Notes
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[1]
MEN-DEPP. (2009). Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2009, pp. 78-79.
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[2]
Procoppe, Aurélie (2002). Les instituteurs et professeurs des écoles du secteur public à la rentrée 2000. Note d’information, N° 02.29, 1-6.
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[3]
INSEE : 2004 (www.atsem.fr).
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[4]
Le care se définit comme une disposition pratique et morale à l’attention envers autrui, au soin, à l’affection, à la proximité. Il englobe l’ensemble des activités (formelles et informelles) de la prise en charge des soins aux personnes.
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[5]
CDTI (Centre départemental de traitement de l’information), Inspection académique du Finistère, année scolaire 2005-2006.
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[6]
CDTI, Inspection académique du Finistère, 2005.
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[7]
Pour les instituteurs et les institutrices, les concours externes, les concours internes et les listes d’aptitude sont les trois modes d’accès au corps des professeur·e·s des écoles. Les concours externes sont le plus souvent utilisés pour entrer dans la profession. Les concours internes et les listes d’aptitude s’adressent aux instituteurs et aux institutrices déjà en poste. Sur une liste d’aptitude sont inscrit·e·s les instituteurs et les institutrices candidat·e·s au professorat des écoles suivant un classement correspondant à un barème établi en fonction de leurs diplômes, de leur ancienneté dans la profession et de l’évaluation interne de leur compétence professionnelle.
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[8]
Les enseignant·e·s emploient souvent le terme « parents » alors qu’ils et elles font référence aux mères, qu’ils et elles voient d’ailleurs, dans l’ensemble, beaucoup plus souvent que les pères.
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[9]
Cette tendance à attribuer aux enseignants une autorité « naturelle » s’observe à tous les niveaux du système scolaire. Néanmoins, elle peut s’inverser, lorsque, au sein d’un établissement scolaire, l’autorité est notoirement reconnue à une enseignante.
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[11]
Les hommes représentent 16,4 % des lauréats des concours externes de recrutement de professeur·e·s des écoles permettant d’exercer dans l’enseignement préélémentaire et élémentaire. Michel, Paola (2007, 2006). Concours de recrutement de professeurs des écoles, Session 2006, Session 2005. Note d’information, N° 07.28 et N° 06.20, 1-6.
1En France, depuis le milieu des années 1990, l’école maternelle préscolarise 100 % des filles et des garçons âgé·e·s de 3 à 5 ans [1]. Or, dès 5 ans, l’assignation de sexe serait déjà incorporée (Belotti, 1973), sous l’influence de la famille et de l’école maternelle, déterminant les manières de voir, de sentir, de penser et de faire des filles et des garçons (Zaidman, 1996). Aussi, il est essentiel de connaître les rôles joués par les enseignant·e·s et le personnel intervenant à l’école maternelle dans la construction sociale et culturelle des différences sexuées et, par conséquent, leur contribution à la promotion de l’égalité entre les filles et les garçons. Le travail de Leïla Acherar (2003) a permis de lever le voile sur l’occultation de la dimension du genre dans l’enseignement préélémentaire, rendant compte de l’influence des schémas de genre dans les représentations des enseignantes et de leur tendance à la transmission d’un conformisme social à travers leurs pratiques pédagogiques.
2Indépendamment des contenus enseignés et des interactions enseignant·e-élèves, dans le système éducatif, les relations entre adultes participent à la production et à la reproduction différentielles et inégalitaires des identités sexuées. Il est dès lors important de considérer la dynamique des rapports sociaux de sexe dans l’enseignement préélémentaire. En France, les orientations professionnelles étant le plus souvent influencées par une vision stéréotypée des rôles sexués, les hommes sont marginalement représentés à l’école maternelle. Ils forment environ 7 % (6,7 %) du personnel enseignant alors qu’ils représentent environ un quart de la population enseignante à l’école élémentaire (26,5 %) [2]. Le corps des Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (Atsem), chargés d’assister l’enseignant·e dans la classe et de tout ce qui a trait à l’accueil, l’alimentation, l’hygiène et la sécurité des enfants ainsi que la préparation et l’animation des diverses activités pédagogiques, est à 99 % féminin [3]. Les stéréotypes sociaux, inscrits dans les mentalités – notamment la naturalisation des compétences « féminines » dont la notion d’instinct maternel est le parangon – semblent donc toujours déterminer en grande partie la conception des tâches et la répartition des rôles entre les hommes et les femmes au sein du groupe professionnel formé par les enseignant·e·s du premier degré, comme dans l’ensemble de la société.
