Notes
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[1]
Voir Henri Roussel, Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée, Étude littéraire, Lille, 1984, p. 17.
-
[2]
Renart le Nouvel, par Jacquemart Gielée, publié d’après le manuscrit La Vallière, S.A.T.F., Paris, Picard, 1961.
-
[3]
Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée, Étude littéraire, cit. supra. Il s’agit de la seconde partie de la thèse de doctorat soutenue par notre collègue en 1956 en Sorbonne.
-
[4]
Ibidem, in Avertissement (non paginé).
-
[5]
Les recueils de ce genre mentionnent le jour où doit être dit un obit pour ceux qui ont affecté une rente à cette intention, mais ils n’indiquent pas la date de la mort de celui qui a fondé l’office.
-
[6]
Ibid., p. 229, note 7.
-
[7]
Voir Stéphanie Plante, « Des manuscrits d’ici et d’ailleurs. Le comte de Flandre, l’Histoire et l’Orient latin dans la seconde moitié du xiiie siècle », dans Memini, Travaux et Documents, Open Edition Journals, Société des Études Médiévales du Québec, p. 3-4.
-
[8]
Ibid., p. 3 et 226.
-
[9]
Voir H. Roussel, éd. cit., apparat critique, p. 284 ; Étude… cit., p. 3 et Nico Van den Boogaard, « Jacquemart Gielée et la lyrique de son temps », dans Alain de Lille, Gautier de Châtillon… cit., p. 351 qui traduit ainsi ce passage : « Amour a fait un geste bien courtois à Lille-la-Jolie par la restauration du Puy. »
-
[10]
Voir aussi Vera Dupuis, Lille. Quand les objets racontent. Une histoire de la ville à travers ses tableaux, enseignes, monuments..., avec des photographies de Charles Delcourt, Éditions Ouest-France, Lille, Aix-en-Provence, Rennes, 2013, p. 40.
-
[11]
Voir Henri Roussel et Jean Trotin, « Invective aux clercs et satire anticléricale dans la littérature du Moyen Âge », dans Acta Universitatis Vratislaviensis n° 265, Woclaw, 1975, p. 1-36.
-
[12]
« transposition hallucinée de la société où les quatre conseillers du lion Noble (le renard, le loup, le chien et l’âne) ont asservi et perverti leur maître. Triomphe de Renart, triomphe de la tromperie et des bas instincts, libérés par la trahison des vraies valeurs. » (Jean Dufournet, dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey, Dictionnaire des littératures de langue française, tome iii, P-Z, Paris, Bordas, 1984, p. 2046, col. a).
-
[13]
« Le Couronnement marque un tournant dans l’épopée renardienne, en s’engageant davantage dans la voie de l’allégorie et en liant le récit à la situation politique et sociale, notamment à la révolte des ouvriers de Flandre. L’auteur, qui était probablement au service des comtes de Flandre, s’inspire d’un événement historique précis, la mort dans des circonstances suspectes, lors d’un tournoi, de Guillaume de Dampierre (fils de Marguerite de Flandre), comte de Flandre. Il s’adresse au marquis de Namur, Gui de Dampierre, frère cadet de Guillaume, et le met en garde contre les agissements et les tortueuses intrigues de certains individus pleins de "renardie". L’œuvre a été composée entre 1263 et 1270, de l’année où Gui acquiert le comté de Namur (1263) à la mort de Louis ix (1270), qui est égratigné par le poème. » (Alfred Foulet et Anne-Françoise Labie-Leurquin, DLF, Le MA, col. 333 a). Voir aussi H. Roussel, Étude littéraire cit., p. 18.
-
[14]
Voir Jacques Ribard, « À propos de l’épilogue de Renart le Nouvel : quelques réflexions sur l’allégorie de Fortune », dans Alain de Lille, Gautier… cit., p. 307-320.
-
[15]
DLF, Le Moyen Âge, col. 707a-708a.
-
[16]
Cf. H. Roussel, Étude citée, p. 95 et 243.
-
[17]
Voir H. Roussel, dans DLF, Le MA, col. 719-720.
-
[18]
N. Van Den Boogaard rappelle le schéma global des insertions lyriques dans Renart le Nouvel d’après la thèse d’A. Ladd (Yale, 1973), dans art. cit., p. 337.
