encontre d’internautes perçues comme des femmes à l’aide d’outils de communication numérique. Plus souvent commis par des hommes, ces actes sont individuels, massifs ou coordonnés. Leur but ou leur effet est de dénigrer les femmes, de les harceler, de les intimider, de les faire taire, de les surveiller, de les leurrer ou de les menacer en tant que femmes. De formes et d’intensité variables, ces actes de violence sexo-spécifique se déploient sur un large spectre, allant de l’insulte sexiste aux menaces de viol, en passant par les incivilités à caractère sexiste, le harcèlement sexuel, l’espionnage électronique post-rupture, l’exploitation sexuelle et la diffusion non consensuelle de photographies explicites (Megarry, 2014 ; Mantilla ; 2015 ; Poland, 2016).

2Il serait toutefois imprudent de transférer sans discernement ces constats globaux à l’échelle locale. Les méthodes d’enquête ne sont pas uniformisées, les cadres conceptuels sont multiples, la terminologie est instable, les données sont hétéroclites et la fiabilité de celles-ci est parfois discutable. Vu l’état très variable de la recherche d’un pays à l’autre, les analyses comparées sont presque impraticables. Au Canada, par exemple, les données disponibles ne permettent même pas de dresser un portrait national (Dixon, 2016), sans compter qu’elles sont trop pauvres pour mener des analyses sexo-spécifiques approfondies (voir Burlock et Hudon, 2018).

3L’analyse du phénomène global que sont devenues les cyberviolences requiert une approche sociopolitique capable d’en cerner les causes structurelles et de tenir compte des contextes locaux et culturels où prennent forme les expériences concrètes des femmes (Ging et Siapera, 2018). Car au plan sociologique, les cyberviolences ne constituent pas un nouveau phénomène ; elles représentent plutôt une évolution de la violence faite aux femmes dans un environnement d’interaction sociale médiatisé par la technologie, le web social [1]. La portion anglophone de cet environnement sociotechnique forme une région linguistique majoritaire qui voit converger des publics de masse où des cyberféministes de renommée internationale ont fait l’objet d’intenses campagnes de cyberharcèlement. La question se pose toutefois de savoir si la langue d’utilisation du web social, de même que la nature et l’intensité des usages des outils de communication numérique, exposent différemment les femmes aux cyberviolences. C’est dans une volonté d’étudier les expériences, les perceptions et les préoccupations de femmes adultes francophones du Québec que la recherche qualitative exploratoire rapportée dans cet article a été entreprise.

Recension des écrits et question de recherche

4Nombre de militantes et de chercheuses féministes perçoivent aujourd’hui le web social comme un espace social médiatisé au caractère ambigu pour les femmes, car les cyberviolences y ont proliféré avec une telle ampleur et une telle virulence qu’elles représentent davantage qu’une simple transposition dans le monde virtuel des violences faites aux femmes dans le monde physique (Carstensen, 2013). Depuis les années 1990, nombre de travaux ont attiré l’attention sur le genre comme facteur d’inégalité de la participation numérique. Des dynamiques genrées ont été observées dans des forums de discussion et des salles de clavardage, révélant des régimes sexuellement différenciés d’expression et de réception des prises de parole (Herring, 1999, 2010 ; Mantilla, 2015 ; Gardiner, 2018). Il a été rapporté que l’omniprésence de stéréotypes sexistes dans les contenus diffusés et commentés, de même que le ton conflictuel de certains échanges, le harcèlement sexuel et les campagnes antiféministes, portent plusieurs femmes à s’auto-exclure des espaces de participation médiatisés par la technologie (Lewis, Rowe et Wiper, 2017 ; Eckert, 2018 ; Jane, 2018). Plusieurs autrices ont souligné que ce phénomène n’était pas étranger aux structures patriarcales de la société responsables du sexisme, de l’hétérosexisme, du harcèlement sexuel et des violences sexuelles (Jane, 2014 ; Megarry, 2014). Dans la multiplicité de leurs formes, les cyberviolences envers les femmes marquent la volonté d’un ordre patriarcal de soumettre les femmes à un schéma de domination masculine (Citron, 2015 ; Megarry, 2017).

5Les enquêtes ont montré que le risque d’être la cible de cyberviolences croît avec l’intensité de la participation en ligne et la visibilité médiatique. Celles qui pratiquent un métier de communication publique ou qui occupent une fonction politique sont davantage exposées (Mantilla, 2015 ; Poland, 2016 ; Eckert, 2018). Celles qui investissent des territoires dont certains hommes s’estiment propriétaires (secteur technologique, jeux vidéo en ligne, commentaire politique) et celles qui expriment des vues féministes sont sujettes à des campagnes coordonnées de dénigrement public (Megarry, 2017 ; Gardiner, 2018). En effet, les formes les plus virulentes et traumatisantes de cyberviolences envers les femmes sont dirigées contre les cyberféministes et contre les personnalités publiques féminines (Ging et Siapera, 2018). Ce sont toutefois les adolescentes et les jeunes femmes qui sont surreprésentées dans les statistiques concernant le cyberharcèlement sexuel (Pew Research Center, 2014 ; Dixon, 2016).

