Couverture de NQF_352

Article de revue

Nadia Chaabane, militante féministe tunisienne. Un engagement transnational pour les droits des femmes et la justice sociale

Pages 72 à 85

Notes

  • [1]
    Ville côtière tunisienne, chef-lieu de la région du Cap-Bon.
  • [2]
    Voir l’article de Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh (2014). « Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie ». Nouvelles Questions Féministes, 2 (33), 14-33.
  • [3]
    RCD : Rassemblement constitutionnel démocratique.
  • [4]
    Médecin, écrivaine et féministe égyptienne pionnière.
  • [5]
    Dar Chaabane est un village à proximité de la ville de Nabeul.
  • [6]
    Le Collectif national pour les droits des femmes est un regroupement d’associations féministes, de syndicats et de partis politiques constitué le 24 janvier 1996 [www.collectifdroitsdesfemmes.org].
  • [7]
    Traces, mémoires, histoire des mouvements de femmes de l’immigration en France, projet porté par l’Association des Tunisiens en France. Fiche de l’exposition sur le site du Musée de l’histoire de l’immigration : [www.histoire-immigration.fr/la-cite/repertoire-de-projets/traces-memoires-histoire-des-mouvements-de-femmes-de-l-immigration-en-france].
  • [8]
    Le Kivu est une région à l’est de la République démocratique du Congo.
  • [9]
    Le Parti Ettajdid est l’ancien Parti communiste tunisien.
  • [10]
    C’est d’ailleurs le titre du livre de Sophie Bessis, publié en 2010 chez Elyzad.
English version

1Nadia Chaabane est née en Tunisie de mère d’origine française (devenue Tunisienne dans les années 1970) et de père tunisien, tous deux faisant partie du corps enseignant de l’école publique tunisienne. Elle a quitté le pays à la fin de ses études secondaires pour poursuivre un cursus universitaire à Dijon, en France, région natale de sa mère. Elle a ensuite obtenu son doctorat en sciences du langage à Paris. Nadia a fait ses premiers pas de militante en Tunisie, au sein d’un groupe féministe créé par quelques-unes de ses enseignantes. Un engagement qui n’a cessé depuis, à propos duquel elle répète en souriant : « Le militantisme a pris toute la place dans ma vie ! » Son parcours professionnel et sa vie personnelle sont dédiés à son engagement militant. Elle se décrit comme une féministe engagée pour les droits des femmes quels que soient leur origine et leur statut et pour la justice sociale.

2En 2011, lorsque la Tunisie vit sa révolution, Nadia se mobilise immédiatement pour soutenir le mouvement de contestation et les groupes progressistes d’opposition (de gauche). Elle se porte également candidate et tête de liste pour représenter les Tunisien·ne·s résidant en France au sein de l’Assemblée constituante. Elle est élue le 23 octobre 2011 et joue un rôle déterminant dans la mobilisation des forces progressistes au sein de l’Assemblée constituante et pour réussir à faire adopter une constitution qui consacre l’égalité entre les citoyennes et les citoyens, ainsi que les libertés individuelles et collectives (liberté de culte, liberté d’expression, liberté d’action, etc.).

3Dans cet entretien, réalisé à Tunis, Nadia Chaabane nous livre un récit de son parcours militant et de son expérience politique en Tunisie. Nous la remercions pour ce précieux témoignage.

4Amel Mahfoudh : En 2011 tu as été élue à l’Assemblée constituante tunisienne en tant que Tunisienne résidant en France, à la suite de la révolution – une élection qui a été saluée par les féministes tant ici, en Tunisie, qu’en France. Ton apport à l’élaboration de la nouvelle Constitution tunisienne a été important, en particulier pour réussir à faire adopter le principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Dans le cadre de ce numéro de Nouvelles Questions Féministes sur les féminismes dans les pays arabes, nous avons souhaité présenter ton parcours de militante féministe et comment tu as vécu cette expérience de transition démocratique. Pour commencer, peux-tu nous parler de ton parcours militant ? A-t-il commencé en Tunisie ? Comment es-tu arrivée au féminisme ?

