Notes
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[1]
L. Delisle (éd.), « La Biblionomie de Richard de Fournival », dans Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, t. II, 1874, p. 518-35 (ici p. 520). Je réduirai au maximum les renvois aux éditions et les références bibliographiques. On pourra les retrouver grâce aux travaux cités.
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[2]
Richard de Fournival se contente d’indiquer les coordonnées géographiques d’Amiens qui permettent de la situer sur une carte céleste et de tracer l’horoscope de celui qui y est né : cette ville, écrit-il dans la Biblionomia, « est située par quarante degrés et trente minutes de longitude ouest [par rapport à l’occident], de telle sorte que son midi [méridien] se trouve à trois heures égalisées et dix-huit minutes de celui de la cité d’Aryn [ville mythique qui était en quelque sorte l’équivalent de Greenwich aujourd’hui], située au centre du monde, c’est-à-dire sur le cercle de l’équateur à égale distance de l’orient et de l’occident de l’hémisphère septentrional que nous habitons. D’autre part, la dite cité d’Amiens est située à quarante-neuf degrés et trente-six minutes de latitude par rapport à ce même cercle équatorial, de telle sorte que son jour le plus long dure seize heures et huit minutes ».
-
[3]
Cf. A. Birkenmajer, « Pierre de Limoges commentateur de Richard de Fournival », Isis, 40, 1949, p. 18-31, repris dans ses Études d’histoire des sciences et de la philosophie du Moyen Âge, Cracovie, 1970, p. 222-35 ; et Jean-Patrice Boudet et Christopher Lucken, « In Search of an Astrological Chart. Richard de Fournival’s Nativitas », à paraître dans Richard de Fournival et les sciences au xiiie siècle, éd. Joëlle Ducos et Christopher Lucken, Florence, Sismel-Del Galluzzo, 2018.
-
[4]
Albohali, De nativitatibus, chap. 5, De qualitate animae nati, Nuremberg, 1546, fol. c2 et c3-c3v.
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[5]
Pour les références relatives à la formation et à la carrière de Richard de Fournival, voir mon introduction, « Parcours et portrait d’un homme de savoir », à Richard de Fournival et les sciences, op. cit., à paraître.
-
[6]
Pour une présentation plus ample et pour toute référence bibliographique à ce catalogue et à la bibliothèque de Richard, voir en dernier lieu mon étude, « La Biblionomia et la bibliothèque de Richard de Fournival. Un idéal du savoir et sa réalisation », dans Les Livres des maîtres de Sorbonne. Histoire et rayonnement du collège et de ses bibliothèques du xiiie siècle à la Renaissance, éd. C. Angotti, G. Fournier, D. Nebbiai, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2017, p. 63-96.
-
[7]
Cf. Antoine Calvet, « Le De arte alchemica (inc. “Dicit Arturus explicator huius operis”) est-il une œuvre authentique de Richard de Fournival ? », à paraître dans Richard de Folurnival et les sciences, op. cit.
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[8]
Li Bestiaires d’Amours di Maistre Richart de Fornival e li Response du Bestiaire, éd. C. Segre, Milan-Naples, 1957 ; et Richard de Fournival, Le Bestiaire d’Amour et la Response du Bestiaire, éd. et trad. G. Bianciotto, Paris Champion, 2009 (édition à laquelle je renvoie pour la bibliographie).
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[9]
L’Œuvre lyrique de Richard de Fournival, éd. Y. G. Lepage, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1981.
-
[10]
C. E. Pickford (éd.), « The Roman de la Rose and a Treatise Attributed to Richard de Fournival : Two Manuscripts in the John Rylands Library », Bulletin of the John Rylands Library, 34, 1952, p. 333-65 ; et J. Thomas (éd.), « Un Art d’aimer du xiiie siècle : l’Amistiés de vraie amour », Revue belge de philologie et d’histoire, 36, 1958, p. 786-811.
-
[11]
A. Saly (éd.), « Li Commens d’Amours de Richard de Fournival (?) », Travaux de Linguistique et de Littérature, 10/2, 1972, p. 21-55.
-
[12]
W. M. Mc Leod (éd.), « The Consaus d’Amours of Richard de Fournival », Studies in Philology, 32/1, 1935, p. 1-21 ; et G. B. Speroni (éd.), « Il Consaus d’Amours di Richard de Fournival », Medioevo Romanzo, 1, 1974, p. 217-78.
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[13]
La Poissance d’Amours dello pseudo-Richard de Fournival, éd. G. B. Speroni, Florence, 1975.
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[14]
Cf. mon étude, « Du ban du coq à l’Ariereban de l’âne (à propos du Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival) », Reinardus, 5, 1992, p. 109-24.
-
[15]
Sur ces deux versants de la figure de Richard, voir mon étude, « Entre amour et savoir. Conflits de mémoire chez Richard de Fournival », dans La Mémoire du temps au Moyen Age, éd. Agostino Paravicini Bagliani, Florence, Sismel-Del Galluzzo, 2005, p. 141-62.
-
[16]
Cf. mon étude, « “Si convient que on se gart de tous”. De La Response du Bestiaire d’Amours à La Belle Dame sans Mercy », à paraître dans L’Auctorialité féminine dans la littérature courtoise des « trobairitz » à Christine de Pizan, éd. Nathalie Koble.
-
[17]
Le Roman d’Abladane, éd. Giovanni Palumbo, Paris, Champion, 2011 (d’où je tire les citations ci-dessous). Sur ce texte, voir aussi mon étude, « Écrire les fondations. Amiens et le Roman d’Abladane », Espaces et sociétés, 94, 1998, p. 95-111.
-
[18]
Sur les origines d’Amiens, cf. J.-L. Cadoux, « Amiens dans l’Antiquité : Samarobriva Ambianorum », dans Histoire d’Amiens, éd. R. Hubscher, Toulouse, Privat, 1986, p. 7-46.