-
[19]
« Les refrains de caroles dans Renart le Nouvel » dans Alain de Lille, Gautier de Châtillon, Jakemart Gielée et leur temps cit, p. 277.
-
[20]
Éd. H. Roussel, v. 5304-07, p. 220.
-
[21]
Le blaireau.
-
[22]
Ou Roussel, fils de Renart.
-
[23]
Art. cité, p. 280. N. Van Den Boogaard commente également ce passage (ibidem, p. 338-339).
-
[24]
Chanson de ronde médiévale fondée sur une alternance de couplets chantés par un soliste et de refrains chantés par le chœur. Parfois terminée par la balerie, danse accompagnée de chants. Elle est à l’origine du rondeau et du triolet. Voir aussi Jean Dufournet et Claude Lachet, La Littérature française du Moyen Âge, ii, Théâtre & Poésie, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 364-371.
-
[25]
Ibid., p. 279.
-
[26]
Art. cit., p. 351-52.
-
[27]
Gérard Gros, Le poète, la Vierge et le Prince du Puy, Paris, Klincksieck, 1992, p. 14-15.
-
[28]
« Destinées à des connaisseurs et souvent soumises à l’appréciation d’un jury, les compositions lyriques sont, pour l’essentiel, nées dans le cadre du Puy. Ce dernier, animé ou soutenu par les membres des grandes familles bourgeoises, dépasse en importance toutes les sociétés littéraires du 13e siècle et, dès le Moyen Âge, contribue à la renommée d’Arras… » (Roger Berger, Littérature et Société arrageoises au xiiie siècle. Les Chansons et les Dits artésiens, Arras, Mémoires de la Commission Départementale des Monuments Historiques du Pas-de-Calais, xxi, 1981, p. 111. Voir aussi Paul Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, vie-xive siècles, Paris, P.U.F., 1954, 225, 399, 435, 512, 514. Sur les genres poétiques les plus renommés dans le Puy, le serventois et le chant royal, voir G. Gros, Le Poème du Puy Marial, Paris, Klincksieck, 1996.
-
[29]
Voir G. Gros 1992, p. 38, Les Puys marials des régions septentrionales (carte).
-
[30]
Étude litt. cit., p. 226.
-
[31]
Étude littéraire cit., p. 203-06.
-
[32]
Ibidem, p. 207-208.
-
[33]
Voir Elina Suomela-Härmä, Livre de Regnart dans Nouveau Répertoire des Mises en Prose (xive-xvie siècle), sous la direction de Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari, Anne Schoysman et François Suard, Textes Littéraires du Moyen Âge, 30, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 533-38. Sur cette édition, voir les observations de Claude Thiry dans « Les mises en prose : bilan des études philologiques », dans Mettre en prose aux xive-xvie siècles, sous la direction de Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman, Texte, Codex et Contexte xi, Brepols, 2010, p. 56.
-
[34]
Étude litt. cit., p. 212.
-
[35]
1360-1415 (ou 1418). Prédicateur renommé, toute son œuvre est de compilation morale et scientifique. Voir DLF, Le MA, col. 733 et 734 (Sylvie Lefèvre).
-
[36]
Ces deux éditions sont brièvement mentionnées dans le DLF, Le xvie siècle, col. 1013 a, mais comme récritures en prose du Roman de Renart.
-
[37]
Ouverte dans les années 1860 dans la continuité du plan d’urbanisme mené suite au 7e agrandissement de 1858 (Voir Philippe Marchand, « Lille des origines à nos jours », supra, p. 24). Ce nom doit célébrer la mémoire d’Hortense de Beauharnais (1783-1837), fille de l’impératrice Joséphine et mère de quatre enfants, dont Napoléon iii.
-
[38]
Voir P. Marchand, ibidem, p. 25 et « Géry Legrand, maire de Lille et écrivain », ibidem, p. 109-112.
1L’immense corpus de Renart, dont la réalisation s’étend sur plus de deux siècles, illustre bien l’esprit satirique et gouailleur dans la littérature d’oïl : Flandre, Artois, Normandie, Picardie, Île-de-France... Il compte plus de 100 000 vers dont les plus anciens, inspirés autant par une tradition latine que par des modèles flamands [1], datent de 1175 et les plus récents du milieu du xive siècle.
