Notes
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[1]
Cité in Scott (1990 : 4).
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[2]
Dont les principaux représentants français sont le Mouvement du Nid, la Fondation Scelles ou le MAPP (Mouvement pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes).
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[3]
Incarnée notamment par les plus militantes des associations de « santé communautaire » assurant une prévention du VIH auprès des prostitué·e·s.
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[4]
Voir à ce propos le travail de Stinchcombe (1994) qui montre que, pour les esclaves des Caraïbes du XVIIIe siècle, la prostitution représentait un moyen de tisser avec des Blancs des liens pouvant déboucher sur la liberté.
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[5]
C’est-à-dire sa propension à considérer que la prostitution serait dans son essence même, et indépendamment de toute considération pour ses conditions historiques concrètes de pratique et d’expérience, une forme d’esclavage.
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[6]
Contrat à durée déterminée.
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[7]
Numériquement marginale, la prostitution masculine ne suscitait pas à l’époque la même angoisse sociale.
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[8]
Il est évident que le genre joue un rôle décisif dans l’adoption de l’une ou l’autre des options, vol ou prostitution (la même chose jouant dans l’alternative proxénétisme ou prostitution). Le vol n’est d’ailleurs pas la seule alternative à la prostitution en cas d’extrême détresse financière : on peut lui ajouter la mendicité ainsi que, dans certains pays tels que les États-Unis, la vente de son plasma (Anderson et Snow, 1994).
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[9]
Voir à ce propos l’étude norvégienne de Høigård et Finstad (1992 : 133-72), qui indique également que le recrutement social des souteneurs est très proche, sur un versant masculin, de celui des prostitué·e·s. Signalons une nouvelle fois que si le genre joue un rôle déterminant dans l’adoption des positions de prostitué·e ou de proxénète, il peut arriver que, dans les situations les plus précaires et urgentes, le compagnon en vienne lui aussi à s’engager dans la prostitution.
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[10]
Certificat d’aptitude professionnelle.
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[11]
La consommation immédiate des gains signale également, chez des individus d’origine modeste ayant toujours vécu de manière précaire, l’absence de pertinence des comportements d’épargne.
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[12]
Le fait que les cas de jeunes femmes ainsi leurrées ne soient pas aussi répandus que le veut la rumeur publique ne modifie d’ailleurs pas le propos : que la prostitution soit anticipée ou pas, ce qui est toujours recherché est un avenir meilleur dans un pays autre que celui d’origine.
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[13]
Revenu minimum d’insertion.
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[14]
On pourrait ici transposer les analyses de Hirschman (1995) qui montre que plus sont élevés les coûts d’entrée dans un jeu social, plus grande est la loyauté des individus à son égard.
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[15]
S’accomplit ici le péril qui menace toute politique de « reconnaissance » de l’activité prostitutionnelle : en définissant les conditions de son exercice « légal », elle renvoie nécessairement dans l’illégitimité, voire l’illégalité, celles et ceux pour qui il s’agit d’une pratique intermittente ou informelle, c’est-à-dire aussi, le plus souvent, les personnes dont la situation est déjà la plus précaire.
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[16]
Ce terme se réfère ici, conformément à son sens originel, à l’abolition de toute réglementation de la prostitution, et non à l’éradication de la prostitution elle-même (sens que lui donnent, de plus en plus oublieuses de leurs origines, les organisations abolitionnistes contemporaines). Sur l’histoire de l’abolitionnisme, cf. Walkowitz (1980).
-
[17]
Agence nationale pour l’emploi.
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[18]
Au sens d’Harold Garfinkel : « On entendra par ‹ cérémonie de dégradation statutaire › tout travail de communication entre personnes par quoi se trouve transformée et – relativement au classement local des types sociaux – abaissée, l’identité publique d’un acteur » (1986 [1956] : 24).
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[19]
Les lois Pasqua (1986 puis 1993), Debré (1995) et Chevènement (1997) qui se sont succédé en matière de séjour des étrangères et des étrangers ont drastiquement restreint les possibilités d’obtention d’une carte de séjour, et ont contribué à renvoyer nombre d’étrangères et d’étrangers sans-papiers dans la clandestinité.
« De toutes les causes de la prostitution [...], il n’est pas de plus active que le défaut de travail et la misère, suite inévitable des salaires insuffisants que gagnent nos couturières, nos lingères, nos ravaudeuses et en général toutes celles qui s’occupent de l’aiguille. »
2 Deux conceptions opposées de la prostitution s’affrontent actuellement dans les débats français, mais aussi européens. La première, défendue par le courant abolitionniste [2], la considère comme une forme moderne d’esclavage, et en tant que telle à abolir, tandis que la seconde [3] la définit – à condition d’être « librement » choisie et exercée – comme un « métier à part entière », exigeant sa dé-stigmatisation et sa pleine reconnaissance.
3 Ces deux conceptions sont également insatisfaisantes pour l’intelligibilité du phénomène prostitutionnel. La première brouille la compréhension tant de l’esclavage que de la prostitution [4] en les assimilant et pèche par son univocité, son misérabilisme et son essentialisme [5] : une étude même superficielle de la réalité du monde prostitutionnel enseigne rapidement que toutes les personnes prostituées ne sont pas dépendantes d’un proxénète les contraignant à se prostituer. Nombre d’entre elles sont autonomes et préfèrent persévérer dans cette activité plutôt que se réinsérer dans le marché du travail « normal ». C’est le plus souvent au prix (sociologiquement inacceptable) d’une disqualification a priori – au moyen des postulats d’aliénation psychologique ou de manipulation par un souteneur – des personnes affichant de telles positions que les abolitionnistes peuvent surmonter la contradiction que représentent les cas ne correspondant pas au stéréotype de la, ou du, prostitué·e-esclave. La seconde conception, celle de la prostitution comme « travail sexuel », rappelle opportunément que la sexualité vénale est avant tout, pour celles et ceux qui l’exercent, l’activité qui leur permet de gagner leurs moyens de subsistance. Elle se révèle toutefois, elle aussi, insatisfaisante par son refus de pousser jusqu’au bout l’analogie avec le monde du travail et ainsi de faire ressortir ce qui rapproche, mais également différencie, la prostitution des activités professionnelles légitimes.
4 Le but de cet article est de proposer des voies alternatives d’analyse du phénomène prostitutionnel, et cela en l’envisageant – comme y invitait déjà en son temps le médecin hygiéniste de la Monarchie de Juillet Parent-Duchâtelet – dans ses rapports au monde du travail et, plus globalement, à la société salariale. Plus précisément, il s’agira ici d’envisager la prostitution comme relevant de ce que Robert Castel (1995) nomme désaffiliation, c’est-à-dire un processus conduisant de la pleine intégration à l’inexistence sociale. C’est à cette condition que pourront être appréhendés plus clairement les facteurs qui amènent certains individus, femmes et hommes, à entrer et à rester dans la prostitution. Une telle appréhension, d’ordre essentiellement socio-économique, du phénomène prostitutionnel n’est en aucun cas exclusive d’autres. Il nous a simplement semblé que l’adoption de cette focale d’analyse offrait le moyen d’envisager sous un jour nouveau certains aspects de la prostitution, et notamment ceux participant de la construction des rapports de genre. Ainsi, considérer la prostitution comme relevant d’une exclusion de la société salariale permet de souligner que cette activité est majoritairement exercée par des femmes, c’est-à-dire non seulement la catégorie que le système de genre désigne pour la prostitution, mais aussi l’une des plus précaires sur le marché du travail. De même, peut-on considérer que les facteurs de précarité économique qui conduisent des hommes (garçons de passe, travestis et transsexuels) à se prostituer ne sont pas sans lien avec le fait qu’ils présentent à des degrés divers une discordance entre le sexe et le genre (socialement perçue, et personnellement intériorisée, comme déviance) – discordance qui, notamment en ce qu’elle tend à les rapprocher du genre féminin et de l’homosexualité, constitue elle-même un facteur de vulnérabilité déterminant dans leur parcours dans la prostitution.
