Notes
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[1]
N.d.l.é. : Karen Walker (1994). « Men, Women, and Friendship : What They Say, What They Do », Gender and Society, vol. 8, N° 2, 246-265. Nous remercions l’auteure et la revue de nous avoir autorisées à traduire cet article ainsi que SAGE Publications de nous avoir octroyé une licence de publication.
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[2]
Une première version de cet article a été présentée aux Annual Meetings of the American Sociological Association de 1992 à Pittsburgh. Je voudrais remercier Robin Leidner, Vicki Smith, Harold Bershady, Margaret Andersen, et les relectrices anonymes pour leurs commentaires très utiles et leurs questions sur les précédentes ébauches de cet article.
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[3]
(Note de la p. 36.) Les expressions classe ouvrière et classe moyenne sont utilisées dans cet article pour faire référence à des gens dont le travail et le statut sont différents. Hommes et femmes de la classe moyenne exerçaient des professions libérales ou étaient cadres. Ils et elles avaient tous et toutes une licence et beaucoup avaient des diplômes universitaires ou professionnels. La plupart vivaient dans des banlieues ou dans des appartements en ville. Les personnes interrogées de la classe ouvrière étaient des artisan·e·s traditionnel·le·s, des employé·e·s de bureau ou des employé·e·s de services de niveau inférieur. La plupart avaient le baccalauréat ou moins, sauf un homme qui avait une licence de lettres et sept femmes qui avaient fait une ou deux années à l’université. La plupart vivaient dans des pavillons ou des lotissements dans des cités ouvrières peuplées de façon dense. Les individu·e·s qui n’étaient pas salariés au moment des entretiens étaient dits appartenir à l’une ou l’autre classe selon à la fois leur statut et la sorte de travail qu’ils faisaient lorsqu’ils avaient du travail ; ainsi, les femmes de classe ouvrière sans emploi avaient fait du travail de bureau, ou des services inférieurs (caissières), tandis que les hommes de la classe ouvrière officiellement sans emploi disaient qu’ils étaient couvreur, plombier et cuisinier. Les femmes de la classe moyenne sans emploi avaient travaillé comme cadres moyens ou dans les professions libérales.
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[4]
L’échantillonnage en boule de neige donne souvent lieu à des distorsions. Dans cette étude, j’ai souvent découvert que les ami·e·s avaient des expériences de vie et des niveaux d’éducation semblables, et le fait que les ami·e·s partageaient des activités l’un·e avec l’autre limitait la taille de l’échantillon. En conséquence, ma capacité à généraliser est limitée. Mais les dissonances entre l’idéologie de genre et le comportement se produisaient chez la plupart des individu·e·s, et ce simple fait nous indique que les anciennes explications des différences de genre dans l’amitié, aussi bien que l’ampleur de ces différences, méritent un examen minutieux.
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[5]
Tous les noms des personnes interrogées ont été changés.
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[6]
Les résultats quant aux différences perçues entre les amitiés masculines et les amitiés féminines sont fondées sur les réponses de 46 personnes. Au début de l’étude, je n’avais pas demandé à quatre femmes et à deux hommes d’effectuer la comparaison.
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[7]
Clyde W. Franklin a fait des observations semblables au sujet des hommes noirs : « Alors que les amitiés de même sexe chez les hommes noirs de la classe ouvrière sont chaleureuses, intimes et globales, celles de hommes noirs qui se sont élevés dans la société sont froides, sans intimité et segmentaires. » (1992 : 212)
1Les stéréotypes de l’amitié présentent les amitiés entre femmes comme des relations intimes où la conversation et le partage des sentiments tiennent la première place. Les amitiés entre hommes sont caractérisées comme comportant principalement le partage d’activités comme le sport. Mais, dans cet article, je soutiens que l’idée que dans l’amitié les femmes partagent des sentiments intimes tandis que les hommes partagent des activités doit être considérée comme relevant d’idéologies culturelles plutôt que comme des différences de genre observables dans les comportements. À partir d’entretiens approfondis avec des hommes et des femmes de la classe ouvrière et de la classe moyenne, je montre que les hommes et les femmes se servent de ces idéologies pour décrire leurs amitiés et guider leur comportement. Les réponses aux questions globales sur l’amitié font apparaître que les hommes et les femmes réfléchissent sur leurs amitiés de manière culturellement spécifique et conforme aux stéréotypes concernés.
2Toutefois, les réponses aux questions portant particulièrement sur les personnes révèlent davantage de diversité dans l’amitié de même sexe que les stéréotypes ou les études en sciences sociales ne le laisseraient attendre. Lorsque les hommes et les femmes discutent de l’amitié, ils mettent l’accent sur le comportement qui correspond à leurs représentations culturelles de ce que sont les hommes et les femmes.
3L’attention des hommes se porte sur les activités partagées, celle des femmes sur les sentiments partagés. Mais lors de l’examen de cas particuliers d’amitiés, il apparaît clairement que les hommes partagent des sentiments davantage qu’il n’est dit dans les études les concernant, tandis que les femmes partagent moins de sentiments qu’il n’est affirmé dans les études les concernant ; de plus, la mesure de leur pratique de partage varie selon la classe sociale. Les femmes de la classe moyenne qui travaillent expriment parfois leur réticence à partager leurs sentiments avec leurs amies. D’un autre côté, les hommes de la classe ouvrière disent avoir l’habitude de partager des sentiments et de discuter de problèmes personnels.
4Mon approche est significativement différente de beaucoup d’études en sciences sociales sur l’amitié, car j’examine de près le lien entre comportement et idéologie et je considère le genre comme un processus continu de construction de la vie sociale. Nombre d’études sur l’amitié menées au cours de la dernière décennie ont mis l’accent sur la différence entre hommes et femmes quant à leurs amitiés ; les conclusions coïncident avec les stéréotypes les plus courants. Lillian Rubin (1985) a affirmé que les hommes se lient en partageant des activités, tandis que les femmes partagent des sentiments intimes lors de leurs conversations. Elle explique ces différences à partir de deux phénomènes. En premier lieu, la socialisation dans l’enfance encourage les filles à s’intéresser aux relations personnelles et les garçons, ainsi que les hommes, à se concentrer sur la compétition. En second lieu, le développement psychologique des filles conduit les filles et les femmes à élaborer des frontières du moi perméables ainsi que des capacités relationnelles et maternantes qui les encouragent à rechercher l’intimité dans l’amitié avec les autres femmes. Inversement, les jeunes garçons et les hommes éprouvent les amitiés proches et intimes comme des menaces. L’intimité menace leur sens de la masculinité parce que cela touche à cette part féminine de leur psychisme qu’ils ont été contraints de réprimer dans leur petite enfance. Selon Rubin, les activités partagées et la compétition sont pour les hommes des structures compensatoires qui les préservent de devenir trop intimes.
5D’autres auteur·e·s s’écartent de ce point de vue quant aux causes et à l’évaluation de ces différences. Scott Swain (1989), par exemple, affirme que si l’on estime que les hommes ont une faible capacité d’intimité d’après la mesure des communications verbales, on néglige l’intimité non verbale. Dans une étude sur les amitiés intimes entre hommes des générations précédentes, Karen Hansen (1992) a soutenu que les arguments reposant sur le développement psychologique sont essentialistes et négligent les changements historiques en matière de comportement intime. D’autres auteur·e·s attribuent les différences dues au genre dans l’amitié uniquement à la socialisation et non au développement psychologique (Allan, 1989 ; Swain, 1989). Toutefois, il n’est guère contesté que de nos jours les hommes se livrent à des activités partagées, tandis que les femmes pratiquent le partage des sentiments dans leurs conversations avec leurs amies (Bell, 1981 ; Caldwell et Peplau, 1982 ; Eichenbaum et Orbach, 1989 ; Oliker, 1989 ; Sherrod, 1987 ; Swain, 1989).
