Couverture de NQF_273

Article de revue

Du mouvement féministe au mouvement pacifiste. Winpeace, une organisation de militantes grecques, chypriotes et turques

Pages 57 à 71

Notes

  • [1]
    Notons qu’elles communiquent entre elles en anglais et leurs textes sont écrits en anglais, mais aussi en grec et en turc.
  • [2]
    Kos est une île grecque qui se trouve à proximité des côtes turques, où se situe précisément la ville côtière de Bodrum. Pour cette réunion anniversaire célébrant avec un léger décalage les dix ans de l’organisation (1996-2007), les femmes ont voulu reproduire leur première rencontre à Kos et à Bodrum, qui avait eu lieu entre le 30 avril et le 3 mai 1998.
  • [3]
    Je reviendrai plus loin sur cette ONG, puisqu’elle me permettra de comparer différentes approches au sein du mouvement féministe tel qu’il s’est développé en Grèce, à Chypre et en Turquie.
  • [4]
    Pour une analyse du mouvement féministe en Grèce et de sa relation avec le PASOK, voir l’article d’Eleni Stamiris (1986), anthropologue et militante de Winpeace.
  • [5]
    Tout au long des années 1960-1970, les forces de gauche en Turquie se sont opposées aux kémalistes et à l’extrême droite. Le coup d’État de 1980 a cristallisé cette confrontation. Il a fallu attendre que le pouvoir revienne aux mains des civils en 1983 et, surtout, les années 1990 pour observer un réel début de démocratisation du pays. Juste après notre arrivée à Bodrum le vendredi 2 novembre, une militante turque a commencé à raconter comment elle était venue en 1979 à Bodrum avec un groupe de quarante femmes : elles étaient obligées de se cacher en permanence pour tenir leurs réunions.
  • [6]
    Article de Christina Poulidou, « Femmes grecques et turques créent ensemble », 27.10.2003.
  • [7]
    Une seule du côté grec a fait, à plusieurs reprises, référence à son origine prolétaire : en effet, cette femme vient d’une famille d’émigrés grecs en Australie. Nées et élevées à Istanbul ou à Athènes, la plupart d’entre elles ont fait des études ou de longs séjours en Europe ou aux États-Unis.
  • [8]
    La première unité d’agrotourisme de femmes grecques a été établie à Petra en 1983, elle garde donc une valeur symbolique ; de même, la position géographique de proximité de Lesbos avec les côtes turques constitue sûrement une raison supplémentaire pour ce choix. Selon le site internet de Winpeace, la coopérative de Petra comprend trente membres, soixante chambres à louer, un restaurant et un magasin en ville.
  • [9]
    L’article en question figure sur le site de Winpeace.
  • [10]
    À propos de ce mouvement, voir dans ce numéro l’article de Fabienne Baider et Maria Hadjipavlou. [N.d.l.r.]
  • [11]
    Diverses féministes universitaires ont analysé le rôle des femmes en tant que dispensatrices de soins et d’amour tant dans le domaine du travail que dans la maison. Voir notamment les travaux d’Arlie Hochschild, qui a particulièrement étudié l’émotion et l’amour maternel en relation avec l’évolution du capitalisme et de la globalisation.
  • [12]
    Pour une présentation de son action militante, voir Defne Gürsoy et Ugur Hüküm (2005).
  • [13]
    Des travaux comme celui de Kumari Jayawardena (Feminism and Nationalism in the Third Word, 1986) ont ainsi montré le potentiel émancipateur du nationalisme et sa rencontre ponctuelle avec le féminisme au XIXe siècle et au début du XXe dans les pays colonisés qui luttaient pour leur indépendance. En ce qui concerne la Grèce et la participation émancipatrice des femmes à la résistance contre les Allemands, voir Janet Hart (1996).

1C’est en 1996, après un incident militaire entre Grecs et Turcs concernant le statut de leurs frontières dans la mer Égée (autour de l’îlot d’Imia/Kardak), que Winpeace (Women’s Initiative for Peace) a été créé à l’initiative de deux féministes des deux pays, Margarita Papandreou et Zeynep Oral. Cette ONG favorise des échanges personnels et réguliers entre femmes grecques, turques et chypriotes (Chypre étant un des sujets majeurs dans la confrontation gréco-turque) afin de bâtir une nouvelle solidarité féminine et de contester les excès du nationalisme. Les projets de Winpeace concernent trois domaines distincts : l’agrotourisme, dans le but de renforcer l’activité économique des femmes vivant dans des régions rurales de Grèce et de Turquie ; les échanges littéraires (Zeynep Oral est une écrivaine célèbre en Turquie) ; et, enfin, la promotion de la paix par des programmes éducatifs et la production d’un manuel d’éducation à la paix, ainsi que par l’organisation de camps de vacances pour les jeunes.

2Pour les membres de Winpeace qui soutiennent que les femmes doivent agir pour établir la justice sociale et la paix dans le monde, les droits des femmes sont un bon indicateur du progrès des droits humains dans une société. De même, le mouvement insiste sur le fait que les citoyen·ne·s ne sont pas éduqué·e·s de manière à pouvoir résister aux stéréotypes négatifs et à la propagande : le basculement de la paix à la guerre est donc toujours possible, surtout entre des pays qui ont des relations politiques instables et une histoire lourde de conflits, comme la Grèce et la Turquie. Depuis 1998, et en conformité avec les décisions prises lors de la Plateforme d’action de Pékin, l’un des premiers buts à atteindre pour Winpeace serait une réduction de 5 % des dépenses militaires des deux pays. Selon ces militantes, cet argent suffirait à financer la majorité des activités nécessaires pour émanciper les femmes des deux pays.