2En 1289, le poète lillois Jacquemart Gielée terminait Renart le Nouvel, un poème de 7862 octosyllabes édité [2] et commenté [3] par Henri Roussel, que Roger Berger et François Suard qualifient de « rejeton savoureux de la tradition renardienne [4] ».
3On compte quatre manuscrits de Renart le Nouvel :
- Le BN fr 372 (ancien Cangé) : sigle C, début du xive siècle. Il est orné de 45 miniatures.
- Le BN fr 1581 (ancien Lancelot 165) : sigle L, fin du xiiie siècle. Des portés ont été tracées, mais la mélodie des refrains n’est pas donnée. 17 miniatures.
- Le BN fr 1593 (ancien Fauchet 7615) : sigle F, antérieur au xve siècle. Il est inachevé ; les lettrines manquent ainsi que la plupart des majuscules ; la place réservée pour les miniatures est restée en blanc.
- Le BN fr 25566 (ancien La Vallière 81) : sigle V. Très beau manuscrit souvent décrit. 48 miniatures. Copié entre 1291 et 1297, c’est lui qu’Henri Roussel a choisi comme manuscrit de base.
5Henri Roussel reconnaît n’avoir pu glaner grand-chose sur la vie du poète, excepté le nom de deux Jacques Gielée dans l’Obituaire [5] de la Collégiale Saint-Pierre. Il prend bien soin de signaler « les diverses formes que prend le même nom suivant les circonstances : dans un texte officiel, le latin ecclésiastique dit Jacobus ; le témoin juré qui dépose devant un tribunal officiel est nommé Jakemes, le testateur nomme Jakemon et Johannet ceux en faveur de qui il fait une donation, c’est l’indice d’une plus grande familiarité. Enfin le poète signera son œuvre d’un Jakemart plus familier encore [6]. »
6C’est peut-être son père qui habitait rue d’Angleterre. En tout cas, la famille des Gielée était assez étroitement unie au chapitre de Saint-Pierre, et notre auteur a bien connu les chanoines de la collégiale ses voisins. Contemporain d’Adam de la Bassée, chanoine de Saint-Pierre, mort le 26 février 1286, il a dû être en contact avec les poètes de l’entourage de Gui de Dampierre (1226-1305), comte de Flandre [7] comme Adenet le Roi, ancien ménestrel et trouvère du duc Henri III de Brabant, lui- même auteur de quatre chansons en français. Et à cette occasion, Henri Roussel se pose la question de l’activité littéraire lilloise et du fameux Puy de Lille ; il avoue sa perplexité [8]. C’est ce Puy de Lille qui est mentionné dans ce refrain propre au manuscrit L :
8Habitant lui-même la rue d’Angleterre [10] à quelque cent mètres de la Collégiale, Jacquemart Gielée a dû bénéficier des avantages de la résidence sur « la terre de saint Pierre ». Tout au long du xiiie siècle, les chanoines ont eu à défendre contre les échevins et même les comtes de Flandre les privilèges que Baudoin, leur fondateur, leur avait concédés, à eux et à leurs « hommes ». C’étaient les protecteurs naturels de notre poète, et il faut en tenir compte lorsqu’on parle à son propos de satire anticléricale. Celle-ci ne manque pas de vivacité, mais Jacquemart Gielée n’a guère fait que regrouper les thèmes les plus traditionnels [11].
9En définitive, son œuvre, où l’allégorie foisonne, a surtout valeur symbolique. C’est que dans la seconde moitié du xiiie siècle, le Roman de Renart est allégorisé. Le héros, incarnant la ruse et la « variété » devient une personnification de l’hypocrisie, récupérée par la satire universitaire contre les ordres mendiants (Rutebeuf, Renart le Bestourné [12] ; Le Couronnement de Renart [13], anonyme.