Prostitution et désaffiliation
5 Le concept de désaffiliation se veut une réponse aux insuffisances des réflexions sur la crise sociale actuelle conduites au moyen de la notion d’exclusion. Celle-ci pèche tout d’abord par homogénéisation de situations de précarité pourtant disparates (la ou le sans domicile fixe, la ou le jeune qui enchaîne stages et petits boulots, la chômeuse ou le chômeur de longue durée…). Elle présente également le défaut, en présupposant une césure tranchée entre individus socialement intégrés ou « exclus », de conduire à une vision statique de la réalité sociale : « L’exclusion est immobile. Elle désigne un état ou plutôt, des états de privation. Mais le constat des carences ne permet pas de ressaisir les processus qui génèrent ces situations » (Castel, 1995 : 15).
6 Parler de désaffiliation, à l’inverse, c’est ouvrir à une appréhension dynamique des logiques qui amènent, par paliers successifs, certains individus à passer de l’intégration à la disqualification ou à l’inexistence sociales. Pour Castel, en effet, la crise que connaît la France depuis une vingtaine d’années ne peut être restreinte aux seul·e·s « exclu·e·s », mais affecte l’ensemble des salarié·e·s que les transformations du capitalisme placent en situation de vulnérabilité sociale, dans cette « zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des supports de proximité » (Castel, 1995 : 13). Cette vulnérabilité croissante, Castel la rapporte à ce qu’il désigne comme un effritement de la société salariale : alors que, depuis plusieurs décennies, le salariat s’était imposé comme principal mode d’intégration sociale, on assiste actuellement à une remise en cause de ce statut et des protections qui lui sont attachées. Le salariat, il y a peu encore gage de statut, de protections et de participation à la vie sociale, mais aujourd’hui déstabilisé et précarisé (notamment sous les formes du temps partiel et des CDD [6]), ne permet plus d’échapper à l’incertitude du lendemain ni à la vulnérabilité.
7 La réflexion de Castel s’inscrit dans la filiation de Durkheim qui, dans De la division du travail social (1994 [1897]), fait du travail le facteur essentiel de l’intégration sociale. C’est dans ce cadre que l’on souhaite aborder la question de la place sociale des personnes qui exercent la prostitution et, au-delà, celle du statut de leur activité. En d’autres termes, la sexualité vénale est-elle (comme le soutient la seconde position évoquée en introduction) un travail et, dans ce cas, les personnes qui s’y livrent doivent-elles être considérées comme des citoyennes à part entière, aptes à prétendre aux mêmes droits et protections que les autres travailleurs et travailleuses ? Ou bien une telle sexualité est-elle une activité illégitime conférant un statut de marginal·e, c’est-à-dire d’individus gravitant autour du corps social sans en faire véritablement partie ?
8 Cette dernière conception est celle adoptée par l’État français, qui voit en la prostitution une inadaptation sociale que les professionnel·le·s du travail social ont pour mandat de prévenir ou de faire abandonner. Il est important de noter que leur mission centrale est de promouvoir auprès des prostitué·e·s leur réinsertion : activité déviante, la prostitution ne saurait être assimilée à un travail, car c’est précisément de l’accès à un « vrai travail » qu’est attendu son abandon et le retour à une pleine appartenance sociale. C’est donc logiquement par un apprentissage ou un « ré-entraînement » à une activité professionnelle que les organismes de travail social invitent les prostitué·e·s à se réinsérer ; la plupart d’entre eux sont à cette fin dotés d’ateliers de réinsertion où les ex-prostitué·e·s accomplissant en CDD des tâches de manutention peuvent (re)prendre contact avec la société salariale.
9 Ainsi perçue et définie, la prostitution semble de toute évidence relever de la marginalité et constituer une forme paradigmatique de ce que Castel appelle l’« expérience du désengagement social ». Un examen plus attentif amène toutefois à nuancer le propos. La prostitution possède en effet cette particularité d’être à la fois une déviance et une activité sur laquelle il est possible de fonder son existence. A la différence de ces autres individus marginaux que sont par exemple les toxicomanes ou les sans domicile fixe, la ou le prostitué·e peut vivre – et parfois bien vivre — de sa prostitution : le critère de définition de sa déviance constitue aussi une source de revenus. En outre, la prostitution n’est pas interdite par la loi française, qui ne réprime que le racolage et le proxénétisme, et peut donc constituer un palliatif – sinon légitime, au moins légal – au travail. Ce point n’est pas sans conséquence sur le regard social porté sur la prostitution. Si l’on a bien identifié comment et pourquoi celle-ci constitue un « scandale » social en ce qu’elle transgresse les formes légitimes de rapports sexuels dans nos sociétés (sexualité extraconjugale, multipartenaire, mercantile et ne visant pas à la reproduction), on a sans doute sous-estimé le fait que cette dimension scandaleuse provenait aussi de son rapport particulier au travail : activité financièrement rétribuée, mais parallèle aux circuits économiques officiels, la prostitution tend à échapper à tout contrôle, en particulier de l’État. Les historien·ne·s ont ainsi montré que ce qui préoccupait les entrepreneur·e·s de morale soucieux au XIXe siècle du redressement moral des femmes prostituées [7] était leur indépendance économique (par rapport à un mari, notamment) et leur non-encadrement par un employeur. La prostitution constituait alors une transgression radicale de l’ordre social en ce qu’elle permettait la survie économique de femmes hors du cadre familial et de la tutelle d’un père ou d’un époux, ainsi qu’en dehors de l’entreprise et de l’autorité d’un contremaître ou d’un employeur (Corbin, 1982 ; Scott, 1990).
10 Pour autant, la prostitution, si elle est une activité lucrative assurant la survie de la personne qui l’exerce, n’en est pas moins située à l’écart du monde du travail « normal » et – c’est un point central – de ses protections. C’est en ce sens qu’elle relève de ces zones de vulnérabilité situées entre intégration et inexistence sociales : les prostitué·e·s disposent certes d’une source de revenus, mais celle-ci est inavouable et ne leur permet pas de bénéficier de protection sociale. Les gains qu’elles et ils retirent de leur activité et réinjectent dans le circuit économique leur permettent un minimum de contribution à la vie de la société et ainsi, dans le meilleur des cas, de maintenir une façade d’existence « normale », mais celle-ci n’en reste pas moins extrêmement fragile. Le danger d’une maladie grave en l’absence de couverture sociale ou la perspective du vieillissement quand on n’a jamais cotisé à une caisse de retraite, par exemple, constituent des épées de Damoclès pesant en permanence sur les prostitué·e·s.
11 Si, en l’absence des protections attachées à la condition de travailleur, la sexualité vénale ne constitue pas un « vrai » travail, mais tout au plus ce que Hughes (1996) appelait une occupation (c’est-à-dire le moyen pour un individu de remplir et de gagner sa vie), parer à la vulnérabilité des personnes qui s’y livrent doit-il passer, comme le revendiquent les collectifs de prostitué·e·s (Mathieu, 2001), par sa reconnaissance officielle comme « métier » ouvrant droit à la protection sociale ? Plusieurs raisons amènent à répondre par la négative. Une première est que l’entrée dans la prostitution n’est jamais le fruit d’une décision pleinement libre, mais relève toujours d’une forme de contrainte.
L’entrée dans la prostitution
12 S’engager dans une activité aussi stigmatisée que la sexualité vénale n’est jamais l’aboutissement d’un choix volontaire et délibéré, mais toujours le fruit d’une contrainte ou, au mieux, une forme d’adaptation à une situation marquée par la détresse, le manque ou la violence. Reconnaître ce caractère contraint n’entraîne pas pour autant une adhésion aux représentations couramment diffusées par le militantisme abolitionniste, lequel ne veut voir dans les prostitué·e·s que les agent·e·s hétéronomes de forces qui les dépassent – naïves jeunes filles (plus rarement jeunes hommes) piégées par des souteneurs les forçant par la violence à se vendre, ou individus socialement inadaptés que des traumatismes psychologiques infantiles conduisent comme malgré eux sur le trottoir. Ce misérabilisme commet tout d’abord une injustice en niant aux prostitué·e·s toute capacité d’action ou de réaction face à la contrainte : la prostitution peut aussi être une forme de résistance, une manière de faire face à un péril ou à une situation pire encore (à une plus grande misère, par exemple). Il interdit ensuite de comprendre les conditions du maintien des personnes sur le trottoir en méconnaissant la pertinence (essentiellement économique) que présente, aux yeux d’individus en situation de grande détresse et pour qui l’éventail des possibles est extrêmement limité, l’option de la prostitution.