6La recherche féministe conteste la croyance populaire voulant que les violences masculines perpétrées en ligne soient moins sérieuses et dommageables que celles accomplies en personne. Des insultes sexistes et des menaces répétées peuvent provoquer la peur et amener les femmes à restreindre leur mobilité dans l’espace public physique ou à s’auto-exclure du web social (Poland, 2016 ; Eckert, 2018). Les cyberviolences peuvent également causer des problèmes psychologiques, comme l’anxiété et les troubles du sommeil (Dixon, 2016 ; Lewis, Rowe et Wiper, 2017). Dans une enquête qualitative réalisée auprès de 52 femmes australiennes âgées de 19 à 52 ans, Emma A. Jane (2018) a montré qu’à ce coût émotionnel s’ajoutaient des coûts économiques, comme des pertes de revenus et une diminution des opportunités professionnelles.

7À la lumière de ces constats, la recherche entreprise posait la question suivante : quelles expériences ont les femmes francophones « ordinaires » [2] des cyberviolences et quelles sont leurs perceptions du phénomène ?

Une approche féministe inductive

8Cette recherche qualitative a été menée dans une approche féministe inductive ancrée dans le paradigme du constructionnisme social (Charmaz, 2005 ; Gaudet et Robert, 2018). Plutôt que la généralisation des résultats, cette recherche visait à combler une lacune dans les connaissances grâce à une étude approfondie conduite sur un échantillon diversifié de petite taille.

9La tradition des études féministes envisage le point de vue et le vécu des femmes comme une ressource épistémique favorisant l’appréhension des mécanismes et des effets de la domination masculine dans les sociétés patriarcales (Ollivier et Tremblay, 2000). L’approche socioconstructiviste intersectionnelle des violences qui y a été développée a servi à produire une conceptualisation initiale du phénomène à enquêter. Cette approche intègre dans sa conceptualisation structurelle de la violence faite aux femmes les dimensions de la domination symbolique et de la violence quotidienne. La première renvoie à « un système de croyances construit et dynamique qui maintient les hiérarchies en place » ; la seconde, à « l’expérience individuelle de pratique de violence au niveau des interactions personnelles qui renforcent les représentations de la sphère symbolique » (Flynn, Damant et Bernard, 2014 : 32). De ce corpus, le continuum des violences a été retenu comme concept sensibilisateur. Celui-ci exprime :

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Un trait commun essentiel sous-jacent à de nombreux cas différents et comme une suite continue d’éléments ou d’événements qui se recoupent. Le trait commun sous-jacent est que les hommes usent d’une variété de méthodes d’abus, de contrainte et de force pour contrôler les femmes. […] Cela permet de relier les abus les plus communs et quotidiens dont elles sont l’objet avec les épreuves les moins communes qualifiées de délits.
(Kelly, [1987] 2019 : 34-35)

Recrutement, déroulement et caractéristiques des participantes

Les groupes de discussion et les entretiens semi-dirigés ont été retenus comme techniques de collecte de données adaptées à l’examen approfondi des perceptions et des expériences des femmes interrogées. Après l’obtention de l’approbation du Comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Outaouais, des annonces de recrutement ont été diffusées dans des endroits publics physiques, comme les toilettes pour femmes et les babillards des commerces de la région. Trois groupes de discussion et 18 entretiens semi-dirigés ont été réalisés entre les mois de janvier et mai 2018.
Trente et une participantes âgées de 19 à 61 ans ont contribué à la collecte de données. La majorité (81 %) avait toutefois moins de 35 ans, soit 25 participantes. Cet échantillon était composé majoritairement de femmes blanches nées au Canada s’identifiant comme hétérosexuelles. Sept participantes se sont identifiées comme femmes racisées et une participante s’est identifiée comme femme queer.
La collecte de données s’est appuyée sur un guide d’entretien à questions ouvertes réparties en quatre thématiques : les pratiques numériques, les connaissances sur les cyberviolences, les expériences personnelles (comme témoin ou comme cible) et les solutions envisageables pour résoudre ce problème de société. Les transcriptions ont été transférées dans le logiciel NVivo où plusieurs cycles de codification ont été réalisés jusqu’à un niveau de condensation, de saturation et de généralisation satisfaisant (Charmaz, 2005 ; Gaudet et Robert, 2018). C’est au cours de ce processus que les repères théoriques initiaux ont été recadrés, précisés et enrichis.

Repères théoriques

11La sociologie des usages examine les usages sociaux des outils de communication numérique dans leur contexte pour dégager le sens et les significations qu’y investissent les internautes. Ce positionnement théorique suggère qu’il y a influence mutuelle entre la technique et les pratiques sociales : les outils de communication numérique permettent de faire certaines choses, mais les internautes s’approprient ces possibilités techniques dans le contexte de leur vie courante en fonction de leurs besoins et intérêts, parfois même en détournant la fonction initiale dont ces outils ont été investis (Jouët, 2015). Les approches féministes de la technologie complètent cette approche constructiviste en soulignant qu’il y a également coproduction du genre, c’est-à-dire construction sociale de la différence sexuelle et de la technologie à travers les usages que font les internautes des affordances techniques des outils de communication numérique (Wajcman, 2010).

