Couverture de NQF_322

Article de revue

L'R des centres de femmes du Québec

Pages 130 à 134

1Au moment même de leur fondation, dans le courant des années 1980, les centres de femmes se positionnent comme des acteurs politiques. En effet, ils constituent un des véhicules d’action politique dont se sont dotées les femmes qui les ont fondés. En 1985, quelque 40 centres de femmes se regroupent à travers L’R des centres de femmes du Québec (L’R). « R » pour « réseau », « regroupement » mais aussi pour « aire » et « ère » comme l’espace et le temps des centres de femmes. Certaines racontent que c’était en écho à la chanson de Diane Dufresne « Donnez-moi de l’oxygène » et, dans ce cas, « L’R » représente « L’air » qui nous manque parfois et qu’on appelle de toutes nos luttes. Nous présenterons brièvement les centres de femmes ainsi que les principes et les pratiques qu’ils adoptent afin de favoriser le passage à l’action politique.

2L’R regroupe près d’une centaine de centres de femmes à travers la province. L’affiliation au regroupement est volontaire et implique une adhésion à la Base d’unité politique (1998) qui campe notre approche féministe d’éducation populaire. Les centres sont des lieux où des femmes de tous les milieux et vivant des situations diverses peuvent briser l’isolement, partager leur vécu, se solidariser et agir ensemble. Ce sont des ressources locales non mixtes, gérées par et pour les femmes qui les fréquentent. En ce sens, chaque centre est autonome dans son application d’une gestion féministe (Trottier, 2002).

3Les centres sont ouverts à toutes les femmes quelle que soit leur identité religieuse, culturelle, sexuelle, etc. Ils accueillent plusieurs sortes de marginalités : allant de la marginalité plutôt subie (quand des femmes sont exclues du marché du travail, des privilèges des gens en santé, des référents culturels dominants ou de la sexualité de la majorité) jusqu’à une marginalité plutôt choisie (par des artistes, intellectuelles, militantes, etc.). Cette diversité des identités amène les centres à travailler sur de multiples problématiques qui touchent les femmes, et nous aimons à dire que nous sommes des généralistes de la condition féminine. Il reste qu’au cours des années se sont dégagés, à travers le recoupement des vécus des femmes qui fréquentent les centres, les principaux domaines dans lesquels les centres entrent en action : la violence faite aux femmes, la pauvreté, l’isolement et la santé physique et mentale.

4Depuis vingt-cinq ans, les prises de position et les gestes posés pour la défense des droits des femmes, individuellement et collectivement, forment le quotidien de L’R. Ainsi, quand on parle des rassemblements de la Marche mondiale des femmes, les centres sont désignés par leurs partenaires féministes et communautaires comme étant « les bras et les jambes de la Marche ». Et quand on sait combien on a marché, on comprend toute l’importance des jambes de la Marche mondiale ! Aujourd’hui, le réseau des centres de femmes constitue le plus vaste réseau d’action communautaire autonome et féministe au Québec.

Des pratiques qui favorisent le passage à l’action politique

5Nos pratiques ne peuvent pas être considérées comme une « recette », car justement elles impliquent de ne pas systématiser des relations qui se veulent humaines. Elles peuvent cependant être présentées selon quelques-unes de leurs principales caractéristiques.

Le fonctionnement en trois volets

6Notre Base d’unité politique (BUP), élaborée collectivement dans les années 1990, campe un fonctionnement en trois volets : 1) accueil/référence/ services, 2) activités éducatives, 3) actions collectives. Les services répondent à des besoins réels et sont souvent la porte d’entrée au centre. En effet, la plupart des femmes arrivent la première fois dans un centre pour y être écoutées, soutenues et parfois accompagnées. Elles consulteront le centre de documentation, dénicheront des vêtements dans la friperie ou participeront à un groupe de cuisine collective. Dans le cadre de « l’utilisation » de ces services, elles ne sont pas considérées comme des consommatrices de services, mais plutôt comme des participantes actuelles ou futures au projet féministe (Boisclair, 2010).

