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Article de revue

Un parcours en contre point entre les sciences et les techniques, le féminisme et le genre

Entretien avec Madeleine Akrich

Pages 96 à 105

Notes

  • [*]
    Madeleine Akrich est sociologue, chercheuse au Centre de sociologie de l’innovation (CSI), à l’Ecole des Mines. Ses recherches portent sur les technologies, et s’intéressent à la place de l’usager, de la conception à l’utilisation de ces technologies. Elle a mené, en collaboration avec Bernike Pasveer, un travail sur l’obstétrique en France et aux Pays-Bas et dirigé, avec Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey, un séminaire EHESS sur le « sexe des techniques ».
  • [1]
    Akrich, Madeleine et Bernike Pasveer (1996). Comment la naissance vient aux femmes : les techniques de l’accouchement en France et aux Pays-Bas. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [2]
    Bijker, Wiebe et John Law (Eds) (1992). Shaping technology/Building society. Studies in sociotechnological changes. Cambridge (MA) : MIT Press.
  • [3]
    Haraway, Donna (1997).
    Modest_Witness@Second_Millennium.FemaleMan©_Meets_OncoMouse™-Feminism and Technoscience. New York : Routledge.
  • [4]
    Hausman L. Bernice (1995). Changing Sex. Transsexualism, Technology and the Idea of Gender. Durham : Duke University Press.
  • [5]
    Martin, Emily (1991). « The egg and the sperm : How science has constructed a romance based on stereotypical male-female roles ». Signs, 16 (3), 485-501.

1Il faut peut-être commencer par évoquer votre parcours car, lorsque l’on feuillette la liste de vos publications, on est frappé par la permanence d’une réflexion sur le fait technique et par l’irruption relativement récente des questions liées au genre. Un de vos ouvrages, « Comment la naissance vient aux femmes : les techniques de l’accouchement en France et aux Pays-Bas[1], semble en particulier marquer cette bifurcation. Quel statut peut-on donner à ce livre ? S’agit-il d’un moment qui signale un basculement des études du domaine Science Technique et Société (STS) vers le genre ou doit-on considérer cet ouvrage comme le résultat d’une analyse classique du domaine STS appliquée à un nouveau terrain ?

2Je ne crois pas que l’on puisse dire que ce livre a été un passage entre les études STS et le genre. Le travail que j’ai fait avec Bernike Pasveer sur l’accouchement n’est pas parti d’une question sur le genre, en tout cas pas en ce qui me concerne. Le point de départ venait de quelque chose qui nous tenait personnellement à cœur et la confrontation d’expériences très différentes nous a donné envie d’en savoir plus. Le sujet touche à quelque chose qui concerne les femmes, mais je ne suis pas sûre que ce soit dans une perspective de genre car j’aurais tendance à réserver le mot genre pour les travaux qui portent sur la construction des différences entre hommes et femmes, entre masculin et féminin, en d’autres termes sur la construction d’identités sexuées. Or, lorsque l’on s’intéresse à un sujet comme l’accouchement ou les techniques de reproduction, on travaille sur des domaines qui sont très, très centrés sur les femmes. Peut-on encore parler de genre ? Même si les hommes sont concernés, ces techniques s’adressent en priorité aux femmes et, en première instance, le déploiement des différences ne semble pas essentiel. Cela n’aurait pas été la même chose si l’on avait travaillé, comme l’a fait Nelly Oudshoorn, par exemple, sur la question des hormones et si l’on s’était demandé comment les personnes s’appuient sur la science hormonale pour se définir en tant qu’homme ou femme.

3Dans le cas de ce livre sur l’accouchement, ces problèmes apparaissent de façon beaucoup plus minoritaire, je ne pense donc pas que nous puissions prétendre avoir fait un travail sur le genre. Nous aurions probablement pu y consacrer plus d’attention que nous ne l’avons fait, en nous demandant en quoi l’expérience de l’accouchement constitue (ou non) pour les femmes une expérience importante dans la construction de leur identité sexuée. Mais c’est un thème qui ne transparaissait pas de manière centrale dans les entretiens que nous avons faits – évidemment, c’est aussi que nous ne l’avions pas placé au cœur de nos interrogations. Par ailleurs, quand cet aspect apparaissait, il était presque toujours mobilisé à l’intérieur d’un discours militant et donc, d’un certain point de vue, intégré dans une construction de second degré par rapport à ce qui nous intéressait. En particulier, certaines sages-femmes, très opposées à l’utilisation des technologies dans l’accouchement, partaient d’un axiome disant que l’accouchement est une expérience centrale dans l’accomplissement des femmes en tant que femmes, à condition qu’elle ne leur soit pas « volée » par l’interventionnisme médical. L’expérience de ces sages-femmes était elle-même « préformatée » dans un discours empreint de références à la psychanalyse. On pourrait se donner comme objet d’étude les différents discours qui portent sur l’accouchement, mais c’est une autre recherche que celle que nous avons entreprise. Dans la perspective qui a été la nôtre, l’accouchement apparaît d’abord comme une expérience singulière avant d’être une expérience de genre.