3Comme nous le verrons, Winpeace s’inscrit dans cette tendance du mouvement féministe qui, depuis les années 1990, s’oriente vers des références qui ne sont pas directement liées à l’émancipation des femmes, comme la paix dans le monde et l’écologie. Cette ONG montre bien comment un idéal humaniste peut être alimenté par des problèmes politiques concrets (comme la crise chypriote et les tensions dans les relations gréco-turques) et de nouvelles réalités sociales (comme l’arrivée massive d’immigré·e·s économiques en Grèce). Elle se présente comme une tentative pour introduire une « approche féminine » dans les relations internationales. C’est sur les projets et perspectives de ce groupe que porte mon analyse. Mon but est, plus précisément, d’interroger la relation du mouvement féministe avec le mouvement pacifiste. Avant de développer cette analyse, j’aimerais pourtant préciser quelques éléments sur ma démarche et ma position.

Méthodologie et positionnement de l’anthropologue

4Les sources que j’ai utilisées pour ma recherche sont le site internet et le matériel que ces militantes produisent [1] (brochures, discours, programmes éducatifs…), ainsi que des articles de la presse grecque. J’ai aussi participé à la réunion anniversaire de Winpeace à Kos et à Bodrum [2] (1-4 novembre 2007). En tant qu’anthropologue, j’ai été confrontée à un terrain problématique, car très ponctuel : les membres de Winpeace ne se réunissent qu’une ou deux fois par an. Quand j’ai décidé de faire le voyage avec elles, la présidente du côté grec m’avait prévenue que je ne pourrais pas assister à leurs réunions de travail, afin que les femmes puissent s’exprimer librement sans qu’elles s’autocensurent à cause de la présence d’une observatrice. Au dernier moment et après avoir consulté la présidente du côté turc, elles ont décidé de me laisser y assister, ce qui montre précisément l’ouverture et la transparence des procédures à l’intérieur du groupe.

5Dès le début, je me suis présentée comme anthropologue à mes informatrices, en leur promettant de leur faire lire mes textes avant publication. J’ai voulu ainsi instaurer un échange entre une représentante du monde académique et un groupe de militantes. En fait, le discours de Winpeace n’est ni académique ni radical. Les textes que le groupe produit ne sont pas théoriques et n’interrogent pas l’évolution du mouvement féministe ; ils sont plutôt des appels à l’action (par exemple à Bodrum, les femmes utilisaient souvent les termes « lobbying » et « brainstorming »). Le but de ces militantes est d’exercer une pression pour imposer leurs idées novatrices au niveau politique, comme celle d’introduire le manuel d’éducation à la paix dans le système éducatif de chaque pays. Le fait de parvenir à avoir une couverture médiatique est une préoccupation permanente pour elles, parce que la réputation et les financements de l’ONG en dépendent. Winpeace bénéficie, justement, de financements de l’État (qui sont devenus difficiles à obtenir pour le côté grec avec l’arrivée de la droite au pouvoir en 2004), de l’Union européenne ou d’institutions privées.

6L’envie de soutenir leur action et la nécessité, en tant que chercheuse, de transformer cette ONG en objet de recherche et de réflexion fut pour moi un dilemme. D’autre part, se posait un problème concret : comment faire du terrain à long terme, quand l’autorisation de le poursuivre dépend du jugement des membres par rapport à l’image du groupe (satisfaisante ou non, selon elles) que la chercheuse donne dans ses textes ? L’anthropologie étant fondée sur la recherche permanente de la « bonne distance », comment concilier engagement pour une cause politique (comme la paix entre la Grèce et la Turquie, et l’amélioration de la place des femmes dans ces sociétés) et regard critique sur le discours d’un groupe féministe qui se consacre à cela ? Ce dilemme, qui traverse l’article, m’a permis de construire mon analyse en utilisant cette tension comme un point de départ pour ma réflexion.

Présentation du groupe

7Commençons par la présentation de la composition de ce groupe multinational. À la réunion anniversaire de Winpeace ont participé trois Chypriotes grecques (également membres d’une organisation chypriote, Hands Across the Divide [3]), treize femmes du côté grec et une vingtaine du côté turc. Parmi elles, trois étaient nées aux États-Unis : deux du côté grec, mariées avec des Grecs, et une du côté turc, avec un Turc ; ces femmes habitent dans le pays de leur conjoint – même pour celles qui ont divorcé depuis ou sont devenues veuves – et parlent plus ou moins bien la langue du pays. Deux femmes sont d’origine iranienne (une du côté grec et une du côté turc) ; toutes les deux sont très actives dans les communautés bahaï qui se sont établies en Grèce et en Turquie. Du côté grec, il y avait également une femme syrienne installée depuis longtemps à Athènes. Pour cette dernière, l’intérêt des activités de Winpeace s’étend, par-delà la réconciliation entre Grecs et Turcs, au monde arabe. Ainsi, elle a traduit en arabe le manuel d’éducation à la paix de Winpeace afin qu’il soit utilisé dans des projets concernant l’Irak et l’Afghanistan.

8L’engagement politique des membres de Winpeace est clair et de longue date. La présidente actuelle du côté grec est Fotini Sianou, la première femme à avoir assumé des responsabilités de haut niveau dans les instances syndicalistes grecques. La plupart des membres grecques de Winpeace sont affiliées au Parti socialiste (PASOK), sans que cette appartenance soit mise en avant ou qu’elle empêche celles qui ont des opinions politiques différentes de faire partie du groupe [4]. Les liens des membres de Winpeace avec le monde politique varient selon les périodes et les résultats électoraux. Ainsi Margarita Papandreou, une des fondatrices du mouvement, est liée à une importante famille politique grecque (les Papandreou), qui a produit trois générations successives d’hommes politiques de premier plan : elle était mariée avec Andreas, qui a fondé le PASOK, et a déclaré plusieurs fois sa fierté d’être la mère de Giorgos, président actuel du PASOK et un des hommes politiques qui a travaillé avec ardeur, après 1996, pour le rétablissement de relations cordiales avec ses homologues turcs. Au moment de son arrivée en Grèce en 1974 (après la fin du régime militaire des colonels), cette femme a été considérée comme « une étrangère, qui devait son influence politique à son mariage » (Van Steen, 2003 : 248-249). Étant une féministe américaine de la seconde vague, sa capacité à comprendre la condition des femmes dans un contexte tout à fait différent, celui de la société grecque, a souvent été critiquée, ainsi que l’importation de modèles féministes occidentaux, qui ne prenaient pas en compte les spécificités socio-économiques et politiques du pays.