13 On propose ici – dans un but de clarification et sans oublier qu’elles peuvent être étroitement liées – de classer en deux grandes catégories les logiques d’entrée dans la prostitution : la contrainte directe et la frustration sociale.
14 Les contraintes directes les plus fréquemment rencontrées sont d’ordre économique. Se poster pour la première fois au bord d’un trottoir, ou accepter les sollicitations d’hommes proposant de payer en échange d’un rapport sexuel, est l’un des derniers moyens de gagner rapidement une somme relativement importante pour des individus en situation de très grand dénuement et à qui les modes légitimes d’acquisition économique (travail, assistance) sont dans l’immédiat inaccessibles. Cette situation est celle qu’ont rencontrée à leurs débuts la plupart des prostitué·e·s. Elle concerne spécialement les jeunes en fugue ou en rupture familiale, et tout particulièrement les jeunes homosexuels rejetés par une famille homophobe. Elle se rencontre également parmi les toxicomanes, à qui la sexualité vénale permet – sans nécessairement impliquer une identification à la prostitution – de gagner l’argent nécessaire à l’achat du produit dont elles et ils dépendent.
15 Le développement, au cours du XXe siècle, des protections de l’État social fait que ne se rencontre plus aussi couramment qu’au siècle précédent la situation de ces jeunes ouvrières – étudiées pour l’Angleterre par Walkowitz (1980) que les fluctuations du marché du travail contraignaient à se prostituer entre deux périodes d’emploi. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore, la fermeture du marché de l’emploi et le chômage de longue durée peuvent jeter des personnes sur le trottoir, comme le montre cet extrait d’entretien :
« J’avais épuisé toutes les ressources qu’il y a, ne trouvant plus de travail, et puis bon ben, je connaissais une personne, je savais qu’elle travaillait [se prostituait], qui m’a dit ‹ tu peux venir vers moi, il n’y a pas de problème › […] J’étais mécanicienne en haute couture… Ben ça, c’est complètement bouché, y’a plus rien […] Elle m’en a parlé comme ça, un jour, en me disant bon, qu’est-ce que tu vas faire, tu vas être dans la merde, parce que j’étais à mon dernier mois où je pouvais toucher mes droits. Et puis elle m’a dit : ‹ tu vas faire comment ? ».
17 Appréhender la prostitution comme un moyen de répondre à un besoin urgent d’argent, lorsqu’on est menacé ou frappé par la désaffiliation ne doit pas, on l’a dit, conduire à nier aux personnes qui s’y livrent toute autonomie ou capacité de choix. La prostitution n’est en effet pas le seul recours en cas d’extrême précarité : tout en présentant d’autres risques et contraintes, le vol, lui aussi, permet de faire face au dénuement [8]. On voit donc qu’y compris dans les situations les plus contraintes et les plus urgentes, le recours à la prostitution peut être l’aboutissement d’un choix (socialement déterminé) parmi un éventail de solutions alternatives, choix au principe duquel des considérations morales peuvent être présentes :
« On ne peut pas être danseur et héroïnomane, bon c’est, physiquement c’est très dur et puis financièrement c’est pas suffisant. Donc j’ai décidé de me prostituer parce que pour moi il était évident que je ne ferai jamais un sac à main d’une petite vieille ou un bureau de tabac, ou une Caisse d’épargne, parce que c’était pas du tout ma vision des choses. Donc je voulais gagner mon argent honnêtement, parce que j’estime que je gagne mon argent honnêtement même en me prostituant ».
19 Un autre type de contrainte directe est celui que peut faire peser un (ou plusieurs) proxénète. Il convient toutefois là encore d’intégrer la diversité des situations que recouvre ce qui est d’abord une catégorie juridique. La figure traditionnelle du « mac », si elle ne correspond souvent que de loin aux stéréotypes qu’en ont tracé la littérature ou le cinéma, n’en existe pas moins. Dix années d’enquête au sein de l’univers de la prostitution nous ont ainsi permis de rencontrer plusieurs femmes entrées sur le trottoir suite aux pressions d’un souteneur – pressions mêlant généralement marques d’affection et démonstrations de force. Ce sont en effet souvent les relations amoureuses qui constituent pour le proxénète, dans les premiers temps de sa relation avec une (future) prostituée, la principale ressource lui permettant de l’amener à se prostituer. La proposition de prostitution (toujours temporaire) est par exemple assortie de la promesse que les gains retirés de cette activité seront consacrés à l’achat d’un commerce dont la femme aura la responsabilité. C’est lorsque la dépendance ne parvient pas à se faire méconnaître en même temps que reconnaître sous une forme enchantée que d’autres moyens, plus brutaux, assurent au souteneur la soumission d’une prostituée. Parmi eux, les « amendes » pénalisant les manquements à la « règle » ou des violences arbitraires permettent sinon d’assurer les conditions de la loyauté, du moins de rendre les coûts d’une éventuelle défection hautement dissuasifs :
« Parce que une bonne professionnelle, ça s’entretient. On la tue pas puisqu’elle fait des sous, mais on l’entretient dans la peur […] Donc régulièrement, on vous donne des avertissements ».
21 Rappelons toutefois que – hors le cas des nouveaux « réseaux internationaux » sur lesquels nous reviendrons – ce proxénétisme « traditionnel », lié au « milieu » et affectant essentiellement les femmes prostituées, a connu ces dernières années un net déclin. Tant la répression policière depuis les années 80 que la reconversion des activités du grand banditisme vers d’autres secteurs plus lucratifs (trafic de drogue, principalement) en sont à l’origine. Le « gros proxénète » contrôlant plusieurs femmes a laissé la place au « julot casse-croûte », petit délinquant vivant aux crochets d’une compagne ou d’un compagnon prostitué·e, ainsi qu’au dealer incitant ses client·e·s toxicomanes à se prostituer pour gagner l’argent de leur drogue. Notons à ce propos que les compagnons des prostitué·e·s toxicomanes sont souvent, plus que des proxénètes au sens courant du terme, des « compagnons de galère » partageant une même expérience de désaffiliation et de dépendance ; à ce titre, leur union relève autant du soutien mutuel dans une période de grandes précarité et détresse morale que de l’exploitation [9]. Il convient enfin de signaler, pour éviter tout manichéisme, qu’une part importante des procédures judiciaires pour proxénétisme vise des prostitué·e·s coupables d’exploiter ou de racketter leurs pair·e·s, et que l’on peut rencontrer, dans certaines zones du sous-prolétariat, des familles (et notamment des mères) en position de proxénète de leur fille – laquelle, par ses gains, contribue d’une manière non négligeable à l’économie du foyer familial.
22 La seconde grande logique d’entrée dans la prostitution est une logique de frustration sociale. Elle considère la sexualité vénale comme l’une des rares voies d’atteinte ou de maintien d’un niveau de vie auquel la situation présente, et notamment une origine sociale modeste ou un faible niveau de compétence professionnelle, ne permet pas d’accéder. Car le recrutement social des prostitué·e·s est tout sauf anodin : comme le montrent Høigård et Finstad, « ce sont des femmes de la classe ouvrière ou du lumpenprolétariat qui sont recrutées dans la prostitution » (1992 : 15). Parmi les rares données disponibles pour la France, celles de Ingold confirment ce constat en en montrant la validité pour les deux sexes : son étude, conduite dans différents lieux de prostitution parisienne auprès de 241 sujets (femmes et hommes), indique qu’une grande part (41 %) est « issue de milieux modestes ou très modestes, parfois marginaux » (1993 : 54). La même étude indique que « pour ce qui est de la formation professionnelle, si elle a eu lieu (52 %), elle a été le plus souvent élémentaire (apprentissage, CAP [10]), écourtée, ne se traduisant que rarement par un diplôme » (Ingold, 1993).