-
[19]
Comme l’aurait fait non seulement Virgile, d’après la légende, mais aussi Ovide, d’après le De vetula (traduite par Jean Le Fèvre au xive siècle), œuvre apocryphe contemporaine de Richard de Fournival et qui lui a été attribuée au xve siècle, dans laquelle Ovide raconte comment il a renoncé à l’amour pour se convertir, grâce à l’astrologie, au christianisme : éd. P. Klopsch, Pseudo-Ovidius De vetula. Untersuchungen und Text, Leyde-Köln, Brill, 1967 ; D. M. Robathan, The Pseudo-ovidian “De Vetula”. Text, Introduction, and Notes, Amsterdam, 1968 ; et Marie-Madeleine Huchet, “De la Vieille” de Jean Le Fèvre, traduction versifiée du “De vetula” attribué à Richard de Fournival. Étude et édition, Paris, Thèse de l’EPHE, 2010.
De la naissance à la mort (10 octobre 1201-1er mars 1260)
1« Ex cujus filiis vir unus… ». Richard de Fournival se présente dans la Biblionomia, le catalogue de sa bibliothèque, comme un des fils – ou un des enfants – d’Amiens [1]. Il l’est d’autant plus qu’il est non seulement né dans cette ville (et non à Fournival, village situé à une cinquantaine de kilomètres au sud d’Amiens, dont provient sa famille mais dont le nom lui sert désormais de patronyme), mais aussi, précise-t-il, parce qu’il a pu constater grâce à ses bonnes connaissances en astrologie que son signe ascendant à l’heure de sa naissance est identique à celui de la première fondation de cette cité.
2Il était possible d’établir la carte du ciel d’une ville en fonction de sa date de fondation (réelle ou présumée). Ce fut le cas pour Rome, comme en témoigne Cicéron dans le De divinatione (II, 98) et Solin dans le Liber de mirabilibus mundi et de situ terrarum (I, 16), deux ouvrages que Richard possédait dans sa bibliothèque. Le passage de Solin décrivant le thème astral de Rome est cité dans une glose du ms. BnF, lat. 16208 (fol. 136r), imposant recueil de textes astrologiques qui appartenait à Richard et dont il a vraisemblablement hérité de son père, Roger de Fournival, à qui est probablement due cette glose. Aucun horoscope ne nous est cependant parvenu pour Amiens et on ne sait pas quel est son ascendant [2]. On connaît en revanche l’enquête qu’entreprit Richard de Fournival pour identifier son propre ascendant, donnée fondamentale pour établir sa carte du ciel et en tirer un certain nombre d’informations sur son identité et son destin. Il s’agit de la Nativitas [3].
3L’ascendant est le signe qui se lève à l’horizon du côté de l’orient. Le cercle du zodiaque étant composé de douze constellations, l’ascendant change toutes les deux heures. Les horloges n’existant pas, seules les personnes dont la naissance était accompagnée d’un astrologue muni d’un astrolabe pouvaient en savoir l’heure exacte et l’ascendant. Rares étaient d’ailleurs ceux qui connaissaient leur date de naissance, donnée qui est désormais constitutive de notre identité, mais qui était alors le plus souvent ignorée et qui semble s’être imposée sous l’influence de l’astrologie. Richard de Fournival paraît savoir qu’il est né le lendemain de la saint Denis (fêtée le 9 octobre), après minuit, et que c’était un mercredi. Il en déduit donc, en s’appuyant probablement sur des tables astronomiques, qu’il est né le 10 octobre 1201. Mais il manque encore l’heure exacte de sa naissance et son signe ascendant. Pour obtenir cette information, Richard va se fonder sur une méthode mise au point par Ptolémée dans son Quadripartitum. Cette méthode, qui nécessite de solides connaissances astronomiques, l’usage de tables astronomiques et de nombreux calculs, va lui permettre de fixer – et dans une certaine mesure de choisir – l’heure de sa naissance à 3h 26 du matin, sous le signe ascendant de la Vierge.
4Après avoir tracé sa carte du ciel et y avoir placé les différents points qu’elle contient habituellement, Richard va les confronter à certains événements de sa vie afin de confirmer son « choix ». Le premier est la mort de son père. D’après le thème astral de son fils, ce dernier devait décéder autour du 10 octobre 1222. Si l’on estime qu’il est décédé le jour consacré à sa mémoire d’après l’obituaire de la cathédrale d’Amiens, Roger de Fournival serait mort le 17 juillet 1222. Le deuxième événement que mentionne Richard est la mort de sa mère, Élisabeth de la Pierre. D’après le thème astral de son fils, cette dernière devait décéder vers le 26 janvier 1233, tout près de la date du 19 janvier que mentionne à son propos l’obituaire de la cathédrale d’Amiens. Le troisième événement que mentionne Richard est une fièvre quarte qu’il aurait subie, conformément à ce qu’implique sa configuration céleste, le 15 novembre 1223, à l’âge de 22 ans. Il affirme enfin avoir été gravement blessé par un citoyen d’Arras à un moment déterminé sur le plan astral, soit le 21 novembre 1222.
