Notes
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[1]
Marie Duru-Bellat (2017). La tyrannie du genre. Paris : Presses de Sciences Po, coll. « Domaine Genre », 308 pages.
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[2]
Voir notamment Duru-Bellat, Marie (1990). L’école des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ? Paris : L’Harmattan.
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[3]
Ce défaut de clarification explique probablement l’accueil très tranché qui a été fait à ce livre lors de sa publication. Il a été encensé par le compte rendu d’Emmanuel Beaubatie (mis en ligne le 30 août 2018 dans Sociologie (http://journals.openedition.org/sociologie/3434), qui y voit « une contribution inédite aux analyses sociologiques sur le genre [puisqu’il] se penche sur une notion venue de la psychologie états-unienne et que beaucoup de sociologues ont adoptée, ou n’osent critiquer : l’“identité” ». A contrario, il est décrit comme très décevant par Manon Tremblay (dans Recherches féministes, 31/2, 2018), car il offre une réponse inadéquate au « vieux dilemme, celui qui oppose affirmation et assimilation ».
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[4]
Colette Guillaumin (1982). « Le chou et le moteur à deux temps. De la catégorie à la hiérarchie ». Le Genre humain, 2, 30-36.
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[5]
Nancy Fraser (2010). « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance : approche bi-dimensionnelle et justice entre les sexes » (trad. Brigitte Marrec). In Anne-Marie Bidet-Mordrel (éd.), Les rapports sociaux de sexe (pp. 123-141). Paris : PUF.
1L’ouvrage de Marie Duru-Bellat est surprenant pour qui lit (ou a lu) les travaux antérieurs de cette auteure. La sociologue française, aujourd’hui à la retraite, a en effet habitué ses lectrices et lecteurs à des travaux fondés sur des données empiriques et souvent sur des enquêtes quantitatives. Ses publications antérieures sur les inégalités sociales et de genre ont fourni de nombreux éléments permettant à une nouvelle génération de chercheur·e·s féministes d’approfondir les pistes offertes ou esquissées dès le début des années 1990 [2]. Ces pistes s’inscrivaient dans une géographie des institutions, des organisations et des politiques, des champs qui renvoyaient à des actrices et acteurs collectifs, à des pratiques effectives et à des rapports de pouvoir tout aussi tangibles. Aussi la première lecture de ce petit livre aboutit-elle à une certaine gêne dont il est de prime abord difficile de cerner l’origine : est-elle due à la volonté de Duru-Bellat de traiter avant tout du symbolique pour liquider la « tyrannie du genre », à l’adoption d’une position qui me paraît ambivalente face au concept du genre ou finalement au contenu essayiste de cet ouvrage ?
2D’une certaine manière, cet ouvrage prend en effet le contre-pied de ses nombreux travaux empiriques et son intention annoncée est de traiter de « toutes ces composantes symboliques qui ne faiblissent pas, tant s’en faut, avec en leur cœur la recomposition du genre, à nos yeux en plein essor, autour de dimensions psychologisantes, soit tout ce qui se joue à travers les qualificatifs de féminin et de masculin » (p. 13). Une telle focale est intéressante en tant que telle, mais elle a pour conséquence que « le volet socioéconomique des inégalités » (p. 12) ne trouve que peu de place dans ce livre. Là encore, rien de critiquable, mais l’on se doit de reconnaître qu’un mélange des objectifs organise cet ouvrage qui se transforme parfois en un essai revenant sur les débats qui ont animé le champ des études féministes françaises (la parité, la prostitution, le langage inclusif ou encore « la théorie du genre »). Au fond, il peut aussi se lire comme une mise au jour des diverses réflexions qui ont sous-tendu les travaux et interventions publiques de Duru-Bellat, comme sociologue de l’éducation et comme féministe, et l’on peut regretter que ces différentes visées n’aient pas été énoncées clairement dès l’introduction [3]. Cette ambivalence se retrouve dans le titre qu’elle a donné à son ouvrage : La tyrannie du genre peut renvoyer à l’imposition tant matérielle que symbolique de rapports sociaux inégaux et aux assignations qui en découlent. C’est tout au moins ce que les deux premiers chapitres (« Apprendre son genre » et « Exécuter son genre ») décrivent. Mais La tyrannie du genre peut aussi mener à se demander si le genre reste un concept opératoire dans un contexte marqué, selon l’auteure, par le fait qu’« aujourd’hui, dans les pays les plus riches de la planète, dont nous sommes, les limitations formelles et matérielles liées au sexe des personnes tendent à s’estomper » (p. 8). La tension entre ces deux lectures est d’ailleurs bien identifiée par Duru-Bellat et elle se trouve au cœur des deux derniers chapitres (« Le genre entre identité et système de domination » et « Libérer, magnifier ou dissoudre le genre »).