23 Des individus possédant un tel profil sociologique sont particulièrement exposés à des contraintes économiques face auxquelles la prostitution peut apparaître comme un (dernier) recours. Il convient toutefois de se garder de tout schématisme : la prostitution peut, pour les toxicomanes et les personnes en situation d’extrême désaffiliation, constituer une activité de véritable survie à court terme, mais cela n’est pas le cas de tou·te·s les prostitué·e·s. Surtout, c’est en regard de certaines attentes, socialement construites et subjectivement perçues, que ces contraintes économiques sont évaluées. En d’autres termes, la prostitution est aussi un recours pour des personnes dont la survie physique immédiate n’est pas menacée, mais qui considèrent que leur source de revenus actuelle (par le travail, des prestations sociales ou autres) ne leur permet pas (ou plus) d’atteindre ou de conserver le niveau de vie souhaité. On constate ainsi que dans certains cas, lorsque les voies de mobilité sociale ascendante légitimes (en premier lieu, l’ascension sociale par l’école) sont réduites ou inexistantes, la prostitution peut être perçue comme l’un des rares moyens disponibles de réaliser un destin autrement inaccessible. Cet ancien travesti n’exprimait pas autre chose lorsqu’il légitimait sa prostitution par la nécessité de « pouvoir suivre » financièrement la clientèle aisée des lieux de sociabilité homosexuels :
« Je faisais le travesti, la prostitution pour mener la vie, donc toute la nuit, pour aller au restaurant, en boîte, les machins comme ça. Donc tu dépenses parce que dans ce milieu […] t’as beaucoup de gens qui ont beaucoup d’argent […]. Alors t’es obligé de suivre […]. La motivation c’est l’argent, hein ! L’argent fait énormément. Parce que tu peux pas suivre, si t’as pas d’argent tu ne peux pas suivre, quand même le mode de vie, hein, de ce milieu ».
25 On s’aperçoit, en adoptant cet angle d’analyse, que les pratiques de « flambe », c’est-à-dire de fortes dépenses ostentatoires, courantes chez les prostitué·e·s ne sont pas tant, comme l’avancent certaines interprétations psychologisantes, les symptômes d’un rapport pathologique à l’argent que des tentatives d’auto-ratification d’une réussite financière et sociale tangible [11]. Ces conduites de consommation somptuaire sont autant de tentatives d’attestation, aux yeux des autres comme de soi-même, qu’en dépit du stigmate et de l’insécurité, le jeu prostitutionnel vaut bien la peine d’être joué. Cette réussite relative, à l’origine sociologiquement improbable et obtenue par des moyens inavouables en dehors du cercle restreint des pairs, ne peut toutefois être reconnue hors de l’espace de la prostitution. Obtenue par des moyens illégitimes aux yeux des personnes prostituées elles-mêmes, cette réussite est condamnée à être toujours vécue comme ambiguë, fragile ou inachevée.
26 La prostitution des migrant·e·s (venant d’Afrique noire, des pays de l’Est ou d’Amérique du Sud) est redevable d’un mode d’interprétation similaire, en ce qu’elle laisse apparaître une étroite imbrication des contraintes directes et des sentiments de frustration sociale. Les étrangères et étrangers qui se prostituent en France viennent tou·te·s de pays pauvres, dépourvus de système de protection sociale efficace, où les perspectives d’emploi sont des plus réduites – et cela d’autant plus que l’on est femme. Lorsqu’une telle prostitution est exercée sur une base autonome, elle constitue un moyen d’acquérir des gains de loin supérieurs à ceux accessibles dans le pays d’origine, que ce soit dans un but d’accumulation primitive permettant au retour d’investir dans une activité légitime (commerciale, le plus souvent), pour soutenir la famille restée au pays, ou encore pour assurer sa survie en France dans le cas de sans-papiers auxquel·le·s le marché du travail légal est interdit. La prostitution de migrant·e·s organisée et contrôlée par des proxénètes (laquelle concerne essentiellement les femmes) obéit en fait à une logique proche. Non seulement le proxénétisme – comme l’ensemble des activités relevant du banditisme – constitue pour des hommes des classes populaires dépourvus d’avenir dans l’économie légale de leur pays un moyen de s’enrichir rapidement et de quitter une condition perçue comme insatisfaisante, mais la prostitution remplit un rôle similaire pour les femmes qui leur sont soumises. Contrairement, en effet, à ce que laisse croire l’image largement médiatisée de la naïve jeune femme abusée par de fausses promesses d’emploi d’hôtesse ou de jeune fille au pair [12], la plupart des prostituées migrantes savent quelle activité les attend à l’étranger et en espèrent des gains substantiels (tout en sous-estimant fréquemment l’exploitation et la violence qui les attendent).
27 Ce qui précède permet d’avancer que c’est en regard du marché du travail légal, ou plus exactement de sa fermeture aux fractions – spécialement féminines – de la population les plus dominées économiquement et culturellement, que la prostitution prend son sens. Mères célibataires sans qualification auxquelles ne sont proposés que stages et temps partiels, jeunes en errance auxquels le RMI [13] est refusé tant qu’ils n’ont pas 25 ans, migrant·e·s qui tentent de se construire en France un avenir qui leur est interdit dans leur pays… sont en fait proches de ces dealers new-yorkais étudiés par Bourgois (2001 [1995]) qui, réprouvant un commerce dans lequel ils ne s’engagent que par défaut, ne rêvent au fond que d’accéder un jour à un « emploi réglo ». On comprend dès lors que, l’engagement dans l’économie souterraine de la prostitution étant ainsi toujours contraint, la distinction entre prostitutions « libre » et « forcée » soit dépourvue de pertinence.
Une vulnérabilité accrue
28 Certain·e·s prostitué·e·s peuvent, par leur activité, accumuler des gains relativement importants et soit s’assurer un niveau de vie immédiat confortable, soit épargner en vue d’une prochaine reconversion dans l’économie légitime. Ces personnes sont minoritaires dans l’espace de la prostitution : la plupart vivent en effet dans des conditions de très grande précarité, voire d’extrême dénuement. En d’autres termes, si la prostitution est pour les personnes qui l’exercent une réponse à une situation ou à un risque de désaffiliation, elle est le plus souvent une réponse inefficace et stérile, et cela avant tout parce que les dangers et le stigmate inhérents à cette activité contribuent à renforcer les vulnérabilités au principe de leur entrée sur le trottoir.
29 Les facteurs de vulnérabilité propres à l’exercice de la prostitution sont multiples, et souvent menacent directement l’intégrité physique des personnes. Parmi eux, les risques de contracter une pathologie sexuellement transmissible (VIH et hépatites, notamment) ne sont pas négligeables : même si les différentes enquêtes épidémiologiques qui se sont succédé depuis l’apparition du sida ont montré que les taux de contamination sont restés relativement bas sur les trottoirs français et que les prostitué·e·s se sont rapidement et massivement converti·e·s à l’utilisation des préservatifs (Mathieu, 2000a), des « failles » dans la prévention sont toujours possibles. Celles-ci se constatent le plus fréquemment parmi les prostitué·e·s les plus précaires que l’urgence peut conduire à accepter les propositions de passe non protégée que les clients sont nombreux, quitte à payer plus cher, à leur proposer. Les prostitué·e·s toxicomanes sont à ce titre particulièrement exposé·e·s : outre les risques de contamination auxquels les expose le partage de seringues, leur dépendance, en exigeant de réunir dans la peur du manque les sommes nécessaires à l’achat de leur dose, leur impose plus qu’à d’autres de se montrer moins sélectif/ves dans le choix de leurs clients. De même leur état altéré de conscience les rend moins aptes à imposer leur volonté au client et les place en situation de faiblesse lorsque celui-ci essaie de les contraindre à des pratiques autres que celles initialement convenues – et spécialement à des rapports sexuels sans préservatif. Ajoutons enfin que l’espace de la prostitution — en particulier dans ses fractions masculines – tend lui aussi à être, depuis quelques années, affecté par le phénomène du « relapse » repéré en milieu homosexuel, c’est-à-dire un relâchement de la prévention et une reprise des comportements à risques.