5De sa carte du ciel, Richard ne tire aucune interprétation relative à son caractère, à sa vie sentimentale ou à son activité professionnelle. On peut être tenté de le faire à sa place… Si l’on s’en tient au domaine professionnel, on constate que l’astre qui domine chez lui ce domaine est Mercure. D’après le Quadripartitum de Ptolémée (IV, 4), « Mercure seigneur de la profession fait les baratatores [les trompeurs ou les phraseurs et, plus largement, les poètes], les computatores [les mathématiciens], les doctores [les professeurs], les marchands et les banquiers, les savants et les prêtres, les astrologues et ceux qui sont versés dans la lecture et l’interprétation des livres ». L’influence de Mercure n’est pas dénuée ici d’une certaine ambivalence. Celle-ci disparaît totalement dans le De nativitatibus d’Albohali, qui se trouvait contenu dans un autre recueil astrologique détenu par Richard (BnF, lat. 16204). D’après ce texte, lorsque Mercure est le seigneur de l’ascendant du sujet (ce qui est le cas chez Richard, comme il l’avait souligné, dans la mesure où l’ascendant Vierge est dominé par Mercure), et que cet astre se trouve dans un lieu favorable, il « donne au natif de l’éloquence, de la sagesse, du charme, de la beauté, l’expérience de l’écriture, de la science, de l’excellence et de la compétence pour inventer et composer [des œuvres] [4] ». Né sous le signe de la Vierge et l’influence de Mercure, Richard de Fournival paraît en effet pourvu de toutes ces qualités…
6S’il ne commente pas les aspects de sa carte du ciel qui se rapportent à sa vie ou à son identité, Richard va en tirer un certain nombre d’informations relatives à son avenir. Il lui faut craindre tout d’abord un événement dont la nature n’est pas précisée au moment déterminé par la direction de l’ascendant à Mars, soit lorsqu’il aura eu 38 ans et 12 jours, c’est-à-dire à partir du 22 octobre 1239 – date avant laquelle a donc été composée la Nativitas. Il doit encore redouter un événement non identifié au moment déterminé par la direction de l’ascendant au Soleil, soit lorsqu’il aura eu 41 ans et 2 mois et demi, c’est-à-dire à partir du 25 décembre 1242. Mais l’événement futur qui intéresse le plus Richard de Fournival est la date de sa mort. C’est d’ailleurs là le seul véritable « jugement » que Richard tire de sa carte du ciel. Bien qu’une telle prévision soit tout particulièrement visée par les condamnations dont l’astrologie est l’objet de la part des Pères de l’Église, elle apparaît comme la plus importante. « Entre les choses qui se considèrent après l’accouchement, note Ptolémée dans le Quadripartitum (III, 2), la principale question est la durée de la vie ».
7Se fondant sur une méthode mise au point par Ptolémée, Richard calculera que sa vie durera à peu près 57 ans et 2 mois (si Dieu le veut, précise-t-il toutefois). Ce qui l’amène au 10 décembre 1258. Revenant un peu plus loin sur ce sujet, il ajoute qu’elle durera peut être un peu plus… D’après les documents d’archives de la cathédrale d’Amiens, Richard était encore vivant au début de l’année 1260. En 1261, il était décédé. L’obituaire de la cathédrale d’Amiens ayant fixé les messes qui seront célébrées à sa mémoire au 1er mars, on peut penser qu’il est mort le 1er mars 1260, à l’âge de 58 ans et un peu moins de 5 mois, soit un peu plus d’un an après la date que sa carte du ciel lui avait permis d’établir…
8Grâce à l’astrologie, d’une part, et au nécrologe et aux archives de la cathédrale d’Amiens, d’autre part, nous connaissons donc les dates de naissance et de mort de Richard de Fournival, données qui nous paraissent aujourd’hui tout à fait banales et qui figurent désormais sur toute pierre tombale, mais qui étaient alors tout à fait exceptionnelles.
Clerc, médecin et chancelier de la cathédrale d’Amiens
9Richard de Fournival a vraisemblablement reçu sa première formation scolaire dans le cadre de l’école cathédrale d’Amiens et a dû étudier ensuite à la Faculté des Arts de l’Université de Paris [5]. L’âge auquel on accédait habituellement à cette dernière étant de quinze ans, il a dû y arriver peu après 1215, année où l’Université de Paris bénéficia de nouveaux statuts de la part du légat papal Robert de Courçon et prit son essor. Richard a vraisemblablement obtenu le titre de maître dont il est régulièrement pourvu à partir de 1222, l’âge minimum requis pour obtenir la licencia docendi conférant ce titre étant de 21 ans. Le chancelier de la cathédrale de Paris chargé de délivrer cette licence était alors Philippe le Chancelier († 1236).
10À moins de se destiner à l’administration ou à l’enseignement, la maîtrise ès arts était suivie d’un second cursus dans l’une des trois autres Facultés de l’Université. La plus prestigieuse était celle de théologie. Contrairement à son demi-frère, Arnoul de la Pierre, qui devint évêque d’Amiens en 1236, ce n’est pas dans cette voie que Richard s’engagea. Il ne s’est pas inscrit non plus à la Faculté de droit. Il suivit plutôt la voie de son père, Roger de Fournival, né le 6 mai 1179 (d’après la note qui accompagne la citation de Solin dans le ms. Paris, BnF, lat. 16208), mort comme nous l’avons vu le 12 juillet 1222 et qui fut, comme le précise son obit, médecin du roi Philippe Auguste (1180-1223).
11On sait que Richard exerça la médecine et la chirurgie grâce à une bulle émise en 1246 par le pape Innocent IV, qui confirme l’autorisation qu’il avait obtenue de son prédécesseur, Grégoire IX, d’exercer la chirurgie aussi longtemps qu’il était sous-diacre. Richard a pu apprendre la médecine à la Faculté de médecine de l’Université de Paris, qui n’en était cependant qu’à ses débuts, ou dans une autre ville, comme Montpellier ou Salerne (qui était alors le centre médical le plus important de l’Occident latin). Bien que son père semble être mort trop tôt pour l’avoir formé lui-même, il est aussi possible que Richard ait commencé à s’initier et à pratiquer cette discipline à son contact.