3La présente recherche se propose d’examiner, au début du XXIe siècle, à l’école maternelle, les effets du processus de mixité professionnelle sur la division sexuelle du travail enseignant et les relations professionnelles entre enseignant·e·s ainsi qu’avec les Atsem, les parents d’élèves et la hiérarchie. Donner une visibilité aux rapports sociaux de sexe dans l’enseignement préélémentaire pourrait sensibiliser ses différent·e·s acteurs et actrices aux enjeux sociaux de leurs pratiques, contribuant ainsi au passage d’une égalité formelle à une égalité de fait entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif.
Problématique
4Depuis le début des années 2000, des travaux centrés sur la problématique du genre se sont développés, examinant le processus de mixité professionnelle et l’investissement des hommes dans des métiers traditionnellement « féminins » (Guichard-Claudic, Kergoat et Vilbrod, 2008). Ainsi, le travail social a commencé à faire l’objet d’analyses s’armant du genre en tant que rapport social pour observer les pratiques professionnelles comme lieu d’assignation des rôles et de distribution des attributs masculins et féminins (Bessin, 2005).
5Dans le champ de la petite enfance, la plupart des recherches ont rendu compte des rapports sociaux de sexe à travers le prisme de la peur de la pédophilie masculine, largement médiatisée. D’une part, selon Nicolas Murcier (2005), l’arrivée, même marginale, des hommes dans les crèches susciterait des craintes de la part des professionnelles traduisant une résistance à la mise en place de la mixité professionnelle : la peur de la pédophilie serait mise en avant pour masquer un risque potentiel de concurrence dans un champ professionnel féminin aux contours incertains, peu reconnu et mal rémunéré. D’autre part, cette « panique morale » autour de la pédophilie encouragerait des formes de recompositions de la division sexuelle du travail. En centres de loisirs (Herman, 2007), la légitimation accrue de l’idéologie de la complémentarité entre les sexes serait favorisée, rendant l’éventualité d’une interchangeabilité des rôles entre animateurs et animatrices moins probable. À l’école maternelle, la mise en garde adressée aux hommes de ne pas accompagner les enfants aux toilettes conforterait « l’idée que la compétence professionnelle à ce niveau ‹ préscolaire › implique une distance au corps différente chez les hommes et chez les femmes : l’attouchement interprété comme manifestation de la pédophilie d’un côté, l’est comme manifestation maternelle de l’autre » (Filiod, 2001 : 76-77).
6Sans négliger l’aspect heuristique de l’identification des rapports sociaux de sexe à partir de la peur de la pédophilie masculine qui, par un effet de loupe, permet de mettre en exergue les assignations sexuées des rôles dans le domaine du travail du care [4], j’ai choisi d’analyser plus largement les effets du processus de mixité professionnelle sur la division sexuelle du travail enseignant et les relations professionnelles à l’école maternelle. Quelle dynamique des rapports sociaux de sexe le processus de mixité professionnelle engendre-t-il ? Comment les hommes et les femmes perçoivent-ils et elles leurs relations professionnelles avec leurs homologues du sexe opposé, les Atsem, les parents d’élèves et la hiérarchie ? Les interactions professionnelles avec ces différents partenaires contribuent-elles à renforcer les stéréotypes de genre ou à atténuer les assignations sexuées de rôles ?
7De la même façon que la mixité dans le système scolaire n’a pas été réfléchie d’un point de vue éducatif et n’a donc pas promu l’égalité entre les filles et les garçons (Mosconi, 1998), la mixité professionnelle à l’école maternelle ne semble pas avoir été pensée en termes de rapports sociaux de sexe, au-delà de l’appréciation largement diffusée : « C’est bien… un homme à l’école maternelle ! » Si celle-ci atteste d’une évolution des mentalités, elle ne sous-entend pas forcément une remise en cause profonde des normes de genre en vigueur. Dans l’enseignement préélémentaire, le processus de mixité professionnelle pourrait ainsi engendrer une recomposition de la division sexuelle du travail concomitante avec l’émergence de conduites en changement.
Méthodologie
8Les résultats présentés sont issus d’une enquête par entretiens semi-directifs auprès de 58 enseignant·e·s (29 hommes, 29 femmes) du secteur public. D’une durée moyenne d’environ trois quarts d’heure, ils ont eu lieu dans le Finistère, entre 2005 et 2007, auprès d’un ensemble diversifié d’enseignant·e·s, du (de la) débutant·e à l’enseignant·e proche de la retraite.