12Un autre repère théorique provient de la microsociologie interactionniste, que les chercheuses féministes ont mobilisée pour étudier le harcèlement de rue dans les environnements urbains (Gardner, 1989 ; Lieber, 2008). Selon Erving Goffman ([1963] 2013), il y a interaction sociale dès que deux personnes sont présentes l’une à l’autre et que des règles implicites régissent celle-ci, dont la règle primaire du maintien de la face, soit le souci de présenter une image positive de soi tout en préservant également celle d’autrui. Nous verrons plus loin que malgré la non-matérialité corporelle de la présence dans les espaces virtuels, les internautes y manifestent et y ressentent effectivement leur présence. En fait, c’est en référence à des conventions spatialisées que les femmes interrogées se sont exprimées sur les expériences négatives qu’elles ont vécues ou dont elles ont été témoins, ce qui n’est pas sans rappeler les travaux de chercheuses féministes qui ont dévoilé les mécanismes fins de la domination masculine dans les espaces publics physiques. Carol Brooks Gardner (1989), par exemple, a montré que des conventions spatiales genrées assignent les femmes à une position subordonnée aux hommes qui restreint l’espace personnel occupé et les soumet aux intrusions et aux appropriations masculines. De fait, les travaux en microsociologie ont montré que les règles implicites de l’interaction reposent sur des conventions spatialisées inconsciemment respectées par les interlocutrices et les interlocuteurs (Hall, 1971). Ces règles se concrétisent à travers une distanciation physique pouvant prendre quatre modalités, que Marylène Lieber (2008 : 279) a résumées :

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Les distances « intimes » et « personnelles » concernent l’espace direct autour d’une personne ; seules les personnes très proches et les intimes devraient y accéder. La distance « publique » […] est propre aux relations interpersonnelles entre étrangers et anonymes : elle est située hors du cercle où l’individu est directement concerné. La distance « sociale », enfin, correspond à une sorte de demi-mesure, un espace dans lequel les personnes sont à l’aise pour les relations sociales routinières avec des gens de leur entourage, voire avec des étrangers dans un cadre précis – avec la personne au guichet de la poste par exemple, ou un serveur.

14Enfin, il importe de préciser quel type d’espace public forme le web social (Millerand, Proulx et Rueff, 2010). D’une part, le web social constitue une extension de l’espace public physique où surviennent des interactions entre citoyennes et citoyens (Baym et boyd, 2012). D’autre part, les interactions médiatisées qui s’y déroulent possèdent des particularités distinctes des interactions de face (Baym, 2013). Par exemple, la distinction entre les conversations et les informations privées et publiques y est moins tangible (boyd, 2007). Avec ou contre la volonté des internautes, la sphère d’interaction personnelle et la sphère d’interaction professionnelle sont de plus en plus emmêlées (Jane, 2018). Ces caractéristiques des environnements sociotechniques font que le web social offre un contexte d’interaction différencié par rapport aux contextes de rencontres sociales impliquant une présence physique. Contrairement aux interactions verbales de face, une quantité importante d’interactions médiatisées par la technologie sont asynchrones, dépourvues d’indices corporels et d’évanescence (Baym, 2013). Les internautes ne contrôlent pas toujours les informations rendues publiques à leur sujet et n’ont pas la certitude du bon fonctionnement des paramètres de confidentialité sélectionnés (Baym et boyd, 2012). Aussi, les messages diffusés par les internautes n’ont pas de destinataires précis dans cet univers virtuel où l’auditoire est omniprésent, mais invisible (boyd, 2007).

De la domination masculine dans l’espace relationnel médiatisé des femmes

15Les connaissances sur les cyberviolences envers les femmes pouvaient laisser anticiper un recueil florissant de situations et d’expériences pénibles. Pourtant, seulement trois des 31 participantes ont rapporté des incidents ayant causé chez elles un réel sentiment d’insécurité. En fait, la majorité des 28 autres participantes ont plutôt rapporté une variété d’incidents discourtois et sexistes, qui leur paraissent routiniers à l’égard des femmes. Ces incidents composent un ensemble hétéroclite d’incivilités : excès de familiarité, sous-entendus sexistes, prises à partie embarrassantes, insultes à l’intelligence, avances sexuelles, inattention délibérée, mauvaise foi dans la conversation et exclusion. Cette diversité d’incidents se fond toutefois dans une expérience commune d’un sexisme ordinaire : si toutes n’ont pas été confrontées aux mêmes expériences, la plupart ont rapporté plus d’un incident qu’elles estimaient susceptible d’arriver à n’importe quelle internaute féminine.

16Le caractère insidieux de ces cyberincivilités illustre la nature continue des violences envers les femmes : si elles provoquent rarement la peur ou un sentiment de menace imminente, si elles blessent rarement physiquement, elles n’en suscitent pas moins le malaise, l’offense, la colère, et un certain sentiment de ne pas être bienvenue dans certaines régions du web social. Il faut toutefois préciser que ce sexisme ordinaire occupe une place toute relative dans l’expérience des participantes. Celles qui ont été peu exposées aux cyberviolences sont d’ailleurs hésitantes à qualifier de sexiste cet espace sociotechnique. Or, nous verrons plus loin que cette perception d’un web social neutre et inoffensif pour les femmes est mise à mal par le caractère répétitif et varié des actes d’incivilité empreints de domination masculine qui rappellent constamment aux femmes la précarité de leur présence en ligne.