12Si Richard n’entreprit pas d’études de théologie, il suivit en plus de sa profession médicale, une carrière au sein de l’Église. Lorsqu’en 1246 Innocent IV confirma l’autorisation émise par son prédécesseur d’exercer la chirurgie, Richard était devenu diacre, le premier des ordres majeurs, et ne devait donc plus pratiquer cette discipline. Mais il n’a pas poursuivi de carrière à vocation pastorale et n’a pas été ordonné prêtre. À la parole de Dieu, il semble avoir préféré le savoir de Philosophie. Il fut également chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Rouen et chanoine de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens, cumulant ainsi les prébendes qui, ajoutées aux honoraires que devait lui rapporter son activité médicale, durent lui assurer d’importants revenus.
13Richard de Fournival séjourna quelque temps à Rome où, en 1239, il occupait le poste de chapelain du cardinal-diacre de Saint-Eustache, Robert de Somercote († 1240). Peut-être en était-il également le médecin. Mais il a pu aussi exercer d’autres fonctions à la cour du pape et se familiariser par exemple avec le travail d’une chancellerie, en particulier auprès du cardinal et grand-pénitencier Thomas de Capoue († 1239), qui l’avait appuyé pour obtenir l’autorisation d’exercer la chirurgie et qui dirigeait la chancellerie papale. Car, si c’est dans le domaine médical que Richard semble avoir débuté son activité professionnelle, c’est dans le cadre d’une chancellerie qu’il passa les vingt dernières années de sa vie.
14Richard de Fournival quitta Rome en 1240 pour retourner dans sa ville natale et y devenir, avec le soutien de Grégoire IX, chancelier de la cathédrale dont son demi-frère était l’évêque, alors que la cathédrale était en pleine construction (les travaux ayant débuté en 1220). Il conserva cette fonction jusqu’à sa mort. À ce titre, il était chargé de présider à la rédaction, la validation, la conservation et l’expédition de tous les actes émis par l’évêque et les membres du chapitre. Il est le gardien des sceaux, qu’il appose au bas des chartes officielles afin de leur conférer l’autorité nécessaire. Il était chargé du même coup de superviser le travail des scribes attachés à la cathédrale et de veiller à la bonne tenue des archives du diocèse. Il était également responsable de l’école cathédrale. Aussi lui revenait-il de vérifier le travail du maître d’école (magister scholarum), dont la fonction avait été créée en 1218 par l’évêque Evrard de Fouilloy.
15D’après une charte émise en 1241, peu après avoir obtenu son poste de chancelier, Richard de Fournival fut appelé à exercer la justice temporelle à propos d’un cas de meurtre survenu sur le territoire de Nointel (Oise) qu’il avait reçu en prébende. Il était donc chargé de faire appliquer le droit sur les territoires que le chapitre lui avait confiés et sur lesquels ce dernier détenait un pouvoir seigneurial.
16Richard de Fournival a probablement profité de son séjour à la cour papale pour accroître ses connaissances. Il a dû aussi se procurer à cette occasion un certain nombre de manuscrits qui vinrent s’ajouter à ceux dont il avait hérités de son père. Mais c’est vraisemblablement lors de son retour à Amiens qu’il décida d’acquérir et de faire copier des manuscrits de manière systématique afin de constituer une bibliothèque à l’intention des étudiants de sa ville. Il s’en explique dans la préface de la Biblionomia. Ayant constaté que son signe ascendant était semblable à celui de la première fondation d’Amiens, « il désirait, avec une vigueur d’autant plus grande qu’il lui était semblable par sa configuration céleste, que le statut de cette ville s’élève conformément à sa véritable mesure. Il décida donc d’y planter un petit jardin dans lequel les élèves [alumni] de sa cité pourraient trouver des fruits d’espèces variées et, après les avoir goûtés, pourraient aspirer avec le plus grand désir d’être introduits dans la chambre secrète de Philosophie ». Ce jardin – ou plus exactement ce verger – est bien sûr une bibliothèque, dont les fruits sont des livres. En l’offrant à sa ville, afin que ses étudiants puissent y trouver la nourriture nécessaire pour acquérir savoir et sagesse, notre chancelier entend augmenter son prestige à la manière de l’évergétisme des notables de l’Antiquité qui faisaient profiter la collectivité de leurs richesses en lui prodiguant divers bienfaits et en construisant des édifices.
Une bibliothèque en guise d’université pour les étudiants d’Amiens
17Alors que les catalogues des bibliothèques médiévales se contentent le plus souvent d’énumérer les manuscrits détenus par leur propriétaire, la Biblionomia témoigne d’une véritable organisation du savoir [6]. Les volumes, qui réunissent des œuvres d’une même matière, sont regroupés par discipline et se suivent selon un ordre déterminé. Le premier compartiment est consacré à la « Philosophie ». Composé de 16 tablettes comprenant chacune 12 manuscrits, ce compartiment se divise à son tour en plusieurs sections. Les sept premières correspondent aux sept arts libéraux (grammaire, logique, rhétorique, géométrie, arithmétique, musique et astronomie). On a ensuite : une section consacrée à la « physique » et à la métaphysique aristotéliciennes ; une section consacrée à la philosophie cicéronienne et à l’éthique ; une section consacrée à des ouvrages de philosophie touchant plusieurs disciplines allant de l’Antiquité grecque à la fin du xiie siècle, dans laquelle on trouve notamment des textes d’Hermès Trismégiste, de Platon, d’Apulée, de Boèce et d’Alain de Lille, ainsi que des traités consacrés à l’histoire, à la géographie, à l’histoire naturelle, à l’architecture, à l’art militaire, à l’agriculture et à la mécanique ; et une section consacrée aux œuvres poétiques (composées en vers plutôt qu’en prose), qui comprend notamment des textes historiques, des épigrammes, des poèmes d’amour, des élégies, des satires, des apologues, des tragédies, des comédies et, pour finir, un petit ensemble de textes chrétiens écrits en vers. Alors que le contenu de ces différentes sections est identifié de manière précise, les manuscrits compris dans les deux dernières sections de ce premier compartiment ne font l’objet d’aucune description. L’une contient des volumes de grand format appartenant aux diverses disciplines précédentes. L’autre contient enfin des « livres secrets » qui ne sauraient être accessibles à tous. Une dizaine de manuscrits provenant vraisemblablement de cette section ont été retrouvés. Ils sont consacrés principalement à l’astrologie, discipline qui ne faisait pas partie de la formation canonique mais à laquelle Richard s’intéressait tout particulièrement. Il pouvait aussi y avoir des traités d’alchimie. Si l’on en croit la tradition manuscrite qui identifie le personnage d’Arthur auquel est attribué un De arte alchemica avec Richard de Fournival, ce dernier s’est également intéressé à cette discipline [7].