7Il faut cependant reconnaître que les services peuvent constituer des pièges, surtout dans la mesure où l’État, en se désengageant des services publics, contribue à instrumentaliser les centres de femmes et les autres groupes communautaires. La pente est d’autant plus glissante si l’on oublie notre approche d’intervention féministe et d’éducation populaire qui appelle une relation égalitaire entre les personnes, et qu’on laisse s’installer une distance entre une « aidée » et une « aidante », une « professionnelle » et une « victime »…

L’éducation populaire autonome et féministe (ÉPAF)

8Dans les centres de femmes, l’éducation populaire et l’intervention féministe se conjuguent pour favoriser le passage à l’action politique.

9La clé vers une citoyenneté plus active se trouve dans l’éducation populaire qui s’articule à travers les trois mandats des centres. Tout en soutenant une femme pour améliorer ses propres conditions de vie, le fonctionnement en trois volets vise à créer des espaces où des prises de conscience pourront s’opérer au vu du caractère systémique des oppressions vécues.

10Dans leurs échanges avec les autres femmes, dans l’affirmation et la confiance en elles qu’elles pourront exercer dans le centre, dans l’expérimentation de nouvelles pratiques (participation à un comité, construction collective d’un projet, participation à une marche, animation de groupe, etc.), les femmes (re)trouvent leur estime d’elles-mêmes et (re)prennent du pouvoir sur leur vie. À travers des activités éducatives et le partage des vécus, les centres invitent les femmes à critiquer les institutions et les conditions sociales qui contribuent à les opprimer. Les actions collectives visent à agir sur ces conditions pour les changer.

11Les centres programment des activités mais prévoient également des espaces de rencontre plus fluides (accueil, café-rencontre, activités libres, etc.). Ce sont des lieux accueillants qui gardent une dimension humaine et plusieurs sont situés dans de vrais appartements, avec cuisine et salon. Les femmes peuvent s’y rencontrer pour travailler sur un projet collectif, utiliser un ordinateur ou un téléphone, visiter la friperie… L’organisation de l’espace et du temps de façon flexible est une dimension importante pour constituer un milieu de vie riche. En effet, ces espaces de liberté favorisent de façon informelle le partage des vécus, les prises de conscience ou la création de pistes d’action.

12Dans les centres de femmes, chaque femme est considérée comme une personne avec toutes ses dimensions. Elle n’est pas une « femme battue » ou une « immigrante », car le milieu de vie permet à plusieurs dimensions de s’exprimer. Cette approche redonne leur place aux femmes et leur permet de déployer différents aspects de leur personne tout en gagnant la reconnaissance d’autres femmes. Elle est à la base d’une reprise de pouvoir sur sa vie.

13L’intervention féministe (IF) est utilisée informellement ou formellement dans le milieu de vie, pendant l’accueil ou l’intervention individuelle autant que dans une activité éducative (Picard, 2008). Elle implique :

14– L’entretien d’un rapport égalitaire entre les femmes, peu importe leur statut dans le centre (travailleuse, participante, administratrice).

15– La reconnaissance de l’interconnexion des femmes qui fréquentent ou qui travaillent au centre à travers une socialisation et une oppression communes.

16– La reconnaissance de l’existence des rapports de pouvoir entre les femmes à cause de la diversité de leurs vécus et de leurs identités, ainsi que la reconnaissance qu’il est possible de travailler à déconstruire ces rapports de pouvoir.

17– La valorisation du savoir expérientiel.

18Dans l’IF, la femme qui entre dans un centre est vue et considérée comme une actrice sociale et politique, une alliée présente ou à venir. Son chemin de vie personnel est un exemple de lutte politique. En travaillant à améliorer ses conditions de vie, elle lutte aussi pour améliorer celles de toutes les femmes.

19Nos pratiques visent à favoriser le passage à l’action politique, à revaloriser le pouvoir d’agir des femmes sur les plans individuel et collectif, à passer du « je = femme » au « nous = féministes ». Elles sont cependant fragilisées par le fait d’être à contre-courant de l’environnement social, médiatique et politique. En parallèle avec le néolibéralisme, le courant antiféministe est un facteur puissant que nous tentons de contrecarrer (Dupuis-Déri, 2013). L’articulation en trois volets établie par la Base d’unité politique (BUP) est un des outils qui nous permet de protéger le processus d’éducation populaire autonome et féministe (ÉPAF), et notre résistance est quotidienne pour le justifier et le garder vivant.