9Du côté turc, certaines militantes ont été persécutées par le régime militaire (établi après le coup d’État du 12 septembre 1980) pour leur appartenance à des mouvements de gauche et leur activisme féministe [5]. Plusieurs d’entre elles participent à l’association KADER, fondée en 1997 pour soutenir la participation des femmes députées au Parlement turc : le pourcentage de ces dernières n’a que très récemment dépassé le chiffre de 4,6 % atteint en 1935, même si le droit de vote ou d’être élue leur fut donné en 1934 (bien avant les femmes grecques, ou même françaises). Sirin Tekeli, qui est membre de Winpeace, a été une des premières Turques à étudier, dans le cadre de sa thèse, la marginalisation des femmes dans la vie politique et sociale. Elle a d’ailleurs démissionné de son poste universitaire en sciences politiques en 1981, « en raison de la loi-cadre des universités » qu’elle estimait antidémocratique (Tekeli, 1996). C’est après avoir quitté l’université qu’elle a commencé à prendre part activement au mouvement de protestation des femmes qui s’est formé à Istanbul dès 1982 « dans des conditions difficiles, compte tenu de l’existence d’un régime militaire sévère qui avait mis fin à toute activité politique en septembre 1980 ».

10Le développement du féminisme en Grèce et en Turquie a suivi, certes, des chemins différents, mais les années 1980 se sont avérées cruciales dans les deux cas. Même si Winpeace n’a été créé qu’au cours de la seconde moitié des années 1990, ses membres, dans leur majorité, ont été marquées par les événements politiques (coup d’État de 1980 en Turquie, arrivée du PASOK au pouvoir en Grèce en 1981) et l’évolution que le féminisme a connu dans les deux pays dans les années 1980.

Femmes rurales, femmes urbaines

11Dans un article d’Avgi (quotidien grec de gauche) présentant Winpeace [6], il est précisé que l’action du mouvement est liée au fait que « les femmes ont accumulé l’expérience et le savoir-faire afin de garder l’équilibre au niveau de la famille et ont développé de précieuses capacités pour prévenir et empêcher les conflits ». Tant sur le site de l’organisation que dans cet article de presse, le but de Winpeace est présenté comme « la mobilisation des femmes dans des activités de la ‹ politique d’en bas ». Selon cet argument, qui apparaît souvent dans les textes produits par Winpeace, les femmes, qui savent gérer les conflits au sein de la famille, peuvent utiliser cette expérience dans le domaine public. Mais, formulée ainsi, l’action militante des femmes dans l’espace public renvoie encore à l’espace domestique. Avant de développer plus ce point central de mon analyse, restons pour le moment sur ce même article qui présente Winpeace comme l’œuvre de quelques « femmes éclairées ». Cette qualification « élitiste » ne les satisferait probablement pas, puisque, de leur côté, elles insistent sur les fondements populaires de leur mouvement (grassroots level).

12Les militantes grecques se rappellent avec nostalgie la période où l’Union des femmes grecques (EGE), l’organisation féministe fondée par Margarita Papandreou en 1975 et soutenue par le PASOK, avait des milliers d’adhérentes dans toute la Grèce et, donc, un véritable caractère populaire. Lors de cette période, cent cinquante centres d’agrotourisme ont été créés, initiative soutenue par la secrétaire générale à l’Égalité des sexes (poste créé en 1985) et les financements de l’Union européenne. Selon Papagaroufali et Georges (1993 : 252, note 16), « pratiquement toutes les villageoises, quel que soit leur âge, ont été membres de ces coopératives, et ont développé un style de vie plus ou moins orienté vers l’égalité avec les hommes et l’émancipation, à travers, par exemple, la participation à des séminaires, des voyages en ville et même à l’étranger pour les affaires des coopératives ».

13Winpeace a mis en place un projet de ce type pour la première fois en Turquie, dans la péninsule de Karaburun (Karabournaki en grec, à une heure et demie d’Izmir, ville côtière importante). Sou Laïou-Antoniou, la première secrétaire à l’Égalité des sexes en Grèce, qui a lancé ce programme, est également une membre active de Winpeace, ce qui a facilité la transplantation de l’agrotourisme en Turquie. Son application, pour la première fois dans ce pays, constitue donc une transmission d’expérience et de savoir-faire non seulement des Grecques aux Turques, mais plus généralement de femmes émancipées à celles qui ne le sont pas encore. En effet, dans ce projet, d’un côté, on trouve ces membres éduquées, appartenant aux classes moyennes ou supérieures [7] et exerçant des métiers gratifiants dans la sphère publique ; et de l’autre, les bénéficiaires de ces projets, qui vivent dans des régions rurales et qui ont reçu une socialisation reproduisant les idées traditionnelles autour de l’action féminine qui doit être en permanence orientée vers l’espace domestique. Ces femmes ont inévitablement un mode de vie différent de celui des militantes.

14Dans le cadre de Winpeace, l’agrotourisme était censé avoir deux effets. Le premier caractérise toute initiative dans ce domaine, tel qu’il a été planifié et appliqué en Grèce : émanciper les femmes, en leur donnant une autonomie financière et en les imposant, pour la première fois, comme interlocutrices du pouvoir local. Le deuxième est spécifique à Winpeace et son approche réconciliatrice : créer des relations entre femmes qui habitent des régions rurales de Grèce et de Turquie. Le but était de faire de ces villages grecs et turcs des « noyaux d’amitié », qui pourraient « agir comme une pierre jetée dans un étang, créant des cercles sur l’eau qui vont en s’élargissant ». Un certain nombre de contacts ont été établis, dans un premier temps, dans le cadre d’un projet centré sur le ramassage des olives, entre femmes de l’île grecque de Lesbos (Petra [8]) et d’Ayvalik (ville côtière turque). Dans un deuxième temps, trois villages de Karaburun (Küçükbahçe – hameau désert – Parlak – sept cents habitants – et Sarpyncyk – trois cents habitants) ont été sélectionnés pour créer une coopérative. Entre avril et octobre 2003, des cours intensifs visaient à donner à vingt-six femmes turques une formation tant technique (de gestion et sur le développement touristique, ainsi que des cours d’hygiène) qu’artistique : une membre de Winpeace, qui est peintre, les a initiées aux techniques picturales. La peinture qu’elles ont réalisée a été exposée dans le restaurant de la coopérative de Petra, lors de leur visite à Lesbos en octobre 2003. Par la suite, les femmes de Petra ont été invitées à leur tour à Karaburun lors du Seker Bayram, une fête religieuse musulmane.

