Notes
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[1]
Entretien, Karima, 13 septembre 2015. Tous les prénoms utilisés sont fictifs pour préserver l’anonymat des militant·e·s.
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[2]
Entretien, Fatima, 1er septembre 2015.
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[3]
Entretien, Manal, 6 septembre 2015.
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[4]
Entretien, Karima, 4 septembre 2015.
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[5]
Entretien, Souad, 3 septembre 2016.
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[6]
Entretien, Samira, 14 septembre 2015.
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[7]
Entretien, Leila, 5 septembre 2015.
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[8]
Entretien, Christine, 19 août 2015.
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[9]
Entretien, Michel, 3 septembre 2015.
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[10]
Cette loi ottomane de 1909, largement inspirée de la loi française de 1901, est promulguée dans la veine des réformes de l’Empire ottoman, les tanzimat, et plus particulièrement à la suite de la révolution de 1908. Elle régit tous les organismes « sans but lucratif », dont les partis politiques du Liban.
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[11]
Entretien, Leila, 9 septembre 2015.
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[12]
Entretien, Leila, 9 septembre 2015.
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[13]
Entretien, Iman, 8 septembre 2015.
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Entretien, Mariam, 22 septembre 2015.
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Entretien, Siham, 7 septembre 2015.
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[16]
Entretien, Roula, 9 septembre 2015.
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[17]
Entretien, Salam, 13 septembre 2015.
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Entretien, Carole, 16 septembre 2015.
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[19]
Entretien, Samia, 11 septembre 2015.
1Les engagements féminins contemporains au Liban sont souvent décrits comme les héritiers de mouvements féministes qui y ont suivi des itinéraires comparables aux mouvements nord-américains ou européens à partir des années 1900. Quatre « vagues » sont généralement identifiées. La première accompagne le mouvement de l’indépendance du Liban (1943) et met en avant des revendications d’ordre politique, principalement le droit de vote. La deuxième émerge dans les années 1960 (Charafeddine, 2006) dans le sillage des partis politiques de la gauche nationaliste, avec une tendance au travail d’assistance humanitaire dans le cadre de la guerre civile qui déchire le pays entre 1975 et 1990. Les années 1990 consacrent la naissance d’organisations spécialisées, voire « mondialisées », dans la veine de la Conférence de Pékin sur les femmes. Cette période témoigne aussi de l’institutionnalisation d’une forme de féminisme d’État, avec la création de la Commission nationale de la femme libanaise (institution officielle placée sous la tutelle du premier ministre) au milieu des années 1990 et l’apparition de nouvelles « causes » telles que la « discrimination positive » ou la « violence fondée sur le genre ». Enfin, au cours des années 2000, et dans le sillage des mouvements altermondialistes (Abi Yaghi, 2013) une quatrième « vague » voit le jour autour de revendications relatives au droit au corps et à la sexualité (Daou, 2015).
2Plutôt que de proposer une lecture des organisations et des luttes féministes au Liban en termes de rupture, je m’attacherai à expliciter les transformations des structures, des revendications et des itinéraires militants dans le temps long. À la suite de l’historienne Linda Nicholson (2013), je me distancie de la métaphore des « vagues », notamment parce qu’elle induit une homogénéisation illusoire de chaque vague et qu’elle ne questionne pas ni n’informe sur les formes de militantisme qui ont lieu entre ces-dites vagues. Les limites heuristiques du concept renvoient aussi à une tentation de construction mimétique a posteriori de chronologies et de modèles euro- et américano-centriques. En outre, une telle posture ne tient pas compte des types de militantismes, notamment anticoloniaux dans les différents contextes des pays du « Sud » (Alvarez, 2015 ; Jad, 2007). Des emprunts aux approches postcoloniales et intersectionnelles (Crenshaw, 1991) fournissent des outils méthodologiques pertinents et engagent à une réflexion qui prend en compte les effets du colonialisme et/ou du racisme et qui questionne les relations de domination pouvant exister entre « sœurs » nord-américaines ou européennes et celles qui vivent dans les pays du « tiers-monde » (Haase-Dubosc et Lal, 2006 ; Mohanty, 1984). Ces emprunts permettent d’appréhender des objets d’études tels que le féminisme islamique, mais aussi de regarder du côté des rapports de domination et d’exclusion qui se jouent au sein même des organisations féministes.