30 Omniprésente sur les trottoirs, l’insécurité n’est pas non plus le moindre facteur à rendre aléatoire la survie des prostitué·e·s. Une étude (Serre et al., 1996) a ainsi montré que 41 % d’un échantillon de près de 300 femmes et hommes prostitués avaient été agressés entre les mois de janvier et mai 1995. Les plus exposés aux agressions sont les travestis et les transsexuels (52 % rapportent au moins une agression sur la période), suivis des garçons de passe (35 %) et des femmes (28 %). Les agresseurs sont le plus fréquemment des clients (58 %) avec pour motivations le vol ou l’agression sexuelle. Peuvent également se montrer violents les clients avec qui, pour différentes raisons (état d’ébriété, mauvaise réputation…) une ou un prostitué·e refuse de « monter » et qui n’acceptent pas d’être ainsi rabroués. Sont également fréquentes les agressions commises par des individus qui, seuls ou en bande, par homophobie ou hétérosexisme, ou simplement « pour s’amuser », se livrent à des jets de pierres ou de canettes de bière sur les personnes prostituées. Celles-ci sont d’autant plus exposées aux agressions qu’elles affichent une discordance entre le sexe et le genre (garçons de passe, travestis, transsexuels) et qu’elles exercent dans des endroits sombres et isolés (bordures de routes, sous-bois…) où elles ne peuvent compter sur le secours de leurs pairs. Les techniques de protection qu’elles mettent en œuvre (armes, sélection des clients en fonction de critères impressionnistes, postures défensives pendant les passes…) pour y faire face sont largement aléatoires (Mathieu, 2002).
31 L’attitude des policiers – de manière différente selon les services et les villes cependant – peut, elle aussi, rendre plus incertaines les conditions de vie des prostitué·e·s. Le harcèlement au moyen de PV pour racolage ou de rafles vise à dissuader les prostitué·e·s de continuer à exercer dans un quartier (parfois suite aux plaintes de riverain·e·s, ou dans une visée de « réhabilitation urbaine »). Il est généralement destiné à les expulser dans une zone plus isolée où leur présence sera moins visible – mais où elles et ils seront aussi beaucoup plus exposé·e·s aux agressions, exerceront dans des conditions insalubres et seront plus difficiles à joindre pour les organismes de travail social. Pressions, chantages et intimidations sont également employés afin de contraindre certaines à jouer le rôle d’indicatrices ou à dénoncer leur souteneur – par exemple en menaçant d’expulsion les migrant·e·s soumis·es à des réseaux de proxénétisme. Enfin, il n’est pas rare que des prostitué·e·s rapportent avoir été insulté·e·s, brutalisé·e·s ou violé·e·s par des policiers.
32 À ces agressions commises par des individus étrangers à l’espace de la prostitution s’ajoutent celles qui relèvent des logiques internes à celui-ci, et notamment de la féroce rivalité qui oppose entre elles les personnes prostituées. Précisément parce qu’elles vivent dans des conditions marquées par la précarité, elles se trouvent en situation de compétition pour des moyens de subsistance rares. Cette concurrence exacerbée peut, par exemple, se traduire par des tentatives d’éviction, par la menace ou la violence, de « nouvelles » récemment apparues sur un emplacement proche du sien, et dont on craint qu’elles s’approprient une clientèle attirée par leur nouveauté. De même, ne pas respecter les emplacements, s’approprier la clientèle d’autrui, se livrer à une concurrence déloyale en baissant ses tarifs ou en acceptant des pratiques non protégées sont parmi les motifs de controverse les plus ordinaires, pouvant déboucher sur des affrontements physiques. Cette violence interne à l’univers de la prostitution lui-même – et à laquelle il faut ajouter celle, déjà signalée, exercée par les proxénètes, racketteurs et dealers – contribue largement à son déficit de cohésion qui interdit aux prostitué·e·s de s’unir dans la défense d’intérêts communs : parce que la question de la survie à court terme impose des réponses immédiates, les stratégies individualistes apparaissent toujours plus plausibles et accessibles que l’action collective, aux résultats à plus long terme et toujours aléatoires, en vue d’une transformation de la condition malheureuse subie par l’ensemble du groupe (Mathieu, 2001).
33 L’illégitimité de la sexualité vénale ajoute sa force propre à la fragilité des personnes qui l’exercent, et contribue largement, selon des trajectoires toujours singulières, à consolider ou accroître leur désaffiliation. Le logement en constitue l’un des principaux révélateurs. Bien des personnes qui auraient les moyens de payer la location d’un appartement s’en trouvent exclues car les agences immobilières exigent comme garantie des feuilles de paie qu’elles ne possèdent évidemment pas. De ce fait, beaucoup doivent vivre à l’hôtel ou négocient un accord avec un propriétaire qui n’hésitera pas à les expulser sans préavis s’il en a envie, et qui pourra arguer de l’accusation de proxénétisme hôtelier qui pèse sur lui pour imposer des loyers très élevés pour des logements parfois insalubres. L’absence de lieu à soi à investir affectivement et matériellement, l’impossibilité de recevoir et de tisser des liens avec d’autres personnes, les conséquences psychologiques de l’errance… marquent ainsi l’existence de nombre de prostitué·e·s et contribuent à leur isolement.
34 L’absence de couverture sociale se rencontre elle aussi fréquemment : l’enquête dirigée par Anne Serre (et al., 1996) montre que seulement 39 % des prostitué·e·s de l’échantillon bénéficient de la Sécurité sociale – avec une différence significative selon le sexe : 54 % des femmes disposent d’une telle couverture (69 % de celles ayant des enfants) contre 46 % des garçons de passe et 27 % des travestis. L’accès à la Sécurité sociale n’est certes pas fermé aux personnes prostituées – même si elles n’y ont pas droit en tant que telles – mais se révèle aléatoire. Outre le fait que les plus désaffiliées d’entre elles ignorent les conditions pour y avoir droit, ou ont tellement intériorisé l’illégitimité de leur statut qu’elles s’interdisent toute démarche vers les institutions de ce type, il convient de rappeler que l’adhésion volontaire à la Sécurité sociale – calculée en fonction des revenus déclarés – est d’un coût exorbitant pour la majorité d’entre elles. En conséquence, la plupart doivent user de moyens détournés, tels que s’inscrire au RMI, pour pouvoir bénéficier d’une couverture en matière de santé. La mise en place, en 2000, de la Couverture maladie universelle, du fait de son volet complémentaire, a de ce point de vue constitué un progrès, même si elle impose toujours aux prostitué·e·s en situation relativement favorable (ou plus exactement moins précaire) de mentir sur leur activité et le niveau réel de leurs revenus.
35 À ces facteurs de vulnérabilité affectant l’ensemble des prostitué·e·s s’en ajoutent d’autres touchant certaines catégories particulières. On a déjà suffisamment évoqué les multiples périls que courent les toxicomanes pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir. Nombre d’étrangères et d’étrangers voient pour leur part leur précarité redoublée par la clandestinité que leur impose une situation irrégulière. La crainte du contrôle de police débouchant sur une expulsion est cause d’une angoisse d’autant plus violente que la plupart savent qu’un retour forcé peut avoir des conséquences dramatiques : les travestis maghrébins notamment savent qu’en cas de retour au pays avec une apparence physique ne correspondant pas à leur sexe officiel, leurs chances de survie à court terme sont des plus réduites. Les femmes qui se voient contraintes après leur expulsion à retrouver une famille qui a été informée de leur activité prostitutionnelle s’exposent à des périls similaires. Les prostituées des pays de l’Est cumulent quant à elles les formes d’ostracisme : généralement soumises à des proxénètes prêts à user de violence à leur encontre, elles doivent en outre faire face au harcèlement des policiers et aux agressions des autres prostitué·e·s qui voient en elles des concurrentes déloyales.