5Nadia Chaabane : J’ai vécu tellement de choses différentes dans ma vie de militante : j’ai milité dans les groupes altermondialistes, les mouvements de gauche et les mouvements de l’immigration. Mon expérience féministe a commencé plus tôt, en Tunisie, quand j’étais lycéenne à Nabeul [1]. À ce moment-là, j’ai croisé des enseignantes qui militaient au parti communiste et qui ont constitué un groupe féministe. C’était au même moment que se créait le groupe féministe au club Tahar Haddad [2], elles voulaient réunir un groupe de femmes à Nabeul. C’était le début des années 1980, j’avais 15 ans, nous étions quatre lycéennes dans le groupe. C’est comme ça que j’ai eu une initiation et une formation féministes. J’ai participé à l’organisation de plusieurs activités autour de la question des droits des femmes, de leur statut et de leur place dans la société tunisienne. Donc, c’était une initiation à l’action collective, nous nous réunissions à la maison de la culture, nous avons pu agir librement jusqu’à ce que les membres du parti au pouvoir, le RCD [3], commencent à se rendre compte que nous étions en train de « pervertir » l’opinion, nous avions un discours radical à ce moment-là. Ils ont alors commencé à nous évacuer et à nous interdire l’espace de la maison de la culture. Avec cette expérience, j’ai exploré la littérature féministe : j’ai lu Simone de Beauvoir, Nawel Saadawi [4], j’ai lu toute la littérature féministe disponible en Tunisie à l’époque. En même temps, je suis aussi entrée dans les mouvements lycéens des années 1980 ; c’est comme ça que le déclic militant, l’envie de m’engager dans le collectif, a démarré. À la fin du lycée, nous avons obtenu toutes les quatre une bourse pour continuer des études en France et nous sommes parties.

6En arrivant en France, comment as-tu continué cet engagement ? Qu’est-ce qui a changé pour toi ?

7En France, je suis arrivée dans une petite ville, à Dijon. Quand on arrive comme étudiante ou étudiant étrangère·er, on vous oriente vers une ville en région, c’est difficile d’aller directement à Paris. On m’a donc affectée à Dijon, parce que ma mère est originaire de la Bourgogne, en pensant que j’y avais des attaches familiales. Ma mère a aussi fait son université à Dijon.

8Dans la filière Lettres, à Dijon, nous étions deux Arabes : une fille née en France d’origine marocaine et moi. Nous n’avions pas du tout le même parcours ; moi, je me sentais étrangère, je n’avais vraiment pas le même vécu qu’elle de l’immigration. J’ai fait cette première année d’université (1983) et, l’année suivante, je me suis engagée dans le mouvement anti-apartheid et le mouvement syndical. Puis, comme nous étions en conflit avec les syndicats sur la question des étudiant·e·s de l’étranger, nous avons constitué nos propres listes et, par exemple, avons revendiqué des logements pour ces étudiant·e·s. En 1986, j’ai participé aux grandes manifestations étudiantes à Paris, j’étais vraiment très engagée dans ce mouvement syndical et étudiant.

9Mais j’étais aussi interpellée par mon entourage sur les problématiques de l’immigration, parce que j’étais assimilée à une deuxième génération. Les gens me disaient : « Tu es une beurette », ou « une deuxième G » ; je ne comprenais pas ! Je ne savais pas ce que c’était. Moi, je ne me reconnaissais pas dans ces problématiques, je n’avais pas la même expérience. C’était une immigration ouvrière avec un rapport au pays qui n’était pas le mien, il y avait vraiment une différence. Cependant, je me suis rendu compte qu’elles vivaient un racisme dont moi-même j’ai fait l’expérience, ce qui m’a rapproché des mouvements de l’immigration. Puis, dès que j’ai déménagé à Paris, je me suis vraiment engagée dans les associations de l’immigration. Ensuite, les questions palestiniennes, au centre des préoccupations de plusieurs associations, se sont rapidement imposées.

10Je me suis investie à fond dans ce champ, j’ai fait du bénévolat, j’ai enseigné l’arabe à des enfants, j’ai monté des projets dans des centres culturels, des clubs de musique et de théâtre. Durant cette période, j’ai rejoint l’Association des Tunisiens en France (ATF), un peu par hasard au départ : c’était à l’occasion d’une manifestation à laquelle j’ai participé. Mais finalement, je me suis retrouvée au sein de ma famille politique et idéologique, dans le sens où plusieurs militant·e·s de l’ATF étaient membres ou proches du Parti communiste français ou, avant la migration, du Parti communiste tunisien.

11En parlant de famille politique, est-ce que tu as été membre du Parti communiste tunisien au départ, ou bien tu t’en es rapprochée en France ?

12Je parle de famille politique et idéologique parce que ma mère était membre du Parti communiste français, ma grand-mère maternelle en était aussi membre, très engagée. Ma mère l’était moins, mais ma grand-mère était vraiment militante et je viens d’une famille française qui était dans la classe ouvrière communiste. Et, en Tunisie, mon engagement politique a commencé avec des femmes féministes et aussi membres du Parti communiste. C’est donc sans m’en rendre compte que je me suis retrouvée dans ce milieu, où je me sentais finalement le plus à l’aise.