9L’échantillon, contextualisé, est de taille relativement réduite, mais il ne fait cependant pas de doute que les données recueillies donnent une première image de la réalité étudiée, la population masculine enquêtée correspondant à environ la moitié de la population départementale masculine en maternelle (57 hommes) [5]. Les directeurs et les directrices sont quasiment aussi nombreux (13 hommes, 14 femmes), de même les adjoints (16) et les adjointes (15). Les femmes sont plus âgées que les hommes (21 femmes ont atteint la quarantaine contre 14 hommes), si bien que, dans la plupart des configurations professionnelles considérées, aux rapports sociaux de sexe s’ajoutent des rapports sociaux intergénérationnels.
10À l’échelon départemental, dans les écoles maternelles, les équipes enseignantes féminines sont les plus fréquentes (119/173). Les équipes enseignantes mixtes comportent le plus souvent un homme (45/173), exceptionnellement deux (9/173) [6]. Dans l’échantillon, environ les trois quarts des femmes exercent, au moment de l’enquête, au sein d’une équipe enseignante féminine (22/29), le quart restant dans une équipe enseignante mixte comprenant un seul homme (7/29), cette situation professionnelle étant partagée par la plus grande partie de la population masculine (18/29).
L’idéologie de la complémentarité des sexes dans les équipes pédagogiques
11À l’instar des crèches (Murcier, 2005), aux dires des enseignantes, l’arrivée d’un homme en maternelle est souvent perçue par les équipes féminines comme une menace, cependant atténuée lorsque celui-ci est en quelque sorte « introduit » : par exemple, s’il habite le village ou remplace sa femme en congé de maternité. La peur diffuse de la pédophilie masculine semble couvrir une inquiétude plus fondamentale : un homme tire sa légitimité professionnelle de compétences acquises et non « innées », puisque indépendantes de l’expérience maternelle. Dans l’échantillon, les hommes, parce qu’ils sont souvent plus jeunes que les femmes, ont fréquemment un niveau de formation égal ou supérieur à bac + 3, conformément au niveau de formation requis par la Loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 et la création du corps des professeur·e·s des écoles. Les enseignantes, souvent entrées dans le métier comme institutrices, sont fréquemment bachelières ou titulaires d’un diplôme de niveau bac + 2. La plupart ont accédé au professorat des écoles, non par concours interne mais par liste d’aptitude [7], se laissant porter par les mesures de promotion interne. Par compensation, elles peuvent être tentées, pour faire valoir leur compétence professionnelle, de mettre en avant des compétences « innées ». Certains enseignants déclarent d’ailleurs avoir dû faire la preuve de leurs compétences, mais, moins en termes de « qualifications » qu’en termes de « qualités » (douceur, patience, sensibilité, attention, prévenance, obligeance, serviabilité, etc.), vis-à-vis de leurs collègues féminines et surtout de l’Atsem avec qui ils travaillent. Une version différente de ce phénomène semble consister, pour les enseignantes et les Atsem, à endosser un rôle « naturel » de mères éducatrices auprès des jeunes enseignants, en leur prodiguant « nombre de conseils sans leur donner de leçons ». Ainsi, les différences de sexes s’institutionnalisent de manière discrète, ce qui, comme le souligne Christian Baudelot (1998), constitue sans doute un des freins les plus puissants à l’égalisation des statuts.