36 Pour les travestis et transsexuels, les difficultés inhérentes à la répudiation du genre masculin (et des privilèges et avantages qui lui sont attachés) conduisent elles aussi à des situations parfois dramatiques. Ceux que leur interrogation sur leur identité véritable fragilise deviennent des proies pour chirurgiens esthétiques ou revendeurs d’hormones prêts à leur faire payer à des prix exorbitants des opérations ou des produits dont les effets secondaires peuvent être extrêmement dangereux (accidents cardiaques dus à une prise excessive d’hormones, par exemple). La difficulté à assumer une identité problématique et une apparence étrange conduisent un grand nombre d’entre eux à s’isoler et à n’avoir pour seule sociabilité que celle de leurs compagnons de trottoir. Beaucoup ne sortent de leur hôtel qu’à la nuit tombée ou évitent les lieux publics fréquentés plutôt qu’affronter le regard d’autrui. Une clandestinité comparable est le lot de certaines mères qui vivent dans la terreur que leur activité soit découverte par un·e assistant·e social·e qui leur retirera la garde de leurs enfants. Plus généralement, l’angoisse que leur prostitution soit inopportunément découverte accompagne toutes les personnes qui tentent de cacher leur réelle source de revenus à leurs proches.
37 Au final, l’absence de couverture sociale, de logement, l’isolement, l’exposition aux agressions, l’indignité intériorisée… se combinent et s’entrelacent pour créer des cercles vicieux dont la sortie est quasi impossible. Car une fois qu’a été (toujours dans la douleur) « franchi le pas » de la prostitution, tout retour en arrière s’avère extrêmement difficile. Il faut cependant, une nouvelle fois, se garder ici de tout schématisme : une part non négligeable des prostitué·e·s, une fois payé (très cher) le prix de l’endossement d’une identité stigmatisée, y trouvent d’une certaine manière leur compte et ne sont pas disposé·e·s à renoncer à ses profits [14]. On a en effet tort de disqualifier a priori, en n’y voyant qu’une attitude psychologique défensive, les discours de femmes et d’hommes affirmant préférer rester sur le trottoir plutôt que se réinsérer dans une activité professionnelle légitime. Pour beaucoup et une nouvelle fois compte tenu du train de vie auquel les condamne un très bas niveau de qualification, la sexualité vénale représente assurément, sur le seul plan économique, une option non dénuée de pertinence. C’est, pour ces personnes, dans un équilibre entre coûts symboliques, risques pour l’existence et gains financiers que doivent être pensées les conditions d’une éventuelle sortie du trottoir. Mais même les individus les plus désireux de cesser de se prostituer éprouvent les plus grandes difficultés à le faire. Ici encore (et outre les effets dissuasifs que peuvent exercer d’éventuels proxénètes), c’est en regard du marché du travail que doit être conduite l’analyse. Outre les difficultés qu’opposent à l’accès au travail les statuts de sans-papiers, de toxicomane ou encore de transsexuel·le, la situation extrêmement dégradée du marché des emplois peu ou pas qualifiés interdit de fait une véritable réinsertion aux personnes pourtant désireuses de s’« en sortir ». À ces obstacles, que l’on peut qualifier de macroéconomiques, s’ajoutent d’autres difficultés plus pratiques : comment, pendant un entretien d’embauche, justifier sans révéler sa prostitution passée ce vide, souvent long de plusieurs années, dans la carrière professionnelle ? Comment, lorsque ce passé a été découvert, faire face à l’hostilité des collègues ou au harcèlement sexuel d’un supérieur ? Comment réaménager son existence après que les revenus ont connu une diminution vertigineuse ? C’est à ces questions que se confrontent les politiques d’assistance aux prostitué·e·s.
Pour une politique sociale d’ensemble
38 On souhaite ici procéder à une évaluation critique du dispositif d’assistance aux prostitué·e·s en place actuellement en France et tracer quelques pistes dans lesquelles pourraient s’inscrire les politiques sociales à leur intention. L’élaboration de propositions alternatives apparaît d’autant plus importante que la prostitution est, ces dernières années, devenue l’objet de débats passionnés suscités, outre la nouvelle actualité de la traite des êtres humains, par les politiques diamétralement opposées adoptées quasi simultanément par la Suède (qui, adoptant la définition de la prostitution-esclavage, considère le client comme un délinquant depuis fin 1999) et la Hollande (laquelle s’est rangée en octobre 2000 du côté des partisan·e·s de la prostitution-travail en intégrant cette activité au salariat).
39 Prétendant chacune au statut de modèle exemplaire, les politiques suédoise et hollandaise apparaissent toutes deux à l’examen comme des impasses (Mathieu, 2000b). Forme rénovée de prohibitionnisme, la première souffre de son désintérêt pour les conséquences néfastes qu’elle entraîne pour les prostituées (seules les femmes semblent ici prises en compte) qu’elle prétend pourtant protéger : en criminalisant leurs clients, considérés comme les agents de cette violence contre les femmes que constitue à ses yeux la prostitution, et faute d’intégrer les facteurs qui les conduisent et les maintiennent sur le trottoir, la loi suédoise contraint les prostituées à exercer dans des lieux clandestins plus discrets que la rue (bars, appartements, boîtes de nuit…), où leurs clients courent moins le risque d’une interpellation, mais pour elles beaucoup plus dangereux. Le néo-réglementarisme hollandais ne paraît, pour sa part, pas davantage à même de répondre aux difficultés des personnes prostituées, et son prétendu pragmatisme pourrait bien n’être qu’hypocrisie. Depuis octobre 2000, tenir un établissement de prostitution n’est plus interdit en Hollande et les personnes qui y sont employées peuvent bénéficier des droits et protections attachés à la condition de salarié·e – à condition toutefois que la prostitution soit exercée « librement ». C’est dans cette distinction entre prostitutions « libre » et « forcée » que réside la principale ambiguïté : sont considérées comme relevant de la seconde catégorie, et se voient de ce fait interdites d’exercer dans le pays, les étrangères en situation irrégulière, très nombreuses en Hollande, pour qui l’expulsion est la seule issue prévue. Sous couvert d’approche pragmatique de la prostitution et de lutte contre la traite des femmes, c’est davantage une politique de répression de l’immigration clandestine qui se met en place [15].
40 Dans ces conditions, l’option ancienne de l’abolitionnisme [16] adoptée par la France en 1960, apparaît encore préférable. Tenant compte des effets pervers tant du prohibitionnisme (qui contraint à la clandestinité) que du réglementarisme (qui enferme dans un statut infamant), l’abolitionnisme préfère laisser la prostitution dans une sorte de vide juridique – elle est en effet absente en tant que telle du Code pénal français – pour se limiter à réprimer son exploitation (proxénétisme) et les troubles qu’elle peut causer à l’ordre public (racolage). Autoriser l’exercice de la prostitution tout en préservant son statut d’activité informelle permet aux personnes dépourvues d’autres ressources d’assurer leur survie sans être durablement étiquetées et marginalisées comme telles. Cette politique, lorsqu’elle s’accompagne d’une assistance sanitaire et sociale et d’une aide à la réinsertion respectueuse de l’autonomie des personnes, est sans doute l’une des moins dommageables pour les prostitué·e·s. Est-ce à dire pour autant que le dispositif actuel n’est ni exempt de critiques ni susceptible d’amélioration ? Certainement pas.
41 Ce dispositif d’assistance comporte aujourd’hui deux volets, l’un sanitaire et l’autre social, tous deux assurés pour l’essentiel par un secteur associatif bénéficiant de fonds publics (Mathieu, 2000a). Le volet sanitaire s’est constitué au début des années 90 autour de la lutte contre le sida, et a pris la forme d’associations assurant sur les trottoirs distribution de préservatifs et de seringues, diffusion de messages de prévention, conseil et suivi sanitaires, et orientation vers des structures de soins. Le volet social, plus ancien, s’organise autour de la prévention de la prostitution, l’assistance aux prostitué·e·s en difficulté sociale et l’aide à la réinsertion.