Un éventail de moyens à déployer en fonction de la conjoncture

20La diversité des femmes qui fréquentent les centres favorise le déploiement d’un éventail de moyens dans notre interaction avec les instances et gouvernements régionaux, provinciaux et fédéraux. Plusieurs centres créent des espaces de rapprochement entre les citoyennes et les élu·e·s : on invite un·e candidat·e pour questionner sa plateforme à partir de nos revendications ou on rencontre un·e député·e pour lui remettre une pétition. Cela contribue à démystifier le rôle des politicien·ne·s et à instaurer un rapport plus égalitaire avec les élu·e·s. Les centres siègent à des tables de concertation de développement économique et communautaire, soutiennent des initiatives de coopératives d’habitation et de travail. De la même façon, au niveau du regroupement provincial, on rédige des mémoires, on participe aux consultations publiques et à l’élaboration de politiques ou de cadres de référence, lorsqu’on le juge pertinent.

21Depuis une dizaine d’années, et même avant la Marche mondiale des femmes de 2000, on constate un manque d’écoute de la part du gouvernement provincial et une difficulté à faire entendre nos revendications à travers les médias. Ce manque d’écoute amène certaines d’entre nous à vouloir hausser le ton, provoquer des situations et rechercher la créativité dans nos interventions publiques. On tente d’occuper cet espace en étant plus présentes dans les rues (théâtre, conférence publique, blocage), en organisant des perturbations d’événements officiels. Nous avons même occupé le bureau d’un ministre. En explorant ces actions, que nous qualifions de « tannantes » ou de dérangeantes et espiègles, nous avons reconnu que nous n’étions pas toutes prêtes à y participer de la même manière. Cependant, nous avons établi que nous tenions à nous montrer solidaires des actions entreprises tant qu’elles respectaient des balises de non-violence et de transparence de l’information sur les risques juridiques.

En conclusion

22Notre force réside dans le fait d’être à la fois diverses et solidaires. Maintenir une cohésion tout en respectant nos différences est un défi constant que nous tentons de relever en développant des moyens d’action qui nous ressemblent et qui respectent nos vécus et nos diverses aspirations. Avec l’assujettissement des gouvernements aux directives de la finance internationale et ses corollaires d’austérité budgétaire, d’élu·e·s qui ne tiennent pas leurs promesses et de répression policière, nous savons que notre avenir tient à une action citoyenne forte et à l’occupation de l’espace public. Les luttes sociales se mènent sur le long terme, et c’est pourquoi nous allons continuer de renforcer et de développer nos pratiques d’ÉPAF, d’adapter nos stratégies aux réactions des instances politiques et de descendre dans la rue malgré l’intimidation policière.

23Site internet : [www.rcentres.qc.ca/]

Bibliographie

Références

  • Boisclair, Odile, France Bourgault, Fanny Valois-Nadeau et Josette Catellier (2010). « L’intervention féministe dans les centres de femmes : en action pour un monde plus juste ! ». In Christine Corbeil et Isabelle Marchand (Éds), L’intervention féministe d’hier à aujourd’hui. Portrait d’une pratique sociale diversiûiée (pp. 211-228). Montréal : Les Éditions du remue-ménage.
  • Dupuis-Déri, Francis, Mélissa Blais et Stéphanie Meyer (2013). Quand l’antiféminisme cible les féministes. Actions, attaques et violences contre le mouvement des femmes. Montréal : L’R des centres de femmes et le Service aux collectivités de l’UQAM, UQAM, Service aux collectivités, Université du Québec à Montréal. Lien : [www.rcentres.qc.ca/files/quand-l-antifeminisme-cible-les-feministes.pdf].
  • L’R des centres de femmes du Québec (1998), Base d’unité politique. Lien : [www.rcentres.qc.ca/public/base-dunite-politique.html].
  • Picard, Louise (2008). L’intervention féministe : pratique et défi, trousse de formation. L’R des centres de femmes/Relais-femmes. Lien : [www.rcentres.qc.ca/public/lintervention-feministe-pratiques-etdefis.html].
  • Trottier, Sandra (2002). Trousse de formation sur la gestion féministe à l’intention des groupes de femmes et autres groupes communautaires. Montréal : L’R des centres de femmes du Québec. Lien : [www.rcentres.qc.ca/public/trousse-de-formationsur-la-gestion-feministe.html].

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