3Dans ce texte, je m’attacherai à comprendre les transformations du militantisme féministe au Liban, sur le temps long et sous l’influence d’une tendance accrue à l’ONGisation. À un moment où il semble que seules les structures organisationnelles institutionnalisées (et sous perfusion des bailleurs de fonds internationaux) parviennent à se maintenir et que les structures plus informelles sous forme de collectifs sont vouées à l’échec, avec des cycles de vie relativement courts, je tenterai de questionner les engagements féministes au prisme des temporalités des engagements individuels et collectifs. Mon hypothèse principale, la transformation du militantisme féministe au Liban sous l’effet des interventions des ONG et des agendas internationaux, requiert d’être testée par une étude et une observation interne des organisations et des militant·e·s. Recourant à une méthode ethnographique, j’ai conduit une vingtaine d’entretiens auprès d’une dizaine d’organisations et de collectifs et analysé leurs principaux projets et chevaux de bataille, ce qui constitue le corpus de l’enquête. Les militant·e·s de l’échantillon d’enquête, d’origine libanaise, palestinienne ou syrienne principalement, sont engagé·e·s dans les principales organisations et collectifs féministes et LGBTIQ opérant au Liban.
Les effets différenciés de l’aide internationale : dynamiques de professionnalisation et de cooptation du militantisme
4L’impulsion donnée par la Décennie des Nations Unies pour la femme (1975-1985), suivie par la Conférence de Pékin en 1995, contribue à l’insertion des organisations féministes libanaises dans les réseaux transnationaux (Mitri, 2015). Pour une partie des militant·e·s, Pékin leur « fait prendre conscience que, enfin, l’agenda féministe est légitime » [1]. Le fait d’être propulsées sur l’arène transnationale procure indéniablement à ces féministes, ou ces advocacy NGOs (Camau, 2002), de nouveaux outils pour l’avancement de leur cause, principalement juridiques. « L’agenda féministe était au cœur du débat international, et c’était à nous de faire le lien entre ce qui se décidait au niveau global et les campagnes que nous menions au niveau local. » [2] Cette mise à l’agenda mondial contribue aussi à la multiplication des organisations féministes qui s’appuient largement sur des financements internationaux. L’insertion dans les réseaux transnationaux (Keck et Sikkink, 2002) leur permet d’avoir accès à des ressources techniques mais aussi financières importantes : assistance financière sous forme de « projets » (project grants), conseils pour construire les capacités des organisations (capacity building), formation aux principaux instruments internationaux des droits humains. Cette insertion transnationale contribue beaucoup à influencer les organisations, dans le discours et la praxis.
5Elle engendre également une tendance croissante à la professionnalisation (Mitri, 2015), afin de se conformer aux exigences des bailleurs de fonds. Le processus de professionnalisation s’accompagne d’une expansion des structures, d’une certaine perte d’autonomie et, surtout, d’une priorisation de la responsabilité (accountability) des organisations vis-à-vis de leurs financeurs, qui s’exerce parfois au détriment de leurs propres stratégies locales (Lebanon Support, 2016) :
On pense d’abord qu’on peut essayer de s’organiser et de créer un certain équilibre entre ce que le bailleur veut et ce qui nous semble nécessaire, mais la réalité sur le terrain fait que les exigences des bailleurs sont tellement chronophages, qu’on n’arrive même plus à réévaluer les besoins de nos propres bénéficiaires. [3]
7Une analyse approfondie des principales interventions des organisations retenues dans l’échantillon révèle une forte majorité de projets axés sur les violences fondées sur le genre (gender based violence) ou, plus récemment, sur la situation des travailleuses domestiques immigrées (women migrant domestic workers).