12Selon les enseignantes, « les Atsem sont ravies de travailler avec des hommes enseignants », le comportement des Atsem « change complè-tement ». Les enseignant·e·s, et semble-t-il les Atsem, se rejoignent pour donner une première interprétation de ce phénomène. Les femmes estiment que les hommes « empiètent moins sur le domaine des soins qu’une femme enseignante » ; la plupart des hommes observent qu’il s’instaure un meilleur respect des « territoires » de l’enseignant·e et de l’Atsem, en d’autres termes une clarification des rôles : « Ça simplifie les relations, les Atsem le disent elles-mêmes. » Les enseignantes considèrent que leurs relations avec les Atsem sont ainsi fréquemment empreintes de rapports de force latents ou exprimés lorsqu’une interchangeabilité des rôles est ressentie, à partir de l’assignation des femmes aux tâches du travail du care et de l’expérience de la maternité : « Quand un gamin fait, je suis parfois un peu gênée de demander ‹ tu peux le changer ? › car il faut que je surveille les autres élèves et l’Atsem ne bouge pas trop. »
13Un second aspect de cette configuration professionnelle tient à la hiérarchie des statuts. Remarquant que « les Atsem respectent énormément la hiérarchie (enseignant·e/Atsem) », les enseignantes sont souvent choquées du contraste relationnel selon le sexe : « Avec une enseignante, les Atsem auraient tendance à rejeter la hiérarchie de statut », avec un enseignant, « on sent qu’elles ont besoin de cette hiérarchie et qu’elles la recherchent ». Au sein de la classe, la « promotion » des normes de genre en vigueur confortée par la hiérarchie des statuts peut contribuer à renforcer les stéréotypes sexués chez les élèves. À cela s’ajoute l’action diffuse des attributs de genre auxquels les enseignant·e·s font appel pour caractériser les pratiques de leurs homologues du sexe opposé. Ainsi, pour expliquer la relation « harmonieuse » enseignant-Atsem, certaines enseignantes évoquent une rationalité « masculine » : « Les hommes sont plus ‹ carrés ›, c’est pour cela que les Atsem aiment mieux travailler avec eux. » Cette « supériorité » de genre peut être revendiquée par les hommes eux-mêmes qui, pour certains, considèrent également que, par essence, les femmes sont plus affectives, plus imprévisibles. Le fonctionnement et/ou la qualité du travail d’équipe sont donc évalués en partie à l’aune des stéréotypes de genre, représentations alibis, qui sont autant d’obstacles à l’engagement d’une réflexion sur les rapports sociaux de sexe.
14Bien d’autres comportements semblent dictés par l’idéologie de la complémentarité des sexes. Les enseignants déclarent laisser, par exemple, l’organisation des coins « cuisine » ou « poupées » aux Atsem et/ou signalent des liens plus forts dans le « petit couple », selon leur terminologie, formé avec l’Atsem. Dans une vision traditionnelle de cette « complémentarité », des relations du type « patron-secrétaire » peuvent s’instaurer. D’après les déclarations des femmes, certains « enseignants-directeurs » font de l’Atsem leur « secrétaire de direction » ou, inversement, se déchargent en grande partie de leur classe sur elle pour se consacrer à la direction. Dans une version plus « moderne », les enseignants – notamment en début de carrière – revendiquent un modèle relationnel égalitaire enseignant-Atsem sans pour autant questionner les normes de genre en vigueur dans ce binôme : « Il n’y a pas de hiérarchie avec ma collègue Atsem, pour moi le fait d’avoir un homme et une femme dans une classe en maternelle, c’est un plus. »
15Cependant, quelques jeunes enseignants mentionnent leur investissement dans le domaine du travail du care non seulement dans la sphère professionnelle mais également dans la sphère privée. Ces enseignants semblent représentatifs des « nouveaux pères ». Ils s’inscrivent dans « une polyculture de la parentalité fondée sur une distanciation par rapport à la désignation des rôles parentaux en fonction des spécificités sexuelles » (Castelain-Meunier, 2002 : 136-137). Symbolisant un égalitarisme parental au sein des couples (Blöss, 2001), ils déclarent effectuer un certain nombre de tâches domestiques, passer du temps avec leurs propres enfants. Ils réclament une proximité affective vis-à-vis d’eux (certains ont d’ailleurs pris un congé parental d’éducation) et plus largement de la petite enfance, s’opposant ainsi aux stéréotypes sexués (autorité masculine vs affection féminine).
16Au sein de l’équipe enseignante, l’organisation du travail ne favorise pas, de manière aussi évidente que dans le binôme enseignant·e-Atsem, la mise en œuvre de l’idéologie de la complémentarité des sexes. Néanmoins, d’après les déclarations masculines, un renforcement des stéréotypes de genre a lieu lorsque les enseignantes font appel à l’autorité du seul homme de l’école pour des problèmes de discipline. Lorsque celui-ci n’adhère pas au principe traditionnel de la puissance paternelle et ne souhaite pas endosser un rôle autoritaire, cette requête est d’ailleurs vécue comme un rapport d’imposition des femmes aux hommes dans le cadre professionnel : « Dans l’école, je suis le seul homme et, dès qu’un gamin est plus difficile, clac, c’est pour Claude. Et ça me pose problème qu’on estime que l’homme est ‹ naturellement › autoritaire. »
17À l’inverse, d’après les enseignantes, lors de l’attribution des classes, la PS (Petite Section) est rarement recherchée par les hommes, excepté lorsque ce poste est couplé avec la fonction de direction. Ainsi, quand un homme arrive dans une équipe, une enseignante doit parfois « batailler » pour conserver la GS (Grande Section) qu’il demande « naturellement ». D’ailleurs, les hommes considèrent, plus souvent que les femmes, qu’exercer en PS est un « autre métier », mettant ainsi à distance la toute petite enfance, estimée ne pas relever autant des fonctions d’enseignement.