6S’opposant aux explications les plus fréquemment proposées dans les études sur l’amitié, certains sociologues ont affirmé récemment que le genre est construit sur une base continuellement mouvante dans la vie sociale (Connell, 1987 ; Leidner, 1991 ; West et Zimmerman, 1987). Ces approches rendent compte des variations que j’ai observées à l’intérieur des amitiés de même sexe mais aussi de la force des idéologies concernant l’amitié. La présentation de soi comme adhérant aux normes culturelles lors des discussions sur l’amitié est, pour les hommes comme pour les femmes, une manière de rendre cohérente la compréhension de soi comme humain genré ; de plus, comme le processus social de la construction du genre met en valeur le caractère « naturel » des différences de genre, il est rare que les individus se demandent dans quelle mesure ces différences existent. Robin Leidner observe que même « la flexibilité considérable des notions définissant une mise en œuvre correcte du genre ne diminue pas l’apparence d’inévitabilité et de naturalité qui continue à soutenir la division genrée du travail » (Leidner, 1991 : 158). Je voudrais à cela ajouter que, même lorsque les individus conçoivent les différences de genre comme relevant d’une causalité sociale et non biologique – comme c’était le cas de plusieurs de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices –, ils considèrent que ces causes d’ordre social ont modelé leur personnalité de telle manière qu’il est difficile, voire impossible, d’effectuer un quelconque changement.
7En plus de mes investigations quant à la manière dont les hommes et les femmes élaborent des conceptions spécifiquement genrées de leurs amitiés, j’examine également l’influence de la classe sociale sur la capacité des hommes et des femmes à se conformer à des comportements genrés. Les circonstances matérielles où se trouvent les hommes et les femmes affectent leur capacité à se conformer aux normes genrées de l’amitié. Les amitiés des femmes qui ne travaillaient pas comme salariées, ou des femmes pour qui la famille était prioritaire par rapport à leur participation au marché du travail se conformaient généralement à un modèle d’intimité dans l’amitié. Les femmes et les hommes de la classe moyenne mobiles géographiquement ou professionnellement parlaient plutôt d’un manque d’intimité dans leurs amitiés. Les femmes et les hommes de la classe ouvrière qui participaient à des réseaux sociaux denses et dont les ressources limitaient l’ampleur de leurs activités sociales passaient souvent du temps à bavarder avec leurs ami·e·s et à partager des sentiments survenus à propos des événements de leur vie, créant ainsi de l’intimité dans leurs amitiés ; c’est ainsi que la classe sociale influence la manière dont les hommes et les femmes font l’expérience de l’amitié, et ce, éventuellement de façon qui contredit les stéréotypes sur les comportements des hommes et des femmes.
Méthode utilisée pour cette étude
8Mes données proviennent d’un ensemble de 52 entretiens approfondis que j’ai menés en 1991 et 1992 avec des hommes et des femmes de la classe ouvrière et de la classe moyenne [3] dont l’âge se situait entre 24 et 48 ans. Comme je voulais observer des groupes de trois ou quatre individus à l’intérieur de chacun des groupes initiaux d’hommes et de femmes appartenant à l’une ou l’autre classe, j’ai demandé à quelques-un·e·s des hommes et des femmes que j’interrogeais de correspondre avec leurs ami·e·s, si possible des ami·e·s qui se connaissaient mutuellement. Tous mes interlocuteurs et toutes mes interlocutrices sauf trois avaient au moins un·e ami·e qui faisait partie du groupe étudié. Plusieurs y avaient deux amis·e·s, et deux femmes de la classe ouvrière avaient trois amies dans le groupe étudié. Je voulais voir quels étaient les thèmes et les enjeux les plus apparents pour les groupes d’ami·e·s. Je voulais voir aussi dans quelle mesure les ami·e·s s’accordaient sur la nature de leur interaction [4].
9Beaucoup de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices étaient marié·e·s ; la plupart travaillaient en dehors de chez eux. Sur les trente-trois femmes interrogées, 60 % travaillaient comme salariées à temps partiel ou à temps plein et 75 % étaient mariées ou vivaient maritalement avec un homme. Sur les dix-neuf hommes, 84 % étaient mariés et 84 % travaillaient à plein temps comme salariés. En outre, deux hommes de la classe ouvrière étaient officiellement sans emploi mais travaillaient au noir. La plupart des personnes interviewées étaient blanches mais d’origines ethniques diverses. Les 15 % s’identifiaient comme italo-américaines, 17 % comme irlando-américaines, 45 % d’ascendance nord-européenne, et 17 % comme juives (tous les interviewés juifs sauf un appartenaient à la classe moyenne). Un des interviewés était afro-américain, un portoricain, et un arabo-américain.
10La plupart des études menées jusqu’ici n’ont pas perçu la variation que notre étude a découverte entre les propos tenus sur l’amitié en général et ce que les interviewé·e·s disent qu’il se passe effectivement dans les amitiés concrètes. À l’exception des études sur les réseaux (qui ne prennent pas en compte les significations inhérentes aux amitiés), les études qui portent sur les différences de genre dans l’amitié ont eu tendance, soit à poser des questions globales au sujet des amis eux-mêmes (Bell, 1981 ; Caldwell et Peplau, 1982 ; Rubin, 1985 ; Swain, 1989), soit à se centrer sur les meilleures amies (Oliker, 1989). Au contraire, Rebecca Adams (1989) estime qu’on obtient les informations les plus précises sur l’amitié en posant des questions détaillées sur chacun des membres d’un réseau et en faisant ensuite le compte des résultats. Interroger quelqu’un sur l’amitié en général n’est pas aussi efficace parce que « les questions globales demandent aux personnes interrogées de décrire les amitiés comme si ces dernières étaient toutes semblables » (Adams, 1989 : 26).
11Toutefois, les réponses aux questions ne sont pas des tentatives inadéquates de répondre à des questions mal formulées. Il est frappant de voir qu’il y a des modèles de réponses qui varient avec le genre. À des questions générales comme : « Quelle est votre définition de l’amitié ? » et « Pensez-vous que les amitiés masculines sont différentes des amitiés féminines ? », les personnes répondent de manière culturellement spécifique. En posant des questions globales, on s’instruit donc sur la signification que revêt l’amitié pour les personnes. Un savoir de cette sorte ne s’obtient pas en posant des questions détaillées sur des amitiés concrètes justement parce qu’il y a un gouffre entre les idées que les individus se font de leur monde social et les actions qu’ils y mènent. C’est ainsi que les questions globales et les questions détaillées sont toutes deux nécessaires pour comprendre l’interaction entre idéologie et comportement.
Ce qu’on dit de l’amitié
Définition de l’amitié
12La manière dont beaucoup d’hommes et de femmes conçoivent l’amitié concorde avec l’idée selon laquelle les hommes se lient en partageant des activités tandis que les femmes partagent des sentiments intimes. Un père de famille de la classe ouvrière, allant bientôt sur ses 30 ans, dit que les hommes ont en commun un grand nombre de choses à partager, telles que :
La pêche, le baseball, peut-être jouer au ballon dans un champ, chasser, ou simplement être ensemble et tchatcher sans manières, s’asseoir confortablement et se relaxer, et parler, bricoler une voiture, il y a beaucoup de choses différentes que vous pouvez partager avec un homme parce que la plupart d’entre eux savent de quoi il s’agit.
14D’autres hommes insistent également sur les activités partagées comme constituant la base de l’amitié. Nombre d’entre eux racontent qu’ils regardent les sports avec des amis et pratiquent l’athlétisme, comme la course à pied ou le basket. D’autres s’attachent moins aux activités physiques et se concentrent davantage sur les discussions politiques, ou le militantisme, considéré comme base pour l’amitié.