4Si nous n’avons pas vraiment abordé la question du genre, il me semble que notre travail s’inscrit cependant dans une démarche féministe. Nous nous sommes intéressées à une expérience qui arrive aux femmes, spécifiquement aux femmes. Notre recherche débouche sur une certaine contestation des pratiques qui existent ici ou là en ce domaine ; en ce sens, elle s’inscrit dans une approche féministe. Elle montre que l’on se trouve face à une asymétrie, à la fois dans les processus de décision et dans les connaissances, entre les professionnel·le·s et les femmes. Et, sans vouloir en exagérer la portée, je pense que notre travail a et continue à avoir un certain impact : d’abord parce que notre livre a été lu par un certain nombre de professionnel·le·s, que nous l’avons présenté en de multiples occasions à des publics non académiques, et que je l’ai accompagné d’un livre blanc des usagers·ères bourguignon·ne·s sur la périnatalité. Ce dernier ouvrage a lui-même été utilisé par un collectif inter-associatif sur la naissance, constitué à l’occasion d’états généraux, qui est devenu un acteur important sur le plan institutionnel.

5Ce travail de recherche m’a rendue sensible à une critique qui a été faite de « notre » approche [celle du CSI], ce que certains appellent la théorie de l’acteur-réseau. On nous a reproché de décrire la façon dont des réseaux se constituent et constituent des dispositifs qui participent à la configuration du lien social, mais d’omettre dans notre description les personnes qui sont exclues, de fait, par la construction de ces réseaux. Selon ces critiques, nous épouserions du coup un discours managérial ou entrepreneurial puisque nos descriptions s’apparenteraient à des espèces de success stories des innovateurs/innovatrices, dans la mesure où nous nous intéressons à la composition de différentes alliances et à leurs matérialisations dans un certain nombre de dispositifs techniques qui évoluent au fur et à mesure que le réseau s’étend. Quand « ça casse » pour certain·e·s, ce n’est pas visible puisque précisément on a choisi de suivre ceux et celles qui essaient de faire passer. Toute la question est donc de savoir ce qu’on laisse de côté. Lorsque l’on se place dans une configuration où, in fine, il y a une relation marchande, on peut se dire qu’il y a, en gros, une sanction par le marché des hypothèses qui ont été faites par les acteurs/actrices de l’innovation et de la distribution. Ceci étant, à supposer que cette sanction soit positive, cela n’empêche pas que certaines personnes puissent être marginalisées par l’innovation, comme on peut le voir à propos de la « fracture numérique ». Soit dit en passant, le fait même que l’on parle de « fracture numérique » montre que les « exclu·e·s » ont trouvé des porte-parole.

6Mais avec les techniques d’accouchement, cela se passe d’emblée autrement : ceux et celles qui conçoivent et choisissent d’utiliser les techniques ne sont pas celles à qui elles vont être appliquées ; de plus, jusqu’à une période très récente, il n’y avait, en tout cas en France, même aucun porte-parole collectif des femmes dont on accepte de prendre en compte le point de vue.

7Avoir rendu publique l’asymétrie entre les professionnel·le·s du monde médical et les femmes qui accouchent a, d’une certaine façon, ramené la voix des femmes dans le débat. De cette façon, en faisant notre travail de sociologue, on a contribué à combler un petit peu l’absence d’un espace public, d’un espace politique où les différentes sensibilités peuvent s’exprimer sur la question de l’accouchement. C’est pour cela que, selon moi, nous avons fait un travail « féministe », qui ne s’inscrit néanmoins pas dans une logique de genre.