18Bien que l’on perçoive, du côté masculin comme féminin, des comportements de lutte contre les assignations sexuées des rôles, dans les équipes pédagogiques, les rapports sociaux de sexe semblent le plus fréquemment marqués du sceau de l’idéologie de la complémentarité, frein incontestable à une véritable égalité professionnelle à l’école maternelle.
Un contraste relationnel selon le sexe du parent et de l’enseignant
19Au-delà de la « panique morale » autour de la pédophilie masculine, à l’instar des équipes éducatives féminines, les « parents » [8] ont tendance à penser, a priori, qu’un homme ne saura pas y faire en maternelle. Ainsi, les hommes rapportent qu’au début de l’année scolaire, les mères sont angoissées, anxieuses, elles appréhendent : « Au premier trimestre, il faut prouver qu’on est capable et, après, les parents reconnaissent le travail et sont sécurisés. » Pendant les premiers mois, les mères peuvent leur donner « mille conseils de peur que l’enseignant oublie telle ou telle chose ». Elles semblent donc poursuivre leur rôle « naturel » d’éducatrices auprès des enseignants en les « formant » aux qualités « maternelles » !
20Face à la « déféminisation » des compétences professionnelles, des parents résistent, parfois soutenus par les enseignantes : « Le remplaçant que l’on a eu, les parents ne s’en sont toujours pas remis. Certaines mères n’ont pas mis leur enfant l’après-midi, car les parents attendent un rôle un petit peu maternant. » Mais, selon les enseignantes, pour peu que l’homme soit reconnu comme doté de qualités « maternelles », et qu’il soit de la même génération que la plupart des mères, celles-ci « sont charmées » par ses tenues sportives et sa « virilité » ! Une enseignante déclare : « À mon retour de congé de maladie, les mamans m’ont fait la tête, on regrettait Michel. »
21D’après les hommes, une fois que les mères estiment qu’ils ne mettent pas en danger l’intégrité physique et morale de leurs enfants, elles semblent devenir « hyperconfiantes » et peuvent leur demander de combler l’absence et/ou les carences paternelles éventuelles sur le plan de l’autorité. Bon gré, mal gré, le rôle du père de substitution est ainsi assez fréquemment endossé par les enseignants, l’enfant étant supposé avoir besoin de l’autorité « naturelle » de l’homme ou être demandeur d’une image masculine, la « psychologisation » du discours sur l’enfant (Dubet, Martuccelli, 1996) exerçant sa force d’imposition [9].
22Par ailleurs, selon les enseignant·e·s, les mères semblent avoir, dans l’ensemble, peu de retenue avec les femmes alors qu’elles sont souvent distantes avec les hommes, leur manifestant plus de respect. L’expérience professionnelle de cet enseignant illustre ce contraste : « Les années où j’ai les petits, il n’y a aucun souci avec les mères. Quand c’est ma collègue qui a les petits, on vient l’embêter pour des petits soucis, là où il ne devrait pas y en avoir. » En conséquence, les enseignantes expriment l’impérative vigilance de s’en tenir à leur rôle de pédagogue. Certaines soulignent la position plus exposée des Atsem qui « reçoivent encore plus facilement des réflexions ou des remarques que les enseignantes », ce qui est perçu du côté masculin comme une plus grande « proximité » des mères à l’égard des Atsem : « Les mères racontent beaucoup plus de choses du domaine privé aux Atsem. »
23Ces différences de comportements des mères ne sont pas seulement en liaison avec une question de pudeur et/ou avec la division sexuelle du travail dans le domaine du care, ou encore avec l’assignation de l’autorité aux hommes. Les travaux des féministes de la différence, tels ceux de Nancy Chodorow (1978), montrent que, dans le cadre restreint de la famille, tant concernant la socialisation que la constitution des structures psychiques, aux hommes seraient associés l’insulaire, la distance, une moindre capacité de perméabilité à autrui, aux femmes la proximité émotionnelle, la fusion, les jeux d’identification. Cette « distance » peut être revendiquée comme un trait identitaire justifiant une position masculine dominante. Les hommes font donc état de leur singularité dans leurs pratiques professionnelles en se mettant également à distance de leurs collègues dont ils caractérisent parfois les comportements en ayant recours au stéréotype des femmes « bavardes » : « Je ne suis pas du genre à discutailler à la porte contrairement à mes collègues femmes qui restent bavarder. » Mais, quelques jeunes enseignants, sans que cela porte atteinte à leur identité masculine, tiennent à souligner leur disponibilité envers les mères et leur « proximité » vis-à-vis d’elles, à travers le temps non compté qu’ils leur consacrent à la sortie des classes en adéquation avec leurs comportements de « nouveaux pères » : « Passer un quart d’heure ou plus avec elles le soir, ça ne me gêne pas » ou « Les mères savent que j’ai des enfants petits à la maison, elles n’ont plus de retenue ».