15Lorsqu’on leur demandait comment ils définissaient l’amitié, la plupart des hommes évoquaient ses dimensions affectives et soulignaient l’importance de la confiance, mais ils mentionnaient également le partage d’expériences :
Je considère comme des amis des gens envers qui je peux avoir des sentiments chaleureux, sentir que quelque chose se passe entre eux et moi, que nous vivons ensemble des événements.
Comment je définis l’amitié ? J’appelle ami quelqu’un en qui je peux avoir confiance, quelqu’un avec qui j’aime passer du temps, avec qui j’ai du plaisir à faire certaines choses. »
18Ces hommes vivaient des événements partagés, ils faisaient des choses ensemble ils pratiquaient des sports ensemble. Ils se faisaient mutuellement confiance et ils éprouvaient des sentiments chaleureux les uns envers les autres, mais ils ne parlaient pas des confidences sur leur ressenti comme de quelque chose d’important. De façon contrastée, la plupart des femmes répondaient que l’amitié se caractérisait par le partage d’une histoire vécue, par le fait de donner et de recevoir du soutien – en premier lieu un soutien affectif – ainsi que par la capacité à se confier. Lorsqu’on leur demanda : « Comment définissez-vous l’amitié ? », deux femmes répondirent en disant :
Partager, prendre soin l’une de l’autre, être là l’une pour l’autre.
Avoir un intérêt particulier pour une autre personne, manifester sollicitude et ouverture.
21Les réponses insistaient sur le soutien, la parole, les confidences. Lorsque les hommes mettaient également l’accent sur le soutien que s’accordaient les amis, ils soulignaient souvent que les amis feraient « n’importe quoi pour eux », par exemple les aider financièrement, ou leur apporter un renfort physique en cas de confrontation avec d’autres. Un seul affirma que l’amitié signifiait pouvoir « dire tout et n’importe quoi » à ses amis, alors que plusieurs femmes le dirent.
La perception de différences entre les amitiés masculines et féminines
22Lorsqu’on leur demande si les amitiés masculines et féminines sont semblables ou différentes, les réponses des personnes interrogées reflètent l’idéologie culturelle du genre. Lors d’une conversation précédant immédiatement notre entretien, une femme de profession libérale, Anna [5], m’a demandé quel était le sujet de mon étude. Informée de ce dernier : les amitiés masculines et les amitiés féminines, elle dit que c’était très intéressant, que ses propres amitiés étaient très différentes de celles de son mari. Son mari avait un ami nommé Jim auquel Tom (le mari d’Anna) faisait référence comme son « copain ». Mais même si Jim et Tom prenaient beaucoup de bon temps ensemble, Tom ne parvenait pas à établir une amitié plus intime avec Jim. Jim n’exprimait pas ses sentiments. Anna pensait que Jim avait peur d’être submergé par ses sentiments.
23Bien qu’Anna fût la seule à aborder d’elle-même le thème des différences entre hommes et femmes, à peu près 40 % des personnes interrogées affirmèrent que les hommes n’étaient pas aussi ouverts que les femmes [6]. À la question : « Pensez-vous que les amitiés masculines sont différentes des amitiés féminines ? », un homme a répondu ceci :
Bon, on sait qu’elles sont souvent différentes. Est-ce que c’est le résultat d’une construction sociale ou de la génétique, je n’en ai aucune idée. [En quoi sont-elles différentes ?] Il y a un sens beaucoup plus fort de la compétition entre les hommes. Beaucoup moins d’ouverture à propos des sujets personnels. Ce n’est pas aussi personnel qu’entre des amies femmes.
25Les autres réponses étaient tout à fait semblables en ce qui concerne l’ouverture, le degré de proximité et l’intimité :
Les hommes sont plus réservés. Ils ne s’ouvrent pas comme le font les femmes. Certaines femmes sortent leurs tripes sans la moindre hésitation.
Je ne pense pas que les hommes soient aussi proches les uns des autres comme le sont les femmes. Je pense qu’ils sont un peu plus distants entre eux. Je ne pense pas que les hommes se racontent tout.
28Bien que l’évocation de l’intimité et de l’ouverture ait été la réponse la plus fréquente aux questions sur les différences de genre dans les amitiés, un autre quart des personnes interrogées dirent que les hommes et les femmes ne font pas les mêmes choses avec leurs ami·e·s. Les hommes s’adonnent au sport et partagent des activités. Les femmes parlent. Les femmes discutent entre elles des enfants et de la famille, les hommes discutent voitures, travail et politique. C’est ainsi qu’environ 65 % des personnes interrogées participaient par leur expression et leur engagement à la construction de l’idéologie culturelle dominante concernant l’amitié, à savoir que les femmes sont plus intimes et parlent beaucoup dans le cadre de l’amitié, tandis que les hommes s’engagent dans des activités et ne se font pas part de leurs sentiments.
29Le dernier tiers restant, qui avait fourni d’autres réponses au sujet des amitiés masculines et féminines, pouvait être divisé à peu près également entre ceux qui disaient que les amitiés féminines étaient davantage le théâtre de conflits, ceux qui ne savaient pas s’il y avait des différences, et ceux qui disaient que les amitiés masculines et féminines étaient semblables pour l’essentiel et que la loyauté et la confiance étaient des exigences présentes dans toute amitié.
30Non seulement hommes et femmes donnaient des descriptions genrées de l’amitié, mais ils estimaient que hommes et femmes étaient différents. Et ce, sans avoir nécessairement une opinion sur la manière dont hommes et femmes diffèrent, mais en croyant fermement qu’ils diffèrent. Certaines personnes comprenaient la réponse d’une personne du genre opposé comme caractéristique de ce genre, si cette réponse différait de la leur. Hommes et femmes me disaient souvent combien leur conjoint·e était différent·e d’eux ou d’elles. Un avocat me raconta comment cela marchait pour lui :
Si Alberta et Deborah, Alberta ma collègue de travail et Deborah ma femme, sont du même avis, je dirai : « Tiens, encore un exemple de femmes ayant le même avis et d’hommes ayant un avis différent. »
32Il estimait que les femmes étaient différentes de lui et, en conséquence, il qualifiait une réponse commune à deux femmes comme une caractéristique féminine. Non seulement hommes et femmes avaient des idées culturelles différentes sur les différences entre hommes et femmes, mais ils et elles créaient en permanence ces idées à partir de généralisations. Les récits qu’ils et elles faisaient de leurs amitiés étaient profondément influencés par ces idées.
Diverses expériences d’amitié
33Nombre de mes interlocuteurs et de mes interlocutrices parlaient de leurs amitiés en général d’une manière qui s’accordait avec leur conception d’un comportement genré approprié. Toutefois, lorsque je leur posais des questions détaillées sur les activités qu’ils et elles partageaient avec leurs ami·e·s et sur les choses dont ils et elles parlaient, je découvrais souvent une disparité entre d’une part les représentations générales qui reflétaient des croyances culturelles et d’autre part les informations particulières et concrètes.
34Par exemple, l’homme cité ci-dessus qui pensait que les amis hommes partageaient des activités comme la chasse et la pêche n’allait jamais chasser ni pêcher avec des amis. Ses ressources économiques étaient très limitées, il avait deux jobs, et peu de temps à consacrer aux relations sociales, sinon en soirée. Sa femme travaillait à temps partiel le soir et les week-ends, et pendant qu’elle était à son travail, il s’occupait de leurs deux enfants. Des amis venaient parfois à la maison, et ils regardaient la télé en buvant un verre. Mais la plupart du temps, il fréquentait des amis qui travaillaient dans un lycée où il avait été concierge. Lui et ses amis parlaient de la retraite, de leurs femmes, des enfants, et aussi de sport.