Je sais que ce ne sont pas les priorités les plus absolues… et que des sujets beaucoup plus brûlants mériteraient qu’on s’y penche. Mais il nous semble que travailler sur ces thèmes, considérés comme prioritaires par nos financeurs, nous permet quand même de toucher à la question de la femme de façon plus… euh, générale. [4]
9En effet, les ONG ciblent de façon prioritaire les travailleuses domestiques immigrées, notamment depuis les années 2010 et plus particulièrement depuis le lancement de la stratégie de l’Organisation internationale du travail (OIT) visant un « travail décent » pour les travailleurs et travailleuses domestiques, consacrée par la Convention N° 189 qui entre en vigueur en 2013. Cette focalisation est déplorée notamment par des militantes palestiniennes : « Les organisations féministes ne se mobilisaient que pour les femmes libanaises, et maintenant c’est la mode des travailleuses immigrées… Quand va-t-on commencer à penser à la femme palestinienne au Liban ? » [5] Une autre militante explique que :
Les organisations cherchent toujours les sujets consensuels. Tout le monde est d’accord quand on dit qu’il faut bien traiter les travailleuses immigrées… mais s’attaquer à la question de la femme palestinienne, ça risque de réveiller de vieux démons et d’ouvrir une boîte de Pandore… et je ne pense pas que les organisations soient prêtes à ce genre de risques pour nous. [6]
11Certains propos vont plus loin dans la critique :
Nous sommes incapables, aujourd’hui, de développer un discours, et encore moins un programme d’intervention sur les questions sociales et du travail. En tant que féministes au Liban, nous n’avons pas réussi à aborder la question de la discrimination contre les femmes dans une perspective socio-économique. [7]
13La professionnalisation du militantisme féministe, qui se fait sous l’impulsion des bailleurs de fonds, se traduit à plusieurs niveaux. Elle permet tout d’abord la survie et la pérennité des organisations, dans un contexte où les financements étatiques sont inexistants. Ainsi, de toutes les organisations interviewées, aucune ne reçoit de financement public. Un rapport récent (Lebanon Support, 2016), analysant les logiques de financement de 36 organisations qui travaillent sur le genre au Liban, montre que 29 d’entre elles sont entièrement financées par des bailleurs internationaux.
14Ensuite, la professionnalisation contribue à la rétribution des adhérent·e·s les plus « méritant·e·s » par l’octroi de postes plus ou moins stables. Une militante revient sur le processus de recrutement dans le cadre d’une association féministe :
Je pense que ce qui a plus joué dans mon recrutement, c’est moins… comment dire… ma performance lors des entretiens face à des candidates souvent plus qualifiées, que mon engagement dans les activités de l’association. Je pense que le fait que je ne compte pas les heures, que je prouve que je suis complètement acquise à la cause a été déterminant dans ma sélection. [8]
16Sur ces questions de sélection, le directeur d’une association œuvrant pour les droits des LGBT s’exprime ainsi :
Les structures que nous créons servent d’abord la cause, mais aussi à constituer des opportunités de travail pour des individus qui vivent aux marges d’une société qui les rejette en raison de leur non-conformité. C’est indéniable qu’un individu *cis-genre aura beaucoup moins de mal à trouver du travail au Liban qu’une personne trans ou intersexe. [9]
18Les modes de recrutement de ces organisations sont comparables aux processus de sélection informels qui peuvent exister dans le cadre de groupes affinitaires. Si la cooptation peut renforcer la cohésion au sein d’une structure, elle participe néanmoins à l’exacerbation d’un entre-soi qui consacre, d’une part, une certaine rupture avec les bases militantes et, d’autre part, une distanciation avec les audiences plus larges des organisations.