8Pour comprendre mon point de vue, il peut être utile que j’évoque mon parcours professionnel, comme vous le demandiez, car les études que nous menons au CSI ont une influence sur ma manière de concevoir la recherche et de définir la place que le genre peut y avoir. Elles ont contribué d’une part à désigner certains sujets de recherche, de préférence à d’autres, et ont marqué d’autre part mes travaux par une méthodologie bien particulière.

9Notre mode de fonctionnement est fortement lié à la recherche contractuelle, nos objets de recherche sont donc souvent des objets concrets, pratiques, pour l’étude desquels nous pouvons trouver des possibilités de financement. Ces objets ne sont pas, à mon avis, particulièrement adaptés pour se poser la question du genre. On aurait pu en choisir d’autres, mais cela ne s’est pas fait, peut-être parce qu’il y avait une sorte de passif qui nous a empêché·e·s de nous déplacer très vite pour aller vers d’autres réseaux, qui auraient éventuellement financé ce type de travaux. Mais c’est difficile, les recherches sur le genre en France n’ont pas bénéficié d’emblée, comme dans d’autres pays – en Hollande en particulier, ou aux États-Unis – d’une reconnaissance, d’une institutionnalisation, comme celles qu’ont connues à l’étranger les études genre. Par ailleurs, l’intérêt que portent les acteurs non académiques à ce domaine est toujours assez fortement orienté par une problématique « inégalités ».

10Mon parcours professionnel est marqué en partie par ces éléments qui m’ont orientée vers des objets de recherche peu adaptés pour travailler sur le genre. Quand j’ai été embauchée au CSI, j’avais un diplôme d’ingénieur avec une option sociologie – à l’époque la thèse était loin d’être systématique. J’ai été engagée pour un contrat qui portait sur l’intégration des énergies renouvelables dans les pays en voie de développement. L’idée de ce travail était de suivre un certain nombre de projets d’innovation, et de voir précisément comment ils parvenaient ou non à trouver des usages et des usager·ère·s dans des pays en développement, au départ surtout des pays africains. Cela semblait une configuration intéressante, parce qu’il y avait un écart assez important entre le contexte dans lequel les techniques sont définies et celui dans lequel elles sont utilisées. La rencontre tracée par l’objet entre ces deux contextes devait nous permettre de dire des choses sur le rapport entre techniques et sociétés. J’ai donc suivi un certain nombre de ces projets d’innovation et, à l’époque, je n’avais absolument pas la question du genre en tête. En fait, je ne suis pas sûre d’avoir su qu’elle existait, et, de toute façon, au début des années 80, ce type de problématique appliquée à la question des sciences et des techniques était marginale.

11Sur ces objets de recherche, j’ai essayé de montrer comment la configuration technique des dispositifs définit des possibilités d’utilisation, répartit plus ou moins des rôles, préfigure des relations entre les individus, entre les individus et les machines, etc. Il s’agissait donc d’une sorte de petite sociographie, mais dont on ne peut inférer qu’elle va être réalisée car, quand le processus d’innovation va à son terme, il passe aussi par le travail des utilisateurs et des utilisatrices sur le dispositif. Or, ces derniers et ces dernières ne vont pas forcément rentrer exactement dans les projets de l’innovateur ou de l’innovatrice.

12Je suis donc d’abord allée voir les personnes qui avaient conçu les dispositifs en France, puis j’ai suivi le parcours du dispositif, interrogeant toute une série d’acteurs et d’actrices intervenant le long de la chaîne, depuis l’installation jusqu’à l’usage. J’ai suivi la même démarche pour d’autres recherches, et force est de constater que les récits faits par ces personnes n’exhibent pas tellement la catégorie de genre puisque, dans le processus de conception, l’utilisateur est peu spécifié de ce point de vue-là. Il est relativement asexué, même si on peut supposer qu’il y a un certain nombre de choses qui sont cadrées par les représentations mobilisées de façon plus ou moins explicite tout au long de la mise en place des projets. Cet aspect est d’ailleurs confirmé par les travaux de Danielle Chabaud-Rychter, qui a aussi travaillé sur le processus d’innovation mais en se posant, contrairement à moi, la question du genre.

13Mais alors, comment la question du genre a-t-elle émergé et dans quelle mesure la considérez-vous aujourd’hui comme pertinente pour vos travaux ?

