Couverture de NQF_391

Article de revue

Recherches Féministes, Naïma Hamrouni et Diane Lamoureux (coord.), « Philosopher en féministes »

Pages 136 à 140

Notes

  • [1]
    Naïma Hamrouni et Diane Lamoureux (coord.) (2018). Recherches Féministes, vol. 31, n° 2, « Philosopher en féministes ». Université Laval : GREMF, 282 pages.
  • [2]
    Voir la tribune parue dans Libération le 17 octobre 2018 : https://www.change.org/p/tou-te-s-combien-de-philosophes.
  • [3]
    Patricia Hill Collins (2016). « Lost in translation ? Black feminism, intersectionnalité et justice sociale ». In Marta Roca i Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard (éds), L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques (pp. 53-74). Paris : La Dispute.
English version

1

« Faut-il être un vieil homme blanc pour philosopher ? »
(p. 2)

2La philosophie est une discipline sexiste : la plupart des grands philosophes ont défendu l’infériorité des femmes, les femmes philosophes sont peu étudiées et, à l’université, elles sont discriminées par rapport à leurs pairs masculins. En 2018, il n’y a en France que 36 % de maîtresses de conférences et 23 % de professeures en philosophie [2], et on ne compte plus les colloques, publications et jurys où aucune chercheure n’est invitée, ni les remarques sexistes, racistes et classistes, ou encore les abus des enseignants sur leurs étudiantes. Dans ce contexte, défendre une égalité de traitement n’est pas favoriser les femmes, mais cesser d’avantager les hommes blancs issus de la bourgeoisie, et améliorer le développement de la philosophie, appauvrie par cet entre-soi. Ce sont des objectifs que poursuivent les féministes.

3Mais qu’est-ce que « philosopher en féministes » ? C’est le thème du dossier de Recherches Féministes recensé ici, qui, outre une introduction des deux coordinatrices Naïma Hamrouni et Diane Lamoureux, comporte sept articles.

4La forme verbale (« philosopher ») du titre présente la philosophie comme une activité : il est moins question d’étudier la philosophie et son histoire que de philosopher depuis un positionnement particulier (« en féministes »). S’agit-il de dénoncer les biais sexistes de certains philosophes, d’étudier des femmes philosophes, de produire une philosophie féministe ? Le pluriel mis à « féministes » dans le titre du dossier insiste sur la diversité des approches féministes de la philosophie. Si cette multiplicité peut nuire à la cohérence du dossier, elle permet en revanche de mesurer la vitalité de ce champ de recherche.

5La pluralité est d’emblée marquée par les deux mises en exergue du numéro, invitant à des rapports différents à la tradition : la première est une citation d’Audre Lorde, qui affirme qu’on ne détruira jamais la maison du maître avec les outils du maître. La seconde fait référence à Linda Singer, laquelle conçoit la philosophe féministe comme une « bandita » (p. 1) qui pille les textes des philosophes hommes, mobilisant sans déférence leurs concepts et se les réappropriant contre leurs auteurs. Cette diversité renvoie aux rapports historiques des féministes à la philosophie, oscillant entre critique et développement d’approches philosophiques alternatives. Dans tous les cas, il s’agit d’interroger la production de savoir au prisme des rapports de pouvoir, afin de déconstruire les prétendues vérité, universalité et neutralité de certains discours en mettant en évidence leur caractère situé et les biais qui y sont à l’œuvre, et de promouvoir un savoir émancipateur pour les groupes dominés.

6La manière dont la production de connaissances organise le régime du visible, du dicible et du pensable est une question centrale du dossier, soulignant les interactions du social et du politique avec le champ du savoir et ses critères de vérité.