19La professionnalisation induit une double concentration, une focale axée à la fois sur les « services » et sur un large éventail de « besoins » que ces services couvrent : psychosociaux, légaux, médicaux. En effet, un des premiers domaines d’intervention des organisations féministes au Liban a été l’éducation, notamment des couches les plus défavorisées, et cela dès le siècle dernier. Dans un contexte où l’État est traditionnellement absent de la sphère sociale, laissant historiquement ce rôle aux associations, les organisations féministes se voient occuper « naturellement » ce rôle dans une perspective caritative. Ce mouvement se confirme à partir des années 1990, avec la fin de la guerre civile et la consécration des associations dites civiles (Karam, 2006), qui touche l’ensemble de la société. Les années 1990 consacrent effectivement la tendance à la professionnalisation, acquise durant les années de guerre civile, mais aussi concomitante avec l’insertion transnationale de ces organisations. Le conflit civil est central pour comprendre leur professionnalisation : confrontées à l’état d’urgence, les organisations sont amenées à relayer un État inexistant, concentrant alors leurs activités sur la fourniture de services et s’engageant ainsi dans des « transactions routinières » plus que « protestataires » (MacAdam, Tarrow et Tilly, 2001). Dans les efforts de « reconstruction » du pays exsangue, l’entrée en scène des bailleurs de fonds internationaux à la fin du conflit civil accentue la tendance à la professionnalisation et à la fourniture de services spécialisés.
20Ce processus de professionnalisation est donc informé par les prérequis des bailleurs de fonds, qui mettent l’accent sur des modèles procéduraux et managériaux, ainsi que par la Loi sur les associations de 1909 [10] régie par le Ministère de l’intérieur, qui requiert des normes de structures particulières. A contrario, certains groupes qui souhaitent mettre en avant leur radicalité refusent de souscrire à la forme associative et à la reconnaissance étatique, revendiquant haut et fort leur statut de « collectif » (majmû’at). Ce statut, supposé leur garantir une plus grande flexibilité et liberté, que n’octroie pas la forme associative, ne semble toutefois pas les empêcher de collaborer avec des bailleurs de fonds internationaux. Les propos d’une militante d’un collectif beyrouthin qui regroupait cinq membres au moment de l’entretien vont dans ce sens :
Nous ne sommes pas une ONG, mais un collectif féministe radical qui travaille sur la production de la pensée féministe. Nous ne vivons pas de fonds étrangers, mais des frais d’adhésion de nos membres. Cependant, nous ne rejetons pas en bloc le principe d’être financées, si c’est uniquement sur des projets précis et délimités. [11]
22Examinons maintenant ce qu’il en est dans les collectifs LGBTQ, où la tendance à la professionnalisation et à la focalisation sur les prestations de services se fait de façon moins linéaire.
23Helem est le premier collectif de « lutte pour la libération des lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queer (LGBTQ) » dans le monde arabe. Ses militant·e·s se sont connu·e·s d’abord sur internet, principalement via des sites de rencontre gays, avant de commencer à s’organiser à partir du début des années 2000 (AbiYaghi, 2013). Dès le départ, un débat de fond clive les militant·e·s de Helem. Certain·e·s, dont quelques membres qui travaillent par ailleurs dans le secteur associatif, considèrent que le collectif devrait se cantonner à la fourniture de services à la communauté gay, notamment à travers leur « maison communautaire » (community house). D’autres souhaitent lier la cause gay à la lutte politique contre le néolibéralisme et le patriarcat. Ces dissensions débouchent finalement, en 2012, sur le succès du premier groupe aux élections du comité administratif de Helem et sur la création d’une organisation dissidente : Marsa. Cette dernière est une structure qui prend la forme associative, offrant des consultations médicales et psychologiques, ainsi que des soins et des tests médicaux gratuits ou à prix réduits.
24Les années qui suivent consacrent cette tendance à la création de structures orientées vers la fourniture de services spécialisés. Aujourd’hui, ces organisations – toutes nées de Helem – « se divisent le marché » : Helem se spécialise dans les questions légales, LebMash (une organisation créée par des gynécologues au début des années 2000) dans les politiques de santé publique et Marsa dans les services médicaux. Cette spécialisation, notamment des organisations féministes, engendre des effets de compétition pour l’obtention de subventions – une concurrence souvent encouragée par les bailleurs eux-mêmes : en effet, il n’est pas rare de voir de nouvelles associations féministes ou LGBT se créer sous l’intervention d’un bailleur international, généralement autour de personnages clés.