Des cyberincivilités genrées comme violences faites aux femmes

17L’ensemble hétéroclite d’incivilités genrées qui, dans certains espaces socio-numériques, perpétuent ou cherchent à réaffirmer un ordre social fondé sur la domination masculine s’inscrit dans la continuité historique d’un rapport de domination qui légitime et perpétue les violences envers les femmes. D’après les données recueillies, ces cyberincivilités ont pour point commun d’être exercées dans, ou en rapport avec, ce qui est qualifié ici d’« espace relationnel médiatisé des femmes ». Ce concept exprime l’idée que durant ses interactions dans le web social, l’internaute occupe une position dans l’environnement, une place, comme dans l’espace public physique. Car même si son corps est absent, l’internaute manifeste sa présence par l’entremise d’appareils électroniques et de signes sémiotiques. Et en l’occurrence, les cyber incivilités rapportées par les femmes interrogées constituent précisément une réaction genrée à cette présence genrée, c’est-à-dire à l’occupation d’une place, par les femmes, dans ce lieu public implicitement masculin médiatisé par la technologie (Wajcman, 2010).

18Le concept d’espace relationnel médiatisé des femmes, qui a émergé de l’analyse inductive, permet de montrer que tout comme dans l’espace physique, des frontières invisibles et des normes implicites régissent les attentes et les perceptions du comportement d’autrui dans le web social ; qu’en l’occurrence, c’est dans cet espace perçu que surviennent, pour la majorité des participantes, les actes de cyberincivilités dont elles ont fait l’expérience ou dont elles ont été témoins. Le schéma qui suit illustre que les sentiments de malaise, d’offense et d’indignation rapportés par plusieurs participantes ont été provoqués par le bris de règles implicites se rapportant à l’une des quatre dimensions de l’espace relationnel médiatisé : 1) le contexte de communication (par ex. privé, semi-privé, public) ; 2) la nature de la relation entre les personnes en interaction ; 3) le degré de proximité relationnelle préalable entre ces dernières ; et 4) la situation de communication. Ces quatre dimensions de l’environnement sociotechnique créent des attentes subjectives quant à la distance relationnelle – plutôt que physique –, devant être maintenue pour préserver un espace personnel médiatisé confortable dans le web social.

Schéma

Le contexte sociotechnique de l’espace relationnel médiatisé

Schéma

Le contexte sociotechnique de l’espace relationnel médiatisé

19L’analyse qualitative de données ayant mené à cette conceptualisation est explicitée dans les pages qui suivent. Nous verrons quelles formes précises empruntent les cyberincivilités genrées selon qu’elles enfreignent des règles implicites d’interaction se rapportant aux distances (1) intime et personnelle, (2) sociale, ou (3) publique. Nous verrons aussi que la multiplicité de leurs formes va de pair avec une pluralité d’impacts dans l’espace relationnel médiatisé des femmes. Le bris des règles associées à l’espace intime et personnel, par exemple, prend plus souvent la forme d’intrusions inopportunes par des hommes connus ou étrangers. Pour sa part, le bris des règles dans la modalité sociale prend la forme d’une diversité d’incivilités genrées proférées en public, par des proches, des connaissances ou des étrangers. Dans la modalité publique, les femmes sont confrontées à des dénis d’accès sur une base ouvertement sexiste. Un tableau placé en annexe offre une vue synthétique de ces constats empiriques.

La distance intime et personnelle : des intrusions dans l’espace relationnel médiatisé des femmes

20La distance intime et personnelle correspond à deux degrés de proximité relationnelle généralement réservée aux intimes et aux proches, soit les membres de la famille, les ami·e·s et les connaissances. Les personnes qui interagissent entretiennent des rapports personnels marqués par une proximité émotionnelle (par ex., amoureuse) ou relationnelle (par ex., connaissances, relations professionnelles). Ensemble, les distances intime et personnelle circonscrivent un espace personnel exclusif ou semi-exclusif dont l’accès est contrôlé par l’internaute grâce aux paramètres de confidentialité des applications.

21Si dans le monde physique les distances intime et personnelle sont plus souvent opérationnelles dans des situations conjugales, familiales, amicales et parfois professionnelles, le web social crée cependant la possibilité pour des inconnus de s’y immiscer. C’est précisément dans cette brèche que s’insère la majorité des expériences de cyberincivilités rapportées par les participantes. Celles-ci empruntent quatre formes distinctes : des commentaires déplacés ou malveillants, des insultes et des attaques personnelles, des avances sexuelles inopportunes et, dans une moindre mesure, des messages à caractère pornographique.