14La première fois que je l’ai rencontrée, c’était en 1987, lors d’un workshop à l’Université de Twente (Hollande) [2]. Après la présentation de ma communication, une des deux jeunes femmes discutantes m’a vraiment attaquée, bille en tête, sur ce thème-là. J’étais un peu estomaquée parce que c’était tellement loin de mes préoccupations ! Je ne pouvais pas être d’accord, ou pas tout à fait comprendre ce qu’elle voulait dire parce qu’il me semblait qu’elle avait fait, au moins un peu, cette hypothèse que la dimension du genre est présente et importante, et ceci quelles que soient les technologies étudiées. Elle m’avait d’ailleurs donné un exemple pour me montrer comment on pouvait voir dans tout innovateur un vilain méchant « gendreur » qui s’ignore, ou qui ne s’ignore pas. Elle parlait d’une voiture, dont le marché était spécialement orienté vers les femmes, et que les concepteurs/conceptrices avaient dotée d’un miroir dans le pare-soleil du côté du volant. C’était pour elle le signe que s’exprimaient des stéréotypes à propos des femmes, et que par leurs choix, les concepteurs/conceptrices avaient tendance à enfermer, à emprisonner les femmes dans ces stéréotypes. Ma réponse était de dire qu’un homme, aussi bien qu’une femme, pouvait utiliser ou ne pas utiliser ce type de dispositifs, pouvait valider ou invalider par ses pratiques les stéréotypes inscrits dans le dispositif au moment de la conception. Par ailleurs, je ne voyais pas en quoi cela pourrait être quelque chose de central dans l’analyse des technologies auxquelles je m’étais intéressée.

15J’ai retrouvé les mêmes critiques en 1991, lors d’un colloque à l’IRESCO (Institut de recherche sur les sociétés contemporaines) auquel participait Cynthia Cockburn. Je me souviens que nous avions eu une discussion un peu vive, parce que Cynthia Cockburn manifestait une sorte de surprise face au fait que, en tant que femme, je puisse soutenir que le genre ne me paraissait pas une catégorie systématiquement pertinente pour analyser les processus d’innovation. Les travaux que j’avais pu faire suggéraient que, dans la conception des dispositifs à large usage, l’opposition enfant-adulte était beaucoup plus prégnante que l’opposition homme-femme.

16Plus profondément, je pense que s’opposaient deux visions, l’une plus structurale qui postule l’existence d’une sorte de matrice qui « informe » la réalité sociale, et l’autre, la nôtre, qui prend le parti de montrer la manière dont les catégories mêmes qui permettent de penser le social sont produites. Pour cette dernière approche, la question est alors d’examiner dans quel espace la différence homme-femme, masculin-féminin a une pertinence. De mon point de vue, il faut plutôt considérer qu’il y a des espaces dans lesquels certaines différences jouent, sont rendues actives et participent de l’interprétation de la situation qu’ont les gens. Mais ce n’est pas quelque chose de permanent. On ne peut donc pas dire que le genre soit systématiquement une catégorie pertinente, c’est d’ailleurs à ce propos que je me suis « frottée » avec Cynthia Cockburn. Je ne peux pas penser que des relations de genre s’inscrivent de façon univoque dans des dispositifs techniques qui, à leur tour, imposeraient un cadre rigide à ces relations. Mon point de vue est que les objets en eux-mêmes, ou les technologies, n’imposent rien.

17Vous utilisez pourtant les termes « genre des techniques » ou « sexe de l’objet ». À quoi renvoient-ils précisément ? Comment associer, par exemple, l’inventivité laissée aux usagers et usagères par les scripts d’usage de certains objets techniques à la question du genre et de sa production ?