15Selon une membre turque de Winpeace impliquée dans ce projet, les villageoises de Karaburun n’avaient aucun sentiment d’hostilité envers les Grecs, même avant que le programme ne se mette en place. Elles regardaient les lumières sur l’île grecque en face et pensaient qu’elles étaient comme des étoiles ; en fait, cette réalité géographique du voisinage n’est devenue concrète pour elles qu’après le programme. Toujours selon cette même informatrice, le problème de ces femmes est moins les Grecs (avec qui les échanges demeurent très limités) que les relations avec les hommes du village (qui ne leur laissent pas d’espace de liberté et d’action) et avec les habitants des villages voisins (avec qui il existe des sources de conflit et de compétition concrètes).

16Le gouverneur d’Izmir (sous la juridiction duquel se trouve cette région) a visité ces villages en 2003 afin de discuter avec les membres de la coopérative : il s’agissait de la première visite officielle de ce genre réalisée dans la région – ce qui montre que Winpeace peut fonctionner comme intermédiaire entre le pouvoir régional et les femmes d’une communauté locale. Zeynep Oral a fait référence à cette aventure, lors de la réunion à Bodrum : des hommes locaux avaient voulu rencontrer le gouverneur et s’asseoir à la table que les femmes avaient préparée ; elle était alors intervenue pour expliquer aux hommes qu’il venait pour voir exclusivement les femmes et soutenir leur initiative de coopérative.

17Les différents stades de la création de la coopérative sont racontés sur le site internet de Winpeace. L’agrotourisme y est présenté comme une forme alternative de tourisme, respectueuse des personnes et de l’environnement, moderne mais aussi traditionnelle, puisqu’il est « ancré dans la communauté locale et basé sur ses caractéristiques géographiques, sa culture et ses coutumes ». Cette présentation se termine ainsi : « Pour cette raison, il est évident que ce type d’hospitalité passe par les mains et les cœurs des femmes rurales. » Cette idéalisation des traditions locales et de celles qui les perpétuent (mais, surtout, qui en subissent les contraintes) traverse tout le texte. Plus loin, on lit que dans le cadre de ce projet, des femmes vivant dans des régions rurales de Grèce et de Turquie sont encouragées à « passer du temps ensemble, en ramassant des herbes et des olives, en fabriquant du fromage, en échangeant des recettes, en s’amusant, en apprenant l’une de l’autre ». En parcourant la liste de ces banales tâches rurales, on peut se demander dans quelle mesure il est possible de cultiver la réflexion féministe en accomplissant de telles activités.

18Les photographies qui accompagnent ce récit ont retenu mon attention en ce qu’elles laissent apparaître, d’une part, le clivage entre femmes rurales et membres urbaines de Winpeace et, d’autre part, les rapports de pouvoir entre ces deux groupes. On y voit des militantes de Winpeace debout, en train d’enseigner à des femmes en foulard et en habit traditionnel, qui sont assises sur des bancs et regroupées comme des élèves. Cette reproduction de l’espace scolaire ne reproduit-elle pas fatalement les relations de pouvoir qui traversent ce dernier ? Dans quelle mesure l’effort de femmes de zones urbaines pour émanciper ces « apprenties » est-il caractérisé par un certain « maternalisme » ? La distinction entre celles qui décident et mettent en place des projets et celles qui en bénéficient est aussi apparue lors de la réunion de Winpeace à Bodrum : il est significatif qu’aucune des membres de la coopérative n’était présente.

19Mes discussions avec les membres de Winpeace m’ont permis de relativiser ces premières impressions. Elles sont, certes, conscientes du clivage qui existe avec les membres de la coopérative, mais elles ne pensent pas que leur activisme est « maternaliste ». Selon elles, l’absence de ces femmes lors de leur réunion était justifiée, car celles-ci sont maintenant autonomes et responsables de leur coopérative, le but de Winpeace n’étant pas de recruter des membres, mais d’agir de manière concrète sur la vie de femmes désavantagées. La présidente du côté grec, Fotini Sianou, m’a aussi parlé de ce que ces femmes rurales ont accompli personnellement. Selon elle, les photographies ne peuvent pas rendre compte de leurs parcours et des problèmes (familiaux et sociaux) qu’elles ont surmontés afin de parvenir à créer la coopérative ; elle a insisté sur le fait que la coopérative était leur création propre, et non celle de Winpeace. Cela fut un exemple de la fertilité du dialogue entre l’anthropologue et ses informatrices. Leurs témoignages m’ont fait comprendre que ce projet a permis aux femmes turques de reconsidérer leur rôle dans la famille et la communauté locale, tout en leur donnant la possibilité de devenir actrices d’une « politique d’en bas » : elles ont pu non seulement rencontrer et dialoguer avec les représentants du pouvoir local, mais aussi nouer des relations d’amitié avec les femmes grecques et réaliser l’importance du conflit gréco-turc, ce qui peut être vu comme une prise de conscience politique.

20Le projet de l’agrotourisme soulève le défi principal de tout mouvement féministe : la seule idée que l’on puisse « émanciper » les femmes des régions rurales (qui occupent une position d’« infériorité » a priori, car moins « développées ») fait entrer celles qui s’engagent dans de telles actions, qu’elles le souhaitent ou non, dans des logiques de pouvoir. Ne retrouvons-nous pas ici une situation similaire à celle des féministes grecques et des militant·e·s de gauche, qui accusaient Margarita Papandreou d’importer des théories féministes américaines dans la société grecque et de négliger le contexte local ?