13Tu as eu cet univers idéologique et militant un peu en héritage…

14Oui, un héritage inconscient, en quelque sorte. Je n’en ai presque jamais discuté avec ma mère et très peu avec ma grand-mère. À 15 ans, j’étais très jeune et ne savais pas qu’elles avaient un engagement communiste, je n’en avais jamais discuté avec elles. C’est après coup que j’ai découvert tout ça, je ne me posais pas de questions au départ. Pourtant, j’ai rapidement eu conscience de la différence entre ma mère et mes tantes paternelles, ainsi que de la différence entre moi et mes cousines. J’avais conscience qu’il y avait aussi une différence entre notre famille par rapport à la réalité sociale des femmes en ce moment-là en Tunisie, plus particulièrement à Nabeul. Toutes les femmes de ma famille tunisienne ont fait des études, ma grand-mère a été scolarisée dans les années 1920 et elle avait son certificat d’études. Mon grand-père maternel avait scolarisé tous ses enfants, filles et garçons, dans le village de Dar Chaabane [5] et mon grand-père paternel également, ce qui est assez étonnant pour une région qui était plutôt rurale. J’ai des tantes du côté de mon père qui ont eu le diplôme de l’École normale au tout début de l’Indépendance. Pourtant ce n’était pas la bourgeoisie, c’était une famille tout à fait modeste. Plusieurs aspects de cette histoire familiale ont donc marqué mon parcours et m’ont amenée à observer les choses sous un angle différent. De leur côté, mes sœurs ne sont pas engagées politiquement, mais ces valeurs familiales ont influencé leurs choix de métiers et leur vie de couple.

15Pour revenir à ton parcours avec l’Association des Tunisiens en France, c’est à partir de ce moment-là que tu as commencé ton engagement avec celle-ci ? Est-ce que tu es arrivée directement sur les problématiques liées aux droits des femmes ?

16J’ai d’abord développé plusieurs projets avec les enfants : cours de langues, activités culturelles, etc. Je me suis beaucoup intéressée aux enfants de l’immigration et, à partir des enfants, je me suis dit qu’il fallait absolument s’occuper de la situation des femmes tunisiennes, il n’y avait aucune association pour les Tunisiennes en France, contrairement aux Algériennes. À l’époque, nous avions tenté de créer une première association de femmes tunisiennes en immigration au-delà des appartenances politiques des unes et des autres, mais ça n’a pas marché. Nous n’avons pas réussi à nous entendre et à faire abstraction des univers politiques différents. Les enjeux partisans ont pris le dessus, notamment parce que les hommes sont intervenus. Les mouvements d’extrême gauche, en particulier, ne supportaient pas l’émergence d’un projet qui transcende les appartenances politiques, et plusieurs militants ont tout fait pour le détruire.

17C’est une expérience qui a dû être difficile à vivre, pour toi. Avez-vous tenté autre chose ?

18À la suite de cette expérience, j’ai décidé de développer la thématique « femmes » au sein de l’ATF. C’est une association mixte, mais qui est très sensibilisée à la situation des femmes. Au cours de cette période, j’ai été élue au bureau national (l’ATF est une fédération avec plusieurs sections), ce qui a beaucoup favorisé l’engagement de l’association sur la question des femmes. J’ai aussi participé au Collectif national pour les droits des femmes [6] (CNDF, France) en 1997, en tant que représentante de l’ATF et avec la volonté de porter les problématiques des femmes de l’immigration. J’étais contre l’idée qu’il faut être dans les structures de l’immigration pour parler des problématiques d’immigration, donc contre la ghettoïsation ; au contraire, avec d’autres collègues algériennes, nous avons apporté au sein du CNDF des revendications et des réflexions concernant les femmes immigrées. Ces revendications, qui incluaient également la question des femmes sans papiers, ont été inscrites dans le manifeste du CNDF et ont donc été portées par toutes. Ces questions n’étaient plus considérées comme spécifiques et traitées à part, elles sont même devenues une des problématiques centrales du CNDF.

19D’ailleurs, à ce propos, quand j’ai été élue à l’Assemblée constituante tunisienne, l’un des premiers articles que j’ai proposé a été le droit d’asile. Ça n’a pas posé de problème et ça a été accepté ; pour moi, c’était important, cela faisait partie de mon engagement pour les droits des femmes et des personnes sans statut, sans papiers et fuyant des pays en guerre.

