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Article de revue

Valérie Cossy : Isabelle de Charrière. Écrire pour vivre autrement

Pages 143 à 145

Notes

  • [1]
    Valérie Cossy (2012). Isabelle de Charrière. Écrire pour vivre autrement. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • [2]
    Louis-Sébastien Mercier (2011). Les femmes de Paris à l’époque des Lumières. Paris : Tallandier (p. 31).
  • [3]
    Voir M. McAlpin (2010). Gender, Authenticity and the Missive Letters in Eighteenth-Century France. Lewisburg : Bucknell UniPress.

1Remarquable et fascinante, cette étude nous permet de connaître l’étonnante personnalité et les ouvrages d’une femme auteure du XVIIIe siècle : Isabelle de Charrière, qui vécut de 1740 à 1805, en pleine époque des Lumières et de la Révolution. Grâce aux études genre, nous avons désormais une grille de lecture qui nous permet de comprendre les difficultés de la condition féminine face aux modèles transmis par la coutume, la religion, le droit. Valérie Cossy souligne que, pour comprendre le processus de formation et l’évolution d’une femme écrivaine du XVIIIe siècle, il ne faut pas s’arrêter à tout ce que l’on sait sur ce siècle au travers des catégories traditionnelles de la littérature et de l’historiographie (p. 16).

2Née en Hollande, francophone, Belle de Zuylen est devenue suisse après son mariage avec Charles Emmanuel de Charrière, mariage qui détermina son installation à Colombier, dans ce qui était la principauté de Neuchâtel (là où Rousseau fit la connaissance et se lia d’une grande amitié avec Milord Maréchal). À travers sa lecture de la correspondance de jeunesse d’Isabelle de Charrière, Valérie Cossy révèle une jeune fille intelligente et conciliante qui, sans vouloir renoncer à ses activités intellectuelles et à ses goûts, tâche de maintenir de bonnes relations avec sa famille et son milieu d’origine (p. 19). Son mariage connut des difficultés car, comme l’a souligné l’écrivain écossais James Boswell, elle avait la renommée d’être « une savante et un bel esprit et d’avoir publié des choses. Personne n’aime cela » (p. 20). Socialement mal assorti, le mariage avec Charrière fut toutefois le résultat d’un choix très rationnel pour un homme qui lui laissera une entière liberté pour écrire et entretenir des relations d’amitié.

3Parmi ses amitiés « hors norme », Valérie Cossy nous décrit celles avec deux représentants de la famille Constant. La première, avant son mariage, avec le baron David-Louis Constant d’Hermensches, oncle de Benjamin Constant : leur correspondance couvre seize ans, de 1760 à 1776, et constitue son apprentissage et son début d’activité d’écrivain. Correspondre avec le baron était, pour la jeune femme, une manifestation d’indépendance, représentative de sa volonté d’échapper aux contraintes et aux catégories fixées d’avance. Le baron avait une réputation de grand séducteur, qui aurait nui à la jeune fille si leur amitié avait été dévoilée. Malgré quelques hésitations, Isabelle ne renoncera pas à cette correspondance, car elle avait trouvé dans le baron un interlocuteur valable et intelligent. Comme le relève très bien Valérie Cossy, Hermensches lui offrait un espace de liberté lui permettant de réfléchir aux obligations qui pesaient sur la vie des hommes et des femmes (p. 43). Il la rassurait aussi quant au bien-fondé de ses penchants intellectuels et lui assurait un « espace protégé où confier des choses qu’on ne dit point » (p. 51).

4De sa deuxième amitié, celle avec Benjamin Constant, on a dit tant de choses ; ce qui est sûr, c’est que l’intelligence occupe une bonne place dans leur attirance réciproque. Quand ils se connurent, en 1787, elle avait 27 ans de plus que lui. Quel genre de relation s’établit entre eux ? Elle aurait pu être la mère de Constant, qui ne connut jamais la sienne, il aurait pu être le fils qu’elle n’a jamais pu avoir ; mais, pour Valérie Cossy, ce n’est pas dans un rapport mère-fils que s’inscrit cette amitié. Pour elle, ce fut un rapport entre adultes, différent d’un rapport familial ou d’une passion amoureuse. Contrairement à Jean-Jacques Rousseau, Constant n’avait aucun complexe, il était charmé par la conversation d’Isabelle, son originalité, son mépris des préjugés. L’amitié vraiment particulière qui les unissait rappelle, selon Valérie Cossy, celle des grandes âmes décrite par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse. Dans Ma vie, Constant présente Isabelle de Charrière comme la personne qui « occupait véritablement ma tête et mon cœur » (p. 31).