24Par ailleurs, d’après les déclarations masculines et féminines, les pères restent pour discuter avec un enseignant ce qu’ils font rarement avec une enseignante. Selon les enseignants, certains pères, dont ils ont eu les enfants l’année précédente, passent leur serrer la main l’année suivante, ce que ne font pas les mères. La présence des enseignants semble donc permettre aux pères de se sentir à l’aise et « à leur place » à l’école maternelle. En revanche, les enseignantes rapportent la réserve des pères, qui « sont timides, ont du mal à entrer dans la classe, ils n’osent pas », même quand elles les y encouragent. En outre, les enseignantes d’un certain âge relatent leur rôle d’éducatrices auprès des jeunes pères, répondant à leur demande timide d’informations sur les soins et l’éducation des jeunes enfants.
25Enfin, la plupart des enseignantes indiquent se sentir plus à l’aise pour s’entretenir avec les mères des élèves. Pour elles, la « bonne personne » pour s’occuper du jeune enfant est et reste la mère. Elles contribuent ainsi au maintien de la division sexuée des tâches d’éducation et de soins aux jeunes enfants, à l’instar de ce qui a été mis en évidence dans les relations entre parents et service de garde des jeunes enfants (Blöss et Odena, 2005). Une enseignante apprécie cependant « d’avoir affaire à un papa » pour l’efficacité des échanges lors des entretiens, estimant nécessaire de « casser le monopole des femmes au niveau de l’éducation des tout-petits ».
26Les assignations sexuées des rôles produisent un contraste relationnel selon le sexe de l’enseignant et du parent. Cependant, même si des résistances se font jour, les comportements de quelques jeunes enseignant·e·s sont révélateurs de conduites en changement, contribuant à l’émergence d’une interchangeabilité des rôles entre enseignant·e·s et tendant à « banaliser » l’investissement des pères dans l’éducation des tout-petits.
Des inspectrices progressistes, des inspecteurs sur la défensive ?
27À l’école maternelle, très peu d’enseignantes sont prolixes sur les relations entretenues avec la hiérarchie, et elles sont assez réticentes à envisager les rapports sociaux de sexe lors des inspections. Néanmoins, les travaux de Nicole Mosconi et de Nicole Heideiger (2003) ont montré que la figure de l’homme inspecteur peut renvoyer à des phénomènes très régressifs chez les enseignantes à l’école élémentaire.