20Un de nos axes de travail a été de peser sur le projet de la loi-cadre contre la violence faite aux femmes : nous voulions élargir le champ d’action de la loi pour ne pas la limiter à la violence conjugale. Nos collègues du collectif espagnol qui avait contribué à élaborer la Loi intégrale contre la violence de genre en Espagne nous avaient fortement conseillé de le faire. Ainsi, la loi-cadre française prend en compte les problématiques des femmes immigrées et des femmes sans papiers. Par exemple, quand une femme sans papiers est victime de violence, il y a la possibilité de demander une régularisation de sa situation en dehors du regroupement familial. On a réussi à mettre des mécanismes de protection pour ces femmes doublement victimes. Je pense que notre apport a été décisif pour inscrire ces questions dans la loi-cadre et qu’elles n’auraient pas été prises en compte aussi bien si nous, les militantes de l’immigration, nous n’avions pas participé au CNDF.

21Cela illustre tout à fait ce que tu m’expliquais tout à l’heure, soit la nécessité de participer largement, de créer des débats et de porter la voix des femmes immigrées dans les instances nationales.

22J’ai toujours été et je reste convaincue qu’il est important de travailler collectivement et d’unir nos efforts autour d’un objectif commun, les droits des femmes, et de porter l’ensemble des revendications qui les concernent, y compris celles de l’immigration.

23On peut dire qu’avec cette participation au CNDF, tu as renoué avec ton engagement féministe de départ ?

24Tout à fait, j’ai renoué avec mon engagement féministe initial à partir du moment où j’ai décidé de rejoindre le CNDF et de m’investir pour la cause des femmes immigrées, en particulier sur la question de leur·s statut·s. À ce moment-là, on commençait à recevoir les femmes algériennes fuyant la guerre civile, ce qui a provoqué une large réflexion dans le mouvement féministe, puis un élan de solidarité important avec elles. Il y avait aussi les problématiques des filles qui fuguaient parce que les pères étaient très durs avec elles. Tout ça m’a amenée à m’engager totalement sur la question du statut des femmes. J’ai participé à la Marche mondiale des femmes en 2000, nous avions invité plusieurs militantes tunisiennes, marocaines et algériennes à ce moment-là en France. Tu vois, mon engagement féministe dépassait le cadre français, j’ai tissé des liens avec les copines tunisiennes, mais aussi algériennes et marocaines.

25J’ai remarqué que tu as même eu une collaboration avec une association afghane. Comment est arrivé ce projet ?

26Je suis partie en Afghanistan en 2002, dans le cadre d’un projet auquel je participais à titre personnel. Nous faisions des collectes d’argent pour soutenir des enseignantes sur place, pour qu’elles puissent continuer à scolariser les filles ; elles organisaient des écoles à domicile. En 2002, l’association partenaire nous a proposé d’aller rencontrer ces femmes afghanes. J’ai accepté sans même réfléchir aux questions de sécurité, j’ai préparé mon voyage et je suis partie. Pour moi, il était important de m’engager auprès des femmes afghanes, pour les défendre et défendre leurs droits, c’était vraiment dans la continuité de mon engagement. Et c’était important qu’elles sachent, elles aussi, qui était derrière cette solidarité en France. La période était cruciale, puisqu’elles étaient aussi en plein débat sur la Constitution. D’ailleurs, je suis partie avec une copie du Code du statut personnel (CSP) tunisien, et il est maintenant chez une juriste afghane ; j’espère qu’il les inspirera. Nous savions que nous allions discuter avec elles sur la Constitution afghane en élaboration, et donc nous avions organisé des ateliers. Je n’aurais pas imaginé à ce moment-là que je me retrouverais, quelques années plus tard, à siéger dans une Assemblée constituante en Tunisie, c’est vraiment un clin d’œil de l’histoire !

27Tu as pris le CSP tunisien avec toi, tu espérais qu’elles s’inspirent de l’expérience tunisienne ?

28Je craignais qu’elles revendiquent le changement de la Constitution sans toucher aux lois coutumières. Une constitution ne suffit pas, elle peut ne jamais être traduite dans les lois, c’est le cas dans plusieurs pays. Je voulais les encourager à demander l’élaboration et la mise en place d’un code de la famille. J’étais sensibilisée à cette question notamment par le cas des Palestiniennes, qui ont plusieurs statuts juridiques, donc je suis très attentive à la problématique de l’application de la Constitution. Si elle n’est pas suivie de lois pour son application, c’est le droit coutumier qui continue. C’est pour ça que, dans mes discussions avec les femmes afghanes, je n’arrêtais pas de leur dire qu’il fallait absolument s’attaquer au droit coutumier et mettre en place un code de la famille ou des droits personnels, car la mise en pratique d’une constitution prend énormément de temps.

29Y a-t-il eu une suite à ce projet avec le collectif afghan ?