7Le premier article, où Kristie Doston présente le concept d’« oppression épistémique » (p. 9), aborde frontalement cette question. Si l’inégalité dans la production du savoir légitime a souvent été analysée, le texte de Doston montre qu’il existe trois formes irréductibles d’oppression épistémique, qu’elle distingue en fonction du degré de changement nécessaire pour les combattre : (1) l’exclusion de certaines personnes hors de la production légitime du savoir, parce qu’elles sont considérées comme moins crédibles pour utiliser les ressources épistémiques communes ; (2) l’insuffisance de ces ressources qui continuent de refléter l’expérience et le point de vue des personnes socialement dominantes ; (3) l’impossibilité pour certains groupes de modifier les ressources épistémiques communes pour qu’elles reflètent leur expérience et leur permettent de penser et de communiquer cette expérience. Dotson présente ces trois formes en s’appuyant sur une réécriture de l’allégorie de la caverne de Platon, développant un rapport de bandita à un auteur canonique : ce mythe est en effet traditionnellement mobilisé pour penser la rupture qu’opère la philosophie par rapport à l’expérience ordinaire. L’auteure reprend donc l’idée que notre vision est limitée par la position que nous occupons en lui donnant une dimension sociale et politique.

8Cette éclairante typologie soulève des questions qu’on retrouve déclinées dans plusieurs articles du dossier.

9Ainsi, l’exclusion épistémique est discutée « de l’intérieur » par Marie-Anne Casselot qui, partant de sa propre expérience au moment de la rédaction de son article – sa crainte de ne pas être à la hauteur –, propose une analyse du « syndrome de l’imposteure » (p. 71) et une phénoménologie féministe du doute en général. Cet article resitue le doute, outil méthodologique privilégié de nombreux philosophes, dans son contexte social : nous ne sommes pas tou·te·s amené·e·s à douter de nous-mêmes, ni mis·e·s en doute de la même manière.

10L’article d’Agnès Berthelot-Raffard analyse un cas d’oppression épistémique : l’auteure montre que la pensée Black feminist, centrée sur la justice sociale et permettant d’analyser les rapports de pouvoir et les institutions, aurait pleinement sa place dans la philosophie politique contemporaine. Pourquoi a-t-elle été occultée, notamment par les théories libérales de la justice ? Pour Berthelot-Raffard, cela constitue une injustice épistémique et herméneutique : les théories développées par certains groupes pour penser leur expérience sont passées sous silence, et les penseur·e·s dominant·e·s parlent au nom de ces groupes avec le risque de produire un discours stéréotypé. Par exemple Susan Moller Okin, en réduisant les Africaines-Américaines à des indigentes vivant en famille monoparentale, contribue à perpétuer des stéréotypes racistes qui ont des conséquences sur la conscience que ces femmes ont d’elles-mêmes et sur leur crédibilité lorsqu’elles tiennent un discours alternatif sur leur expérience.

11À partir du constat qu’il existe des oppressions épistémiques, quel peut être le rôle des philosophes féministes ? Dans ce dossier, on peut dégager quatre réponses possibles à cette question.

12La première approche consiste en une critique des biais sexistes de la tradition, comme le font Berthelot-Raffard et Anne Plaignaud. Celle-ci reprend la critique que Carole Pateman adresse aux philosophes des Lumières (qui ont exclu les femmes du contrat social tout en maintenant leur subordination par le contrat de mariage) et la prolonge à d’autres, plus tardifs, chez qui elle dénonce la construction conjointe des notions d’autonomie et de modernité d’une part, et du groupe « femmes » d’autre part, exclu de ces mêmes notions.

13Ces biais ne devraient-ils pas être également abordés par les enseignant·e·s ? Quelles modifications apporter aux programmes scolaires pour qu’on y prenne en compte les questions de genre et qu’on y étudie davantage de femmes, de personnes racisées, ou d’autres catégories sociales discriminées ? Geneviève Guilpain réalise une enquête auprès de quatre enseignant·e·s de philosophie dans le secondaire et dégage plusieurs facteurs concourant à délégitimer ces biais comme, par exemple, l’absence d’incitation institutionnelle.