10L’œuvre est précédée dans le manuscrit C de l’indication suivante : « Ci coumence le roumans du petit Renart de moralité » ; Renart est la personnification du démon qui séduit l’humanité par les prestiges du monde et de l’orgueil dans le premier livre, puis de la chair (gourmandise et amour) dans le second livre. Renart-Satan s’attaque aussi au clergé séculier et régulier, puis à ceux que leur idéal devrait rendre inaccessibles, les ordres mendiants. Son pouvoir s’étend de l’Occident à l’Orient (Templiers et Hospitaliers), et il finit par être installé au sommet de la roue de Fortune, une roue escotee, calée (v. 7731), qui semble assurer ainsi le triomphe définitif du Mal, mais qui, malgré les apparences, relève moins de la philosophie que du lieu commun et de la sagesse des nations [14]. Jacquemart Gielée s’est inspiré du Tournoiement Antéchrist (entre 1234 et 1240) de Huon de Méry, psychomachie entre l’armée de Dieu et celle de l’Antéchrist intégrant la biographie même de son narrateur qui connut un succès certain et durable [15], ce qui explique que Jacquemart l’ait même imité [16]. Somme de thèmes moralisateurs et satiriques, Renart le Nouvel se présente aussi comme un recueil de procédés littéraires que l’auteur a su utiliser avec beaucoup de talent, donnant ainsi à son œuvre une variété de ton assez rare dans ce genre d’écrits [17]. D’abord par cinq insertions en prose qui sont des lettres parodiques (elles se situent entre les v. 3602-3602, 3636-3637, 4336-4337, 4398-99 et 4460-4461), d’autre part par des insertions lyriques.
L’insertion lyrique : les refrains
11Comme l’a souligné Jean Maillard, Renart le Nouvel présente la singulière particularité de renfermer plus de 112 éléments chantés. Ces insertions lyriques [18] consistent surtout en refrains de rondets, dont certains sont particuliers au roman même de Jacquemart Gielée, soit 53 unica. « Ceux-ci s’inscrivent dans le répertoire des refrains de rondeaux ou de chansons à baler, structures archaïques apparemment héritées du répertoire liturgique, mais qui concerne plus particulièrement un substrat autochtone [19]. »
12En effet, il peut s’agir d’incipit liturgiques : le Te Deum des tons solennels, deux fois cité, d’abord avant le premier festin offert par Renart, au vers 2468, puis à l’instant de la réconciliation finale, au vers 6946. On relève également un Veni Creator, un Asperges me [20] et un Miserere, ce dernier particulier au manuscrit F durant la tempête en mer, au vers 5306, et enfin un Amen fiat au vers 6034. Trois seulement de ces citations sont pourvues d’une notation, d’ailleurs conforme à l’intonation liturgique.
13D’autre part, chez Jacquemart Gielée, les textes lyriques sont souvent appelés « chansons », mais on trouve aussi deux autres termes : « rondet de carole » ou « motet ». Le premier refrain apparaît au vers 1736. Le fils de Renart vient de s’évader des geôles de Noble. Précédant Grimbert [21] et ses autres complices, Rousseau [22] conduit cette procession nocturne jusqu’à Malpertuis. Ils y pénètrent par la maître-porte, « qui à merveille était forte », et Rousseau, notre fugitif, chante à longue haleine :
Ensi doit entrer en vile
Qui amours maine, qui amours maine.