18Le second compartiment de la bibliothèque de Richard est consacré aux « sciences lucratives ». Il se divise en deux ensembles. Le premier est consacré à la médecine. Composé de 36 manuscrits, dont 30 décrits de manière précise, il comprend environ 125 traités portant sur tous les aspects de cette discipline pratiquée par Richard. Le deuxième ensemble est consacré au droit. Il se divise en deux sections, l’une consacrée au droit civil, l’autre au droit canon, mais elles ne contiennent que quelques manuscrits comprenant principalement les deux références fondamentales que sont le Corpus juris civilis et le Décret de Gratien.
19Le troisième et dernier compartiment de cette bibliothèque est consacré à la théologie. On y trouve la Bible accompagnée de la glose ordinaire et quelques libri magistrali destinés à en faciliter la compréhension, un ensemble de postilles (commentaires du texte biblique placés à la suite du passage commenté qui furent réalisés au xiiie siècle) et un ensemble d’originalia, soit d’écrits des Pères de l’Église recueillis dans leur forme originale, c’est-à-dire en entier.
20Composée de quatre ensembles, cette bibliothèque est organisée sur le modèle de l’université médiévale, habituellement divisée en quatre Facultés. On y retrouve en effet la Faculté des Arts (auquel correspond le compartiment de « Philosophie »), la Faculté de Médecine, la Faculté de Droit et la Faculté de Théologie. Destinée aux étudiants et aux clercs de la ville (et du diocèse) d’Amiens, cette bibliothèque leur sert en quelque sorte d’université. À la différence d’une véritable université, comme celle de Paris avec laquelle l’œuvre de Richard semble vouloir rivaliser, les maîtres y sont en quelque sorte remplacés par des livres.
21De ces quatre ensembles, deux sont ici privilégiés, la philosophe et la médecine. Sur les 300 manuscrits environ que devait comprendre cette bibliothèque (un nombre largement supérieur à la plupart des institutions contemporaines), 192 font partie du comportement de philosophie (dont 132 décrits de manière détaillée) et 36 de la section de médecine (dont 30 décrits). Si le compartiment de théologie devait comprendre davantage de manuscrits que la section de médecine, non seulement ceux-ci ne sont pas identifiés, mais ils forment aussi une proportion nettement moins grande que les autres bibliothèques médiévales. Si l’on s’en tient aux textes mentionnés et à ceux qui se trouvent dans les manuscrits de la section secrète qui nous sont parvenus, la philosophie et la médecine comprennent 580 textes. Si l’on y ajoute les manuscrits non décrits et ceux qui appartenaient au droit et à la théologie, la bibliothèque de Richard devait contenir un millier de textes différents. Il faudra attendre la bibliothèque du collège de Sorbonne (fondé vers 1257 par Robert de Sorbon), qui héritera des manuscrits de Richard par l’intermédiaire de Gérard d’Abbeville, pour trouver une bibliothèque plus riche que celle créée par notre chancelier.
22Richard de Fournival a pourvu chacun de ses manuscrits d’une cote formée d’une lettre dont la graphie et la couleur pouvaient varier. Cette cote est reprise dans la notice du manuscrit correspondant au sein de la Biblionomia. Grâce à ce catalogue, que Richard assimile à une clé et dont le nom grec signifie « la loi des livres », « lorsque l’œil chasseur d’une âme avide d’apprendre accédera à l’armoire de la bibliothèque », il pourra « immédiatement trouver de quoi mettre un terme à son jeûne », sans être lassé par les difficultés qu’il pourrait rencontrer ou retardé dans sa quête. Véritable « moteur de recherche », la Biblionomia s’inscrit dans le développement des instruments de travail et des encyclopédies qui caractérise le xiiie siècle. Elle doit amener du même coup les étudiants d’Amiens jusqu’à la « chambre secrète de Philosophie » qui se trouve dissimulée au cœur du jardin des livres. C’est probablement par ce moyen que Richard de Fournival espère voir sa ville retrouver son prestige d’antan et répondre au destin que semble lui prédire un signe ascendant identique au sien.
L’arriereban d’Amours
23La bibliothèque de Richard de Fournival ne comprend que des écrits d’auctores rédigés ou traduits en latin. On n’y trouve aucune œuvre en langue vernaculaire et aucune œuvre de Richard lui-même. Outre la Nativitas, la Biblionomia et le De arte alchemica, tous écrits en latin, ce dernier a composé plusieurs œuvres en français. La plus connue est incontestablement le Bestiaire d’Amours [8]. Mais Richard est également l’auteur – et le compositeur pour la partition musicale – d’une petite vingtaine de chansons d’amour relevant plus ou moins de la tradition « courtoise », dont deux jeux-partis avec un autre trouvère, Gautier de Dargies ; il a peut-être aussi composé une chanson à la Vierge Marie, une chanson de croisade et une chanson de femme [9]. On lui attribue aussi avec plus ou moins de vraisemblance un ensemble de traités sur l’amour. L’un, l’Amistiés de vraie amour (suivi d’un petit texte latin intitulé d’après son incipit Hec sunt duodecim signa…), est consacré à l’amitié et appartient à la tradition philosophique remontant au De amicitia de Cicéron [10]. Les autres s’inscrivent plutôt dans le prolongement du De amore d’Ovide : il s’agit du Commens d’Amours [11], du Consaus d’Amours [12] et de la Poissance d’Amours [13].