21En essayant de diminuer le fossé entre la ville et la campagne, ces initiatives sont nécessairement marquées par une tension entre modernité et tradition, vision progressiste et envie de maintenir les valeurs – plus ou moins idéalisées – d’une communauté ; mais aussi entre les théories féministes à caractère international et théorique et l’évolution du mouvement et la prise de conscience des femmes au niveau national et local, dans des contextes bien particuliers.

Féminisme et pacifisme

22Le projet d’agrotourisme n’occupe qu’une place limitée dans les préoccupations actuelles de Winpeace, qui s’oriente de plus en plus vers l’application des théories de Conflict Resolution, la confrontation gréco-turque étant au cœur même de sa création. Dans un article paru dans le quotidien grec Eleftherotypia (mars 2000 [9]), Margarita Papandreou présente la création de l’ONG et ses projets. Ce texte permet de passer du clivage entre femmes rurales et urbaines aux rapports entre féminisme et pacifisme. Il y est question d’émancipation économique et d’éducation, mais aussi de l’engagement des femmes dans un dialogue transnational (et en ce sens, politique), visant à améliorer les relations entre deux peuples voisins en construisant des réseaux d’amitié :

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« [L]es femmes sont potentiellement les plus importantes contributrices à la paix. L’amélioration de leur statut et leur responsabilisation [empowerment] sont sans doute la clé pour réduire la violence dans le monde et le nombre des guerres. Dans un débat, qui a duré pendant plusieurs années sur le contrôle des naissances et sur les réformes à la suite des résultats sur les programmes de contraception, il a été montré que l’élément déterminant du contrôle des populations était l’éducation des femmes. Le soutien à l’éducation des femmes […] est une manière efficace de développer les conditions nécessaires pour une culture de la paix. Ce que je dis est que l’éducation des femmes est la clé pour une société civile en bonne santé et pour un monde en bonne santé. »

24L’association entre développement de la société civile, culture de la paix et usage de la contraception dans le texte de M. Papandreou réduit remarquablement la distance entre stratégies géopolitiques et contrôle du corps. Ce type d’argumentation s’inspire de la devise féministe : « Le privé est politique. » L’éducation des femmes devient ici l’élément qui unit la politique familiale de contraception (choix personnel et intime) à la politique des pouvoirs publics sur le contrôle des populations (politique tant régionale que nationale) et, enfin, au problème universel de la violence dans le monde. Le passage d’une échelle à l’autre dans ce texte, qui souligne l’interdépendance de cette spirale liant l’espace privé à la sphère publique et l’unité domestique aux problèmes mondiaux, n’est à mon avis pas très clair. Au centre de cette spirale se trouvent les femmes, dont l’amélioration de statut suffira, nous laisse-t-on entendre, pour les transformer en garantes d’un contrôle efficace de la population, de l’épanouissement de la société civile et de la paix mondiale. Grâce à une éducation adéquate, la femme acquerra le contrôle de ses capacités de reproduction, ce qui lui permettra de devenir une actrice de la paix mondiale. Cette vision laisse supposer que cette évolution changera principalement la vie des femmes des pays sous-développés ou des populations rurales des pays occidentaux : on se trouve effectivement dans une logique de « développement », qui ressemble à une lecture féministe de la doctrine malthusienne. Ce texte se veut donc un appel à la responsabilisation politique des femmes qui, une fois éduquées et émancipées, devraient sortir de la sphère familiale et s’engager pour la paix et la vie associative.

25Et si les arguments « prophétiques » de Margarita Papandreou instrumentalisaient l’action et les parcours féminins dans la société ? Effectivement, prendre un peu de distance critique permet de s’apercevoir que les choses ne sont pas si simples : cette démarche vers la prise de conscience féministe (et pacifiste) ne peut être ni prévisible ni « naturelle », et encore moins planifiée. Selon Snyder (2006 : 47-48),

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« comme les femmes et leurs ONG mettent leur énergie au service de causes comme l’environnement, la population, le militarisme et la paix, le féminisme ‹ pur › a perdu la grande attractivité qu’il avait jadis. En Europe, depuis la décennie 1990, il est ‹ impossible d’attirer un nombre considérable de femmes › […]. Aujourd’hui, l’intérêt pour les causes globales est important pour la pertinence et même la survie du mouvement féministe. […] Aujourd’hui, le mouvement féministe est plus fort dans le Sud, mais cette vitalité est menacée par les énergies en baisse et la mobilisation inadéquate du mouvement féministe dans le Nord. »

27Cette analyse montre que ce sont les femmes des pays en voie de développement qui alimentent actuellement les revendications féministes et qui sont les protagonistes de cette lutte, et non le contraire, comme le laisse entendre le texte de Papandreou. La théorie féministe a beaucoup insisté sur le fait que l’émancipation ne peut être ni donnée ni enseignée, elle ne peut être qu’une prise de conscience que l’on acquiert. La discussion que j’ai soulevée au sujet des femmes rurales et de l’agrotourisme était précisément centrée sur cet argument. D’ailleurs, Sirin Tekeli, membre turque de Winpeace, a écrit en 1991 un article en turc (cité par Arat, 2006 : 211) sur la manière dont l’élite politique modernisatrice (dans le cadre démocratique que Kemal Atatürk et les pères fondateurs de la Turquie ont mis en place) a utilisé la qualité de citoyen offerte aux femmes dès 1934 comme une stratégie pour faire progresser l’occidentalisation du pays ; elle souligne qu’il est temps pour les femmes de revendiquer elles-mêmes leurs droits. Ce ne sont donc ni les femmes urbaines, ni les féministes des pays développés, et encore moins le pouvoir politique et l’État qui peuvent « émanciper » celles qui ne le sont pas encore. Le grand risque est, bien sûr, de transformer ce constat en excuse pour l’inaction et le pessimisme. La solution ne serait-elle pas de trouver des moyens d’action qui seraient fondés sur l’échange et le dialogue sur un pied d’égalité ?