42 Tant le secteur sanitaire que le secteur social à destination des prostitué·e·s sont fondés sur un même présupposé – sans doute inévitable, mais lourd de conséquences – qui est que la prostitution est l’élément central de l’identité des personnes auxquelles ils s’adressent. En d’autres termes, tant les travailleurs sociaux que les équipes de prévention du sida tendent, parce que l’exercice de la sexualité vénale est placé au centre de leur attention, à n’envisager les individus qu’ils prennent en charge que comme des prostitué·e·s. Cette identité se voit conférer un poids prééminent, alors que la prostitution peut, chez une même personne, n’être qu’une composante parmi une multitude d’autres référents identitaires. Surtout, la prostitution peut s’intégrer parmi une multiplicité d’autres facteurs de précarité ou de marginalité, et interagir avec d’autres référents statutaires sans que l’on puisse nécessairement en identifier un qui joue un rôle prééminent ou « en dernière instance » : telle personne peut ainsi être, outre un·e prostitué·e, sans domicile fixe, toxicomane, sans-papiers, etc.
43 La conséquence la plus immédiate de cette spécialisation de l’assistance est bien connue de la sociologie interactionniste de la déviance : elle produit un étiquetage des personnes qui en constituent la « clientèle », durablement identifiées et marquées (c’est-à-dire stigmatisées) comme prostituées car prises en charge par des organismes s’adressant exclusivement à cette catégorie. Cet étiquetage explique que nombre d’entre elles évitent dans la mesure du possible les organismes qui leur sont pourtant spécifiquement destinés. C’est ce qu’exprime clairement cette prostituée, interviewée par Pryen (1999), que la crainte d’être « cataloguée » conduit à refuser l’aide de cet organisme spécialisé dans la prostitution qu’est le Mouvement du Nid :
« A chaque fois que eux [les membres du Mouvement du Nid], ils font la démarche, t’es cataloguée. Même si c’est une démarche à la mairie, ou une démarche pour un stage, pour n’importe quoi, ou à l’ANPE [17], ou « j’connais quelqu’un à l’ANPE, j’vais lui téléphoner ! » Ben tu vas voir, la personne à l’ANPE, elle sait que t’es comme ça […] Alors moi j’dis si tu peux, vaut mieux t’en sortir par toi-même… »
45 L’évitement de l’étiquetage ne correspond pas seulement à un souci de camouflage chez des personnes inquiètes des éventuelles conséquences de la connaissance de leur activité, mais également à une protection de l’image de soi par une mise à distance du stigmate chez celles qui n’ont pas intériorisé l’identité de prostitué·e. Cela est principalement le cas de celles et ceux qui exercent la prostitution depuis très peu de temps ou de manière irrégulière et informelle, et qui affirment « faire le tapin », mais sans jamais se présenter comme « prostitué·e·s ». La prise en charge par un organisme spécialisé, lorsqu’elle ne peut être évitée, agit en effet comme une cérémonie de dégradation statutaire [18] qui ratifie et officialise le statut de prostitué·e aux yeux de personnes pour qui celui-là est encore flou et incertain. Cette officialisation du statut prostitutionnel rend dans la plupart des cas plus complexe et difficile la sortie du trottoir.
46 D’autres difficultés sont davantage spécifiques au travail social et tiennent notamment à l’adoption d’un cadre d’analyse des situations d’inspiration essentiellement psychologique ou psychanalytique. Il n’est pas question ici de nier l’importance des facteurs psychologiques dans les processus d’entrée dans la prostitution, ni que nombre de prostitué·e·s souffrent, à des degrés divers, de troubles de cet ordre. Il s’agit plutôt de questionner la pertinence des approches psychologiques pour l’assistance aux personnes en difficulté. En cherchant dans le passé de l’individu – et tout spécialement dans son enfance – l’origine et le sens des difficultés présentes, ces approches tendent à méconnaître ce que celles-ci doivent aux conditions socio-économiques de vie ou de survie actuelles de ce même individu. Ce faisant, travailleurs sociaux et travailleuses sociales courent le risque d’une pathologisation (c’est-à-dire aussi d’une invalidation stigmatisante) de ce qui est en fait une tentative, parfois désespérée, de faire face à des difficultés matérielles immédiates. Par faute d’attention aux conditions socio-économiques ayant généré (et consolidé) la situation de prostitution, c’est une approche culpabilisante qui est développée : l’individu tend à être considéré comme personnellement responsable de la situation difficile dans laquelle il s’est lui-même, quoique inconsciemment, placé. Misérabiliste, le regard que le travail social porte sur l’existence des prostitué·e·s leur dénie toute cohérence ; elles et ils constituent une collection de cas pathologiques (et non une population présentant des régularités en termes d’origines et de trajectoires sociales), et leurs comportements d’où toute rationalité paraît absente, semblent avant tout des symptômes à traiter.
47 La primauté ainsi donnée à leurs troubles psychologiques au détriment de leurs difficultés socio-économiques n’est sans doute pas pour rien dans les rapports difficiles qu’entretiennent nombre de prostitué·e·s avec le travail social. La priorité que certains organismes donnent à la réinsertion est également sévèrement jugée. Tout d’abord en ce qu’en promouvant, parfois avec insistance, l’abandon de la prostitution au profit d’un « vrai » métier, éducateurs et assistantes sociales rappellent aux prostitué·e·s l’indignité sociale qui est la leur et contribuent à raviver la violence symbolique de leur stigmatisation. Ensuite, en ce que la réinsertion ne peut que se heurter à ce que l’on a désigné plus haut comme la pertinence économique de l’option prostitutionnelle. Compte tenu tant de la fermeture du marché des emplois peu ou pas qualifiés que du faible niveau de formation professionnelle de l’écrasante majorité des prostitué·e·s, qui leur interdit d’espérer trouver dans un emploi « normal » un niveau de revenus comparable à celui qui est le leur sur le trottoir, les invitations à la réinsertion ne recueillent en général que l’indifférence.
48 La plupart de ces limites (étiquetage, faible pertinence de la réinsertion) sont connues des organismes sanitaires et sociaux et sont dans une large mesure inévitables. Ce n’est donc pas vers une réforme radicale du dispositif d’assistance existant que, nous semble-t-il, devraient s’orienter les politiques en faveur des prostitué·e·s : l’importance des effectifs de leur « clientèle » et sa fidélisation attestent de l’utilité des associations de travail social et de santé publique. De même peut-on juger positivement, de par sa sévérité à l’égard du proxénétisme, l’inspiration du cadre juridico-pénal actuel – à deux importantes réserves près. La première concerne le proxénétisme hôtelier, qui gagnerait à être redéfini de manière à ce qu’il ne constitue plus un obstacle pour l’accès des prostitué·e·s au logement. La seconde est celle du délit de racolage, que son imprécision transforme, au gré des besoins policiers, en instrument de répression permettant de chasser les prostitué·e·s des quartiers où leur présence est jugée indésirable.
49 Les propositions qui suivent ne remettent pas en cause le cadre abolitionniste (dans l’acception originelle du terme) actuel ; elles visent simplement à intégrer le fait que la prostitution constitue une zone de vulnérabilité, issue de l’exclusion du marché du travail de certaines fractions économiquement et culturellement dominées. Plus précisément, elles suggèrent d’agir sur les multiples facteurs qui contribuent à la désaffiliation de ces fractions de la population, et qui les conduisent ou les maintiennent sur le trottoir. Elles ne constituent pas une politique à destination exclusive des prostitué·e·s, mais s’inscrivent dans une politique sociale globale et volontariste dont elles et ils seraient bénéficiaires au même titre que d’autres catégories de précaires (ce qui évite le risque d’étiquetage inhérent à toute politique spécialisée).