14Il importe donc, et c’est la deuxième approche, de visibiliser l’existence de femmes philosophes. Dans ce numéro de Recherches Féministes, Cristina Morar montre comment l’œuvre de Sarah Koffman articule lecture et écriture en proposant des lectures « soupçonneuses » (p. 62) de Platon, Emmanuel Kant, Jean-Jacques Rousseau et Friedrich Nietzsche, dont Koffman critique la misogynie pour développer une pensée philosophique autonome. Marianne di Croce s’interroge sur l’absence d’Antigone dans la réflexion d’Hannah Arendt et défend l’idée que l’acte d’Antigone, qui enterre son frère malgré l’interdiction royale, est à mi-chemin entre l’objection individuelle de conscience et l’acte politique de désobéissance civile. Elle montre l’intérêt et les limites de la distinction conceptuelle arendtienne.

15Une troisième approche consiste en une réappropriation critique de concepts et d’auteur·e·s de la tradition philosophique. Casselot s’inscrit ainsi dans la lignée de philosophes qui font dialoguer la tradition phénoménologique avec les approches critiques du genre et de la race pour mettre en évidence le caractère situé de cette tradition et inventer d’autres chemins en phénoménologie.

16La quatrième approche vise à développer une philosophie alternative, de nouveaux concepts pour penser d’autres objets. Les articles de Dotson, Casselot et Berthelot-Raffard proposent de nouveaux outils conceptuels pour penser les expériences et les productions de savoir, en particulier celles de groupes marginalisés par le discours philosophique majoritaire.

17Au terme de ma lecture, j’ai trouvé remarquable que certains articles du dossier mettent en lien le savoir et la justice sociale, acte éminemment important dans un contexte où, comme l’a dénoncé Patricia Hill Collins, les savoirs produits par les personnes marginalisées sont souvent dépolitisés en étant introduits dans le monde académique et réappropriés par des chercheur·e·s issu·e·s des groupes sociaux dominants [3]. L’articulation entre savoir et justice sociale implique de ne pas seulement défendre l’accès des femmes au monde académique – une revendication qui ne s’attaque pas forcément aux privilèges des femmes blanches issues de la bourgeoisie, ni au corollaire de ces privilèges, l’exclusion des autres femmes –, mais de développer une critique des rapports de pouvoir dans le champ du savoir et des rapports de domination entre les femmes elles-mêmes. Dans cette perspective, les travaux qui me paraissent les plus intéressants sont ceux qui ne se contentent pas de promouvoir la philosophie des femmes en général, mais qui proposent une philosophie critique de l’oppression et ne reproduisent pas l’exclusion de certains groupes hors de la production de savoir.

18Si ce dossier montre bien l’intérêt du féminisme pour la philosophie, je regrette qu’il ne se soit pas penché sur la proposition inverse : l’intérêt d’une perspective philosophique pour le féminisme. Comme le souligne Guilpain, les questions de genre sont souvent pensées comme le domaine privilégié des sciences sociales, et c’est un des facteurs qui explique les résistances des philosophes : le genre est rejeté hors des études philosophiques et cantonné à un objet d’études sociologique. Dans un contexte où la légitimité scientifique d’une perspective de genre est encore peu reconnue dans le monde académique philosophique, qui résiste au questionnement des biais sexistes de sa tradition et soupçonne le genre d’être trop engagé pour nourrir de véritables recherches, il est essentiel que des philosophes féministes soulignent l’intérêt d’une approche philosophique sur le genre, pour rappeler que le genre n’est pas seulement un objet de recherche, mais une perspective critique sur le monde social et la production de savoir.


Date de mise en ligne : 23/07/2020

https://doi.org/10.3917/nqf.391.0136

Notes

  • [1]
    Naïma Hamrouni et Diane Lamoureux (coord.) (2018). Recherches Féministes, vol. 31, n° 2, « Philosopher en féministes ». Université Laval : GREMF, 282 pages.
  • [2]
    Voir la tribune parue dans Libération le 17 octobre 2018 : https://www.change.org/p/tou-te-s-combien-de-philosophes.
  • [3]
    Patricia Hill Collins (2016). « Lost in translation ? Black feminism, intersectionnalité et justice sociale ». In Marta Roca i Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard (éds), L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques (pp. 53-74). Paris : La Dispute.

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