15Tous entrent en chantant et petits et grands viennent à leur rencontre, menant joie par le castel. « Et la musique apporte sans conteste une dimension nouvelle au récit, en lui conférant un véritable relief psychologique mais en restant avant tout un élément de variété. La simplicité du chant, compte-tenu du fait que le timbre était vraisemblablement connu des auditeurs, permettait aisément au public de participer à l’allégresse des protagonistes en reprenant en chœur : Ensi doit entrer en vile qui amours maine !... C’est là un puissant moyen de gagner la sympathie, l’intérêt et la complicité du spectateur, qui devient un peu acteur [23]. »
16Et par ailleurs Jean Maillard, à la suite de N. Van Den Boogaard, s’est efforcé de montrer comment « ces refrains passent constamment d’un répertoire à l’autre : rondeaux, rondets de carole [24], motets, chansons, dits et romans… en constatant comment interviennent les chants dans le cours de l’œuvre [25]. »
17À l’issue de son étude minutieuse et nuancée, il conclut : « Présentant avec finesse deux éléments textuels différents, son auteur [Jacquemart Gielée] emprunte en l’occurrence à une tradition dont le caractère est généralement considéré comme popularisant… » Mais dans Renart le Nouvel, « la morphologie des refrains a pour caractéristique essentielle leur brièveté dont s’accommode parfaitement le contenu "frappé comme une médaille", sur un ton qui recherche la sentence, la tournure proverbiale, ou l’invitation à la danse et à la réjouissance. »
18Les conclusions de N. Van Den Boogaard vont dans ce sens en nous éclairant sur la signification de l’œuvre, sa diffusion et sa réception :
Le texte du Renart le Nouvel est primitivement une branche, un roman qu’on lisait. Mais à cela s’ajoute qu’il a servi aussi de libretto pour une véritable représentation. Il y a eu un lecteur qui déclamait à haute voix le texte, mais il cédait de temps en temps la parole à des chanteuses ou des chanteurs. Ceux-ci devaient disposer d’une feuille volante où se trouvait son texte. L’année de la première mondiale – 1288 – l’auteur avait mis dans la bouche de son héros la conclusion triomphante de la restauration du Puy. Les dates fournies par les quatre manuscrits 1288, 1289, 1290 et 1292 sont pour moi autant de représentations de Renart le Nouvel. La chanson sur la restauration n’était plus d’actualité lors des représentations des années suivantes, ce qui a entraîné sa suppression et l’introduction et le déplacement d’autres chansons. Que se passe-t-il quand une deuxième année on représente les mêmes scènes avec plus ou moins les mêmes acteurs ? L’un veut changer de rôle et pourtant conserver la chanson de l’année précédente, pour un autre c’est l’inverse : il garde son rôle mais il chante autre chose… Ces acteurs venaient donc interrompre le lecteur, et la façon dont ils sont présentés dans le texte indique pour moi qu’ils se déplacèrent. La scène de l’arrivée de tous les animaux à cheval est claire : il s’agit d’un véritable défilé – une procession – de membres du Puy déguisés comme animaux. Ils venaient tour à tour chanter un refrain ou un rondet, lire une lettre, et on comprend alors pourquoi l’auteur indique toujours que l’animal chante d’une voix claire, haute, de telle sorte que la rue en « retentist ». C’est qu’il y avait vraiment nécessité à être entendu par le public. Pour d’autres scènes, il y avait d’après moi peut-être des tableaux vivants sur des « chars » (des chariots) qui défilèrent devant le public.
Il y a eu plusieurs séances de lecture, et chaque séance offrait un programme complet :
- une partie narrative,
- des chansons ou des lettres,
- des tableaux,
- des personnages qui font irruption,
- un commentaire moralisant s’adressant directement aux spectateurs.
20Et il fait ingénieusement appel à l’iconographie :
On peut imaginer les scènes à partir des miniatures, particulièrement nombreuses pour Renart le Nouvel. Il y en a de deux types : des animaux rampant qui montrent des animaux-animaux, et il y a aussi des animaux qui, debout et vêtus comme des êtres humains, n’en sont distingués que par la tête et les pattes. De longs vêtements cachent le reste, des vêtements si souvent décrits dans Renart le Nouvel.
Il suffit de se dire : « Voilà un moine qui porte le masque de Renart » plutôt que « Renart qui porte un habit de moine » pour considérer la série de miniatures comme un reportage visuel de scènes jouées dans les rues de Lille au xiiie siècle [26].
Le Puy de Lille
22On aura remarqué la mention de cette confrérie littéraire, attestée dans les travaux de Gérard Gros qui en a donné la définition :
Le Puy, c’est en somme, pour oser une transposition aux mentalités modernes, l’assemblée générale d’une association dont les membres, rassemblés autour de valeurs semblables, cultivent un même zèle spirituel. Le cadre est le plus souvent celui d’une Confrérie qui tend à ne pas se limiter à une corporation professionnelle, mais forme une société choisie de notables donnant l’exemple de la pratique pieuse, se consacrant aux initiatives charitables et entretenant en son sein, à l’intention de chacun de ses membres et de la famille qui l’entoure, dans l’éventualité du malheur, un système d’assistance sociale. Le Prince (à Amiens : le Maître) est le président élu de cette association : son mandat est annuel, ici et là renouvelable… C’est lui, le garant de l’obéissance de la confrérie et aussi de la ville à leur patronne, la Vierge. C’est un notable, certes, par son état, sa fortune et sa libérabilité, mais aussi par le sens de son engagement : l’exemple pieux… au titre du loisir édifiant et esthétique, le concours de poésie et la représentation théâtrale couronnent la réunion du Puy [27].