35Interrogé sur les sujets de conversation avec ses amis les plus proches aujourd’hui, il répondit qu’ils avaient discuté des préférences de leurs femmes en matière de cour conjugale. L’une aimait que le décor soit installé avant la relation sexuelle. Elle et son mari allaient dîner ensemble au restaurant, ils faisaient des courses ensemble, et survenait un moment où tous deux savaient ce qui allait se passer plus tard le soir. Mon interlocuteur confia à son ami qu’au contraire, sa femme et lui, aimaient la spontanéité. Il leur semblait inutile de se préparer à une relation sexuelle par une suite de rituels. C’est la sorte de conversation détaillée à propos d’une relation importante où ce sont les femmes qui sont réputées s’engager. On est diablement loin du stéréotype des hommes qui ne font que discuter de sport avec leurs amis et n’ont pas de conversations intimes. Et cela ne concorde pas avec la vision de mon interlocuteur quant à ce que sont les amitiés.
36Il y avait beaucoup d’exemples semblables. Les 75 % des hommes ont dit avoir avec des amis des comportements qui n’étaient pas conformes au genre et tous racontaient qu’ils parlaient de façon intime de leur femme, d’autres membres de leur famille, et de leurs sentiments. De plus, un tiers de ces hommes ont parlé de leur implication dans des comportements non genrés autres que des conversations intimes. Un avocat qui avait dit qu’il ne discutait pas de questions conjugales ou de sujets personnels avec ses amis, devait raconter plus tard s’être entretenu assez régulièrement avec ses amis des problèmes de fertilité qui affectaient leurs épouses. Ils discutaient du fait que leur femme était, beaucoup plus qu’eux-mêmes, concernées par leur difficulté à devenir enceintes.
37Certains hommes parlaient de l’impact du divorce sur les interactions amicales. Un homme de profession libérale me parla d’au moins deux autres hommes auxquels il avait apporté son soutien pendant leur divorce, écoutant leurs confidences sentimentales. Il me parla également des amis qui l’avaient aidé pendant son propre divorce, et qui lui avaient permis de « décompresser ». Cet homme me confia à plusieurs reprises qu’il était très affectif et expansif et qu’il épanchait souvent ses plaintes auprès de ses amis. Que ces sortes de conversations ne soient pas prises en compte par les hommes eux-mêmes lorsqu’ils élaborent leur conception de la masculinité est révélé par ce qui s’est passé plus tard dans l’entretien. Il m’affirma penser que les femmes étaient plus ouvertes que les hommes. Il me raconta être allé écouter Robert Bly et que celui-ci avait dit que les femmes avaient une capacité particulière à aller au cœur d’un sujet et à voir comment les choses s’articulaient, tandis que les hommes en étaient incapables. Mon interlocuteur affirmait que Bly avait raison, et il déplorait sa propre incapacité à être plus ouvert. Il affirmait aussi ne jamais discuter de problèmes conjugaux avec ses amis. Il racontait que lui-même et ses amis parlaient de sport, alors qu’il ne s’intéressait guère au sport.
38Trois jeunes avocats membres d’un réseau ouvert parlaient du sport pratiqué avec des amis – la lutte à l’université, la course à pied une fois adultes, le basket. Ils disaient aussi aller ensemble à des matches de football, avoir, au cours de conversations téléphoniques des discussions sur le sport. Ces jeunes gens semblaient avoir des amitiés masculines stéréotypées, mais lorsqu’on les interrogeait sur la fréquence et les circonstances de leurs rencontres amicales, ils répondaient que c’était pendant les vacances qu’ils se voyaient le plus souvent – à des réceptions, à des soirées pour dîner et être ensemble avec leurs femmes. Une ou deux fois par an, ils se retrouvaient à l’occasion d’événements sportifs. En outre, deux d’entre eux avaient par deux fois participé ensemble à des courses à pied locales. Bien que tous ces événements aient été symboliquement importants pour l’image que ces hommes se faisaient de leurs amitiés, ils ne représentaient pas exactement le modèle ordinaire des interactions amicales des hommes de l’échantillon. Ces relations amicales se poursuivaient essentiellement lors de conversations téléphoniques depuis leurs bureaux, tous les quinze jours ou chaque semaine, pendant lesquelles ils disaient discuter sport, métier et famille. L’un de ces hommes s’était engagé dans une relation amoureuse outre-atlantique. Comment gérer cette relation avait été une question importante pendant le mois, ou les deux mois, précédant notre entretien. Si bien qu’interrogé sur le sujet de ses dernières conversations avec ses amis, il a dit toujours parler de ce qu’il devait faire : devait-il se rendre en Angleterre, rompre avec cette femme, était-elle sérieuse lorsqu’elle lui demandait de s’engager ?
39En plus du fait de parler de choses dont les hommes sont censés ne pas parler – les sentiments et les relations –, il arrivait que certains hommes fassent des choses qui ne concordaient pas avec leurs idées de ce que les hommes faisaient typiquement. Par exemple, hommes aussi bien que femmes considéraient le shopping comme quelque chose que les femmes, mais pas les hommes, font quelquefois ensemble. En fait, la plupart des hommes disaient ne pas faire leurs courses avec des amis. La réponse de Joe (classe ouvrière) éclaire le sens du shopping comme activité genrée. Il lui arrivait de faire des courses alimentaires avec un ami marié. « Anita lui donne la liste et nous allons au supermarché comme deux vieilles dames et nous faisons nos choix. ‹ Tiens, celui-là est moins cher, prenons-le. » Joe semblait légèrement embarrassé en mentionnant cette activité. Il riait doucement en racontant ces sortes d’expéditions – quant à son ami marié, que j’ai également interrogé, il niait faire des courses avec ses amis.
40Gene (homme de la classe moyenne) se disait préoccupé par les crèmes hydratantes, mais ne pas en parler avec des amis. Je lui ai demandé pourquoi, et il m’a répondu que ça faisait « pédé », il a rougi et ri avec embarras. Puis il a évoqué sa prochaine visite à un ami gay qui habitait une autre ville. Le lendemain matin de son arrivée là-bas, son ami et lui sortirent de bonne heure pour acheter de la crème hydratante et un pâté végétal chez Neiman-Marcus – activité qu’il considérait comme typiquement gay, et pas des choses que faisaient la plupart des hommes hétérosexuels (son ami travaillait à Hollywood dans l’industrie du spectacle, et son comportement pouvait tout aussi bien se comprendre par les exigences d’un style de vie valorisant l’apparence). L’usage par Gene du terme « pédé » montrait qu’il y avait certaines choses qu’il ne faisait pas tandis qu’il construisait sa masculinité dans les interactions quotidiennes. Ce qui est en accord avec les travaux de Tim Carrigan, Bob Connell et John Lee (1987) sur l’importance de l’hégémonie de la masculinité hétérosexuelle dans la construction des relations de pouvoir entre hommes. Les hommes qui construisent des formes alternatives de masculinité, par exemple en étant gays, sont perçus comme n’étant pas masculins. De même que cet homme de la classe ouvrière qui ne se sentait pas être un homme quand il faisait des courses alimentaires avec son ami, Gene ne se sentait pas un homme quand il parlait de crème hydratante, ce qu’il ne faisait pas avec ses amis hétéros.