28En revanche, dans l’enseignement préélémentaire, les enseignants – sans doute davantage confrontés à la problématique du genre dans leur activité professionnelle par le choix d’exercer un métier traditionnellement « féminin » – expriment plus librement leur sensibilité au « sexe » de la hiérarchie, tant concernant les compétences inspectorales que la reconnaissance du travail effectué, la considération vis-à-vis d’eux-mêmes et de l’école maternelle. À leurs yeux, les inspecteurs ne sont pas tous compétents pour l’enseignement préscolaire alors qu’ils plébiscitent la compétence des inspectrices. Enseignants et enseignantes s’accordent d’ailleurs pour estimer que les conseils de ces dernières sont « formateurs », stimulant leur réflexion et leur pratique pédagogiques : « Les inspectrices proposent une pédagogie très structurée. Elles savent relever le détail pratique et le mettent en cohérence avec les objectifs et directives pédagogiques de la maternelle. » Selon eux et elles, les inspecteurs exercent davantage un contrôle de conformité, de cadrage par rapport aux instructions officielles. Ils auraient tendance à être très « scolaires » : « Ils sont très intéressés par la performance, les progressions. »
29Par ailleurs, les enseignants perçoivent la plupart des inspectrices comme « davantage libérées des archétypes classiques que les inspecteurs ». Selon leurs déclarations, elles apprécient l’arrivée des hommes à l’école maternelle, notamment en PS, les encouragent, les conseillent, et reconnaissent la valeur de leur travail en leur manifestant leur estime, le rôle « naturel » d’éducatrices, parfois endossé par les inspectrices, n’étant pas questionné puisque légitimé par la position hiérarchique. À l’inverse, d’après les enseignants, la hiérarchie masculine semble avoir tendance à renforcer les assignations sexuées des rôles en déclarant par exemple à un homme : « Pourquoi vous ne prenez pas la GS ? », si on est en PS, ou encore « Un homme doit faire ses preuves en maternelle ». Deux hommes relatent qu’à la suite d’une inspection qui s’est mal passée en GS, la PS leur a été imposée par un inspecteur, avec l’intention manifeste de porter atteinte à leur identité enseignante et masculine. Cette « mise au placard », semble accréditer l’idée, partagée par un grand nombre de parents, selon laquelle « si on enseigne en GS, c’est qu’on est plus diplômé et plus compétent que lorsque l’on enseigne en PS ».
30Ainsi, les hommes indiquent deux types de discours tenus par les inspecteurs : d’un côté, « c’est bien un homme en maternelle ! », mais plutôt dans un poste de direction, l’argument de l’autorité « naturelle » masculine étant avancé pour parer à d’éventuels problèmes avec des élèves et des parents ; de l’autre, « quelle galère cela doit être pour un homme d’être en maternelle ! ». D’après les enseignants, lors des inspections, les inspecteurs adoptent le plus souvent les comportements suivants. Certains ne semblent prendre « aucun gant » et manifestent « un certain dédain », s’exclamant, par exemple : « Bon, attendez, vous êtes en maternelle, ce n’est pas une surcharge de travail, la direction ! » D’autres, condescendants, glissent vers le mépris, par exemple, un inspecteur déclare : « Bon courage ! », en quittant la classe, tout en levant les sourcils, un autre : « Vous feriez un excellent grand-père ! » D’autres encore cachent difficilement leur désintérêt : « En élémentaire, cet inspecteur avait pinaillé et était resté longtemps ; en maternelle, il est resté très peu de temps… Il n’était pas mécontent, mais ça le gonflait. » Enfin, beaucoup plus rarement, des hommes mentionnent l’intérêt et le respect que leur manifestent des inspecteurs, plutôt « nouveaux » dans le métier et/ou anciens instituteurs de maternelle. Ils cherchent à comprendre les motivations des enseignants pour l’enseignement préscolaire, par curiosité et sans doute aussi pour balayer une crainte de pédophilie masculine. Ils découvrent ainsi qu’enseigner à l’école maternelle est souvent considéré par les hommes comme un facteur de développement personnel en adéquation avec leurs activités extrascolaires. Environ un tiers des enseignants déclare que le « modèle expressif » de l’école maternelle, décrit par Éric Plaisance (1986), les a attirés, instaurant une continuité avec leurs pratiques culturelles et artistiques de production (création d’albums pour enfants, danse, dessin, peinture, pratique d’un ou de plusieurs instrument·s de musique, etc.).
31Le comportement d’un grand nombre d’inspecteurs vis-à-vis des enseignants serait-il l’expression d’un refus de déstabilisation identitaire, d’une « masculinité défensive » ? Il est susceptible de traduire la volonté de mettre à distance une construction identitaire masculine valorisant des critères non traditionnels d’accomplissement personnel, par conséquent, une pluralité des pôles d’identification, à l’opposé de la leur, orientée vers une réalisation personnelle dans des fonctions socialement valorisées. À l’inverse, le comportement des inspectrices – résultant sans doute en partie de leur statut bipolaire (dominant professionnellement et dominé dans les rapports sociaux de sexe) – semble davantage exprimer une prise de distance envers les assignations sexuées de rôles et, donc, permettre la promotion de compétences plutôt que de qualités pour enseigner auprès des tout-petits et une interchangeabilité des rôles.
Pour conclure
32À l’école maternelle, le processus de mixité professionnelle semble engendrer conjointement un renforcement des stéréotypes de genre et des perspectives de changements dans les assignations sexuées de rôles. Ces dernières sont davantage identifiées chez les jeunes enseignant·e·s que chez leurs aîné·e·s, ce qui, dans la sphère publique, entre en résonance avec la revendication croissante d’un égalitarisme parental depuis les années 1970, dans la sphère privée.