5Valérie Cossy analyse la nombreuse production d’Isabelle de Charrière, faite de contes, de romans, d’une abondante correspondance : l’ensemble a été publié en dix volumes entre 1979 et 1984. Au cœur de ses ouvrages, son sujet préféré était le « développement de l’individu au sein des conventions sociales qui ne lui correspondent pas » (p. 61). On ne soulignera jamais assez le rôle de la correspondance dans l’histoire des femmes au XVIIIe siècle. À travers l’analyse et la description des romans, on découvre le monde d’Isabelle de Charrière, ses préoccupations, ses idéaux, telle la recherche du bonheur dans la vie privée, et surtout les contraintes pesant sur la vie des femmes, l’impossibilité, liée au manque d’éducation, de faire et d’assumer un choix, les rapports entre les sexes déterminés par l’éducation et par la légitimité dont chacun jouissait dans l’espace public. Je soulignerai d’ailleurs quelques observations que la romancière attribue au personnage de Mistriss Henley sur la prétendue « naturalité » de la condition féminine par rapport à la grossesse et à l’instinct maternel : « Mon âme ni mon corps ne sont dans un état naturel » (p. 79). Ainsi, la « nature » de Mistriss Henley ne consiste pas à être une femme « sexuée », mais un être humain, ce qui rappelle aussi la célèbre phrase « L’esprit n’a pas de sexe » de Poullain de la Barre, exactement le contraire des thèses actuelles qui mettent en évidence la différence des sexes. Parmi tous ses romans, Caliste fut le plus connu, celui qui rendit Mme de Charrière célèbre, à tel point qu’en 1839 Sainte-Beuve, dans ses Portraits de femmes, la plaça aux côtés de Mme de Sévigné et de Mme de Staël. Profondément ancrée dans le contexte historique de son temps, Isabelle de Charrière décrira la crise de l’Ancien Régime et les événements de la Révolution française dans ses romans postérieurs à 1789.

6Très intéressants, les chapitres sur Rousseau confirment l’assertion de Sébastien Mercier selon lequel Rousseau avait su plaire aux femmes en écrivant sur elles des choses horribles [2]. Le discours est valable aussi pour d’autre écrivaines comme Mme de Franqueville, l’aristocrate parisienne qui a eu une longue correspondance, un peu forcée de la part de Rousseau, avec l’écrivain genevois, et qui l’a défendu contre Hume. Elle adorait l’auteur de La Nouvelle Héloïse, mais n’aurait jamais voulu ressembler à sa Sophie [3].

7Quelle influence Rousseau a-t-il exercé sur Mme de Charrière ? Comme le démontre Valérie Cossy, il ne s’agit pas d’une influence directe dans le sens d’une acceptation des idées du contrat social ou du rôle de Sophie. Rousseau était l’auteur qui, au-delà de ses théories, la fascinait par son style, sa sensibilité, son habileté à décrire les passions. Pour Mme de Charrière, il était le « philosophe qui a le mieux exposé les rapports de domination entre classes, entre États, entre les riches et les pauvres » (p. 99). En plus, elle connaissait Du Peyrou, le voisin neuchâtelois, l’ami et l’héritier des manuscrits de Rousseau. Ce qui frappe chez Mme de Charrière, c’est qu’elle pousse son admiration jusqu’à défendre par écrit Thérèse Levasseur et même à tenter d’expliquer l’abandon des enfants : « La pauvreté et sa sœur, la honte, ont causé la plus grande faute qu’on reproche à Rousseau : il a perdu ses enfants » (p. 103). Le pamphlet de Mme de Charrière avait été précédé par les Lettres sur les ouvrages et le caractère de Rousseau, publiées par Mme de Staël en 1788. En donnant la parole à Thérèse, Mme de Charrière accuse la baronne, la fille du riche Necker, de manquer de compassion pour une pauvre servante analphabète. Mais cet ouvrage, comme nous le montre Valérie Cossy, doit aussi être situé dans l’histoire de son amitié avec Benjamin Constant. Leur lien n’avait certainement rien d’un attachement amoureux ordinaire et pourtant l’irruption de la jeune et brillante baronne dans la vie de Constant n’a pas dû être sans douleur. En 1794, quand Constant, profondément amoureux de Mme de Staël, décide de partir avec elle à Paris, Isabelle de Charrière vivra une profonde crise. Leur correspondance, qui s’était complètement interrompue d’avril 1795 à janvier 1796, reprendra difficilement. « À quoi bon nous écrire ? Je n’aime ni votre genre de vie, ni vos amis, ni votre politique, ni celle des autres et je ne veux plus contester avec vous. » (p. 114) lui écrira très clairement Isabelle. Les « belles âmes » connaissent aussi parfois des sentiments plus complexes qu’une simple amitié ne le laisserait supposer. On peut conclure en affirmant qu’Isabelle de Charrière mériterait certainement d’être plus connue, tant dans l’histoire des femmes que dans l’histoire de la littérature, et la lecture de cette étude me paraît être un excellent point de départ.

Notes

  • [1]
    Valérie Cossy (2012). Isabelle de Charrière. Écrire pour vivre autrement. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes.
  • [2]
    Louis-Sébastien Mercier (2011). Les femmes de Paris à l’époque des Lumières. Paris : Tallandier (p. 31).
  • [3]
    Voir M. McAlpin (2010). Gender, Authenticity and the Missive Letters in Eighteenth-Century France. Lewisburg : Bucknell UniPress.
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