18Ces expressions peuvent être comprises de deux façons très différentes. On peut interpréter ces formules comme affirmant que les objets ont un genre, mais ce n’est pas du tout cette piste que nous voulions privilégier avec Delphine Gardey et Danielle Chabaud-Rychter quand nous avons organisé le séminaire « Le sexe des techniques », en 2001, ou la journée d’études « Genre et technique », en 2002. A contrario, nous voulions plutôt mettre l’accent sur la manière dont les genres se construisent, se définissent et s’appuient aussi sur des connaissances scientifiques et des objets techniques. Je m’explique. À un moment donné, il existe un répertoire d’objets ; ces objets se sont vu attribuer certains usages, certaines significations et il est vrai que les concepteurs et conceptrices s’appuient consciemment, ou inconsciemment, sur ce répertoire. Ils et elles vont par exemple choisir de donner une connotation renvoyant plutôt à un univers domestique, éventuellement pensé comme féminin, ou un design qui fait plutôt référence à un univers industriel, généralement associé à un univers masculin. Mais ce n’est pas pour autant que les usagers/usagères sont contraint·e·s, exclu·e·s, ou au contraire, appelé·e·s par ces objets. En un sens, la mise sur le marché de ces objets est une épreuve qui valide ou invalide l’interprétation en termes de genre. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les usagers/usagères jouent aussi avec ces codes et ces significations qui restent en partie extérieurs, avec lesquels ils et elles maintiennent une distance : ils ne sont pas forcément dupes. L’expression « sémiotico-matériel » [3] rend assez bien compte du fait qu’un objet n’est pas juste là matériellement, mais qu’il est toujours pris dans des relations, et ces relations passent par des gestes mais aussi par du discours. Ce dispositif sémiotico-matériel peut donc varier au cours du temps, associer un objet à différentes valeurs, différentes catégories, etc. Aujourd’hui, il y a des univers tellement diversifiés qui se recoupent, qui se mélangent, que c’est très difficile de dire en toute généralité qu’un objet est « porteur » d’un genre. De ce fait, je parlerais d’ailleurs de genres au pluriel, plutôt qu’au singulier, car je ne pense pas qu’il y ait une seule construction, une seule forme de dichotomie valide partout, en tout lieu et en tout temps.

19Si je comprends bien vos remarques, le genre en tant que catégorie de pensée ou d’analyse n’est susceptible d’enrichir les réflexions et les pratiques de l’anthropologie des techniques que considéré comme une variable parmi d’autres, et ceci même si elle peut se révéler très importante, voire déterminante. En est-il de même, selon vous, en ce qui concerne l’anthropologie des sciences ? Et finalement, doit-on ou peut-on considérer que l’anthropologie des sciences et celles des techniques forment deux champs distincts ?

20Reprenons, pour commencer, cette idée du genre comme catégorie d’analyse. Ce qui me semble intéressant, c’est de s’interroger sur cette catégorie elle-même et de se dire que sa pertinence n’est pas seulement une question de rapport social, au sens d’interaction entre des personnes, mais aussi une construction qui s’appuie sur un certain nombre de dispositifs qui « permettent » de faire l’économie des rapports sociaux directs. Cette façon de faire avec le genre donne la possibilité d’élargir la question et de se demander, par exemple, comment certaines techniques et/ou certaines connaissances scientifiques sont mobilisées et contribuent à ce que le genre, l’identité sexuée, se définissent dans certains espaces. Ces interrogations sont très nettes dans un livre [4] que j’aime bien : il porte sur l’histoire du transsexualisme, et en particulier sur la manière dont la catégorie du genre a émergé du transsexualisme, alors qu’elle était d’abord une catégorie psychiatrique pensée précisément pour décrire une disjonction entre l’apparence physique et la façon dont les gens se conduisent, se voient, etc.

21L’insistance sur les modalités de construction, ici du genre, est typiquement un point de vue qui rejoint notre approche au CSI. C’est d’ailleurs ce qui rend des positions comme celles d’Haraway, ou éventuellement de Butler, congruentes d’un certain point de vue avec les nôtres. Les points de rencontre, en ce qui concerne Butler, sont plutôt dans l’idée de la fluidité et de la performance, idée qui permet de comprendre par exemple comment le fait d’introduire « la femme » dans un certain dispositif d’accouchement performe une expérience particulière.

22Pour répondre à votre deuxième question, il est sûr qu’il existe aujourd’hui un ensemble de travaux au croisement du genre et de l’anthropologie des sciences et des techniques. L’objectif des séminaires que nous avons dirigés, avec Delphine Gardey et Danielle Chabaud-Rychter, a d’ailleurs été de faire connaître aux étudiant·e·s ces auteur·e·s qui n’appartiennent pas à l’espace francophone. En effet, si le croisement est presque institutionnalisé dans les pays anglo-saxons, en France, l’avenir est plutôt devant nous.

23A priori, je répondrai qu’il y a beaucoup de différences entre l’anthropologie des techniques et celle des sciences et qu’elles constituent des domaines distincts, mais je pense que dans l’approche genre, justement, il y a un certain nombre de choses qui sont malgré tout sur un même fil. C’est très net, par exemple, dans les recherches sur la santé et de la médecine. On se rend vite compte qu’il n’y a pas un écart colossal entre ces deux champs, et entre les différentes manières de poser les questions, quand on s’intéresse à la façon dont les sciences naturelles construisent les différences ou quand on s’intéresse aux techniques de contraception, que ce soit à propos de leur conception ou de leurs usages.