33Néanmoins, l’idéologie de la complémentarité des sexes est très prégnante dans les pratiques professionnelles et les stéréotypes de genre émaillent les discours des enseignant·e·s, modelant le plus souvent leurs comportements vis-à-vis du sexe opposé. Les différences de sexe s’institutionnalisent ainsi de manière discrète, plus souvent – semble-t-il – sous l’impulsion de la hiérarchie masculine que féminine, faisant obstacles à l’égalisation des statuts. Leur influence est d’autant plus pernicieuse que les enseignant·e·s de l’École publique ont le sentiment de s’inscrire dans une conception universaliste, obstacle à un questionnement sur les modèles normatifs de genre dont ils et elles sont doté·e·s.
34Un dispositif de formation, s’adressant à tou·te·s les professionnel·le·s intervenant à l’école maternelle, serait nécessaire pour rendre compte, dans les pratiques, de l’emprise des stéréotypes sexués générateurs de conservatisme et leur pérennisation inévitable par l’idéologie de la complémentarité des sexes. Comme l’a relevé Élisa Herman (2007), la Convention interministérielle pour la promotion de l’égalité des chances entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes dans le système éducatif [10] semble sous-entendre une complémentarité entre les sexes. Elle exige « une action dès le plus jeune âge sur les représentations des rôles respectifs des hommes et des femmes », mais souhaite « une société plus égalitaire et respectueuse des différences ». Cette politique volontariste a le mérite d’attirer l’attention sur la problématique du genre dans le système éducatif. Mais, une conception des rapports sociaux de sexe visant clairement une interchangeabilité des rôles serait d’autant plus à l’ordre du jour que la dynamique des rapports sociaux de sexe, à l’école maternelle, pourrait bien évoluer vers une accentuation des stéréotypes de genre en raison de la raréfaction des hommes dans les promotions récentes de professeur·e·s des écoles [11].
Bibliographie
Références
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- Zaidman, Claude (1996). La mixité à l’école primaire. Paris : L’Harmattan
Notes
-
[1]
MEN-DEPP. (2009). Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2009, pp. 78-79.
-
[2]
Procoppe, Aurélie (2002). Les instituteurs et professeurs des écoles du secteur public à la rentrée 2000. Note d’information, N° 02.29, 1-6.
-
[3]
INSEE : 2004 (www.atsem.fr).
-
[4]
Le care se définit comme une disposition pratique et morale à l’attention envers autrui, au soin, à l’affection, à la proximité. Il englobe l’ensemble des activités (formelles et informelles) de la prise en charge des soins aux personnes.
-
[5]
CDTI (Centre départemental de traitement de l’information), Inspection académique du Finistère, année scolaire 2005-2006.
-
[6]
CDTI, Inspection académique du Finistère, 2005.
-
[7]
Pour les instituteurs et les institutrices, les concours externes, les concours internes et les listes d’aptitude sont les trois modes d’accès au corps des professeur·e·s des écoles. Les concours externes sont le plus souvent utilisés pour entrer dans la profession. Les concours internes et les listes d’aptitude s’adressent aux instituteurs et aux institutrices déjà en poste. Sur une liste d’aptitude sont inscrit·e·s les instituteurs et les institutrices candidat·e·s au professorat des écoles suivant un classement correspondant à un barème établi en fonction de leurs diplômes, de leur ancienneté dans la profession et de l’évaluation interne de leur compétence professionnelle.
-
[8]
Les enseignant·e·s emploient souvent le terme « parents » alors qu’ils et elles font référence aux mères, qu’ils et elles voient d’ailleurs, dans l’ensemble, beaucoup plus souvent que les pères.
-
[9]
Cette tendance à attribuer aux enseignants une autorité « naturelle » s’observe à tous les niveaux du système scolaire. Néanmoins, elle peut s’inverser, lorsque, au sein d’un établissement scolaire, l’autorité est notoirement reconnue à une enseignante.
- [10]
-
[11]
Les hommes représentent 16,4 % des lauréats des concours externes de recrutement de professeur·e·s des écoles permettant d’exercer dans l’enseignement préélémentaire et élémentaire. Michel, Paola (2007, 2006). Concours de recrutement de professeurs des écoles, Session 2006, Session 2005. Note d’information, N° 07.28 et N° 06.20, 1-6.