24Les premières manifestations du Puy d’Arras apparaissent vers 1200, et il prit une grande importance au xiiie s. [28] ; le Puy de Valenciennes a été fondé en 1229. Comme le Puy de Valenciennes et celui de Douai, celui de Lille en Flandre [29] se réfère à la fête mariale de la mi-août. Cela étant, comme le dit Henri Roussel, « Jacquemart Gielée n’était pas sans doute un écrivain isolé… il a connu Adam de la Bassée et aussi Adenet le Roi, le ménestrel de Gui de Dampierre (1226-1305). Mais on n’en a pas de preuve formelle [30]. »
La postérité de Renart le Nouvel
25Henri Roussel a repoussé les rapprochements discutables qui avaient été esquissés entre notre œuvre et Renart le Contrefait ou le Roman de Fauvel de Gervais du Bus [31]. Selon lui, c’est Jean de Condé, dont l’activité poétique se situe aux 40 ou 45 premières années du xive siècle qui s’est inspiré de Renart le Nouvel dans le Dit de l’Entendement [32], et cela à cause d’un fragment. L’œuvre du poète lillois n’a pas connu une très grande diffusion en dehors du nord de la France. Il faudra attendre l’invention de l’imprimerie pour qu’elle connaisse une diffusion plus importante. Et encore ne sera-ce pas sous le nom de l’auteur !
26Le manuscrit utilisé par le prosateur est un représentant de la famille V et F, dépourvu d’un développement de 140 vers qui se situe après le vers 1331 et qui concerne les conflits suscités par les privilèges des Ordres Mendiants dans le nord de la France [33]. On attribue communément la mise en prose à Jehan Tenessax dont le nom figure dans l’avertissement de l’édition imprimée. Mais Henri Roussel se demande si Tenessax en est l’auteur ou plutôt l’éditeur [34]. E. Suomela-Härmä le cite à propos de l’organisation du texte qu’elle commente ainsi :
Le texte à proprement parler se divise en deux livres comportant respectivement 25 et 50 chapitres de longueur variable. Les chapitres sont munis d’un titre du type « Le Ne chappitre. Comment… » ; au milieu des chapitres, à des intervalles irréguliers, ont été ajoutés 49 « exemples », c’est-à-dire des considérations moralisantes copiées principalement du Livre de Bonnes Meurs de Jacques Legrand [35], ouvrage édifiant qui remonte aux premières années du xve siècle… Les insertions lyriques du texte-source ont été supprimées.
28Le succès de l’ouvrage est attesté par un total de quatre éditions au xvie siècle :
- Paris, Michel Le Noir, 1516
Cette édition s’intitule Maistre Regnard et dame Hersant. Elle comprend trois gravures, dont l’une a servi une dizaine d’années plus tôt à l’édition vérardienne des Regnards traversant de Jean Bouchet. - Paris, Philippe Le Noir, s. d. [ca 1534]
Page de titre : Le livre de Maistre Regnard et de dame Hersant sa femme, livre plaisant et facetieux contenant maintz propos et subtilz passages couvers et cellez pour monstrer les conditions et meurs de plusieurs estatz et offices, comme sera declarécy après. - Rouen, Robert et Jean Dugort Frères, 1550
- Paris, Nicolas Buffet, 1551.
Les éditions des Frères Dugort et de Nicolas Buffet [36] ont comme titre :
Le docteur en malice. Maistre Regnard demonstrant les ruzes et cautelles qu’il use envers les personnes. Histoire plaisante et recreative et non moins fructueuse.
Elles présentent un texte fort abrégé et remplacent les exemples par de courts textes en vers, portant le titre « moral ».
30Si Jacquemart Gielée ne peut être considéré comme un écrivain de génie, il a su montrer un talent indéniable en traitant des thèmes moralisateurs et satiriques avec de multiples procédés littéraires, ce qui assure à son œuvre une rare variété de ton. C’est la iiie République qui rendit un hommage particulier à sa mémoire. En effet, la rue Jacquemars Gielée portait le nom de « rue Beauharnais [37] » ; elle fut ainsi rebaptisée le 4 juillet 1881, alors que le républicain Géry Legrand [38] a été élu maire de Lille le 21 mai, succédant à Jules Dutilleul.