24Le Bestiaire d’Amours se présente comme le dernier envoi qu’un amant adresse à sa dame. Il se compare du même coup à l’arriereban (c’est-à-dire à l’arrière-garde) qu’un roi est contraint de convoquer après l’échec de l’armée qu’il avait envoyée à la conquête d’un territoire. Reprenant l’image ovidienne de la militia amoris, Richard identifie la première expédition militaire aux chansons adressées à la dame par la tradition lyrique médiévale depuis le début du xiie siècle. Incapables de vaincre la résistance de l’aimée, elles condamnent l’amant au silence. C’est ce qu’illustrent les deux premiers animaux convoqués par ce « bestiaire » : le coq, figure d’un chant à la beauté solaire s’élevant avec le lever du jour et l’espoir qu’il comporte, et l’âne, figure d’un cri nocturne et laid qui ne peut que se briser de désespoir et entraîner la voix à se taire [14]. Au chant, composé en vers et transmis oralement avec un accompagnement musical, le Bestiaire d’Amours oppose un écrit en prose fait de paroles et de peintures. Comme le précise le prologue, il est composé de paroles car toute écriture est faite pour montrer la parole en vue d’être lue et, quand on la lit, elle retourne à sa nature de parole. Il est composé de peintures car, d’une part, il n’y a de lettre que si on la dessine, et d’autre part, il comprend des enluminures afin de représenter les animaux qu’il mentionne car il est plus facile de les connaître par l’intermédiaire d’une image que par le moyen d’une description verbale. Par ces deux chemins que sont la parole et la peinture, dirigés vers les deux portes de la mémoire que sont l’oreille et l’œil, l’amant, qui ne parvient pas à oublier sa dame sans que paraisse au moins la « soursaneure [cicatrice] de la plaie » provoquée par la flèche du dieu Amour, entend pénétrer dans sa mémoire et s’y représenter comme s’il était présent. Figure de la lectrice inconnue à laquelle est envoyée cette espèce de lettre qu’est le Bestiaire d’Amours, la dame apparaît en même temps comme une personnification de la faculté mémorielle. Passant en revue tous les lieux communs du discours amoureux issu d’une tradition lyrique vouée à disparaître, cette œuvre est en quelque sorte chargée d’en conserver la mémoire. Tandis que les livres décrits dans la Biblionomia doivent mener le lecteur jusqu’à la chambre secrète de Philosophie, le Bestiaire d’Amours l’emmène dans cette chambre d’un amour condamné à l’échec et au silence qu’est la mémoire d’une « belle dame sans mercy » [15].
25Le titre habituellement donné au Bestiaire d’Amours ne doit donc pas nous induire en erreur. Si Richard de Fournival emprunte les natures animales convoquées par l’amant à la tradition du Physiologus, il s’inscrit davantage dans le prolongement de la lyrique « courtoise » que dans la filiation de ce texte. Alors que, dans le Physiologus et les bestiaires qui en sont directement issus, les animaux servent de support à une interprétation allégorique qui cherche à manifester la présence du message biblique dans le livre du monde, ils fonctionnent ici comme des images exemplaires servant à illustrer le discours de l’amant, à souligner ses différents arguments et à renforcer ainsi son pouvoir de persuasion. Ce n’est donc pas le monde animal qui est l’objet de cette œuvre et du désir de savoir auquel elle entend répondre, mais la nature énigmatique de l’amour entre l’homme et la femme.
26Conservé dans plus de vingt manuscrits, le Bestiaire d’Amours a fait l’objet au Moyen Âge de plusieurs traductions, en italien (trois fois), en francique, en flamand et en gallois, d’une ou deux versions rimées et de diverses continuations. Parmi ces dernières, on peut citer la Response de la dame – ou plus exactement d’une femme – qui reprend les différents animaux cités par l’amant afin de retourner la signification qu’il en tire et contester toute valeur de vérité au discours amoureux [16].
D’Abladane à Amiens, et retour
27L’auteur anonyme du Roman d’Abladane, composé quelques années après la mort de notre personnage, commence par convoquer l’autorité du « boins clers maistre Richart de Fournival, chancelier de l’eglise Nostre Dame d’Amiens » afin de légitimer l’existence du livre dont il offre la traduction et qui aurait été brûlé lors du feu qui s’empara de « Notre Dame d’Amiens » dans la nuit du 30 au 31 août 1258, la veille de la Saint-Firmin-le-Confesseur, le premier évêque d’Amiens d’après les récits hagiographiques de cette ville [17]. Des citoyens de cette ville avaient d’ailleurs profité de cet incendie, qui eut effectivement lieu, pour enlever le coffre contenant les sceaux et les privilèges de l’église avant de le briser et de le vider de son contenu. Se présentant comme un « disciple », c’est-à-dire un élève, de Richard et des autres maîtres de son temps, l’auteur du Roman d’Abladane affirme que ces derniers « souvent […] lisoient et recordoient ensemble » ce livre désormais disparu et qu’il avait décidé de le traduire du latin au français sans y ajouter de « mensoingne ». Aussi, précise-t-il, « quant la metere fut mise en rommant, tesmoigna le bon chancelier qu’il avoit veue le matiere et lute en ung livre qui fut ars ».