50 Signalons brièvement quelques-uns des principaux axes d’une telle politique. L’un des premiers est une abrogation de la loi sur la toxicomanie de décembre 1970 qui, en criminalisant au même titre des substances pourtant disparates dans leurs effets et leurs conséquences sanitaires, et surtout en faisant des usagères et des usagers de drogues des délinquant·e·s contraint·e·s à la clandestinité, est responsable de la situation dramatique (déjà constatée au travers de leurs taux de contamination par le VIH et les hépatites) que connaissent les personnes dépendantes. Une réflexion, tirant les leçons des programmes méthadone (impulsés en France par le Ministère de la santé à partir du milieu des années 90), sur un accès médicalisé des toxicomanes aux substances dont elles et ils dépendent pourrait être conduite, de manière à les dispenser de se prostituer pour acheter des produits fréquemment frelatés. Seraient également souhaitables une abrogation des lois Pasqua-Debré-Chevènement [19] et une régularisation des sans-papiers, celles-ci devant s’accompagner de dispositions garantissant la sécurité et le droit au séjour des prostitué·e·s entré·e·s en France dans le cadre de réseaux de traite internationale. Le RMI devrait être accessible aux moins de 25 ans : nombre de jeunes en errance, ayant rompu avec leur famille, y trouveraient un secours financier alternatif au trottoir. Celui-ci, comme toutes les allocations d’aide sociale, devrait toutefois être considérablement revalorisé. Nombre de personnes exerçant la prostitution sont déjà bénéficiaires du RMI, de l’allocation adulte handicapé, de l’allocation parent isolé… mais leur montant ne leur permet pas de vivre dans ce qu’elles considèrent comme des conditions décentes (pour elles, mais aussi souvent pour leurs enfants), et c’est dans la prostitution qu’elles trouvent le complément qui leur fait défaut. Une revalorisation significative de l’ensemble des minima sociaux, depuis longtemps exigée par les organisations de sans-emploi, même si elle n’est pas destinée spécifiquement aux prostitué·e·s, contribuerait sans doute largement à éviter nombre d’entrées sur le « marché du sexe » tout en facilitant la sortie de celles et ceux qui souhaitent se réinsérer.
51 De telles propositions, précisément parce qu’elles tendent à faire disparaître la spécificité de leur objet, ne sont que rarement portées par les organisations de soutien aux prostitué·e·s (que ces organisations considèrent la sexualité vénale comme un esclavage ou comme un métier). Elles ne sont pourtant, dans leur inspiration, pas radicalement nouvelles. Elles s’inscrivent en fait dans la continuité des recommandations du « rapport Pinot », ce rapport officiel commandé en 1975, suite au mouvement d’occupation des églises mené par Ulla et ses consœurs, par le gouvernement de l’époque au magistrat Guy Pinot (Pinot, 1975 ; Mathieu, 2001). Souvent cité mais rarement lu, ce document dressait les contours d’un abolitionnisme pragmatique, avant tout soucieux du bien-être et de la sécurité des prostitué·e·s (notamment par leur accès à la protection sociale et une lutte contre les discriminations dont elles et ils sont les victimes), et posant pour principe leur égalité de traitement avec le reste de la population. Le rapport se prononçait ainsi contre la création d’un statut spécifique aux prostitué·e·s au profit d’un élargissement de leurs droits sociaux, et promouvait tant un renforcement des politiques de prévention et de réinsertion que des mesures globales en faveur de l’égalité femmes-hommes ou de l’éducation sexuelle.
52 Le vocabulaire et les options du rapport Pinot peuvent paraître aujourd’hui quelque peu désuets. Son appréhension de la prostitution n’en était pas moins guidée par une éthique de la responsabilité dénuée de misérabilisme, avant tout soucieuse d’améliorer les conditions d’existence des prostitué·e·s sans pour autant les stigmatiser ni les contrôler. À l’heure où les débats se cristallisent autour des options également contre-productives du néo-prohibitionnisme suédois et du néo-réglementarisme hollandais, et alors que l’influence grandissante des théories de la « tolérance zéro » oriente le « gouvernement de la misère » dans une direction de plus en plus répressive, cet esprit attentif à lutter contre les facteurs de vulnérabilité sociale des femmes et des hommes prostitués mériterait d’être retrouvé.
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Notes
-
[1]
Cité in Scott (1990 : 4).
-
[2]
Dont les principaux représentants français sont le Mouvement du Nid, la Fondation Scelles ou le MAPP (Mouvement pour l’abolition de la prostitution et de la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes).
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[3]
Incarnée notamment par les plus militantes des associations de « santé communautaire » assurant une prévention du VIH auprès des prostitué·e·s.
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[4]
Voir à ce propos le travail de Stinchcombe (1994) qui montre que, pour les esclaves des Caraïbes du XVIIIe siècle, la prostitution représentait un moyen de tisser avec des Blancs des liens pouvant déboucher sur la liberté.
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[5]
C’est-à-dire sa propension à considérer que la prostitution serait dans son essence même, et indépendamment de toute considération pour ses conditions historiques concrètes de pratique et d’expérience, une forme d’esclavage.
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[6]
Contrat à durée déterminée.
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[7]
Numériquement marginale, la prostitution masculine ne suscitait pas à l’époque la même angoisse sociale.
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[8]
Il est évident que le genre joue un rôle décisif dans l’adoption de l’une ou l’autre des options, vol ou prostitution (la même chose jouant dans l’alternative proxénétisme ou prostitution). Le vol n’est d’ailleurs pas la seule alternative à la prostitution en cas d’extrême détresse financière : on peut lui ajouter la mendicité ainsi que, dans certains pays tels que les États-Unis, la vente de son plasma (Anderson et Snow, 1994).
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[9]
Voir à ce propos l’étude norvégienne de Høigård et Finstad (1992 : 133-72), qui indique également que le recrutement social des souteneurs est très proche, sur un versant masculin, de celui des prostitué·e·s. Signalons une nouvelle fois que si le genre joue un rôle déterminant dans l’adoption des positions de prostitué·e ou de proxénète, il peut arriver que, dans les situations les plus précaires et urgentes, le compagnon en vienne lui aussi à s’engager dans la prostitution.
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[10]
Certificat d’aptitude professionnelle.
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[11]
La consommation immédiate des gains signale également, chez des individus d’origine modeste ayant toujours vécu de manière précaire, l’absence de pertinence des comportements d’épargne.
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[12]
Le fait que les cas de jeunes femmes ainsi leurrées ne soient pas aussi répandus que le veut la rumeur publique ne modifie d’ailleurs pas le propos : que la prostitution soit anticipée ou pas, ce qui est toujours recherché est un avenir meilleur dans un pays autre que celui d’origine.
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[13]
Revenu minimum d’insertion.
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[14]
On pourrait ici transposer les analyses de Hirschman (1995) qui montre que plus sont élevés les coûts d’entrée dans un jeu social, plus grande est la loyauté des individus à son égard.
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[15]
S’accomplit ici le péril qui menace toute politique de « reconnaissance » de l’activité prostitutionnelle : en définissant les conditions de son exercice « légal », elle renvoie nécessairement dans l’illégitimité, voire l’illégalité, celles et ceux pour qui il s’agit d’une pratique intermittente ou informelle, c’est-à-dire aussi, le plus souvent, les personnes dont la situation est déjà la plus précaire.
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[16]
Ce terme se réfère ici, conformément à son sens originel, à l’abolition de toute réglementation de la prostitution, et non à l’éradication de la prostitution elle-même (sens que lui donnent, de plus en plus oublieuses de leurs origines, les organisations abolitionnistes contemporaines). Sur l’histoire de l’abolitionnisme, cf. Walkowitz (1980).
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[17]
Agence nationale pour l’emploi.
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[18]
Au sens d’Harold Garfinkel : « On entendra par ‹ cérémonie de dégradation statutaire › tout travail de communication entre personnes par quoi se trouve transformée et – relativement au classement local des types sociaux – abaissée, l’identité publique d’un acteur » (1986 [1956] : 24).
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[19]
Les lois Pasqua (1986 puis 1993), Debré (1995) et Chevènement (1997) qui se sont succédé en matière de séjour des étrangères et des étrangers ont drastiquement restreint les possibilités d’obtention d’une carte de séjour, et ont contribué à renvoyer nombre d’étrangères et d’étrangers sans-papiers dans la clandestinité.