41Compte tenu du fait que les hommes gays sont perçus comme n’étant pas masculins, il est intéressant de remarquer que l’amitié de Gene pour son ami gay, Al, ne semblait pas menacer la masculinité de Gene. Le récit que faisait Gene de la façon dont Al lui avait révélé son homosexualité montrait que l’amitié l’emportait sur l’orientation sexuelle. Ils étaient amis de longue date, depuis l’université. C’est plusieurs années plus tard qu’Al confia à Gene qu’il était gay, ajoutant qu’il savait que cette confidence pourrait marquer la fin de leur amitié. Gene se déclara « extrêmement offensé » qu’Al puisse penser qu’il pourrait cesser d’être son ami. Que le fait d’être l’ami d’Al puisse menacer ou non sa masculinité était sans importance comparé à la réaffirmation publique par Gene de la norme de la loyauté envers les amis. De surcroît, Gene considérait que les plaisanteries étaient importantes dans l’amitié et il associait les plaisanteries à la masculinité. Il se trouvait qu’Al avait un sens de l’humour mordant et imaginatif que Gene appréciait beaucoup.
42Même dans une situation où le comportement est en contradiction avec les normes genrées, il y a souvent quelque aspect de l’interaction qui construit le genre en accord avec l’idéologie. Alors que l’action d’une personne peut contredire l’idéologie, la réponse de l’autre peut construire le genre d’une manière conforme à l’idéologie dominante. Cette façon d’insister sur les activités liées à l’amitié qui sont en accord avec leur idéologie de la masculinité est analogue à ce que Robin Leidner (1991) a observé dans son étude d’hommes et de femmes du secteur tertiaire qui mettaient l’accent sur les aspects de leur travail qu’ils ou elles pensaient être en accord avec leur identité genrée. Par exemple, Gene et l’un de ses amis, assis ensemble un soir :
Et il me dit : « Alors, comment ça va ? ». Et moi, je venais de traverser une très mauvaise période. Je me suis dit : « Et merde ! Je vais lui raconter ! ». Et je lui ai raconté comment tout allait mal dans ma vie, et à la fin, il m’a dit : « Eh bien, c’est la dernière fois que je te demande comment tu te sens… ». J’ai trouvé vraiment agressif son refus de me soutenir.
44Dans le cas évoqué, Gene a enfreint l’idéologie genrée qui voudrait qu’il ne discute pas de ses problèmes avec un ami. L’ami a répondu en faisant savoir à Gene qu’il ne voulait pas entendre parler de ses problèmes. En dépréciant les confidences de Gene, son ami a construit la masculinité d’une manière conforme aux normes dominantes. Gene, qui avait tendance à refuser la légitimité des normes dominantes et qui transgressait consciemment ces normes, interprétait le comportement de son ami comme typiquement masculin. Gene a utilisé cet exemple pour me décrire un comportement masculin, même si cela incluait ses propres transgressions à l’égard de l’idéologie du genre. La construction du genre est donc un processus extrêmement complexe qui s’effectue tant par les comportements que par l’idéologie, et par les conceptions et les récits que l’on fait des deux. Quelqu’un·e peut agir d’une manière qui contredit l’idéologie du genre, et la réaction suscitée peut être de désapprobation, ce qui renforce l’idéologie. En outre, il y a beaucoup d’événements et de formes d’interaction qui se produisent simultanément dans une même situation, et la flexibilité dans la construction d’un aspect du genre peut ne pas menacer la construction d’ensemble du genre si d’autres interactions, telles que la plaisanterie, renforcent l’idéologie du genre.
Comportement non genré chez les femmes
45On trouve chez les femmes des processus semblables de compréhension de leur propre comportement en termes d’idéologies et de normes culturelles. Les femmes que j’ai interrogées me disaient qu’elles pouvaient tout raconter à leurs amies. Spontanément, elles affirmaient parler de leurs maris et de leurs amants. Assez peu affirmèrent qu’il était essentiel à l’amitié de partager des activités ; les femmes de la classe moyenne y étaient davantage enclines que les femmes de la classe ouvrière – elles avaient davantage de ressources pour s’engager dans des activités partagées – quelques-unes dirent assister avec leurs amies à des rencontres sportives en tant que spectatrices. Quelques autres enfin disaient faire de l’athlétisme avec leurs amies.
46Les mêmes disparités constatées chez les hommes entre les propos au sujet de leurs amitiés en général et les expériences particulières se retrouvaient chez les femmes. Environ 65 % d’entre elles disaient avoir eu des comportements non conformes à l’idéologie de genre. Certaines femmes, comme certains hommes, allaient quelquefois avec des amies assister à des événements sportifs, mais, à l’exception d’un seul cas, je n’ai entendu parler de ces activités que lorsque j’ai posé la question directement, leur demandant si elles assistaient à des événements sportifs ou pratiquaient l’athlétisme avec leurs amies. À la différence des hommes, les femmes n’en parlèrent pas spontanément. Environ 25 % des femmes interrogées travaillaient ensemble à l’extérieur, allaient à des cours d’aérobic ou faisaient partie d’équipes de sport locales, mais elles y voyaient surtout des occasions supplémentaires de se retrouver et de bavarder ; en elles-mêmes, ces activités étaient considérées comme peu importantes.
47Les 15 % des femmes disaient que beaucoup d’interactions amicales se produisaient alors qu’elles faisaient des choses avec des amies. Plusieurs femmes de la classe moyenne participaient à des groupes de musique où elles rencontraient des amies. Quelques femmes de la classe ouvrière allaient ensemble à des clubs, laissant leur conjoint à la maison. On voit, que le partage d’activités fournit parfois une base aux amitiés féminines exactement comme aux amitiés masculines.
48Enfin, 25 % des femmes affirmèrent considérer certaines informations comme privées, dont elles ne voudraient pas parler avec leurs amies. Ilana, la femme de profession libérale mentionnée plus haut, qui disait que l’amitié impliquait que l’on montrât de l’ouverture et de la sollicitude, affirma qu’il y avait beaucoup de choses dont elle ne voulait pas parler à ses amies. Par exemple, elle ne parlait pas avec d’autres femmes de ses relations avec les hommes.
49Ilana signala que sa réticence était inhabituelle, mais cela ne l’avait pas obligée à remettre en question sa féminité. Au lieu de cela, elle reconnaissait en même temps qu’elle déniait le stéréotype masculin du partage d’activités sans échange verbal spécifique. D’un côté, elle disait : « Beaucoup d’amitiés masculines sont fondées sur le fait de faire ensemble certaines choses typiquement masculines, en parlant très peu. » D’un autre côté, elle affirmait : « Il y a aussi des hommes qui m’étonnent car il me semble qu’ils aiment bavarder et parler des femmes plus encore que les femmes peuvent vouloir parler des hommes. »
50Elle poursuivit ainsi son propos :
Je sortais alors avec un homme et nous étions dans un magasin de vidéos et nous avons rencontré un de ses amis. C’était la première fois que je rencontrais cette personne, et c’était la troisième fois seulement que je voyais l’homme avec qui je sortais, et les voilà tout de suite en train de parler de ce qui était arrivé… Quant à l’autre type, la femme qu’il attendait lui avait posé un lapin, et ils en parlaient, et, vous savez, ils déballaient tout. Ensuite, je suis allée dîner avec celui avec qui je sortais, et il m’a raconté toute l’histoire de son ami, toute la relation… Et cela m’a paru tout ce qu’il y a de plus incongru.
52Ilana, qui hésitait à parler d’affaires personnelles avec les gens, reconstruisit la masculinité comme bavarde, et elle réagit avec dégoût à l’ouverture dont son compagnon avait fait preuve ; de plus, elle opposa le bavardage des hommes à celui des femmes, disant que certains hommes aimaient parler des femmes davantage que les femmes ne parlaient des hommes. Alors qu’Ilana elle-même ne se conformait pas au stéréotype genré de l’ouverture féminine, elle présentait cependant son comportement par opposition au comportement masculin.