30Nous avons gardé des liens avec quelques militantes, puis nous avons aussi réussi à construire une école dans une région isolée. Le collectif en France a réuni un groupe d’architectes qui a fait le plan d’une crèche pour les enfants des étudiantes de l’Université de Kaboul, afin qu’elles puissent reprendre leurs études. J’ai participé à ces projets sans être vraiment en première ligne. Mais j’ai mobilisé des gens et fait des collectes, j’ai relayé les informations, etc. J’ai gardé aussi le contact avec l’une des militantes afghanes que j’avais rencontrées, elle était venue à un moment donné en France. C’est d’ailleurs elle qui m’a fait connaître la personne avec laquelle je suis partie en Afrique, plus tard.

31Est-ce que cette collaboration avec les femmes afghanes t’a amenée à être plus engagée au niveau du monde arabe ?

32J’étais déjà engagée dans ce sens. En 2003-2004, j’ai mis en place des rencontres avec des femmes tchétchènes, afghanes et palestiniennes. En 2007, nous avons organisé des débats sur le viol comme arme de guerre, sur l’errance, sur les violences sexuelles. C’est en rencontrant différentes personnes, en croisant les regards et en multipliant les débats que nous sommes en mesure d’orienter l’action. Pour moi, l’engagement féministe doit être transversal. Puis j’ai surtout participé à un grand projet de recherche, « Traces et mémoire », sur les groupes de femmes de l’immigration en France. Nous avions répertorié plus de 400 associations : maghrébines, latino-américaines, africaines, etc. Une analyse historique a été faite par une chercheuse et nous avons monté une exposition itinérante avec le matériel que nous avions collecté [7].

33Tu as finalement eu un parcours militant transnational. Est-ce que cela t’a conduite vers d’autres pays et contextes ?

34Au fil des rencontres, j’ai fait la connaissance, en 2009, d’un artiste français connu, Titouan Lamazou, qui avait réalisé une exposition importante sur les portraits de femmes au Musée de l’Homme. Il avait constitué une association en France, qui s’appelle Lysistrata, du nom d’une Athénienne, héroïne d’une pièce de théâtre grecque, qui avait convaincu les femmes de faire la grève du sexe tant que les hommes continuaient à faire la guerre. Toute sa vie, Titouan a peint des femmes militantes dans le monde entier et il a publié un livre de ses peintures. Cette association a été créée pour aider les femmes dans la région du Kivu [8], et Titouan cherchait des personnes engagées sur les questions féministes et les droits des femmes pour travailler dans un projet qui vient en aide à des femmes victimes de viol, pour les aider à avoir un emploi et une source de revenu. Je suis donc partie au Kivu de 2010 à 2011, puis je suis rentrée en France pour m’engager dans les élections tunisiennes.

35Cet engagement féministe était aussi doublé d’un engagement politique au sein de l’opposition tunisienne à Ben Ali en France et en Tunisie. Ces deux mondes sont interconnectés, tu as souligné les échanges que tu as eus avec les militantes féministes tunisiennes qui constituaient une force d’opposition au régime de Ben Ali. Dans la mobilisation en France pour unir les forces politiques dénonçant la dictature, quelle a été ta participation ?

36En 2004, j’étais membre du collectif L’initiative démocratique qui a regroupé des militant·e·s venant du Parti Ettajdid (Renouveau) [9] et d’autres figures politiques de la gauche tunisienne en France. J’ai été la porte-parole du groupe de soutien à Mohamed-Ali El Halouani, qui a été candidat à la présidentielle contre Ben Ali, ce qui a suscité des grincements de dents dans le milieu parce que je suis une femme et, en plus, jeune. Puis, en 2009, j’ai été coordinatrice du comité de soutien d’Ahmed Brahim, secrétaire général du Parti Ettajdid en Tunisie, lorsqu’il s’est aussi porté candidat à la présidentielle. Tu sais, j’étais « grillée » par rapport au pouvoir en Tunisie. J’ai été auditionnée, en 2010, par le Ministère de l’intérieur à Tunis, ils avaient un épais dossier sur moi, avec des photos de rencontres que j’avais eues avec les personnalités politiques tunisiennes.

37En 2010-2011, comment as-tu vécu cette période de la révolution et la première période de transition ?

38Quand la révolution a éclaté, je venais juste de rentrer du Congo, je me suis retrouvée directement au cœur de la mobilisation. Nous avions à ce moment-là constitué un groupe sous la bannière d’El Kotb (le Pôle démocratique), un collectif réunissant le Parti Ettajdid et des militant·e·s autonomes. Nous avons constitué des listes et avons même eu une sorte de primaire pour choisir les personnes têtes de listes, ce qui était un enjeu important ! C’était vraiment important pour nous de participer au processus démocratique. Dès les premières semaines après la révolution, plusieurs de nos collègues (en France) se sont mobilisé·e·s pour faire partie de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Au départ, je n’étais pas sûre de vouloir me présenter, je me suis décidée en juillet 2011.