3Les deux premiers chapitres montrent la prégnance d’une lecture bisexuée du réel, en se centrant sur les manifestations du genre dans la vie quotidienne et dans l’éducation des filles et des garçons. Le premier reprend les travaux antérieurs de l’auteure sur la construction des inégalités sexuées durant la prime enfance et dans l’éducation scolaire. Il actualise les éléments qu’elle avait présentés dans les notes de synthèse publiées en 1994 et 1995 par la Revue française de pédagogie et se révèle bien utile, puisqu’il intègre des phénomènes nouveaux, tels que le cyberharcèlement ou la sexualisation de « plus en plus précoce » (p. 70) des enfants. Ici, l’analyse compare les filles et les garçons ; elle permet de se rendre compte que les constats faits il y a vingt-cinq ans ne sont malheureusement pas caducs : l’importance donnée à la mise en scène (et en forme) des corps accentue le poids du « joug de la double contrainte » sur les filles, lesquelles doivent à la fois « prendre part à la course [aux diplômes], mais en veillant à rester séduisante[s] » (p. 81).
4Le deuxième chapitre insiste sur les façons dont se fait la police du genre ; il met l’accent sur « ces “mini-événements” multiformes, informels et banals, contre lesquels aucune législation ne peut rien, ou pas grand-chose » et qui fabriquent « les rapports entre les hommes et les femmes » (p. 15). Il décrit comment ces contraintes s’exercent sur les femmes adultes, « la tyrannie de l’apparence » (p. 105) poursuivant le travail de prime socialisation et parvenant à convaincre bien des femmes que « séduire les hommes est un enjeu » (p. 108). Selon Duru-Bellat, cette entreprise de conviction et de moralisation mène logiquement la majorité des femmes à l’acceptation de l’hétérosexualité et à celle de la maternité comme horizon, ces fausses évidences se construisant sans cesse au travers des références à la nature (p. 111).
5Le troisième chapitre, La nature du genre, sert de pivot entre les deux parties du livre de Duru-Bellat ; il s’attaque aux justifications naturelles données au référencement dichotomique des sexes, puisque le réel reste toujours pensé prioritairement en termes de féminin et masculin. Dans ce chapitre, l’auteure présente certaines des recherches récentes, notamment sur la plasticité cérébrale, la variabilité sexuelle ou encore le « développement des études dites “trans” » (p. 172), qui montrent l’inanité de la bicatégorisation de sexe. Toutefois, si cette présentation effectue une synthèse bienvenue de travaux critiques montrant que la nature est façonnée socialement, elle ne parvient pas vraiment à faire progresser le débat entre sexe(s) et genre(s).
6Les deux derniers chapitres tentent quant à eux d’expliquer ce qui fait la solidité actuelle de l’ordre de genre et qui empêche de s’extraire d’une pensée décrite comme réductrice et aliénée. Ces derniers étant plus essayistes, leur argumentation me paraît moins nette et le message politique qu’ils délivrent moins clair – j’y reviendrai en conclusion. Le chapitre IV s’ouvre avec une double affirmation : d’un côté, la force des normes de genre, qui imposent une lecture du réel en termes binaires (« les femmes » et « les hommes »), et de l’autre, la nécessité de s’émanciper de cette vision bicatégorielle de l’existence et d’adopter une lecture qui fasse place au « devoir d’identité », souvent approché sous l’angle de « différences interpersonnelles irréductibles ». Selon l’auteure, ces dernières seraient souvent imaginées comme contradictoires, avec des « différences posées comme tout aussi irréductibles entre les groupes de sexe » (p. 232), et c’est dans les interstices qu’ouvre cette tension que l’on pourrait repenser « des recompositions dans la domination », titre de la dernière section du chapitre IV. Mais Duru-Bellat reconnaît au terme de son analyse que cela exige de « s’attaquer aux conditions sociales de production des dispositions », qui sont inséparables des « structures institutionnalisées de pouvoir », ces dernières étant à identifier de façon historique et au travers de « leurs conséquences matérielles » (p. 233).