25Le phénomène est souligné par plusieurs entretiens et décrié comme encourageant la fragmentation et la difficulté des organisations à construire des alliances :
Travailler ensemble devrait être un objectif, mais c’est impossible, chaque organisation ne poursuit que ses propres projets […] et puis pourquoi chercher à trouver des compromis en travaillant à plusieurs quand on peut tout faire tout seul ? Travailler avec les autres peut tout simplement dire aussi être amené à partager les processus de prise de décision, mais aussi les fonds. [12]
27Cela conduit à une certaine personnalisation de la cause autour de porte-paroles et d’organisations clés. Une militante d’une association historique explique ainsi, avec amertume, comment la participation d’une large coalition qui préparait un projet de loi pour protéger les femmes de la violence domestique est complètement oubliée en raison de l’hypervisibilité d’une organisation particulière : « Nous faisions partie d’une coalition assez large pour la préparation d’un projet de loi contre la violence domestique, mais tout le monde assimile une seule organisation à cette loi…Inutile de préciser que, dans ces circonstances, il est très difficile de retravailler ensemble. » [13]
La reproduction des rapports de domination au sein des organisations
28L’histoire de l’émergence des organisations féministes au Liban est indissociable de celle des mouvements nationalistes et de gauche, dans la mesure où c’est au sein des « comités de femmes » de ces partis politiques que les premières structures voient le jour : Lajnat Houkouk Al-Mar’a (la Ligue des droits de la femme libanaise) est fondée en 1947 au sein du Parti communiste libanais ; Al-tajammou’ al-nisa’i al-dimocrati al-lubnani (le Rassemblement démocratique libanais des femmes, RDFL) est créé en 1976 dans le cadre de l’Organisation de l’action communiste au Liban (OACL, extrême gauche) ; ou encore, al-ittihad al-nisa’i al-takaddomi (l’Union progressiste des femmes) émerge en 1980, en tant qu’organisation satellite du Parti socialiste progressiste (PSP) de la famille Joumblatt. Pour un grand nombre de femmes, il s’agissait là de leur première participation à la vie politique. Et, malgré la dépendance à l’égard des partis politiques, ce type d’engagement féminin constituait une nouveauté en rupture avec les associations caritatives et élitistes qui prédominaient à l’époque. Pourtant, progressivement les militantes ont pris conscience que ces « comités » étaient en réalité des arènes où se jouaient et se rejouaient les logiques patriarcales. « Au début nous étions encouragées à créer ces comités, mais rapidement ils [les militants de l’OACL] se sont rendu compte qu’on faisait trop de bruit et ont commencé à nous contrôler de près », raconte Mariam, ancienne membre du RDFL [14]. Pour les militantes interrogées sur cette période, les comités représentaient le moyen idéal pour que « les femmes s’occupent des affaires de femmes [et] laissent le militantisme politique aux hommes » [15]. Leur exclusion des postes de pouvoir et les dynamiques de marginalisation au sein des partis ont été exacerbées dans le contexte de la guerre civile, qui cantonnait les militantes dans un rôle purement caritatif. En ce sens, la conférence de Pékin a constitué un moment charnière pour celles qui, entre-temps, avaient commencé à créer leurs propres associations (Kingston, 2013). Paul Kingston décrit la période qui s’ensuit comme un cycle de « frénésie de financements » internationaux (funding frenzy), principalement dirigés vers un type de militantisme : le plaidoyer légal (Kingston, 2013). La figure de la « militante-avocate » devient incontournable dans le milieu féministe de l’après-guerre, sur un mode relativement masculin.
29J’ai pu observer des dynamiques similaires plus récemment dans les collectifs de la gauche radicale au Liban. Ces collectifs, largement inspirés du mouvement altermondialiste des années 2000, mettent en avant l’absence de structure hiérarchique, mais cette horizontalité affichée dissimule une conception « androcentrée du leadership » (Fillieule, 2009) et, plus largement, du travail – sexué – militant. Ainsi, l’observation ethnographique du Rassemblement de gauche pour le changement montre comment les processus de prise de décision sont constamment renégociés autour de personnages clés, de sexe masculin, ce qui amène in fine les militantes du collectif à se retirer et à démissionner.