28Le texte de Margarita Papandreou n’est pas le seul qui illustre la manière dont les membres de Winpeace envisagent le rapport entre féminisme et pacifisme. Cynthia Cockburn (2004) a développé le concept de « continuum de violence » affectant les femmes (gendered continuum of violence), qui diminue également la distance entre le privé et l’international, entre la violence exercée dans l’espace domestique ainsi que « dans la rue derrière la maison » et la violence que provoque l’apparition d’un char d’assaut ou la bombe atomique. Cet argument traverse le manifeste de Hands Across the Divide, l’ONG chypriote dont certaines membres participent à Winpeace [10]. Écrit peu avant mai 2004 (lorsque le Plan Annan était encore en discussion et Chypre ne faisait pas encore partie de l’UE), ce texte souligne ainsi qu’une…

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« […] contribution significative de la pensée féministe a été de révéler la relation entre toutes les formes de violence, qu’elle soit domestique, sociale, institutionnelle ou internationale. […] Quand les femmes occupent des positions de pouvoir, elles tendent à promouvoir une vision différente de la politique et à définir la sécurité comme incluant tant la sécurité humaine que la sécurité militaire, peut-être parce que les femmes, dans leur socialisation, sont orientées vers une culture d’inclusion et de soin, vers une compréhension plus complète de la perspective de ‹ l’Autre ›, vers des structures qui unissent plus qu’elles ne séparent les personnes. »

30Cette manière de penser la spécificité féminine évite non seulement de renvoyer les femmes à l’espace familial, mais aussi redéfinit la supposée « émotivité » féminine (qui devient ici « compréhension de la différence de l’Autre » et force unificatrice), qui s’opposerait à la « rationalité » et l’« agressivité » masculine. L’accent est donc mis sur la socialisation différente des deux sexes plutôt que sur des catégories essentialisantes concernant leurs spécificités « naturelles ». Dans ce même manifeste, la « culture » (c’est le terme employé en anglais) d’aujourd’hui est caractérisée comme étant « masculine », parce qu’elle ne promeut pas la communication et l’empathie et ne crée pas de lien entre l’esprit et les sentiments. Au sein de cette « culture masculine » qui est négativement connotée, la socialisation féminine non seulement n’est pas critiquée (pour les stéréotypes féminins qu’elle continue de véhiculer), mais elle est, au contraire, idéalisée comme étant porteuse des nouvelles valeurs féminines (comme l’empathie et la communication) qui devraient remplacer et renverser la « culture masculine ».

31Des travaux ethnographiques réalisés en Grèce et à Chypre ont montré comment les femmes jouent un rôle crucial dans les réunions familiales, dans la valorisation et la perpétuation de la mémoire généalogique, dans les cérémonies religieuses communautaires, en entreprenant des pratiques qui relèvent de la logique de la purification d’une nature féminine souillée (tant par les menstrues que par l’image négative de la femme tentatrice à l’instar d’Ève), mais aussi du sacrifice (Seraïdari, 2005). En dehors du cadre religieux et familial, cette « culture du soin » renvoie à l’image charitable de l’infirmière et au rôle maternel de la maîtresse d’école. Pourquoi la spécificité féminine serait-elle toujours liée à des modèles compassionnels [11] ? Leur socialisation qui les conduit « vers des structures qui unissent plus qu’elles ne séparent les personnes » serait-elle satisfaisante ? Cette recherche d’un rôle unificateur attribué à toutes les femmes ne fait, en fin de compte, que dépolitiser leur intervention dans l’espace public, car une femme de droite et une femme de gauche auraient plus en commun (à cause de cette nature féminine partagée) que chacune d’entre elles avec des hommes partageant les mêmes opinions politiques. Et quid de la prise de conscience féministe, dont le but est non seulement de contester les préjugés sur la « nature » féminine, mais aussi l’habitus, ce fardeau de valeurs et de conceptions que la socialisation donne tant à la femme qu’à l’homme ?

32Dans le site de Winpeace, il est dit que le partage des luttes communes au sein du mouvement féministe a permis à ses membres de contester le nationalisme et de devenir sensibles au respect des différences culturelles. Et si les militantes de ces ONG proposaient une nouvelle lecture des rôles féminins afin de s’opposer efficacement à la rhétorique nationaliste ?

Pour une critique féministe du nationalisme et de la guerre

33Selon Miranda Christou (2006 : 294-295), les mères et les épouses des Chypriotes grecs portés disparus depuis 1974, qui défilent le dimanche près de la ligne verte, incarnent « l’icône la plus sacrée de la lutte pour les jeunes générations ». Ces figures tragiques habillées en noir (la couleur de deuil), qui portent des photographies des personnes disparues (objets hautement symboliques, qui tiennent une place d’honneur dans leurs salons et qui concrétisent tant la perte humaine que l’attente de réparation), constituent, selon ses informateurs et informatrices, « l’expression la plus pure de l’espoir, de la lutte et de la résistance ». Elles font ainsi coïncider l’espace privé et l’espace public, l’histoire familiale et l’histoire nationale : cette expression publique d’une tragédie personnelle est réinterprétée et constamment réactualisée à travers la douleur féminine et son extériorisation corporelle, jusqu’à son élévation en symbole national. Ce rapprochement entre espace privé et public, que la rhétorique nationaliste parvient à effectuer à Chypre à travers la douleur des femmes endeuillées, montre que « le privé est politique » non seulement pour les féministes qui ont inventé le slogan, mais aussi pour le pouvoir étatique, dans certaines circonstances et si ce rapprochement l’aide à soutenir ses positions. Le fait de prendre en compte le caractère politique de la sphère privé n’est donc pas un acte a priori émancipateur et progressiste. Dans ce cadre, la femme endeuillée, qui est censée reproduire l’image de la victime et de la souffrance, peut devenir un symbole plus puissant, pour le nationalisme qui l’exploite à ses fins, que le soldat tué lui-même. Cela signifie que la compassion et l’empathie (limitées au sein d’une communauté bien circonscrite) sont des sentiments que la rhétorique nationaliste manipule de la même manière que la violence ou l’image gratifiante de l’homme guerrier.