7Le chapitre V pour sa part met l’accent sur les effets tant positifs que pervers de la « rhétorique de genre » (p. 268). Si le concept de genre reste nécessaire dans les travaux scientifiques, il aurait, selon Duru-Bellat, tout à gagner à disparaître du vocabulaire commun, car il a été galvaudé, renforçant au contraire l’évidence de la bicatégorisation sexuée qui propose à chacun·e de se penser avant tout au travers de ses choix et de ses différences. Fidèle en cela aux réflexions de Colette Guillaumin [4], elle estime que c’est la catégorisation « qu’il faut viser à éradiquer pour combattre la hiérarchie » (p. 267).
8Ainsi, pour conclure, je dirais que ces deux derniers chapitres de l’ouvrage de Duru-Bellat nous orientent sur des questions ambiguës : faut-il produire des travaux qui prennent en compte les diverses inscriptions sociales des personnes et leurs articulations ? Ne risque-t-on pas alors de réifier des catégorisations analytiques ? Plus encore, l’analyse même des processus de domination en termes de genre est-elle encore possible sans figer une vision binaire du monde ? Si la conclusion du livre propose de « s’émanciper du genre » et de suivre Nancy Fraser dans ses propositions de « “dégenrer” toute la vie sociale » (p. 283), elle ne répond pas véritablement à ces questions et, du coup, en les laissant en suspens, elle met en cause l’ensemble de la recherche féministe, elle ne reconnaît pas à celle-ci les compétences – scientifiques et politiques – nécessaires à la déconstruction du genre. En se donnant « pour horizon la suppression de toutes les limitations liées au sexe tel qu’existant actuellement (et a priori au genre) […] pour laisser s’épanouir une multiplicité de sexes possibles » (p. 294), Duru-Bellat dit reprendre le projet de Fraser [5] mais, de mon point de vue, elle l’édulcore. L’importance qu’elle donne à tout ce qui est de l’ordre du symbolique la mène à adopter une position moins nettement politique que celle de la philosophe états-unienne, notamment à éviter de traiter d’une suggestion centrale de la réflexion de Fraser sur la représentation politique : créer les conditions de la « parité de participation ». De même, je trouve que l’ouvrage de Marie Duru-Bellat sous-estime les apports de Colette Guillaumin sur la réalité tangible de la relation sociale (« définie par des faits très mesurables : travail, possession de soi-même, religion, etc. », Guillaumin, 1982: 32), qui tout à la fois lie et sépare des groupes sociaux. S’éloignant en conclusion de cette réalité pour s’en tenir à faire appel à l’utopie, « un désir d’autre chose, qui pourrait être un vrai neutre indifférent à la différence » (p. 294), l’auteure livre de ce fait, me semble-t-il, peu de pistes à celles qui veulent lutter contre La tyrannie du genre.
Notes
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[1]
Marie Duru-Bellat (2017). La tyrannie du genre. Paris : Presses de Sciences Po, coll. « Domaine Genre », 308 pages.
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[2]
Voir notamment Duru-Bellat, Marie (1990). L’école des filles. Quelle formation pour quels rôles sociaux ? Paris : L’Harmattan.
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[3]
Ce défaut de clarification explique probablement l’accueil très tranché qui a été fait à ce livre lors de sa publication. Il a été encensé par le compte rendu d’Emmanuel Beaubatie (mis en ligne le 30 août 2018 dans Sociologie (http://journals.openedition.org/sociologie/3434), qui y voit « une contribution inédite aux analyses sociologiques sur le genre [puisqu’il] se penche sur une notion venue de la psychologie états-unienne et que beaucoup de sociologues ont adoptée, ou n’osent critiquer : l’“identité” ». A contrario, il est décrit comme très décevant par Manon Tremblay (dans Recherches féministes, 31/2, 2018), car il offre une réponse inadéquate au « vieux dilemme, celui qui oppose affirmation et assimilation ».
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[4]
Colette Guillaumin (1982). « Le chou et le moteur à deux temps. De la catégorie à la hiérarchie ». Le Genre humain, 2, 30-36.
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[5]
Nancy Fraser (2010). « Pour une politique féministe à l’âge de la reconnaissance : approche bi-dimensionnelle et justice entre les sexes » (trad. Brigitte Marrec). In Anne-Marie Bidet-Mordrel (éd.), Les rapports sociaux de sexe (pp. 123-141). Paris : PUF.