30Le fonctionnement genré des groupes militants favorise les hommes et valorise les rôles qui leur sont dévolus, consacrant l’idée d’une hiérarchie entre les sexes qui se calque sur les logiques récurrentes structurant la société libanaise. Même les groupes militants qui tiennent un discours « alternatif » tendent à reproduire, dans la praxis, les schèmes patriarcaux. Il en est ainsi des collectifs LGBTIQ : en dépit du fait qu’ils ont initialement insufflé au mouvement féministe un vent de renouveau, ils ont assez vite été travaillés par des logiques et des dynamiques similaires : division androcentrée du leadership et fonctionnement genré qui ont conduit à des schismes dans les collectifs, mettant notamment fin à la mixité (Abi Yaghi, 2013). Ces schismes ont donné naissance à de nouvelles structures telles que Nasawiya (« Féministe ») ou Sawt an-Niswa (« La Voix des femmes »), toutes deux créées en 2010. Mais même ces organisations de « sœurs », que certaines décrivent comme des « endroits sûrs » (safe spaces), sont elles aussi travaillées par des logiques du même ordre :
Je suis un peu fatiguée de tout cela, cet engagement me mine. J’ai besoin de prendre mes distances de tout type de militantisme. L’hypocrisie ambiante est… Je ne sais pas comment te dire… En façade, on s’appelle des sœurs, mais en réalité c’est un petit groupe qui a tout le pouvoir. [16]
32Ces organisations se caractérisent généralement par un comité administratif constitué d’un noyau dur (ou, dans certains cas, autour d’une seule personnalité), avec peu ou pas de circulation et de renouvellement au niveau du leadership. La professionnalisation, mise en avant comme garde-fou vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux, montre en filigrane une distinction élitiste fondée sur l’expertise. Cela génère des dynamiques d’exclusion qui ont été relevées tant dans des collectifs informels (tels que Nasawiya et Sawt an-Niswa dans les années 2000) que dans des groupes institutionnalisés, ces derniers n’échappant pas à la « tyrannie du manque de structure » (Freeman, 1970) qui les cantonne dans un rôle d’expertise et non pas d’acteurs de mouvements sociaux.
33Le paysage des organisations féministes contemporaines au Liban est dominé par un leadership « professionnel » qui « recrute » des équipes d’employées rémunérées (le bénévolat ayant quasiment disparu, à part dans les collectifs informels). Salam, qui porte une double casquette d’employée dans une grande association et de militante dans un petit collectif, explique : « Il y a des lignes de fracture, des organigrammes très structurés : le leadership qui prend les décisions, les employées, comme moi, qui les exécutent et enfin les ‹ bénéficiaires. » [17] Ces dernières, loin d’être considérées comme les forces vives de la vie associative et de sa capacité de mobilisation, sont enfermées dans un rôle victimaire : « Les bénéficiaires sont les usagers de nos services, souvent des femmes battues par leur père ou leur conjoint », raconte une responsable de l’association où travaille Salam [18].
34Cette incapacité à parler aux femmes et à construire un mouvement social féministe renvoie donc à la dichotomie imposée par la forme d’organisation non gouvernementale qui distingue les expertes des bénéficiaires (Mansour, 2014) :
Aujourd’hui, les femmes n’ont plus envie de savoir ce que nous faisons… on ne sait plus leur parler ; avec notre jargon, nos projets de sensibilisation (awareness raising), nos expertes sur la mobilisation des communautés (community mobilizing), tout cela, ça nous éloigne encore plus de la base, des femmes de la rue. On ne peut plus communiquer que par posters interposés. [19]
36On observe ainsi un double processus de professionnalisation et de personnalisation qui favorise un éloignement de la base militante et une difficulté à mobiliser. Généralement, les sit-in, par exemple, peinent à regrouper plus de quelques dizaines de personnes. La manifestation du 8 mars 2014 constitue une exception, puisqu’elle a réussi à rassembler quelques milliers de manifestant·e·s (chiffre important au Liban) derrière le mot d’ordre de la dénonciation des fémicides au Liban. Mais l’événement a été conçu par les organisatrices sur un registre principalement victimaire (mise en scène des victimes et de leurs parents), ce qui est sans doute peu porteur pour impliquer davantage de personnes dans le mouvement. L’ambiguïté de ce registre transparaît d’ailleurs dans la loi contre la violence domestique, qui a finalement été votée par le Parlement libanais en avril 2014 et qui a des effets mitigés sur les militant·e·s : si certain·e·s la considèrent comme une grande avancée pour les droits des femmes, d’autres y voient un recul notable avec la mention des « droits conjugaux » qui légalise, pour la première fois dans un texte de loi libanais, le viol conjugal. C’est peut-être parce que le succès de cette loi n’est que relatif qu’aucune suite n’a été donnée à la manifestation du 8 mars 2014.