28Richard de Fournival sera encore convoqué afin d’attester de la réalité du tombeau et de l’épitaphe du principal personnage de ce récit, « Flocars, le souverain maistre de Toullette [Tolède], qui fist en Abladane le couronne glorieuse et la vierge aornee ». Ce tombeau aurait précédemment été découvert là où s’étaient installés – en 1243 – les « Freres de Saint-Jacques », c’est-à-dire les Dominicains, par un certain Firmin, demeurant rue des Chevaux et vivant des pierres qu’il allait ramasser à l’emplacement de la ville d’Abladane désormais disparue.
29Le Roman d’Abladane raconte l’apogée et la destruction de la ville d’Abladane qui serait à l’origine de celle d’Amiens. Comme l’affirme ce texte qui a toutes les apparences d’une fiction historiographique, cette dernière se serait appelée tout d’abord Abladane. Elle était alors la ville la plus puissante au monde. Elle fut néanmoins détruite par Jules César. Elle fut ensuite réédifiée et son nom fut changé en Somme Noble. Celle-ci fut détruite à son tour et celle qui fut construite à sa place fut appelée Amiens.
30Abladane serait-elle la ville à laquelle fait référence la Biblionomia lorsque celle-ci parle de la « première fondation » d’Amiens ? Ce catalogue se contente toutefois d’affirmer que la cité des Amènes (Amenarum civitas), qui s’appelle aujourd’hui Amiens (Ambianis), s’appelait autrefois Somonobria (forme déformée de Samarobriva dont parle Jules César dans la Guerre des Gaules et à laquelle correspond Somme Noble dans le Roman d’Abladane) [18]. Mais si ce catalogue ne semble pas connaître Abladane, le personnage de Flocart n’est pas sans ressembler à Richard de Fournival. Ayant effectué ses études à Tolède, connue pour ses traductions de l’arabe, en particulier de textes astrologiques, Flocart serait devenu un « bon clerc et maistre d’ingremance » (de nigromancie ou de magie). Ayant acquis la capacité de prédire l’avenir, il serait parvenu à contraindre les dieux de lui révéler l’avenir d’Abladane, de Somme Noble et d’Amiens. Alors même qu’il vivait avant l’avènement du christianisme, il aurait annoncé la venue du Christ [19]. Il réalisa donc une couronne tenant en l’air par magie jusqu’à ce qu’elle se pose sur la tête du futur seigneur d’Abladane, et la statue d’une vierge enfermée dans une châsse à l’entrée de la ville qui ne se montrera que lorsque se présentera son seigneur, auxquelles furent ajoutées deux gargouilles chargées de jeter leur venin sur tout agresseur. Grâce à ce dispositif permettant à la ville d’Abladane de se protéger contre ses ennemis et d’élire son futur suzerain, Flocart est au principe de sa puissance et de sa grandeur.
31À sa mort, Flocart légua à un certain Boèce ses « livres » et une « image ». Si celle-ci est différente de la statue qui fut fixée à la porte d’Abladane, elles ne sont pas sans analogie. L’une et l’autre fonctionnent en effet comme des palladiums. Alors que la « vierge » permet de désigner le seigneur de la ville, cette nouvelle statue lui sert de protection. Comme on le précise, en effet, Abladane ne pourra pas être prise aussi longtemps que Boèce possédera cette statue posée sur une « roe » à livres où se trouvent rassemblés tous les livres qui appartenaient à Flocart. Un traître étant parvenu à entrer dans la chambre de Boèce et à mettre le feu à ses livres et à son « image », Abladane sera finalement détruite par l’empereur de Rome.
32Richard de Fournival, dont le Roman d’Abladane affirme qu’il lisait fréquemment le texte latin dont nous est proposée la traduction, n’aurait-il pas trouvé en Flocart son modèle ? Ce dernier n’en serait-il pas la figure prémonitoire projetée a posteriori dans le passé par un auteur qui se présente comme son élève ? Richard ne semble pas avoir construit de statue d’une vierge, une couronne et des gargouilles. Mais n’a-t-il pas participé à la construction de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens qui hérite implicitement du dispositif créé par Flocart en faveur d’Abladane (dont le nom s’avère en fait celui du cimetière où, selon la tradition hagiographique locale, fut enterré saint Firmin-le-Martyr et où saint Firmin-le-Confesseur édifia la première cathédrale d’Amiens) ? Il a surtout décidé, en réponse à la découverte que lui prodiguèrent ses connaissances astrologiques et comme a pu le faire Flocart lorsqu’il transmit ses livres à Boèce, de mettre à la disposition des étudiants de sa ville une bibliothèque afin qu’Amiens puisse en quelque sorte retrouver le prestige qui était alors celui d’Abladane, et accomplir ainsi aussi bien les prédictions de son ancêtre que le désir de son fils. Si les manuscrits de Richard n’ont pas brûlé, ils ont fini par se retrouver à Paris. Comment les choses auraient-elles tourné s’ils étaient restés à Amiens ?
Notes
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[1]
L. Delisle (éd.), « La Biblionomie de Richard de Fournival », dans Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, Paris, t. II, 1874, p. 518-35 (ici p. 520). Je réduirai au maximum les renvois aux éditions et les références bibliographiques. On pourra les retrouver grâce aux travaux cités.
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[2]
Richard de Fournival se contente d’indiquer les coordonnées géographiques d’Amiens qui permettent de la situer sur une carte céleste et de tracer l’horoscope de celui qui y est né : cette ville, écrit-il dans la Biblionomia, « est située par quarante degrés et trente minutes de longitude ouest [par rapport à l’occident], de telle sorte que son midi [méridien] se trouve à trois heures égalisées et dix-huit minutes de celui de la cité d’Aryn [ville mythique qui était en quelque sorte l’équivalent de Greenwich aujourd’hui], située au centre du monde, c’est-à-dire sur le cercle de l’équateur à égale distance de l’orient et de l’occident de l’hémisphère septentrional que nous habitons. D’autre part, la dite cité d’Amiens est située à quarante-neuf degrés et trente-six minutes de latitude par rapport à ce même cercle équatorial, de telle sorte que son jour le plus long dure seize heures et huit minutes ».