39Est-ce qu’on t’a encouragée à te porter candidate ou bien est-ce que c’était une volonté personnelle ?

40Je voulais vraiment y aller, et il faut avoir cette conviction et cet engagement personnel pour surmonter toutes les difficultés. Il faut être capable de mobiliser les militant·e·s, les électeurs et électrices, de les convaincre, d’essuyer les attaques et de résister aux violences. Sans conviction et engagement fort, c’est impossible de passer à travers tout le processus.

41Tu as souligné qu’il a eu une sorte de primaire pour élire les têtes de listes. En Tunisie, cette question a été l’objet de rapports de pouvoir importants, qui ont joué en défaveur des femmes. Il y a eu peu de femmes en tête de liste et cela s’est répercuté sur leur taux de représentation à l’Assemblée.

42En France, nous avons eu également les mêmes pressions. J’ai mobilisé moi-même plusieurs militant·e·s indépendant·e·s pour assurer mon choix à la tête d’une liste. Ce n’était pas facile. J’ai heureusement réussi à être élue avec un bon score, plus de 8,5 %. Mais les groupes démocrates n’étaient pas unis, il y a eu trop de listes en compétition et on a perdu beaucoup de voix à cause de cet éparpillement.

43Comment as-tu pu mobiliser tous ces appuis et ces votes ?

44J’ai mobilisé largement le réseau féministe français et d’autres groupes politiques avec qui j’avais travaillé sur les questions de l’immigration. J’ai reçu une aide précieuse des associations et des élu·e·s locaux d’origine maghrébine, surtout des féministes. Elles m’ont soutenue en me facilitant l’accès à des salles pour organiser les meetings, par exemple. Et j’ai beaucoup travaillé ! Durant la campagne, j’ai fait des milliers de kilomètres, j’ai sillonné les régions et fait plusieurs réunions par jour, c’était un travail énorme !

45Tu allais à la rencontre des Tunisien·ne·s dans les différentes villes. Est-ce que tu arrivais à mobiliser les femmes et les hommes durant les meetings ? Comment ça se passait ?

46J’ai réussi à mobiliser une équipe de campagne d’une cinquantaine de personnes parmi les militant·e·s du Parti Ettajdid ; il était bien implanté dans la région parisienne et dans d’autres villes aussi. C’était notre force par rapport aux autres formations politiques. En plus, j’ai motivé et mobilisé toutes et tous les militant·e·s, même les militant·e·s indépendant·es, car si un·e militant·e, même seul·e, peut distribuer des tracts dans son immeuble et dans sa cité, c’est important pour la campagne. Par la suite, durant les trois ans de mandats que j’ai eus à la Constituante en Tunisie, je repartais en France tous les mois environ et j’organisais des réunions publiques.

47Durant les élections de l’Assemblée constituante, le Parti islamiste a réalisé des scores élevés au sein de la communauté tunisienne en France. Qu’est-ce qui a joué en défaveur des mouvements de gauche ?

48La plus grande erreur a été de multiplier les listes, cela a divisé le vote. Si les différentes tendances politiques de gauche s’étaient unies, nous aurions pu avoir au moins trois ou quatre autres sièges de plus parmi les Tunisien·ne·s en France, alors que les groupes islamistes, unis sous une même bannière, ont réussi à être plus percutants.

49Cette élection a été un événement important et j’imagine qu’elle a été une expérience aussi stressante qu’enrichissante. Comment as-tu vécu ces trois années en tant qu’élue, avec pour défi la rédaction d’une nouvelle Constitution tunisienne ?

50Cette période a été très éprouvante, car il y avait une violence extrême et, personnellement, j’ai été doublement affectée, parce que je n’étais pas capable de décoder le fonctionnement du pays. Je suis partie de Tunisie à l’âge de 18 ans, je ne suis pas devenue adulte ici et j’ai acquis des réflexes démocratiques. En revenant comme membre de la Constituante, je me suis rendu compte que la démocratie est un mot galvaudé, qui ne se traduit pas dans les comportements. Ni le mouvement féministe ni les mouvements politiques, quelle que soit leur tendance, n’ont une tradition démocratique. Les comportements ne sont pas démocratiques lorsque, par exemple, les décisions sont prises sans associer les autres membres du groupe, sans respecter l’opinion des collègues et aussi sans respecter les engagements qu’on a pris. J’ai constaté une certaine hypocrisie et une confusion totale entre les relations de travail et les relations amicales : en cas de désaccord, il était difficile d’exprimer librement son avis sans se retrouver dans un conflit. C’était difficile à gérer ! Heureusement que j’ai pu aussi compter sur le soutien de mon compagnon, qui est également militant. Il m’a vraiment beaucoup aidée sur les dossiers et les analyses, même à distance. En plus, il m’a apporté un soutien psychologique important.