Notes
-
[1]
Voir Henri Roussel, Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée, Étude littéraire, Lille, 1984, p. 17.
-
[2]
Renart le Nouvel, par Jacquemart Gielée, publié d’après le manuscrit La Vallière, S.A.T.F., Paris, Picard, 1961.
-
[3]
Renart le Nouvel de Jacquemart Gielée, Étude littéraire, cit. supra. Il s’agit de la seconde partie de la thèse de doctorat soutenue par notre collègue en 1956 en Sorbonne.
-
[4]
Ibidem, in Avertissement (non paginé).
-
[5]
Les recueils de ce genre mentionnent le jour où doit être dit un obit pour ceux qui ont affecté une rente à cette intention, mais ils n’indiquent pas la date de la mort de celui qui a fondé l’office.
-
[6]
Ibid., p. 229, note 7.
-
[7]
Voir Stéphanie Plante, « Des manuscrits d’ici et d’ailleurs. Le comte de Flandre, l’Histoire et l’Orient latin dans la seconde moitié du xiiie siècle », dans Memini, Travaux et Documents, Open Edition Journals, Société des Études Médiévales du Québec, p. 3-4.
-
[8]
Ibid., p. 3 et 226.
-
[9]
Voir H. Roussel, éd. cit., apparat critique, p. 284 ; Étude… cit., p. 3 et Nico Van den Boogaard, « Jacquemart Gielée et la lyrique de son temps », dans Alain de Lille, Gautier de Châtillon… cit., p. 351 qui traduit ainsi ce passage : « Amour a fait un geste bien courtois à Lille-la-Jolie par la restauration du Puy. »
-
[10]
Voir aussi Vera Dupuis, Lille. Quand les objets racontent. Une histoire de la ville à travers ses tableaux, enseignes, monuments..., avec des photographies de Charles Delcourt, Éditions Ouest-France, Lille, Aix-en-Provence, Rennes, 2013, p. 40.
-
[11]
Voir Henri Roussel et Jean Trotin, « Invective aux clercs et satire anticléricale dans la littérature du Moyen Âge », dans Acta Universitatis Vratislaviensis n° 265, Woclaw, 1975, p. 1-36.
-
[12]
« transposition hallucinée de la société où les quatre conseillers du lion Noble (le renard, le loup, le chien et l’âne) ont asservi et perverti leur maître. Triomphe de Renart, triomphe de la tromperie et des bas instincts, libérés par la trahison des vraies valeurs. » (Jean Dufournet, dans J.-P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey, Dictionnaire des littératures de langue française, tome iii, P-Z, Paris, Bordas, 1984, p. 2046, col. a).
-
[13]
« Le Couronnement marque un tournant dans l’épopée renardienne, en s’engageant davantage dans la voie de l’allégorie et en liant le récit à la situation politique et sociale, notamment à la révolte des ouvriers de Flandre. L’auteur, qui était probablement au service des comtes de Flandre, s’inspire d’un événement historique précis, la mort dans des circonstances suspectes, lors d’un tournoi, de Guillaume de Dampierre (fils de Marguerite de Flandre), comte de Flandre. Il s’adresse au marquis de Namur, Gui de Dampierre, frère cadet de Guillaume, et le met en garde contre les agissements et les tortueuses intrigues de certains individus pleins de "renardie". L’œuvre a été composée entre 1263 et 1270, de l’année où Gui acquiert le comté de Namur (1263) à la mort de Louis ix (1270), qui est égratigné par le poème. » (Alfred Foulet et Anne-Françoise Labie-Leurquin, DLF, Le MA, col. 333 a). Voir aussi H. Roussel, Étude littéraire cit., p. 18.
-
[14]
Voir Jacques Ribard, « À propos de l’épilogue de Renart le Nouvel : quelques réflexions sur l’allégorie de Fortune », dans Alain de Lille, Gautier… cit., p. 307-320.
-
[15]
DLF, Le Moyen Âge, col. 707a-708a.
-
[16]
Cf. H. Roussel, Étude citée, p. 95 et 243.