53Deux universitaires dirent qu’elles partageaient très peu d’intimité avec leurs amies. L’une confia qu’elle n’avait pratiquement pas d’amies, bien qu’elle entretînt des relations amicales avec beaucoup de collègues. Elle ne parlait de sa relation avec son mari ou avec sa famille, ou d’autres choses intimes avec personne, sauf avec son mari. Elle ne parlait pas non plus aux gens de ses soucis ou de ses problèmes, disant qu’elle ne voulait pas leur importuner. La femme qui m’avait mise en contact avec elle me dit qu’elle aussi discutait rarement de choses intimes avec ses amies. Tout comme la première, elle disait agir ainsi parce qu’elle ne voulait pas imposer ses problèmes aux autres ; elle pensait qu’elles ne s’y intéresseraient pas.
54Un groupe de quatre femmes de la classe ouvrière ont caractérisé l’ouverture comme une composante essentielle de l’amitié, et trois de ces femmes considéraient la quatrième, Susan, comme insuffisamment ouverte, un défaut dont elles la pressaient de se défaire. Susan était d’accord avec le jugement de ses amies, mais elle avait choisi le silence et la réserve comme une forme de rébellion parce qu’elle éprouvait de la colère envers la femme du groupe dont elle était la plus proche. Bien que le comportement de Susan ne se conformât pas à l’idéal d’ouverture et d’intimité féminines, les propos échangés par ses amies construisaient une norme de la féminité alors même qu’elles critiquaient Susan pour son côté secret.
55Plusieurs femmes de profession libérale regrettaient de ne pas avoir d’amitiés proches et intimes, ou bien elles reconnaissaient ce quelles considéraient comme un fait à constater, qu’elles ne savaient pas se faire de bonnes amies. Elles ressentaient comme un échec de ne pas avoir d’amies avec qui elles puissent dire « n’importe quoi ». D’un côté, elles m’exposaient les raisons pour lesquelles elles n’entretenaient pas ces sortes d’amitiés. D’un autre côté, elles se ressentaient elles-mêmes comme des êtres insolites et de « mauvaises » amies. Cette conviction de ne pas être à la hauteur n’apparaissait pas dans les entretiens avec les hommes. Tandis que certains regrettaient de n’être pas capables de s’ouvrir davantage, aucun ne disait être « mauvais » pour autant. En effet, pour les hommes, ne pas posséder la capacité de partager des sentiments intimes avec des amis était de toute façon une caractéristique masculine.
Amitié et classes sociales
56Les sociologues ont remarqué que la classe sociale influe sur les modèles d’amitié aussi bien que le genre (Allan, 1989 ; Willmott, 1987). Dans notre étude, l’influence de la classe sociale sur le comportement était perceptible lorsque le comportement entrait en conflit avec l’idéologie populaire, en particulier pour les femmes de la classe moyenne. Les femmes de la classe moyenne travaillant dans des domaines habituellement dominés par les hommes – elles étaient professeures d’université, avocates ou médecins – mentionnaient souvent un manque d’intimité dans les amitiés. Beaucoup avaient été mobiles géographiquement. Elles étaient allées d’une ville à l’autre pour leurs études. Certaines disaient avoir eu des amitiés intimes lorsqu’elles étaient à l’université, mais signalaient que leurs amitiés récentes ne promettaient pas d’être de cette sorte. Tandis que certaines correspondaient régulièrement avec des amies de longue date avec qui elles étaient dans une relation d’intimité, d’autres avaient abandonné, et en conséquence évoquaient leur manque d’amitiés intimes. Une femme médecin m’a raconté :
Pratiquement tout au long de ma vie, et – même si à présent j’ai l’impression que cela s’amenuise – pendant longtemps, j’ai toujours eu quelques amies vraiment proches, des personnes que je pouvais voir presque tous les jours, avec qui bavarder, et raconter tout et n’importe quoi.
58La même femme médecin à qui on demande « Quelle est la différence maintenant ? » répond :
Je ne sais pas si c’est moi seulement ou tout le monde qui est comme ça tellement occupé, tout le monde semble vivre dans une espèce de tunnel, on ne pense pas à parler aux gens, on a l’impression de ne pas avoir le temps de parler des choses essentielles… Au fond, on n’a pas tellement de paires, on n’est plus à la fac de médecine, dans une classe de 180 dont un tiers sont des femmes. Cela fait partie du problème. Peut-être que je regardais toujours du côté des femmes semblables à moi dans mon groupe de travail, cherchant là des amies, et le groupe a rapetissé. L’autre point est que le groupe est devenu plus compétitif. Et pour dire les choses un peu brutalement, je n’ai pas de sympathie particulière pour pas mal de gens avec qui je prépare les concours. Tout le monde est très pris par la compétition et vraiment pas amical du tout. Dans mon année, il y avait seulement une autre femme et je crois qu’elle me considérait comme une rivale, non comme une amie potentielle.
60Outre le fait qu’elle était mobile à l’intérieur de sa profession, cette femme, comme beaucoup des personnes interrogées de la classe moyenne, avait été mobile géographiquement. Elle avait de rares contacts avec des amies vivant dans d’autres villes et elle ressentait de l’usure dans les groupes d’amitié plus anciens, de l’université et de la fac de médecine ; en outre, elle ne remplaçait plus ses amitiés aussi vite qu’autrefois. De surcroît, fixée sur l’idée que les amies se recrutent parmi les paires dont elle se sentait relativement l’égale, elle trouvait en fait peu d’égales dans son ensemble d’amies potentielles. Finalement, la compétition dans le travail interdisait la formation d’amitiés intimes.
61Helen Gouldner et Mary S. Strong (1987) ont remarqué l’existence d’expériences semblables chez les femmes cadres qui manquaient de temps pour former des amitiés en dehors du travail et hésitaient à le faire avec leurs collègues de travail. Le temps était un facteur majeur de limitation des amitiés intimes pour les femmes de la classe moyenne qui travaillaient. Pour beaucoup, le développement de l’intimité exigeait un minimum incompressible de temps. Les femmes des professions libérales manquaient de temps pour leurs amies, en particulier si elles étaient mariées et avaient des enfants. Leur sociabilité amicale trouvait à s’exercer avec des collègues de travail, à l’égard de qui elles limitaient la quantité d’information personnelle échangeable – ou bien avec les maris de leurs collègues et d’autres couples. Les relations avec les couples n’étaient pas très intimes mais elles constituaient des occasions où hommes et femmes disaient pareillement qu’ils et elles discutaient politique, enfants et boulot.
62Les hommes exerçant des professions libérales avaient des amitiés semblables sous cet aspect. Leurs groupes d’amitiés étudiantes avaient rétréci avec les années. Les amis n’avaient pas été remplacés aussi vite qu’ils avaient été perdus. Pour beaucoup, le temps disponible était limité, notamment pour les hommes mariés ayant des enfants. En outre, la majeure partie de leur sociabilité s’exerçait entre couples, le partage de l’intimité y étant à son minimum. Les contraintes qui pesaient sur les hommes et les femmes des professions libérales limitant par là même leur capacité à former des amitiés durables avec une interaction sur le long terme, produisaient des amitiés qui ressemblaient au modèle masculin plutôt qu’au modèle féminin, surtout lorsqu’on les comparait aux femmes sans emploi ou bien aux hommes et aux femmes de la classe ouvrière.
63Lorsque les interviewé·e·s de la classe moyenne avaient des amitiés intimes, il s’agissait plutôt d’ami·e·s de longue date, et les degrés d’intimité variaient avec le temps. Les périodes de crise, comme le divorce, étaient propices aux discussions intimes pour les hommes comme pour les femmes, mais ces périodes avaient une fin, et une fois les troubles apaisés, chacun·e retournait à sa vieille manière d’interagir.