24L’analyse discursive d’E. Martin [5] sur la romance entre l’ovule et le spermatozoïde pourrait servir de base à ces continuités. Il faudrait importer ce genre d’attention dans les situations d’observation. La focalisation sur des actions en train de se faire, sur des actants qui ne sont pas forcément définis d’emblée – on ne peut pas dire, a priori, que ces actants sont des personnes, car il y a aussi d’autres dispositifs qui « font », qui agissent dans l’action qui se déroule – et qu’on se donne à observer, que ce soit dans un texte scientifique ou dans une interaction, pourrait servir d’hypothèse commune. C’est en cela que consiste l’hypothèse sémiotique : elle permet une grande proximité entre le champ de l’anthropologie des sciences et celui de l’anthropologie des techniques. Même si ces champs sont différents, il y a une façon de les traverser qui peut, pour une partie de nos études, les rendre assez proches. C’est, d’une certaine façon, ce que j’ai toujours fait, puisque j’ai déplié les technologies un peu comme une sorte d’histoire, de scénario, de discours, c’est-à-dire en prêtant attention à chaque micro-détail, de la même façon que l’on peut prêter attention, dans la description scientifique d’une fécondation, à chaque micro-détail. Le seul problème, quand vous effectuez une analyse très, très fine des « choses » du discours, des observations, des enregistrements, c’est que seuls de tout petits corpus peuvent être analysés, ce qui oblige à changer systématiquement de focale.

25Vous releviez, lors d’un précédent échange, que les propositions de présentation sur la question du genre et des technologies étaient rares pour la rencontre des 4S (Society for Social Studies of Sciences) qui a eu lieu à Paris cet été. De la même manière, nous n’avons reçu que très peu de propositions sur ces sujets lorsque nous avons lancé l’appel à texte pour ce numéro. Comment expliquez-vous cette relative désertion ? Serait-elle significative d’un relatif recul de l’intérêt pour le genre dans le champ de l’anthropologie des sciences et des techniques, voire seulement dans celui de l’anthropologie des techniques ?

26Plutôt que de recul ou de désertion, je parlerais de déplacement. Il me semble que ce qui apparaît, au premier abord, comme une disparition de la question genre dans le domaine STS est plutôt lié à son intégration dans d’autres thématiques. J’ai l’impression que, dans le domaine STS, la notion de genre en tant que principe organisateur est moins présente aujourd’hui qu’elle ne l’a été, mais ceci ne veut pas dire que le genre soit absent ; il est seulement plus disséminé, plus diffus. Pour tester ces intuitions, j’ai fait une recherche lexicale sur les mots gender, féministe ou feminism sur tous les titres des papiers qui ont été proposés pour la réunion des 4S de cet été. En incluant le texte du résumé, j’ai trouvé cinquante-six contributions qui répondaient à ces critères sur plus d’un millier de propositions. Parmi elles, une vingtaine étaient en rapport avec les questions liées à la médecine ou à la santé, un petit peu moins avec les technologies de l’information et de la communication, et le reste traitait d’autres choses. Par curiosité, j’ai fait le même travail exploratoire sur les journaux du domaine, en particulier sur le journal de la 4S, Science, Technology and Human Values. Là, je suis même allée jusqu’à inclure le terme women. Ce qui est apparu d’intéressant, c’est d’une part qu’il n’y avait pas tellement d’occurrences et d’autre part que l’on voyait deux ensembles différents émerger en fonction des sujets traités. Le premier ensemble regroupe les travaux publiés avant 1995 ; il montre que, durant cette période, l’intérêt se portait surtout sur la question des carrières scientifiques (l’éducation et les métiers) et les thèmes qui y sont liés. Le second ensemble suggère que, depuis 1995, les préoccupations les plus fréquentes sont d’ordre plus théorique. Depuis cette date, de nombreux articles traitent de questions comme le constructivisme, l’éco-féminisme ou encore de problèmes en relation avec l’ontologie. Il reste néanmoins dans ce second groupe quelques travaux qui s’articulent autour de la question des carrières, mais ils sont sans doute la trace des précédents centres d’intérêt.