Les commentaires déplacés ou malveillants

22Les expériences désagréables les plus fréquentes se rapportent à des commentaires déplacés et à des insultes sexistes. Plusieurs surviennent après la publication de photos ou d’opinions sur des sujets d’actualité. Ainsi, Annabelle (29 ans) a été froissée par un commentaire laissé par son oncle sur sa page Facebook :

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Mes expériences désagréables en ligne, en tant que femme, ça s’est surtout passé sur Facebook et Instagram. Lors d’un récent voyage, par exemple, j’ai publié une photo de moi en train de marcher sur un trottoir. Un oncle s’est permis d’inscrire ce commentaire sur ma page personnelle : « Quoi ? As-tu commencé à faire les rues pour payer ton voyage ?! »

24D’autres participantes ont rapporté des commentaires inappropriés reçus par des inconnus, souvent sur des sites de rencontres. Le témoignage de Leslie (25 ans) est caractéristique : elle s’est sentie plus d’une fois blessée par des commentaires délibérément méchants sur son apparence physique :

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J’avais affiché sur ma page personnelle une photo où j’étais entourée de quelques amies. À plusieurs reprises je me suis fait demander : « Laquelle es-tu sur la photo ? » Après avoir répondu, ces hommes me répondaient : « Je pense que l’autre fille est vraiment plus belle que toi. Aurais-tu ses informations, que je puisse la contacter ? »

26Amandine (23 ans), quant à elle, est froissée du racisme qui s’exprime sur les sites de rencontres : « Il y a plein de stéréotypes fétichistes qui entourent la sexualité des femmes noires et qui donnent une image de bête de sexe. C’est ce qui se trouve dans le commentaire When you go black, you never go back, que plusieurs hommes m’ont adressé, pensant me complimenter. » Cette expérience suggère la prédominance d’une norme féminine implicitement blanche et hétérosexuelle qui expose les femmes racisées à des cyberincivilités marquées par le genre et la race.

Les insultes et les attaques personnelles

27La réception d’insultes et d’attaques personnelles de la part d’inconnus, par messagerie privée ou par une intrusion dans des conversations en groupe privé ou semi-privé, a été rapportée plusieurs fois. Une participante se décrivant comme une ex-cybermilitante féministe raconte que sous le prétexte d’en apprendre davantage sur le féminisme, plusieurs inconnus ou connaissances de sexe masculin l’ont sollicitée en privé :

Il y a des hommes qui t’écrivent en privé pour te poser des questions. Tu veux faire évoluer les consciences, alors tu leur réponds. Mais ce sont des échanges qui n’en finissent pas, car au fond, ils n’ont pas vraiment envie de comprendre le féminisme. Des demandes comme ça, j’en ai reçu plusieurs de la part de jeunes hommes qui finissent à peu près tout le temps par m’accuser d’être mal baisée. C’est épuisant moralement.
(Mylène, 27 ans)
De tels commentaires antiféministes ne sont pas seulement adressés à des internautes qui affichent leur adhésion au féminisme. Plusieurs participantes rapportent avoir observé, parfois à leurs dépens, que tout sujet portant sur les inégalités hommes-femmes est propice aux attaques personnelles et à la vindicte antiféministe. Plusieurs affirment que cela les a conduites à renoncer à tout usage militant du web social et même, à toute divulgation sur les médias sociaux de leur intérêt envers les questions relatives aux inégalités de genre.

Les avances sexuelles inopportunes

28Ce sont principalement les participantes âgées de moins de 30 ans qui ont rapporté la réception d’avances sexuelles inopportunes et insistantes. Certains inconnus abordent d’abord les femmes sous des airs aimables, mais devant l’absence de réponse, leur attitude devient agressive. Dans d’autres cas, des connaissances masculines s’autorisent un geste déplacé par rapport au degré de proximité relationnelle préalable qui les unit à leur destinataire féminine.

Un ancien patron m’a envoyé un message sur Facebook qui m’a vraiment choquée : « Si jamais ça ne fonctionne pas avec ton conjoint, n’hésite pas à venir me voir… je suis intéressé. » Ce type sait que je suis au courant qu’il est marié, alors pourquoi il fait ça ? Ce message m’a rendue mal à l’aise.
(Annabelle, 29 ans)
Ça m’est arrivé souvent que des hommes m’écrivent : « Salut ! Tu es jolie, j’aimerais ça qu’on discute. » Je ne leur réponds pas, mais ils n’arrêtent pas de rappliquer. Je sais que c’est arrivé souvent à mes amies également.
(Martine, 27 ans)
Des avances sexuelles, j’en ai reçu vraiment beaucoup de la part d’inconnus. Ils n’arrêtent pas d’insister pour avoir une réponse. Je les ignore, alors ils m’envoient des insultes.
(Annie, 19 ans)
Le malaise ressenti par ces jeunes femmes provient du fait que ces avances sont formulées par des inconnus ou des connaissances d’une manière qui serait socialement inappropriée si l’interaction se déroulait dans un contexte de communication physique. Ce harcèlement sexuel sous-tend l’attente des auteurs masculins de la soumission des femmes à leur désir hétérosexuel : celles-ci devraient, selon eux, se montrer disponibles et favorablement disposées à recevoir cette attention sexualisée. Les incidents rapportés ne sont pas décrits par les participantes comme du harcèlement sexuel, cependant, le continuum des violences sexuelles (Kelly, [1987] 2019) permet de les interpréter comme une manifestation tangible d’un contrôle social masculin exercé à l’encontre des femmes.

Les messages à caractère pornographique ou violents

29Une faible minorité de participantes a rapporté la réception de messages à teneur pornographique (des photos de pénis en érection) ou véritablement menaçants. Dans un cas, il s’agissait de violence post-rupture ; dans l’autre, de menaces dans le contexte d’un militantisme pro-choix. Ce résultat fait contraste avec la littérature savante et les reportages médiatiques qui mettent l’accent sur ces formes spectaculaires de violences envers les femmes.