Conclusion
37Le Liban offre un poste d’observation privilégié pour l’étude des associations féministes. Dans un contexte particulièrement discriminatoire pour les femmes (et je ne suis pas revenue, dans ce papier, sur l’éventail des lois patriarcales, la loi sur le statut personnel, la loi sur la nationalité, les articles du Code pénal ayant trait au viol, la loi sur la sécurité sociale, entre autres), il est intéressant de voir qu’un grand nombre d’associations, d’organisations, de collectifs, de campagnes spécialisées pour les droits des femmes sont mis sur pied et se mobilisent. Cependant, in fine, ces structures, formelles ou informelles, obtiennent relativement peu de résultats par rapport à ce qu’on pourrait en attendre vu l’ampleur des discriminations à combattre.
38J’ai tenté dans cet article de présenter, de manière rapide, les dynamiques principales qui expliquent ces difficultés, en mettant l’accent sur une double concentration du travail associatif et militant. D’abord, une tendance à s’aligner sur les mots d’ordre des bailleurs de fonds, ce qui favorise un esprit compétitif plutôt que la collaboration, dans une sorte de « guerre des positions » (Kingston, 2013) exacerbée par les donateurs. Ensuite, des pratiques en dissonance avec le discours des organisations : reproduction de logiques élitistes, voire patriarcales, autour de noyaux durs ou de personnalités, qui consacrent la rupture entre ces organisations et les femmes ordinaires cantonnées dans le rôle de bénéficiaires. Ces dynamiques qui traversent l’espace féministe libanais tendent à euphémiser, et même à neutraliser, la portée dissidente des organisations, elles les enferment dans le registre de l’expertise plutôt que de favoriser un mouvement vers le changement social.
Bibliographie
Références
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Notes
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Entretien, Karima, 13 septembre 2015. Tous les prénoms utilisés sont fictifs pour préserver l’anonymat des militant·e·s.
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[2]
Entretien, Fatima, 1er septembre 2015.
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[3]
Entretien, Manal, 6 septembre 2015.
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[4]
Entretien, Karima, 4 septembre 2015.
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[5]
Entretien, Souad, 3 septembre 2016.
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Entretien, Samira, 14 septembre 2015.
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[7]
Entretien, Leila, 5 septembre 2015.
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[8]
Entretien, Christine, 19 août 2015.
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[9]
Entretien, Michel, 3 septembre 2015.
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Cette loi ottomane de 1909, largement inspirée de la loi française de 1901, est promulguée dans la veine des réformes de l’Empire ottoman, les tanzimat, et plus particulièrement à la suite de la révolution de 1908. Elle régit tous les organismes « sans but lucratif », dont les partis politiques du Liban.
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Entretien, Leila, 9 septembre 2015.
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Entretien, Leila, 9 septembre 2015.
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Entretien, Iman, 8 septembre 2015.
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Entretien, Mariam, 22 septembre 2015.
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Entretien, Siham, 7 septembre 2015.
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Entretien, Roula, 9 septembre 2015.
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Entretien, Salam, 13 septembre 2015.
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Entretien, Carole, 16 septembre 2015.
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Entretien, Samia, 11 septembre 2015.