64Les femmes de la classe moyenne qui avaient des amitiés conformes aux stéréotypes genrés de l’intimité étaient plutôt celles qui restaient à la maison avec des enfants en bas âge et avaient des amies dans le voisinage. Elles avaient davantage d’occasions de voir leurs amies seules, ce qui favorisait les discussions intimes. En outre, les normes propres au milieu du travail et allant à l’encontre du partage des détails intimes n’existaient pas pour ces femmes. La vie des personnes interrogées de la classe ouvrière était structurée très différemment de celle des hommes et des femmes de professions libérales et leurs amitiés étaient en conséquence différentes. [7] Un seul homme de la classe ouvrière était d’un autre État (tandis que les trois quarts des personnes interrogées de la classe moyenne avaient grandi dans d’autres États). Hommes et femmes de la classe ouvrière connaissaient en général leurs ami·e·s depuis beaucoup plus longtemps – ils et elles s’étaient rencontré·e·s à l’école ou dans le voisinage. Ils et elles avaient moins d’ami·e·s, mais les voyaient plus souvent. En outre, ils et elles voyaient leurs ami·e·s de façon informelle chez eux ou dans le voisinage ; du coup, ils et elles connaissaient les difficultés de chacun·e d’une manière qui échappait aux hommes et aux femmes de professions libérales, lesquels voyaient leurs ami·e·s seulement à certaines occasions. Leur vie sociale était davantage ségréguée selon le genre, ce qui favorisait les discussions intimes. Aussi bien les hommes que les femmes disaient qu’ils et elles parlaient très régulièrement à leurs ami·e·s de choses intimes. Ce qui fait qu’un comportement non genré parmi les personnes interrogées de la classe ouvrière apparaissait chez les hommes qui évoquaient leurs fréquentes discussions intimes (« Nous sommes pires qu’une bande de filles sur ces sujets »).
65Les personnes interrogées de la classe ouvrière avaient aussi davantage de problèmes – difficultés financières, consommation excessive de drogue, famille, santé – et le fait d’avoir ces problèmes en faisait des sujets de conversation avec les amis. Lorsque les hommes et les femmes de professions libérales rencontraient des difficultés, ils et elles en parlaient également avec leurs ami·e·s, mais, en bien des aspects, leur vie était plus stable. Les personnes interrogées de la classe moyenne étaient globalement aisées, et elles disaient avoir peu de problèmes financiers. Pour ce groupe, les périodes de forte consommation de drogue et d’alcool s’étaient restreintes à l’adolescence et à la jeunesse, époques où ils et elles n’étaient pas mariés. Les personnes interrogées de la classe ouvrière s’étaient mariés jeunes et la drogue et l’alcool faisaient problème parce qu’interférant avec le mariage et la famille. Il semble que les problèmes financiers, de drogue et conjugaux arrivent simultanément chez les personnes de la classe ouvrière, chaque problème exacerbant les autres, tandis que les personnes de la classe moyenne paraissent affronter les problèmes les uns après les autres, et sortir plus rapidement des périodes de crise. Dans la mesure où la discussion de problèmes est un signe d’intimité pour beaucoup de personnes, les hommes de la classe ouvrière sont apparus comme ayant des amitiés plus intimes que les hommes et les femmes de professions libérales.
Conclusion
66J’ai élaboré le concept de genre comme une création sociale continue plutôt que comme un rôle que les individu·e·s apprennent ou un type de personnalité dont le développement serait la cause de différences dans le comportement. Cette approche du genre rend compte d’une part de nombreuses différences entre la manière dont les hommes et les femmes conçoivent leurs amitiés en général et d’autre part les formes spécifiques de ces amitiés. Dans ces entretiens, hommes et femmes m’ont livré les conceptions générales et les récits de leurs amitiés fondés sur des normes culturelles spécifiques de la masculinité et de la féminité. Ces exposés arrivaient souvent assez tôt dans l’entretien, lorsque je demandais à mes interlocuteurs et interlocutrices de me donner leur définition de l’amitié et de me dire en quoi l’amitié leur importait (si tel était le cas). Ils survenaient également vers la fin de l’entretien lorsque je leur demandais s’ils et elles pensaient que les amitiés masculines étaient différentes des amitiés féminines. C’est alors que souvent ils et elles entraient en contradiction avec l’information spécifique fournie pendant le récit de l’histoire de telle ou telle amitié.
67Toutefois, il serait insuffisant de voir en ces processus la production continue du genre. Le processus de la construction du genre est universel mais les formes et le contenu de la construction varient. Il faut donc se demander pourquoi telles idéologies particulières concernant les différences selon le genre dans l’amitié dominent plutôt que telles autres. Autrefois, les idéologies de l’amitié représentaient les femmes comme incapables de loyauté et de sincérité dans l’amitié, tandis que les amitiés des hommes étaient décrites comme empreintes de noblesse. Pourquoi y a-t-il eu un renversement ? Posant cette question, Barry Wellman (1992) affirme que le repli de la vie communautaire sur le foyer privé par suite de l’extension des banlieues a diminué l’importance des liens sociaux publics et semi-publics entre les hommes, accroissant en même temps l’importance des liens privés au foyer, domaine traditionnel d’excellence pour les femmes ; c’est ainsi que les amitiés masculines commencent à ressembler aux amitiés féminines en ceci qu’elles trouvent place au foyer et en tant que « relations de soutien affectif, de compagnonnage et de services liés au foyer » (Wellman, 1992 : 101). Wellman traite effectivement d’un changement perçu au cours du temps dans le comportement amical des hommes, non de la question de savoir pourquoi les amitiés féminines sont privilégiées dans la culture contemporaine.
68L’explication de ce dernier phénomène réside dans l’émergence du Mouvement des femmes et des efforts délibérés qui ont été faits pour valoriser les femmes, ainsi que dans la réponse à cette valorisation. Beaucoup des travaux universitaires sur les modèles et les structures des amitiés féminines de chercheures en sciences sociales féministes se posent en réplique aux vieilles idéologies culturelles, selon lesquelles les hommes étaient capables d’une véritable amitié et les femmes non (Rubin, 1985 ; Smith-Rosenberg, 1965). La thèse de Lillian Rubin, qui soutient que les hommes sont psychologiquement incapables de la sorte d’intimité qui caractérise les amitiés féminines, se rattache explicitement aux travaux féministes de Carol Gilligan et Nancy Chodorow. Bien qu’il soit souvent difficile de déterminer la source d’une idéologie culturelle, l’efflorescence d’articles et de livres sur les amitiés féminines et les relations entre femmes se produit après le début de la seconde vague du féminisme, et ce n’est qu’à ce moment-là que les hommes commencent à réagir systématiquement.
69Dans l’interaction quotidienne, ces idéologies culturelles se reproduisent par les discussions entre ami·e·s, par les sortes de généralisations auxquelles les gens parviennent lorsqu’il s’agit du genre – ce que j’ai mentionné plus haut –, par les contacts sociaux et par l’exposition, grâce aux médias, des idées sur les différences de genre. Si les hommes et les femmes acceptent les définitions culturelles de la réalité, et c’est le cas de beaucoup, ils et elles interprètent leur propre comportement à la lumière de ces descriptions et se sentent soit déficients, soit confirmés suivant qu’ils et elles y correspondent ou non. Nombreux sont également ceux et celles qui orientent leur comportement d’après ces prescriptions. Toutefois, le fait qu’il y ait une si grande part de leur comportement qui ne répond pas aux prescriptions culturelles montre les limites de la capacité de ces prescriptions à déterminer les comportements. Cela met également en question l’adéquation des explications qui concluent qu’hommes et femmes sont essentiellement différents. En fait, hommes et femmes répondent aux exigences de leur vie de manière très variée ; certaines de ces réponses peuvent fort bien infirmer les idéologies genrées de ces mêmes hommes et femmes.