-
[17]
Voir H. Roussel, dans DLF, Le MA, col. 719-720.
-
[18]
N. Van Den Boogaard rappelle le schéma global des insertions lyriques dans Renart le Nouvel d’après la thèse d’A. Ladd (Yale, 1973), dans art. cit., p. 337.
-
[19]
« Les refrains de caroles dans Renart le Nouvel » dans Alain de Lille, Gautier de Châtillon, Jakemart Gielée et leur temps cit, p. 277.
-
[20]
Éd. H. Roussel, v. 5304-07, p. 220.
-
[21]
Le blaireau.
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[22]
Ou Roussel, fils de Renart.
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[23]
Art. cité, p. 280. N. Van Den Boogaard commente également ce passage (ibidem, p. 338-339).
-
[24]
Chanson de ronde médiévale fondée sur une alternance de couplets chantés par un soliste et de refrains chantés par le chœur. Parfois terminée par la balerie, danse accompagnée de chants. Elle est à l’origine du rondeau et du triolet. Voir aussi Jean Dufournet et Claude Lachet, La Littérature française du Moyen Âge, ii, Théâtre & Poésie, Paris, GF Flammarion, 2003, p. 364-371.
-
[25]
Ibid., p. 279.
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[26]
Art. cit., p. 351-52.
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[27]
Gérard Gros, Le poète, la Vierge et le Prince du Puy, Paris, Klincksieck, 1992, p. 14-15.
-
[28]
« Destinées à des connaisseurs et souvent soumises à l’appréciation d’un jury, les compositions lyriques sont, pour l’essentiel, nées dans le cadre du Puy. Ce dernier, animé ou soutenu par les membres des grandes familles bourgeoises, dépasse en importance toutes les sociétés littéraires du 13e siècle et, dès le Moyen Âge, contribue à la renommée d’Arras… » (Roger Berger, Littérature et Société arrageoises au xiiie siècle. Les Chansons et les Dits artésiens, Arras, Mémoires de la Commission Départementale des Monuments Historiques du Pas-de-Calais, xxi, 1981, p. 111. Voir aussi Paul Zumthor, Histoire littéraire de la France médiévale, vie-xive siècles, Paris, P.U.F., 1954, 225, 399, 435, 512, 514. Sur les genres poétiques les plus renommés dans le Puy, le serventois et le chant royal, voir G. Gros, Le Poème du Puy Marial, Paris, Klincksieck, 1996.
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[29]
Voir G. Gros 1992, p. 38, Les Puys marials des régions septentrionales (carte).
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[30]
Étude litt. cit., p. 226.
-
[31]
Étude littéraire cit., p. 203-06.
-
[32]
Ibidem, p. 207-208.
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[33]
Voir Elina Suomela-Härmä, Livre de Regnart dans Nouveau Répertoire des Mises en Prose (xive-xvie siècle), sous la direction de Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari, Anne Schoysman et François Suard, Textes Littéraires du Moyen Âge, 30, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 533-38. Sur cette édition, voir les observations de Claude Thiry dans « Les mises en prose : bilan des études philologiques », dans Mettre en prose aux xive-xvie siècles, sous la direction de Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari et Anne Schoysman, Texte, Codex et Contexte xi, Brepols, 2010, p. 56.
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[34]
Étude litt. cit., p. 212.
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[35]
1360-1415 (ou 1418). Prédicateur renommé, toute son œuvre est de compilation morale et scientifique. Voir DLF, Le MA, col. 733 et 734 (Sylvie Lefèvre).
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[36]
Ces deux éditions sont brièvement mentionnées dans le DLF, Le xvie siècle, col. 1013 a, mais comme récritures en prose du Roman de Renart.
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[37]
Ouverte dans les années 1860 dans la continuité du plan d’urbanisme mené suite au 7e agrandissement de 1858 (Voir Philippe Marchand, « Lille des origines à nos jours », supra, p. 24). Ce nom doit célébrer la mémoire d’Hortense de Beauharnais (1783-1837), fille de l’impératrice Joséphine et mère de quatre enfants, dont Napoléon iii.
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[38]
Voir P. Marchand, ibidem, p. 25 et « Géry Legrand, maire de Lille et écrivain », ibidem, p. 109-112.