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[3]
Cf. A. Birkenmajer, « Pierre de Limoges commentateur de Richard de Fournival », Isis, 40, 1949, p. 18-31, repris dans ses Études d’histoire des sciences et de la philosophie du Moyen Âge, Cracovie, 1970, p. 222-35 ; et Jean-Patrice Boudet et Christopher Lucken, « In Search of an Astrological Chart. Richard de Fournival’s Nativitas », à paraître dans Richard de Fournival et les sciences au xiiie siècle, éd. Joëlle Ducos et Christopher Lucken, Florence, Sismel-Del Galluzzo, 2018.
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[4]
Albohali, De nativitatibus, chap. 5, De qualitate animae nati, Nuremberg, 1546, fol. c2 et c3-c3v.
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[5]
Pour les références relatives à la formation et à la carrière de Richard de Fournival, voir mon introduction, « Parcours et portrait d’un homme de savoir », à Richard de Fournival et les sciences, op. cit., à paraître.
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[6]
Pour une présentation plus ample et pour toute référence bibliographique à ce catalogue et à la bibliothèque de Richard, voir en dernier lieu mon étude, « La Biblionomia et la bibliothèque de Richard de Fournival. Un idéal du savoir et sa réalisation », dans Les Livres des maîtres de Sorbonne. Histoire et rayonnement du collège et de ses bibliothèques du xiiie siècle à la Renaissance, éd. C. Angotti, G. Fournier, D. Nebbiai, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, 2017, p. 63-96.
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[7]
Cf. Antoine Calvet, « Le De arte alchemica (inc. “Dicit Arturus explicator huius operis”) est-il une œuvre authentique de Richard de Fournival ? », à paraître dans Richard de Folurnival et les sciences, op. cit.
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[8]
Li Bestiaires d’Amours di Maistre Richart de Fornival e li Response du Bestiaire, éd. C. Segre, Milan-Naples, 1957 ; et Richard de Fournival, Le Bestiaire d’Amour et la Response du Bestiaire, éd. et trad. G. Bianciotto, Paris Champion, 2009 (édition à laquelle je renvoie pour la bibliographie).
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[9]
L’Œuvre lyrique de Richard de Fournival, éd. Y. G. Lepage, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1981.
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[10]
C. E. Pickford (éd.), « The Roman de la Rose and a Treatise Attributed to Richard de Fournival : Two Manuscripts in the John Rylands Library », Bulletin of the John Rylands Library, 34, 1952, p. 333-65 ; et J. Thomas (éd.), « Un Art d’aimer du xiiie siècle : l’Amistiés de vraie amour », Revue belge de philologie et d’histoire, 36, 1958, p. 786-811.
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[11]
A. Saly (éd.), « Li Commens d’Amours de Richard de Fournival (?) », Travaux de Linguistique et de Littérature, 10/2, 1972, p. 21-55.
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[12]
W. M. Mc Leod (éd.), « The Consaus d’Amours of Richard de Fournival », Studies in Philology, 32/1, 1935, p. 1-21 ; et G. B. Speroni (éd.), « Il Consaus d’Amours di Richard de Fournival », Medioevo Romanzo, 1, 1974, p. 217-78.
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[13]
La Poissance d’Amours dello pseudo-Richard de Fournival, éd. G. B. Speroni, Florence, 1975.
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[14]
Cf. mon étude, « Du ban du coq à l’Ariereban de l’âne (à propos du Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival) », Reinardus, 5, 1992, p. 109-24.
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[15]
Sur ces deux versants de la figure de Richard, voir mon étude, « Entre amour et savoir. Conflits de mémoire chez Richard de Fournival », dans La Mémoire du temps au Moyen Age, éd. Agostino Paravicini Bagliani, Florence, Sismel-Del Galluzzo, 2005, p. 141-62.
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[16]
Cf. mon étude, « “Si convient que on se gart de tous”. De La Response du Bestiaire d’Amours à La Belle Dame sans Mercy », à paraître dans L’Auctorialité féminine dans la littérature courtoise des « trobairitz » à Christine de Pizan, éd. Nathalie Koble.
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[17]
Le Roman d’Abladane, éd. Giovanni Palumbo, Paris, Champion, 2011 (d’où je tire les citations ci-dessous). Sur ce texte, voir aussi mon étude, « Écrire les fondations. Amiens et le Roman d’Abladane », Espaces et sociétés, 94, 1998, p. 95-111.
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[18]
Sur les origines d’Amiens, cf. J.-L. Cadoux, « Amiens dans l’Antiquité : Samarobriva Ambianorum », dans Histoire d’Amiens, éd. R. Hubscher, Toulouse, Privat, 1986, p. 7-46.
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[19]
Comme l’aurait fait non seulement Virgile, d’après la légende, mais aussi Ovide, d’après le De vetula (traduite par Jean Le Fèvre au xive siècle), œuvre apocryphe contemporaine de Richard de Fournival et qui lui a été attribuée au xve siècle, dans laquelle Ovide raconte comment il a renoncé à l’amour pour se convertir, grâce à l’astrologie, au christianisme : éd. P. Klopsch, Pseudo-Ovidius De vetula. Untersuchungen und Text, Leyde-Köln, Brill, 1967 ; D. M. Robathan, The Pseudo-ovidian “De Vetula”. Text, Introduction, and Notes, Amsterdam, 1968 ; et Marie-Madeleine Huchet, “De la Vieille” de Jean Le Fèvre, traduction versifiée du “De vetula” attribué à Richard de Fournival. Étude et édition, Paris, Thèse de l’EPHE, 2010.