34Il est clair que la rhétorique nationaliste a instrumentalisé les rôles féminins de la mère, de la sœur et de l’épouse du soldat. Les mouvements Hands Across the Divide et Winpeace déconstruisent le discours nationaliste et critiquent la transformation des femmes en images de la « résistance nationale » et en détentrices des traditions immuables de la nation. En même temps, ils proposent une nouvelle transformation, selon laquelle les femmes deviennent maintenant les messagères d’une paix universelle (Di Leonardo, 1985). Si la rhétorique nationaliste présente les femmes comme liées à la préservation d’un passé romantique et glorifié, ces deux groupes féministes les arrachent à cette vision nostalgique et figée pour les inscrire dans l’avenir et les exalter comme porteuses de l’espoir de l’humanité. Néanmoins, les deux approches, celle de l’idéologie nationaliste et celle de ces féministes, se ressemblent dans la mesure où toutes deux pensent les femmes comme une catégorie générique unifiée, indépendamment de paramètres comme la classe sociale, la religion, la nationalité.

35Lors de la présentation publique à Kos, Zeynep Oral a déclaré que les femmes ne sont pas nécessairement plus tolérantes, démocratiques ou pacifistes quand elles sont au pouvoir ; mais elle n’a pas manqué d’ajouter que « des millions de femmes, quand elles jouissent des droits élémentaires, dont le droit [de] vote, ont souvent choisi attentivement des chemins politiques qui préfèrent la résolution des conflits [à] la confrontation militaire ». Cet exemple est caractéristique du passage du spécifique (référence à des femmes « visibles » de pouvoir, dont la gestion politique ne diffère guère de celles de leurs collègues masculins) au général (évocation abstraite des millions de femmes, qui restent anonymes, qui seraient conscientes de la nécessité de la paix au niveau local ou mondial indépendamment de leur condition sociale ou de leur niveau d’éducation). En revanche, Maria Hadjipavlou, membre de Winpeace et de Hands Across the Divide, relate son expérience avec des groupes de femmes chypriotes, avec qui elle travaille depuis 1995 sur le féminisme et la théorie de Conflict Resolution : un certain nombre d’entre elles avaient des idées préconçues sur la relation « naturelle » de la femme avec la paix. Mais lors des discussions qui ont suivi, la question de la différence entre « nature » et socialisation féminines a été posée et analysée (Hadjipavlou, 2006 : 339). Son article montre précisément que les raisons pour lesquelles les femmes défendent la paix peuvent être variables et, surtout, pas toujours liées à une prise de conscience féministe et à des positions politiques progressistes.

36Sur le site internet de Winpeace, on trouve également un texte de Pinar Ilkkaracan [12] (sous le titre « How do you think women can contribute to Conflict Resolution ? »), dans lequel l’autrice critique la tendance à identifier la guerre à un phénomène essentiellement « masculin », parce que le fait de considérer les femmes comme passives lors des périodes de conflit ne permet pas d’analyser comment elles peuvent aussi gagner, dans ces circonstances, un nouveau statut, des capacités et du pouvoir [13]. Ce qui fait la force de ces deux mouvements est précisément, comme je l’ai souligné, la polyphonie des opinions féministes qu’ils véhiculent.

Conclusion

37Créée lors d’un moment de crise, Winpeace essaie de redéfinir les relations entre deux pays voisins. En fait, chaque fois qu’il y a de la tension dans les relations turco-grecques, cette organisation a été affectée, ce qui montre sa dépendance à l’égard de la politique et de la diplomatie. Ce fut le cas lors de l’arrestation du chef kurde Öçalan en février 1999 (dans laquelle le Gouvernement grec a joué un rôle important, malgré l’indignation populaire relative à cette collaboration politique entre Grèce et Turquie, la ressentant comme une trahison à l’égard du chef kurde) ou encore lors du vote organisé autour du Plan Annan à Chypre en 2004, qui avait pour but de mettre fin à la division de l’île (les Chypriotes grecs ont rejeté le projet, tandis que les Chypriotes turcs l’ont approuvé).

38Les femmes de cette ONG défendent une mentalité « gagnant-gagnant », ainsi que l’idée que les trois pays (Grèce, Turquie et Chypre) profiteront de la paix, leur collaboration au plan régional ne pouvant qu’être fructueuse. Le fait que ce type de mouvement ait souvent été qualifié d’« antipatriotique » et leurs membres d’« agents », soit de l’« ennemi » soit d’une intervention étrangère, a augmenté le sens d’injustice au sein du groupe, qui se met rapidement sur la défensive.

39La Grèce et la Turquie ont longtemps rivalisé, chaque partie défendant la supériorité et la justification morale (et pas seulement géopolitique) de ses revendications. Winpeace remplace les termes du jeu en insistant, d’une part, sur la nécessité de la paix comme seule possibilité pour l’humanité et, d’autre part, sur la supériorité de la sensibilité féminine qui s’opposerait à l’agressivité masculine. Ce passage d’un antagonisme nationaliste à la rivalité entre genres et leurs pratiques politiques permet de poser de manière différente la question cruciale de la supériorité. Cette rivalité est pourtant encore expliquée soit en termes d’une « nature » féminine spécifique (dans son rôle de mère et en tant que porteuse de vie), soit en termes de socialisation et d’expérience vécue (les femmes ayant développé des capacités de dialogue et de conciliation que les hommes n’auraient pas). La critique du nationalisme ne serait-elle pas plus féconde si elle n’était pas liée à la contestation des « valeurs dominantes masculines », supposées « naturellement » ou « socialement » inférieures à celles des femmes, mais plutôt orientée vers la contestation de la violence que l’exercice de toute forme de pouvoir génère et vers un discours d’égalité, prompt à dépasser la notion dangereuse de supériorité ?