La distance sociale : des incivilités genrées dans l’espace personnel médiatisé des femmes

30La distance sociale est la distance de la bienséance et du savoir-vivre. Elle implique des personnes réunies par une situation sociale plutôt que par une proximité relationnelle. Dans le monde physique, c’est la distance que maintiennent inconsciemment les gens dans un contexte public ou semi-public, comme entre la caissière et la cliente, entre la professeure et l’étudiante ou l’étrangère qui demande une information à une passante (Lieber, 2008). À cette distance, des règles implicites de civilité régissent les conditions d’entrée et de sortie conversationnelle (Goffman, 2013).

31Les incivilités genrées rapportées s’expriment surtout par des commentaires désobligeants adressés en public par des étrangers ou des proches. La forme la plus courante est la critique de l’apparence physique. À peu près toutes les participantes ont été témoins ou victimes de jugements négatifs qu’elles ont ressentis d’autant plus offensants qu’ils ont pu être lus par d’autres internautes. Mais si ces commentaires mettent mal à l’aise, froissent et choquent, toutes ne les interprètent pas comme du sexisme. D’après Nina (29 ans), « Si tu mets une photo de toi plutôt suggestive sur Facebook, attends-toi à ce que ta famille te juge et se permette de faire des commentaires sur ta page ! » Coréa (27 ans) a la même opinion : « Les hommes comme les femmes publient des photos pour se faire remarquer sur les médias sociaux ! Si les femmes s’affichent en tenue sexy, c’est certain que les hommes vont passer des commentaires ! » Ces énoncés, représentatifs d’une opinion répandue chez les participantes, soulignent que les interactions dans le web social sont régies par des normes genrées qui assignent aux femmes des attentes restrictives et contradictoires concernant leur apparence physique, leur sexualité et leur respectabilité. Lors des groupes de discussion, quelques participantes ont d’ailleurs remis en question ces attentes sociales.

32Une autre forme de commentaires désobligeants a été rapportée par une participante qui a relaté avoir fait face à des comportements de provocation sur sa page Facebook par des amis de longue date. Des comportements qu’ils évitaient pourtant lors de rencontres sociales. Ces provocations prenaient la forme de réactions hostiles à ses publications sur des enjeux d’égalité hommes-femmes. La participante commente : « Ils me connaissent depuis longtemps, ils savent que je suis féministe : pourquoi me provoquer sur ma page Facebook ? » (Caroline, 40 ans)

33Dans ces cas de figure, on constate que le souci d’éviter d’embarrasser son interlocutrice en public (l’injonction de préserver sa face et celle d’autrui) est sciemment bafoué, dans le but présumé d’embarrasser la personne en public, rompant ainsi les règles de bienséance qui visent à assurer une certaine harmonie dans les interactions sociales courantes. Un tel exemple illustre que remettre en question la domination masculine par une adhésion manifeste au féminisme expose à des prises à partie de la part d’inconnus et de collectifs antiféministes (voir Megarry, 2017), mais aussi de la part de proches qui peuvent ainsi jeter un froid sur les relations interpersonnelles.

La distance publique : déni d’accès tacite ou explicite

34Certaines expériences embarrassantes concernent la distance publique, cette distance maintenue entre personnes étrangères dans les endroits publics. Il s’agit de démonstrations d’hostilité, de déni d’accès et de comportements harcelants qui ont pour but d’exclure les femmes. De tels comportements exercent un contrôle masculin des territoires accaparés par des hommes qui s’en estiment propriétaires. Les occurrences relatées constituent la forme de cyberincivilités genrées la plus ouvertement sexiste.

Démonstrations d’hostilité

35Importuner les cyberféministes par des attaques plus ou moins ouvertes et embarrasser les femmes qui soulèvent des enjeux d’égalité hommes-femmes est une tactique hostile qu’ont rapportée quelques participantes. Cette tactique prend la forme de demandes indues de justification, d’attaques personnelles, de commentaires faisant obstacle à la conversation. Annie (19 ans) rapporte : « En ligne, je me suis souvent fait traiter de féminazie, seulement parce que je m’exprime sur ma condition de femme. » De son côté, Anne-Sophie (27 ans) raconte :

36

Cet homme n’arrêtait pas de me demander de justifier mes affirmations : « Prouve-moi qu’il y a une inégalité entre le salaire des hommes et des femmes. Montre-moi une convention collective où c’est écrit [qu’il faut payer les femmes moins cher que les hommes]. » C’est le genre d’argument qui demande énormément de temps à déconstruire ! Et quand tu atteins le point où tu ne veux plus discuter, il continue d’insister. Ça m’est arrivé souvent et c’est très irritant !