27Vous demandiez ce que le champ de l’anthropologie des sciences et des techniques pouvait éventuellement apporter pour penser le genre et l’action féministe. L’exemple que je viens de vous donner, même s’il s’agit d’un travail bien rapide de sociométrie dans le champ de la production des sciences, pourrait peut-être répondre à votre demande, mais ce serait prétentieux de le penser vraiment…

28Pour revenir à votre parcours, en quoi diriez-vous que la question du genre est marquante dans votre travail ?

29Je ne sais pas si le genre a fait quelque chose à mes travaux. Honnêtement, je ne sais pas répondre à la question. Je pense que oui, mais je ne saurais pas précisément dire en quoi. Il s’agit peut-être de quelque chose auquel les entretiens que j’ai menés à propos de l’accouchement m’ont rendue plus sensible, ou qu’ils m’ont aidée à clarifier. J’ai ressenti très fortement le co-travail, la co-construction que la chercheuse fait avec la personne qu’il interroge quand j’ai réalisé les entretiens sur l’accouchement. Lorsque vous interrogez une femme sur son accouchement ou sur son parcours, sur sa maternité, l’histoire qu’elle raconte d’abord se résume très souvent à : « Oui, ça s’est bien passé. » Il fallait donc justement que j’effectue un travail d’accouchement de la femme. Et ceci voulait parfois dire une sorte de mise en exposition de moi-même, telle que faire des références à des événements personnels de façon à faire réagir la personne que j’interrogeais. Du coup, il a été très clair que quelque chose se nouait, qui ne se nouerait peut-être pas forcément de la même manière si j’avais été un homme. C’est à ce moment que l’idée de la participation complète du sociologue à la fabrication de son objet de recherche m’est parue la plus claire.

30Au CSI, on dit toujours « suivre les acteurs ». En fait, ce que nous faisons, ce n’est pas suivre les acteurs, c’est faire des choses avec les acteurs. Pourquoi dit-on « suivre les acteurs » ? Probablement parce que, comme on nous l’a reproché, on s’est mis, dans un certain nombre de cas, dans une posture qui permet de nouer l’échange, qui table sur la recevabilité de nos questions par les acteurs. C’est-à-dire que l’on ne va pas poser des questions qui seraient considérées par la personne comme inappropriées ou déplacées dans le contexte d’un entretien sociologique « sérieux », même si ces questions sont pertinentes pour mettre à jour les formes de relation qui existent entre les personnes et qui influencent parfois la manière dont un projet, d’innovation par exemple, est en train de se dérouler. Je pense que c’est une question que je me poserai davantage et qui m’amènera sans doute à construire des histoires un peu différemment, peut-être même différentes. En particulier, peut-être, avec une plus grande présence de la dimension du genre. Mais encore faut-il savoir comment la restituer ; ce n’est pas toujours évident, quand le genre ne figure pas dans le répertoire attendu.


Date de mise en ligne : 23/07/2015

https://doi.org/10.3917/nqf.241.0096

Notes

  • [*]
    Madeleine Akrich est sociologue, chercheuse au Centre de sociologie de l’innovation (CSI), à l’Ecole des Mines. Ses recherches portent sur les technologies, et s’intéressent à la place de l’usager, de la conception à l’utilisation de ces technologies. Elle a mené, en collaboration avec Bernike Pasveer, un travail sur l’obstétrique en France et aux Pays-Bas et dirigé, avec Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey, un séminaire EHESS sur le « sexe des techniques ».
  • [1]
    Akrich, Madeleine et Bernike Pasveer (1996). Comment la naissance vient aux femmes : les techniques de l’accouchement en France et aux Pays-Bas. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [2]
    Bijker, Wiebe et John Law (Eds) (1992). Shaping technology/Building society. Studies in sociotechnological changes. Cambridge (MA) : MIT Press.
  • [3]
    Haraway, Donna (1997).
    Modest_Witness@Second_Millennium.FemaleMan©_Meets_OncoMouse™-Feminism and Technoscience. New York : Routledge.
  • [4]
    Hausman L. Bernice (1995). Changing Sex. Transsexualism, Technology and the Idea of Gender. Durham : Duke University Press.
  • [5]
    Martin, Emily (1991). « The egg and the sperm : How science has constructed a romance based on stereotypical male-female roles ». Signs, 16 (3), 485-501.

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