51L’apprentissage de la démocratie est difficile et je comprends qu’il n’était pas aisé d’arriver dans le pays à un moment extrêmement délicat, alors que tu n’y as pas vraiment vécu, comme tu l’as dit, ta vie d’adulte et ton apprentissage de la vie politique, que tu as fait dans un autre contexte.

52Tu sais, au début, j’étais vraiment en décalage avec les pratiques, ici, en Tunisie. Je ne comprenais pas les rivalités au sein de la société civile, la difficulté de travailler collectivement et, surtout, le sentiment de concurrence entre les personnes. Elles peinaient à construire une stratégie de groupe, à faire confiance et à soutenir celles qui étaient à la Constituante. J’ai vraiment eu du mal à comprendre certains fonctionnements, les problèmes de leadership. L’apprentissage de la démocratie et la liberté d’expression n’étaient pas faciles. Nous étions peu de féministes dans la Constituante et j’ai eu personnellement très peu de soutien et de solidarité de la part des groupes féministes de la société civile. C’est triste à dire, car elles n’ont pas mesuré qu’elles pouvaient s’appuyer sur moi et compter sur mon travail. Je trouve personnellement que nous avons perdu beaucoup de temps et d’énergie. En France, pendant les élections, nous faisions tout pour soutenir les candidatures des copines féministes, nous avions des stratégies collectives et de coordination même avec des collègues d’autres partis politiques. En Tunisie, à chaque fois on me renvoyait à mon parti.

53Est-ce que tu penses que la raison serait qu’elles ne te connaissaient pas suffisamment ?

54Elles me connaissaient toutes, mais je n’ai pu compter que sur des personnes de mon réseau amical. Autrement, les groupes féministes ne m’ont pas aidée. Une situation qui m’a beaucoup affectée heureusement que j’étais dans un parti où il y avait des ressources. C’était vraiment dur, avec le manque de moyens et surtout les violences à l’intérieur de l’Assemblée ! Sophie Bessis utilise une expression, dans son livre, qui décrit très bien ma position en Tunisie : « Dedans, dehors » [10]. Tu es dedans mais toujours dehors, parce que je n’ai pas appris à vivre dans ce milieu, à gérer les rapports et surtout la violence des personnes. J’étais tout à fait consciente des enjeux, je suis même très contente du résultat, du texte de la Constitution qui a été adopté, mais nous avons perdu un temps énorme dans des futilités ! Il y avait des points que nous aurions mieux négociés si nous étions plus uni·e·s, si l’on avait travaillé ensemble et en bonne intelligence.

55Les partis politiques et les associations avaient probablement besoin de se positionner sur l’échiquier politique et de faire entendre leurs revendications.

56Mais ce comportement nous a épuisé·e·s. Nous avons été épuisé·e·s par des manières de faire anarchiques ! J’ai souvent eu connaissance des demandes d’amendements par voie de presse au lieu qu’elles nous soient transmises directement. Nous avons été accusé·e·s de ne rien faire, alors que nous avons sauvé plusieurs points et que nous nous sommes battu·e·s article par article. Par exemple, la volonté d’introduire un Conseil supérieur islamique n’est pas du tout passée, alors que la société civile ne s’était même pas mobilisée contre ce point. Je me suis totalement engagée contre, au risque de me faire traiter de « chienne de la France » par les islamistes. Mais ces attaques provenant des islamistes ne m’intimidaient pas du tout, j’y étais habituée. C’est d’ailleurs moi qui avais ensuite communiqué l’information aux médias. Au fond, j’ai pu tenir parce que j’avais le soutien des autres élu·e·s, on a travaillé ensemble, le groupe a relayé l’information et on a élaboré ensemble les argumentaires.

57Il y a eu tout de même des batailles menées conjointement avec les associations féministes pour assurer la préservation des acquis apportés par le Code du statut personnel (CSP), n’est-ce pas ?

58Oui, concernant l’article qui stipulait que le gouvernement doit veiller à « développer » les droits des femmes et de la famille. Mais nous, les élues, nous étions tellement paranoïaques et avions tellement peur que cette formulation laisse une brèche au parti islamiste que nous avons tenu à ce que soit ajouté « préserver les acquis et développer les droits ». Nous n’étions que quatre élues femmes, mais nous avons réussi à bloquer le vote pendant deux jours et à les obliger de voter la formulation que nous voulions. Les associations sont maintenant fières et revendiquent cette victoire, mais ce n’est pas tout à fait vrai, elles étaient prêtes à accepter la première formulation. D’accord, la pression de la société civile a été importante à certains moments, mais leur travail n’a pas toujours été suffisant. Alors, quand maintenant on attribue tout le mérite à la société civile et qu’on invisibilise le travail réalisé par les élu·e·s, moi ça me déçoit énormément. Nous, les élues, on n’existe plus ! C’est comme si nous étions une machine de vote. Ce n’est pas juste.