Attaques et harcèlement antiféministes

37Les expériences que les participantes ont le plus aisément catégorisées comme du cybersexisme ou de la cyberviolence sont les attaques antiféministes et les trolls, ces internautes qui s’immiscent dans les conversations pour détourner le propos en semant la controverse. Coralie (20 ans) relate : « Nous les filles, on dit quelque chose et tout de suite un gars s’invite dans notre échange pour nous discréditer. Ce sont des trolls qui se mettent à plusieurs pour nous insulter. On essaie d’avoir une discussion, mais eux, ils n’arrêtent pas de nous humilier. » Annie (19 ans) rapporte une expérience similaire : « Dans une conversation entre filles, il y avait ce troll, un gars qui intervenait sur chacune de nos publications en disant que la place des femmes est dans la cuisine. » Pour Mona (25 ans), les attaques ne sont pas seulement sexistes, elles sont aussi racistes. Dans le contexte de l’adoption imminente d’une loi visant à interdire le port de signes religieux ostentatoires aux personnes occupant un poste d’autorité dans les institutions publiques québécoises, la publication de ses opinions en faveur des droits des femmes voilées lui a valu plusieurs attaques personnelles : « Par exemple, un homme n’arrêtait pas d’affirmer que je n’avais pas un mot à dire sur cette question parce que je suis musulmane, noire et voilée. Ça m’a frustrée et rendue anxieuse. » Ce dernier exemple montre que le fait d’appartenir à une minorité religieuse constitue un motif d’attaque où le sexisme et le racisme s’expriment simultanément, soulignant de nouveau le caractère différencié des expériences que font les internautes féminines en fonction de leur position dans les rapports sociaux et en fonction de leurs usages du web social.

Déni d’accès à des espaces semi-publics

38Deux participantes ont rapporté une expérience de déni d’accès plutôt pénible. La première se définit comme une gameuse, une jeune femme passionnée de jeux vidéo en ligne :

39

J’avais demandé à monter de niveau pour prendre plus de responsabilités, car à peu près tous les autres joueurs avaient monté. Le responsable principal m’a répondu « non, parce que t’es une fille ». Il m’a offert de me donner plus de responsabilités dans un autre jeu vidéo, mais quand je suis allée sur le site, celui-ci était inactif. C’est assez insultant.
(Coralie, 20 ans)

40Ce déni d’accès est explicitement sexiste, mais Marie-Josée (41 ans) a subi, pour sa part, une exclusion tacite : s’étant inscrite à un forum de discussion, elle est accueillie avec stupeur, lors de sa première apparition dans la salle de clavardage, par des hommes qui se ruent sur elle en la traitant comme un objet sexuel. Elle a gardé de cette expérience un souvenir traumatisant.

41Bien que le déni d’accès sur une base sexiste ne soit pas une expérience répandue chez les femmes interrogées, celles qui l’ont subi ont ressenti des émotions intensément négatives et elles en sont restées troublées. La première a adopté des tactiques de dissimulation de son identité féminine dans les jeux vidéo en ligne ; la seconde a renoncé à tout clavardage avec des étrangers. Malgré la résistance que les femmes peuvent exercer envers de tels dénis d’accès, ce type d’occurrence témoigne d’un privilège masculin exercé à l’encontre des femmes pour constituer ou préserver des bastions masculins dans le web social.

Conclusion : des cyberincivilités comme rappels à l’ordre

42Si le web anglophone a amplement démontré la virulence des violences masculines qui peuvent s’y exercer dans une relative impunité (Citron, 2015 ; Mantilla, 2015), il n’est toutefois pas certain que le rapport des femmes non anglophones au web social soit aussi fortement teinté par l’hostilité, l’antiféminisme et la misogynie que ce que laisse anticiper le corpus anglo-saxon de connaissances. De fait, les résultats de cette étude exploratoire font émerger l’hypothèse voulant que les cyberincivilités genrées constituent la forme la plus courante des cyberviolences expérimentées par les femmes en général.

43Plus subtiles que les menaces et les gestes qui font peur, les cyberincivilités genrées passent souvent inaperçues et sont banalisées par les femmes elles-mêmes. Les plus fréquentes sont les intrusions masculines dans leur espace relationnel médiatisé. C’est surtout l’espace intime et personnel des femmes qui est exposé aux intrusions fréquentes des proches, des connaissances et des inconnus : commentaires déplacés ou malveillants, insultes et attaques personnelles, harcèlement sexuel. En revanche, les femmes qui font un usage militant des outils de communication numérique, ou encore un usage non conforme aux normes associées à la féminité, sont exposées à des formes plus explicites et plus agressives de sexisme. Pourtant, bien que chacune soit en mesure de relater au moins un incident sexiste dont elle a été témoin ou cible, la majorité des participantes dit ne pas percevoir le web social comme sexiste ou hostile envers les femmes. La notion de continuum des violences forgée par Liz Kelly ([1987] 2019) permet d’appréhender cette apparente contradiction en inscrivant l’étendue et la diversité des formes et des actes de cyberviolence rapportées par les femmes interrogées dans un phénomène global de domination masculine qui s’incarne dans des interactions interpersonnelles quotidiennes. L’ensemble hétéroclite d’incidents rapportés par les participantes n’est ainsi pas le fait d’individus isolés qui seraient mésadaptés, méchants ou misogynes ; plutôt, cet ensemble hétéroclite offre une description de la tangibilité d’un contrôle social masculin exercé à l’encontre des femmes à travers une pluralité de formes, d’intensités et de fréquences.