70Une fois que l’on s’est demandé pourquoi les idéologies sur l’ouverture des femmes et les activités des hommes dominent les autres idéologies, on peut aussi se demander pourquoi les hommes et les femmes acceptent les stéréotypes alors même que leur propre comportement en diffère de façon significative. Il y a à cela plusieurs raisons. En premier lieu, les ami·e·s font quelquefois la grimace devant les comportements d’hommes et de femmes inappropriés au genre. De telles désapprobations renforcent les normes du genre, et elles sont interprétées par celle ou celui qui la subit comme un signe indiquant que le comportement de celles et ceux qui désapprouvent est conforme aux idéologies du genre ; c’est ainsi que la personne dont le comportement est non conforme en vient à considérer son comportement comme anormal. En second lieu, il arrive que les femmes et les hommes ne perçoivent pas la disparité entre comportement et idéologie, tout simplement parce qu’ils et elles ne réfléchissent pas sur leur comportement. Étant donné le nombre énorme d’interactions auxquelles les gens participent dans la vie quotidienne, il n’y a rien de surprenant à ce qu’ils et elles ne réfléchissent pas à propos d’un comportement dont ils et elles ne pensent pas qu’il soit significatif dans la construction de leurs identités.
71Enfin, les interactions qui ont lieu dans l’amitié sont très complexes, et, à l’intérieur de chaque interaction, hommes et femmes fabriquent et jouent le genre de manières très diverses. Il est fréquent que leurs comportements ne se conforment pas aux stéréotypes de genre, mais que d’autres éléments de l’interaction construisent le genre selon les cadres normatifs. Le résultat habituel de la fabrique du genre, étayé et conforté par les expériences de la vie, est que les agents n’ont aucun doute sur leurs identités genrées comme femme ou comme homme. Pour ce qui est de la question de l’amitié et des stéréotypes de genre, la flexibilité du comportement des hommes et des femmes ne menace pas leur identité d’homme ou de femme parce qu’il y a tant d’autres aspects de l’interaction qui renforcent les identités, identités qu’ils et elles ont réifiées. Ils et elles ne sont donc pas vraiment confrontés à un problème d’identité de genre sur lequel ils et elles devraient réfléchir ainsi qu’aux moyens de le résoudre, soit en modifiant leur comportement, soit en modifiant leur idéologie pour la rendre plus adéquate à leur comportement. Comme je l’ai noté précédemment, le changement dans l’idéologie, qui est passée de la valorisation des amitiés masculines à la valorisation des amitiés féminines, ce changement a été insufflé par des féministes qui avaient identifié les problèmes et agi délibérément pour les résoudre. Il se peut que leur succès repose sur le fait que d’autres, sollicités pour réfléchir sur leurs propres expériences, reconnaissaient également les problèmes liés à la manière dont les amitiés chez les hommes et chez les femmes étaient perçus et éprouvés ; mais il était d’abord nécessaire d’attirer l’attention des gens sur les disparités. Cependant, même ce changement n’a pas fondamentalement modifié l’idée que les amitiés féminines sont essentiellement propices à l’expression des émotions, ce qui ne serait pas le cas des amitiés masculines ; en fait, ce qui a été modifié, c’est plutôt l’estimation de la valeur des amitiés masculines et féminines.
72Il faut se méfier des arguments qui font du développement précoce des personnalités comme genrées la cause des différences observables dans l’amitié. Toutefois, les théories psychanalytiques provocantes sur la personnalité masculine et la personnalité féminine ne peuvent rendre compte des variations que l’on constate dans le comportement des hommes ou des femmes. Elles ne rendent pas compte non plus de la disparité entre les conceptions générales de l’amitié et les expériences concrètes, disparité qui fait sens si l’on comprend ces représentations générales comme des efforts pour assurer la cohérence et l’intelligibilité de l’ensemble des expériences, ainsi que pour élaborer des normes permettant de vivre comme des humain·e·s genré·e·s.
Bibliographie
Références
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- Willmott, Peter (1987). Friendship networks and social support. Londres : Policy Studies Institute.
Notes
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[1]
N.d.l.é. : Karen Walker (1994). « Men, Women, and Friendship : What They Say, What They Do », Gender and Society, vol. 8, N° 2, 246-265. Nous remercions l’auteure et la revue de nous avoir autorisées à traduire cet article ainsi que SAGE Publications de nous avoir octroyé une licence de publication.
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[2]
Une première version de cet article a été présentée aux Annual Meetings of the American Sociological Association de 1992 à Pittsburgh. Je voudrais remercier Robin Leidner, Vicki Smith, Harold Bershady, Margaret Andersen, et les relectrices anonymes pour leurs commentaires très utiles et leurs questions sur les précédentes ébauches de cet article.
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[3]
(Note de la p. 36.) Les expressions classe ouvrière et classe moyenne sont utilisées dans cet article pour faire référence à des gens dont le travail et le statut sont différents. Hommes et femmes de la classe moyenne exerçaient des professions libérales ou étaient cadres. Ils et elles avaient tous et toutes une licence et beaucoup avaient des diplômes universitaires ou professionnels. La plupart vivaient dans des banlieues ou dans des appartements en ville. Les personnes interrogées de la classe ouvrière étaient des artisan·e·s traditionnel·le·s, des employé·e·s de bureau ou des employé·e·s de services de niveau inférieur. La plupart avaient le baccalauréat ou moins, sauf un homme qui avait une licence de lettres et sept femmes qui avaient fait une ou deux années à l’université. La plupart vivaient dans des pavillons ou des lotissements dans des cités ouvrières peuplées de façon dense. Les individu·e·s qui n’étaient pas salariés au moment des entretiens étaient dits appartenir à l’une ou l’autre classe selon à la fois leur statut et la sorte de travail qu’ils faisaient lorsqu’ils avaient du travail ; ainsi, les femmes de classe ouvrière sans emploi avaient fait du travail de bureau, ou des services inférieurs (caissières), tandis que les hommes de la classe ouvrière officiellement sans emploi disaient qu’ils étaient couvreur, plombier et cuisinier. Les femmes de la classe moyenne sans emploi avaient travaillé comme cadres moyens ou dans les professions libérales.
-
[4]
L’échantillonnage en boule de neige donne souvent lieu à des distorsions. Dans cette étude, j’ai souvent découvert que les ami·e·s avaient des expériences de vie et des niveaux d’éducation semblables, et le fait que les ami·e·s partageaient des activités l’un·e avec l’autre limitait la taille de l’échantillon. En conséquence, ma capacité à généraliser est limitée. Mais les dissonances entre l’idéologie de genre et le comportement se produisaient chez la plupart des individu·e·s, et ce simple fait nous indique que les anciennes explications des différences de genre dans l’amitié, aussi bien que l’ampleur de ces différences, méritent un examen minutieux.
-
[5]
Tous les noms des personnes interrogées ont été changés.
-
[6]
Les résultats quant aux différences perçues entre les amitiés masculines et les amitiés féminines sont fondées sur les réponses de 46 personnes. Au début de l’étude, je n’avais pas demandé à quatre femmes et à deux hommes d’effectuer la comparaison.
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[7]
Clyde W. Franklin a fait des observations semblables au sujet des hommes noirs : « Alors que les amitiés de même sexe chez les hommes noirs de la classe ouvrière sont chaleureuses, intimes et globales, celles de hommes noirs qui se sont élevés dans la société sont froides, sans intimité et segmentaires. » (1992 : 212)