Références

    • Arat, Yesim (2006). « La contestation de la qualité de citoyen par les femmes en Turquie ». In Thaleia Dragona et Faruk Birtek (Éds), La Grèce et la Turquie. Le citoyen et l’État-nation (pp. 203-224). Athènes : Alexandreia [en grec].
    • Christou, Miranda (2006). « A Double Imagination : Memory and Education in Cyprus ». Journal of Modern Greek Studies, 24, 285-306.
    • Cockburn, Cynthia (2004). « The Continuum of Violence. A Gender Perspective on War and Peace ». In Wenona Giles et Jennifer Hyndman (Éds), Sites of Violence. Gender and Conflict Zones (pp. 24-44). Berkeley : University of California Press.
    • Di Leonardo, Micaela (1985). « Morals, Mothers, and Militarism : Antimilitarism and Feminist Theory ». Feminist Studies, 11 (3), 599-617.
    • Gürsoy, Defne et Ugur Hüküm (2005). Istanbul. Émergence d’une société civile. Paris : Autrement.
    • Hadjipavlou, Maria (2006). « No Permission to Cross : Cypriot Women’s Dialogue Across the Divide ». Gender, Place and Culture, 13 (4), 329-351.
    • Hart, Janet (1996). New Voices in the Nation. Women and the Greek Resistance, 1941-1964. Ithaca/London : Cornell University Press.
    • Papagaroufali, Eleni et Eugenia Georges (1993). « Greek Women in the Europe of 1992 : Brokers of European Cargoes and the Logic of the West ». In George E. Marcus (Éd.), Perilous States. Conversations on Culture, Politics, and Nation (pp. 235-254). Chicago/London : University of Chicago Press.
    • Seraïdari, Katerina (2005). Le culte des icônes en Grèce. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail.
    • Snyder, Margaret (2006). « Unlikely Godmother ». In Myra Max Ferree et Aili Mari Tripp (Éds), Global Feminism. Transnational Women’s Activism, Organizing, and Human Rights (pp. 24-49). New York : New York University Press.
    • Stamiris, Eleni (1986). « The Greek Women’s Movement ». New Left Review, 158, 98-112.
    • Tekeli, Sirin (1996). « Les femmes républicaines et la place de la femme turque dans la société d’aujourd’hui : statut juridique et politique ». CEMOTI, 21, version électronique : http://cemoti.revues.org/document557.html (consultée le 21 mai 2008).
    • Van Steen, Gonda (2003). « Margarita Papandreou : Bearing Gifts to the Greeks ? ». Journal of Modern Greek Studies, 21, 245-282.
  • Sites internet


Date de mise en ligne : 22/07/2015

https://doi.org/10.3917/nqf.273.0057

Notes

  • [1]
    Notons qu’elles communiquent entre elles en anglais et leurs textes sont écrits en anglais, mais aussi en grec et en turc.
  • [2]
    Kos est une île grecque qui se trouve à proximité des côtes turques, où se situe précisément la ville côtière de Bodrum. Pour cette réunion anniversaire célébrant avec un léger décalage les dix ans de l’organisation (1996-2007), les femmes ont voulu reproduire leur première rencontre à Kos et à Bodrum, qui avait eu lieu entre le 30 avril et le 3 mai 1998.
  • [3]
    Je reviendrai plus loin sur cette ONG, puisqu’elle me permettra de comparer différentes approches au sein du mouvement féministe tel qu’il s’est développé en Grèce, à Chypre et en Turquie.
  • [4]
    Pour une analyse du mouvement féministe en Grèce et de sa relation avec le PASOK, voir l’article d’Eleni Stamiris (1986), anthropologue et militante de Winpeace.
  • [5]
    Tout au long des années 1960-1970, les forces de gauche en Turquie se sont opposées aux kémalistes et à l’extrême droite. Le coup d’État de 1980 a cristallisé cette confrontation. Il a fallu attendre que le pouvoir revienne aux mains des civils en 1983 et, surtout, les années 1990 pour observer un réel début de démocratisation du pays. Juste après notre arrivée à Bodrum le vendredi 2 novembre, une militante turque a commencé à raconter comment elle était venue en 1979 à Bodrum avec un groupe de quarante femmes : elles étaient obligées de se cacher en permanence pour tenir leurs réunions.
  • [6]
    Article de Christina Poulidou, « Femmes grecques et turques créent ensemble », 27.10.2003.
  • [7]
    Une seule du côté grec a fait, à plusieurs reprises, référence à son origine prolétaire : en effet, cette femme vient d’une famille d’émigrés grecs en Australie. Nées et élevées à Istanbul ou à Athènes, la plupart d’entre elles ont fait des études ou de longs séjours en Europe ou aux États-Unis.
  • [8]
    La première unité d’agrotourisme de femmes grecques a été établie à Petra en 1983, elle garde donc une valeur symbolique ; de même, la position géographique de proximité de Lesbos avec les côtes turques constitue sûrement une raison supplémentaire pour ce choix. Selon le site internet de Winpeace, la coopérative de Petra comprend trente membres, soixante chambres à louer, un restaurant et un magasin en ville.
  • [9]
    L’article en question figure sur le site de Winpeace.
  • [10]
    À propos de ce mouvement, voir dans ce numéro l’article de Fabienne Baider et Maria Hadjipavlou. [N.d.l.r.]
  • [11]
    Diverses féministes universitaires ont analysé le rôle des femmes en tant que dispensatrices de soins et d’amour tant dans le domaine du travail que dans la maison. Voir notamment les travaux d’Arlie Hochschild, qui a particulièrement étudié l’émotion et l’amour maternel en relation avec l’évolution du capitalisme et de la globalisation.
  • [12]
    Pour une présentation de son action militante, voir Defne Gürsoy et Ugur Hüküm (2005).
  • [13]
    Des travaux comme celui de Kumari Jayawardena (Feminism and Nationalism in the Third Word, 1986) ont ainsi montré le potentiel émancipateur du nationalisme et sa rencontre ponctuelle avec le féminisme au XIXe siècle et au début du XXe dans les pays colonisés qui luttaient pour leur indépendance. En ce qui concerne la Grèce et la participation émancipatrice des femmes à la résistance contre les Allemands, voir Janet Hart (1996).

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