44Marylène Lieber (2008) notait au sujet du harcèlement sexuel dans les villes françaises qu’en causant plus de vexations que de blessures, les formes subtiles de contrôle des femmes dans l’espace public agissent comme des rappels à l’ordre qui instillent une crainte diffuse du danger dans la conscience des femmes. En conséquence, les femmes en viennent à adopter une série de comportements relatifs à leur sécurité personnelle dans l’espace public directement redevables à l’intériorisation d’une croyance en une vulnérabilité féminine aux agressions physiques. Cette croyance correspond à la dimension symbolique de la violence structurelle faite aux femmes (Flynn, Damant et Bernard, 2014), ce système de représentation qui conduit à interpréter les incidents sexistes à partir d’un schéma qui invisibilise la domination masculine. Ainsi n’est-il pas paradoxal que les femmes interrogées dans cette recherche aient abondamment discouru sur les pratiques dites responsables qu’elles adoptent pour assurer leur sécurité en ligne : évitement, hypervigilance, autocensure, participation limitée, auto-exclusion. Comme dans l’espace public physique, les cyberincivilités genrées opèrent en tant que rappels à l’ordre (Lieber, 2008) adressés aux femmes quant à la surveillance dont elles peuvent faire l’objet dans le web social ; les pratiques numériques que les participantes adoptent pour se protéger des attaques personnelles et des insultes sexistes sont une adaptation à cette forme d’inégalité dans le web social.

45Néanmoins, les pratiques numériques des femmes sont plurielles et elles incluent diverses formes de résistance aux cyberviolences, dont les pratiques contestataires des militantes féministes. Ayant veillé à recruter une diversité de femmes, cette recherche fait voir certains contrastes frappants dans les expériences et les perceptions du web social. Ce web social n’est ni monolithique, ni neutre, ni objectif ; il est pluriel, genré et subjectivement expérimenté. En l’occurrence, il apparaît que les usages non militants et apolitiques du web social font écran au monde virtuel de la conflictualité, de l’antiféminisme et de la misogynie. Quant à ce web social misogyne dont l’existence ne peut être niée (Jane, 2014 ; Poland, 2016), il ne constitue pas une région fréquentée par une majorité de femmes. Si la majorité des participantes interrogées exprime un rapport plutôt neutre ou plutôt positif envers le web social, cela est largement redevable à la non-fréquentation de ce web social misogyne que les militantes féministes connaissent si bien.

46Au moins trois avenues de recherche seraient à considérer dans le futur. D’abord, la poursuite de recherches qualitatives auprès d’échantillons diversifiés aux plans linguistique, social et géographique contribuerait à mieux documenter les cyberviolences envers les femmes et à étayer leurs impacts en termes d’injustices de genre. De plus, il importe de consacrer des travaux aux groupes sociaux les plus à risque, comme les féministes, les politiciennes, les communicatrices publiques, les jeunes femmes, les femmes racisées et les membres des communautés LGBTQ. Enfin, dans une volonté de développer une stratégie globale de lutte contre les cyberviolences envers les femmes, la mise sur pied de consortiums internationaux de recherche serait l’occasion de concevoir les protocoles de recherche uniformisés nécessaires à la production de portraits nationaux pouvant se prêter à des analyses comparatives [3].


Annexe

Les cyberincivilités genrées dans l’espace relationnel médiatisé des femmes

tableau im2
Modalité Type Formes les plus rapportées Auteurs Distance intime et personnelle Intrusion • Commentaires déplacés • ou malveillants • Insultes et attaques personnelles • Avances sexuelles inopportunes • Messages à caractère • pornographique ou violents • Proches • et connaissances • qui s’expriment • plus souvent en privé • Inconnus • qui écrivent en privé Distance sociale Incivilités genrées • Critiques • sur l’apparence physique • Confrontation en bris • à la bienséance • Proches • et connaissances qui • s’expriment en public • Inconnus • qui écrivent en public Distance publique Déni d’accès • Démonstrations • ouvertes d’hostilité • Attaques et harcèlement • antiféministes • Comportements harcelants • visant à exclure les femmes • Étrangers dans • des espaces publics • ou semi-publics

Bibliographie

Références

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Notes

  • [1]
    Le web social désigne les espaces numériques d’interaction sociale constitués au croisement des « dispositifs numériques indissociables de l’évolution d’internet », comme Facebook, Instagram, YouTube et Twitter, et du « développement d’usages originaux médiatisés par ces dispositifs » (Millerand, Proulx et Rueff, 2010 : 3).
  • [2]
    Le terme « ordinaires » désigne les femmes qui font un usage moyen des outils de communication numérique, par contraste avec des catégories de femmes qui font une utilisation intense et plus à risque d’exposition aux cyberviolences, comme les militantes féministes (Poland, 2016 ; Lewis, Rowe et Wiper, 2017 ; Eckert, 2018).
  • [3]
    Remerciements : La réalisation de cette recherche a été possible grâce à une subvention de recherche du Fonds de recherche du Québec — Société et culture (FRQSC). Laurence Clennett-Sirois, Catherine Garcia Cournoyer et Émilie Drolet ont contribué à certaines phases de la recherche antérieures à la collecte de données. Karine Bourgeau a contribué au recensement des écrits et à la transcription de certaines entrevues. Sophie Théwissen-LeBlanc a apporté une aide précieuse à la révision linguistique. Merci au comité de rédaction et aux personnes évaluatrices pour leurs commentaires constructifs qui ont permis d’améliorer la première version de ce texte.
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