59Finalement, l’invisibilisation du travail des femmes a été reproduite au sein de l’Assemblée et tant les associations que les militantes de la société civile n’ont pas été vigilantes sur ces questions.

60Nous avons été totalement éclipsées ! Tout ce que nous avons fait, les mobilisations et les prises de décision à l’intérieur de l’Assemblée ont été oubliées et évacuées. Tu vois, j’ai encore beaucoup d’émotion en parlant de ce sujet !

61Tu as été candidate lors de l’élection de l’Assemblée des représentant·e·s du peuple (ARP). Ta formation politique a essuyé une grande défaite. Qu’est-ce qui s’est passé ?

62À mon échelle, j’ai vraiment tout fait pour maintenir l’adhésion et l’engagement des militant·e·s et des sympatisant·e·s. J’ai fait plusieurs meetings pour diffuser les informations, nos prises de position et les résultats. J’ai tenu un blog où je publiais régulièrement, notamment, les comptes rendus des débats à l’Assemblée. Mais, à un moment donné, mon parti politique a fait le choix malheureux de changer de nom. À ce moment-là, nous avons perdu toute la notoriété construite et il fallait tout recommencer. Je ne pouvais plus y arriver, c’était déjà très difficile ! Ce changement de nom a détruit tout ce que j’ai fait et il a été une erreur stratégique fatale.

63Tu as tout de même décidé de t’installer en Tunisie. Quels sont tes projets actuels et pour l’avenir ?

64D’abord, j’ai vécu trois années intenses au sein de l’Assemblée constituante, ensuite il y a eu la campagne pour les élections législatives dans la foulée, qui a aussi été très éprouvante. Entre-temps, j’ai commencé à écrire un livre que j’espère finir prochainement ; j’en suis au stade des corrections. J’ai pris une année tranquille, sans chercher à travailler, j’avais besoin de me retrouver. Puis j’ai fait des allers et retours fréquents entre Tunis et Paris, et je me suis rendu compte que je ne pouvais plus me projeter professionnellement en France, je ne peux plus. De plus, j’ai le sentiment d’un travail inachevé, surtout par rapport à la Tunisie ; c’est frustrant.

65L’année qui a suivi les élections, j’ai vraiment beaucoup réfléchi à ce que je ferais, j’ai aussi écrit sur ces trois années au sein de l’Assemblée constituante, mon témoignage sur ce que j’ai vécu et ce que j’ai observé. Donc une écriture où sont mêlés le « je » et le « on », ou le « nous ». C’est important, pour moi, de laisser une trace de cette expérience-là et de publier un témoignage de l’intérieur, éclairer une facette invisible.

66Maintenant, j’aimerais m’investir sur le terrain avec les gens au sein d’associations et d’organismes. Il y a tellement à faire avec les jeunes pour préparer la relève, surtout pour construire une nouvelle classe politique.

Notes

  • [1]
    Ville côtière tunisienne, chef-lieu de la région du Cap-Bon.
  • [2]
    Voir l’article de Dorra Mahfoudh et Amel Mahfoudh (2014). « Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie ». Nouvelles Questions Féministes, 2 (33), 14-33.
  • [3]
    RCD : Rassemblement constitutionnel démocratique.
  • [4]
    Médecin, écrivaine et féministe égyptienne pionnière.
  • [5]
    Dar Chaabane est un village à proximité de la ville de Nabeul.
  • [6]
    Le Collectif national pour les droits des femmes est un regroupement d’associations féministes, de syndicats et de partis politiques constitué le 24 janvier 1996 [www.collectifdroitsdesfemmes.org].
  • [7]
    Traces, mémoires, histoire des mouvements de femmes de l’immigration en France, projet porté par l’Association des Tunisiens en France. Fiche de l’exposition sur le site du Musée de l’histoire de l’immigration : [www.histoire-immigration.fr/la-cite/repertoire-de-projets/traces-memoires-histoire-des-mouvements-de-femmes-de-l-immigration-en-france].
  • [8]
    Le Kivu est une région à l’est de la République démocratique du Congo.
  • [9]
    Le Parti Ettajdid est l’ancien Parti communiste tunisien.
  • [10]
    C’est d’ailleurs le titre du livre de Sophie Bessis, publié en 2010 chez Elyzad.
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